[p. 86]

Appendice iii
Les jacobins en chemise brune

Au Français qui s’étonne et s’inquiète, ou s’indigne de certaines tournures que prend le national-socialisme, il n’est pas rare qu’un membre du parti d’Hitler réponde : « Vous êtes bien mal venu à critiquer ce qui se fait ici ! Vous condamnez notre centralisme, notre nationalisme, notre passion unitaire, notre éloquence démagogique, et vous ne voyez même pas que tout cela, chez vous, existe pareillement, sinon à un plus haut degré, depuis votre Révolution ! Tâchez donc de comprendre une bonne fois que l’Allemagne n’a pas eu de Révolution française, et qu’elle doit rattraper son retard, à tout prix. Vous avez, vous Français, une conscience nationale unitaire qui nous a toujours fait défaut. Tous vos manuels et tous vos historiens vantent les bienfaits de cette unité. Elle est passée dans vos mœurs, à tel point que vous n’en êtes plus même conscients. Vous criez au nationalisme, c’est-à-dire à l’orgueil impérialiste je pense, dès qu’un peuple à côté de vous, que ce soit l’Italie ou l’Allemagne, essaie de faire ce que vous avez fait, et dont vous paraissez si fiers ! »

Je note d’abord que ces propos m’ont été tenus spontanément, par des personnes très favorables à Hitler, [p. 87] mais qui gardaient leur sens critique. Ce ne sont pas là des « Schlagworte », des mots d’ordre de la Propagande. Il y a donc quelques chances qu’ils traduisent la réalité telle qu’elle est, et non point telle qu’on la décrète.

Dans quelle situation historique le centralisme nazi a-t-il trouvé son immédiate et apparente « nécessité » ? L’hitlérisme prend naissance en Bavière, en pleine effervescence séparatiste, aux environs de 1922. À ce moment, les grands périls qui menacent l’Allemagne apparaissent d’ordre politique : c’est d’une part la dislocation en petits États autonomes, dont certains risquent d’être entraînés dans des orbites étrangères. (La Bavière catholique se rapprocherait de l’Autriche, les états rhénans de la France) ; c’est d’autre part la pression des Alliés qui soutiennent plus ou moins ouvertement le séparatisme, drainent l’or allemand, et se préparent à occuper la Rhénanie ; c’est enfin le règne à Berlin, de cliques politiciennes, marxistes, démocratiques ou réactionnaires, qui font passer les intérêts de leur parti ou de leurs personnes avant ceux de la nation et de son « honneur ».

Cette situation dicte à Hitler les grandes lignes d’une action d’urgence.

Lutte contre le séparatisme. — Il y a le précédent des « corps francs » qui ont paré aux premières menaces de soviétisation fédéraliste de l’Allemagne, en réprimant les révoltes de Münster, de Magdebourg et de Munich. Maintenant il faut donner à toute l’Allemagne un idéal commun, des haines communes, et pour cela fonder un parti unitaire qui s’appuiera sur une mystique renouvelée du pangermanisme. C’est ici que s’insère le racisme. Et l’on ira rechercher des Chamberlain, des Gobineau qui sont bien loin des préoccupations urgentes du peuple allemand, mais qui [p. 88] fournissent des bases idéologiques à la lutte pour l’idée nationale. Au fond, le problème n’est pas si différent de celui qui se posait aux jacobins, mais les moyens de le résoudre seront nécessairement tout autres. Les jacobins, en effet, défendaient une révolution déjà faite, et s’appuyaient sur une tradition de centralisme instituée par la monarchie. Il s’agissait surtout, pour eux, d’activer le processus amorcé, d’écraser les velléités d’autonomie locale réveillées par la chute du régime monarchique, et de « totaliser » le pouvoir dans leurs mains pour mieux lutter contre l’étranger. Hitler de même sent la nécessité de regrouper toutes les forces allemandes pour tenir tète à la double pression qu’exercent les Alliés et les réactionnaires (séparatistes). Seulement, faute de bases historiques, il doit recourir à une propagande d’autant plus virulente et démagogique. Une seule réalité fonde à ses yeux l’unité de la nation allemande : celle de la race. Mais pour la rendre populaire, il faut la lier à des passions que l’on puisse exciter immédiatement : c’est ainsi que les juifs deviendront les 200 familles du racisme21, les « ennemis de la nation ».

Lutte contre l’étranger. — Là encore, Hitler va trouver une base de haines communes sur laquelle puisse s’unifier la nation. Le Diktat de Versailles, signé par des diplomates lâches ou traîtres, jouera le rôle des proclamations de Brunswick ; et les Français qui occupent la Rhénanie, eh bien ! ce sera « l’armée de Coblence ! »

Lutte contre les cliques politiciennes. — Ici le parallèle est moins frappant ; c’est qu’en effet la technique des révolutions de masse introduit des facteurs qui ne pouvaient exister pour Robespierre ou pour [p. 89] Saint-Just. Il y a toutefois cette similitude, relevée par plusieurs observateurs : la révolution hitlérienne, de même que la Révolution française, ne s’est pas proposé d’abord une modification du corps social et de la structure des classes, mais bien le balayage d’un personnel politicien dont l’action paraissait néfaste aux intérêts de la nation. Pour le reste, la tactique d’Hitler rappelle plutôt celle des léninistes en 1919 : c’est la même lutte sur le double front de la « Reaktion » et de l’extrémisme. (Certes on peut dire que Robespierre eut aussi le souci d’une ligne générale à défendre contre droites et gauches, mais un Hébert n’est pas de la taille d’un Röhm ou d’un Strasser.)

Mais où le parallèle hitlérisme-jacobinisme reprend toute sa signification, c’est sur le plan de la propagande et de la tactique totalitaires, une fois le pouvoir affermi. La justification des actes de terreur est à peu près la même de part et d’autre. C’est le bras vengeur du justicier, du pur des purs, qui s’abat sans scrupule humain sur les ennemis de la nation : toujours, il faut « faire vite », déjouer un complot à la dernière minute. Une action judiciaire légale eût entraîné un retard fatal. (C’est-à-dire qu’elle eût démontré l’inexistence du complot !) Il faut éviter à tout prix qu’une discussion publique prolongée permette aux opposants de se reconnaître et de se grouper. Il faut enfin produire une stupeur horrifiée, dont l’effet infaillible est de faire apparaître le tyran sous les espèces d’un surhomme.

Après quoi l’on créera la diversion indispensable, en instituant d’immenses fêtes populaires : culte de la Raison, des Vertus, de la Patrie, sous Robespierre ; fête des Moissons, fête de la Jeunesse ou du Solstice d’été, culte des morts de la Révolution, sous Hitler. L’analogie est à peu près parfaite, à ceci près que Robespierre ne disposant pas de la radio, n’aboutit qu’à de demi-réussites, là où triomphe sans conteste Goebbels.

Hitler peut expliquer cette « jacobinisation » de l’Allemagne par des arguments très voisins de ceux qu’utiliserait Staline pour justifier son « américanisme ». Ils diront ; c’est un stade nécessaire, il fallait en passer par là, c’est la filière de l’Histoire, on ne peut pas sauter une époque que d’autres peuples ont vécue, et tomber à pieds joints dans l’avenir. À quoi les ergoteurs ne manqueront pas de répliquer : était-ce la peine de dire tant de mal de l’esprit de 89 et de la Déclaration des droits de l’homme, pour refaire après 150 ans les mêmes erreurs, dans un pays qui s’y prêtait moins que la France ? (Ou bien, contre Staline : était-ce la peine de dénoncer la peste du capitalisme, pour déclarer, aussitôt au pouvoir : « Nous ferons mieux que l’Amérique » ?)

Mais on ne peut pas refaire l’histoire. Nous sommes là pour la créer. Vis-à-vis des jacobins bruns, nous ne pouvons nous en tenir à des critiques rétrospectives. Tournés vers l’avenir prochain, nous dirons donc : si l’Allemagne a commis l’erreur du centralisme jacobin, c’est en partie l’exemple de la France qui l’explique. Mais un exemple mal interprété. Hitler n’a vu d’abord dans la structure centralisée que la condition indispensable d’une discipline de guerre. Il n’a pas vu que cette même structure était la cause de la stérilité de la paix. S’il avait mieux connu la France telle qu’elle est, s’il n’avait pas été hypnotisé par les nécessités de « son combat »22, il eût tiré aussi les leçons négatives que comporte l’expérience du centralisme. Mais il faut voir que la carence française, la fossilisation des formes étatistes, constituent pratiquement un frein pour la révolution [p. 91] européenne. C’est de la part de ceux qui l’inventèrent que l’Europe attend le dépassement de l’étatisme centralisateur. Tant que ce dépassement ne sera pas amorcé par la France, les nations jeunes, faute d’un autre modèle, se laisseront engager dans des imitations monstrueuses du jacobinisme. C’est à la France d’allumer le signal rouge qui indique une voie impraticable. Signal de la révolution fédéraliste, non plus fondée sur les anciennes « régions », non plus « séparatiste », mais communaliste.

Il n’y va pas seulement de nos libertés civiques à venir, mais de la paix européenne. Car il est clair que la menace de guerre se confond actuellement avec le fait totalitaire. C’est pourquoi, préparer la paix, c’est préparer d’abord l’instauration d’un régime à base fédérale. Et qui prendrait l’initiative, une fois encore, sinon le pays dont c’est la tradition que d’inventer ? Sinon le pays qui a pu faire avant tous l’expérience d’un centralisme dont les caricatures brutales, artificielles, épouvantent le modèle lui-même ?

Fédéralisme : dernière chance de la paix !

Car les efforts de la diplomatie française et la volonté même de paix qu’affiche l’ancien combattant Adolf Hitler ne peuvent rien contre le mécanisme meurtrier, contre la fatalité belliciste que représente l’État totalitaire. Tant qu’on n’a pas détruit cette racine de la guerre, on ne peut être sûr que du pire. Le jacobinisme, l’esprit centralisateur, le principe de la nation armée, disciplinée dans un cadre rigide, tout cela ne cesse d’être stérile et abstrait — en temps de paix — que pour devenir la guerre concrète. Tout cela ne se justifie que par la guerre. Hors de toute volonté humaine, bonne ou mauvaise.

On me dira sans doute qu’il est trop tard.

Désespérer de la paix, c’est rendre une guerre fatale. Désespérer de la révolution fédéraliste, c’est désespérer de la paix. Et c’est précisément parce qu’il est trop [p. 92] tard pour empêcher la guerre par tout autre moyen, que nous devons promouvoir cette révolution-là.

Post-scriptum 1938. — Les événements de Tchécoslovaquie viennent en dernière minute m’apporter la plus dramatique confirmation. C’est pour n’avoir pas su ou pas voulu à temps adopter un régime fédéraliste que les Tchèques ont donné prétexte au chantage brutal du Führer. L’abdication des « démocraties de l’Ouest » traduit, entre autres, leur mauvaise conscience d’États centralistes en face de la revendication totalitaire.

[p. 86]

Appendice iii
Les jacobins en chemise brune

Au Français qui s’étonne et s’inquiète, ou s’indigne de certaines tournures que prend le national-socialisme, il n’est pas rare qu’un membre du parti d’Hitler réponde : « Vous êtes bien mal venu à critiquer ce qui se fait ici ! Vous condamnez notre centralisme, notre nationalisme, notre passion unitaire, notre éloquence démagogique, et vous ne voyez même pas que tout cela, chez vous, existe pareillement, sinon à un plus haut degré, depuis votre Révolution ! Tâchez donc de comprendre une bonne fois que l’Allemagne n’a pas eu de Révolution française, et qu’elle doit rattraper son retard, à tout prix. Vous avez, vous Français, une conscience nationale unitaire qui nous a toujours fait défaut. Tous vos manuels et tous vos historiens vantent les bienfaits de cette unité. Elle est passée dans vos mœurs, à tel point que vous n’en êtes plus même conscients. Vous criez au nationalisme, c’est-à-dire à l’orgueil impérialiste je pense, dès qu’un peuple à côté de vous, que ce soit l’Italie ou l’Allemagne, essaie de faire ce que vous avez fait, et dont vous paraissez si fiers ! »

Je note d’abord que ces propos m’ont été tenus spontanément, par des personnes très favorables à Hitler, [p. 87] mais qui gardaient leur sens critique. Ce ne sont pas là des « Schlagworte », des mots d’ordre de la Propagande. Il y a donc quelques chances qu’ils traduisent la réalité telle qu’elle est, et non point telle qu’on la décrète.

Dans quelle situation historique le centralisme nazi a-t-il trouvé son immédiate et apparente « nécessité » ? L’hitlérisme prend naissance en Bavière, en pleine effervescence séparatiste, aux environs de 1922. À ce moment, les grands périls qui menacent l’Allemagne apparaissent d’ordre politique : c’est d’une part la dislocation en petits États autonomes, dont certains risquent d’être entraînés dans des orbites étrangères. (La Bavière catholique se rapprocherait de l’Autriche, les états rhénans de la France) ; c’est d’autre part la pression des Alliés qui soutiennent plus ou moins ouvertement le séparatisme, drainent l’or allemand, et se préparent à occuper la Rhénanie ; c’est enfin le règne à Berlin, de cliques politiciennes, marxistes, démocratiques ou réactionnaires, qui font passer les intérêts de leur parti ou de leurs personnes avant ceux de la nation et de son « honneur ».

Cette situation dicte à Hitler les grandes lignes d’une action d’urgence.

Lutte contre le séparatisme. — Il y a le précédent des « corps francs » qui ont paré aux premières menaces de soviétisation fédéraliste de l’Allemagne, en réprimant les révoltes de Münster, de Magdebourg et de Munich. Maintenant il faut donner à toute l’Allemagne un idéal commun, des haines communes, et pour cela fonder un parti unitaire qui s’appuiera sur une mystique renouvelée du pangermanisme. C’est ici que s’insère le racisme. Et l’on ira rechercher des Chamberlain, des Gobineau qui sont bien loin des préoccupations urgentes du peuple allemand, mais qui [p. 88] fournissent des bases idéologiques à la lutte pour l’idée nationale. Au fond, le problème n’est pas si différent de celui qui se posait aux jacobins, mais les moyens de le résoudre seront nécessairement tout autres. Les jacobins, en effet, défendaient une révolution déjà faite, et s’appuyaient sur une tradition de centralisme instituée par la monarchie. Il s’agissait surtout, pour eux, d’activer le processus amorcé, d’écraser les velléités d’autonomie locale réveillées par la chute du régime monarchique, et de « totaliser » le pouvoir dans leurs mains pour mieux lutter contre l’étranger. Hitler de même sent la nécessité de regrouper toutes les forces allemandes pour tenir tète à la double pression qu’exercent les Alliés et les réactionnaires (séparatistes). Seulement, faute de bases historiques, il doit recourir à une propagande d’autant plus virulente et démagogique. Une seule réalité fonde à ses yeux l’unité de la nation allemande : celle de la race. Mais pour la rendre populaire, il faut la lier à des passions que l’on puisse exciter immédiatement : c’est ainsi que les juifs deviendront les 200 familles du racisme21, les « ennemis de la nation ».

Lutte contre l’étranger. — Là encore, Hitler va trouver une base de haines communes sur laquelle puisse s’unifier la nation. Le Diktat de Versailles, signé par des diplomates lâches ou traîtres, jouera le rôle des proclamations de Brunswick ; et les Français qui occupent la Rhénanie, eh bien ! ce sera « l’armée de Coblence ! »

Lutte contre les cliques politiciennes. — Ici le parallèle est moins frappant ; c’est qu’en effet la technique des révolutions de masse introduit des facteurs qui ne pouvaient exister pour Robespierre ou pour [p. 89] Saint-Just. Il y a toutefois cette similitude, relevée par plusieurs observateurs : la révolution hitlérienne, de même que la Révolution française, ne s’est pas proposé d’abord une modification du corps social et de la structure des classes, mais bien le balayage d’un personnel politicien dont l’action paraissait néfaste aux intérêts de la nation. Pour le reste, la tactique d’Hitler rappelle plutôt celle des léninistes en 1919 : c’est la même lutte sur le double front de la « Reaktion » et de l’extrémisme. (Certes on peut dire que Robespierre eut aussi le souci d’une ligne générale à défendre contre droites et gauches, mais un Hébert n’est pas de la taille d’un Röhm ou d’un Strasser.)

Mais où le parallèle hitlérisme-jacobinisme reprend toute sa signification, c’est sur le plan de la propagande et de la tactique totalitaires, une fois le pouvoir affermi. La justification des actes de terreur est à peu près la même de part et d’autre. C’est le bras vengeur du justicier, du pur des purs, qui s’abat sans scrupule humain sur les ennemis de la nation : toujours, il faut « faire vite », déjouer un complot à la dernière minute. Une action judiciaire légale eût entraîné un retard fatal. (C’est-à-dire qu’elle eût démontré l’inexistence du complot !) Il faut éviter à tout prix qu’une discussion publique prolongée permette aux opposants de se reconnaître et de se grouper. Il faut enfin produire une stupeur horrifiée, dont l’effet infaillible est de faire apparaître le tyran sous les espèces d’un surhomme.

Après quoi l’on créera la diversion indispensable, en instituant d’immenses fêtes populaires : culte de la Raison, des Vertus, de la Patrie, sous Robespierre ; fête des Moissons, fête de la Jeunesse ou du Solstice d’été, culte des morts de la Révolution, sous Hitler. L’analogie est à peu près parfaite, à ceci près que Robespierre ne disposant pas de la radio, n’aboutit qu’à de demi-réussites, là où triomphe sans conteste Goebbels.

Hitler peut expliquer cette « jacobinisation » de l’Allemagne par des arguments très voisins de ceux qu’utiliserait Staline pour justifier son « américanisme ». Ils diront ; c’est un stade nécessaire, il fallait en passer par là, c’est la filière de l’Histoire, on ne peut pas sauter une époque que d’autres peuples ont vécue, et tomber à pieds joints dans l’avenir. À quoi les ergoteurs ne manqueront pas de répliquer : était-ce la peine de dire tant de mal de l’esprit de 89 et de la Déclaration des droits de l’homme, pour refaire après 150 ans les mêmes erreurs, dans un pays qui s’y prêtait moins que la France ? (Ou bien, contre Staline : était-ce la peine de dénoncer la peste du capitalisme, pour déclarer, aussitôt au pouvoir : « Nous ferons mieux que l’Amérique » ?)

Mais on ne peut pas refaire l’histoire. Nous sommes là pour la créer. Vis-à-vis des jacobins bruns, nous ne pouvons nous en tenir à des critiques rétrospectives. Tournés vers l’avenir prochain, nous dirons donc : si l’Allemagne a commis l’erreur du centralisme jacobin, c’est en partie l’exemple de la France qui l’explique. Mais un exemple mal interprété. Hitler n’a vu d’abord dans la structure centralisée que la condition indispensable d’une discipline de guerre. Il n’a pas vu que cette même structure était la cause de la stérilité de la paix. S’il avait mieux connu la France telle qu’elle est, s’il n’avait pas été hypnotisé par les nécessités de « son combat »22, il eût tiré aussi les leçons négatives que comporte l’expérience du centralisme. Mais il faut voir que la carence française, la fossilisation des formes étatistes, constituent pratiquement un frein pour la révolution [p. 91] européenne. C’est de la part de ceux qui l’inventèrent que l’Europe attend le dépassement de l’étatisme centralisateur. Tant que ce dépassement ne sera pas amorcé par la France, les nations jeunes, faute d’un autre modèle, se laisseront engager dans des imitations monstrueuses du jacobinisme. C’est à la France d’allumer le signal rouge qui indique une voie impraticable. Signal de la révolution fédéraliste, non plus fondée sur les anciennes « régions », non plus « séparatiste », mais communaliste.

Il n’y va pas seulement de nos libertés civiques à venir, mais de la paix européenne. Car il est clair que la menace de guerre se confond actuellement avec le fait totalitaire. C’est pourquoi, préparer la paix, c’est préparer d’abord l’instauration d’un régime à base fédérale. Et qui prendrait l’initiative, une fois encore, sinon le pays dont c’est la tradition que d’inventer ? Sinon le pays qui a pu faire avant tous l’expérience d’un centralisme dont les caricatures brutales, artificielles, épouvantent le modèle lui-même ?

Fédéralisme : dernière chance de la paix !

Car les efforts de la diplomatie française et la volonté même de paix qu’affiche l’ancien combattant Adolf Hitler ne peuvent rien contre le mécanisme meurtrier, contre la fatalité belliciste que représente l’État totalitaire. Tant qu’on n’a pas détruit cette racine de la guerre, on ne peut être sûr que du pire. Le jacobinisme, l’esprit centralisateur, le principe de la nation armée, disciplinée dans un cadre rigide, tout cela ne cesse d’être stérile et abstrait — en temps de paix — que pour devenir la guerre concrète. Tout cela ne se justifie que par la guerre. Hors de toute volonté humaine, bonne ou mauvaise.

On me dira sans doute qu’il est trop tard.

Désespérer de la paix, c’est rendre une guerre fatale. Désespérer de la révolution fédéraliste, c’est désespérer de la paix. Et c’est précisément parce qu’il est trop [p. 92] tard pour empêcher la guerre par tout autre moyen, que nous devons promouvoir cette révolution-là.

Post-scriptum 1938. — Les événements de Tchécoslovaquie viennent en dernière minute m’apporter la plus dramatique confirmation. C’est pour n’avoir pas su ou pas voulu à temps adopter un régime fédéraliste que les Tchèques ont donné prétexte au chantage brutal du Führer. L’abdication des « démocraties de l’Ouest » traduit, entre autres, leur mauvaise conscience d’États centralistes en face de la revendication totalitaire.