[PERSONNAGES]
PERSONNAGES DU Ier ACTE
-
- Nicolas de Flue, 50 ans, paysan.
- Dorothée, sa femme.
- Jean
- Rudi
- Walther
- Heini
- Dorothée
- Marguerite
- Véronique
- Catherine
- ses enfants
- Nicolas de Flue, 30 ans, capitaine.
- Nicolas de Flue, 40 ans, juge.
- quatre officiers.
- quatre juges.
- le plaignant.
- l’accusé.
- le Landamman.
- le curé.
- trois vieillards.
-
- le récitant.
- grand chœur.
- chœur céleste.
- chœur d’enfants.
- soldats, démons, assistants.
PERSONNAGES DU IIe ACTE
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- Nicolas de Flue, 57 ans, ermite.
- trois valets.
- deux pèlerins.
- frère Ulrich.
- le vieil homme.
- un héraut.
- l’abbé d’Einsiedeln.
- deux seigneurs.
- Diesbach.
- Hornek.
- l’astrologue de Berne.
-
- le récitant.
- grand chœur.
- chœur des pèlerins.
- chœur céleste.
- pèlerins.
- soldats suisses, français et autrichiens.
PERSONNAGES DU IIIe ACTE
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- Nicolas de Flue, 64 ans, ermite.
- Dorothée, sa femme.
- le Landamman.
- le contremaître.
- l’ambassadeur de France.
- l’ambassadeur d’Autriche.
- l’ambassadeur de Venise.
- l’ambassadeur de Savoie.
- le président de la Diète.
- Waldmann, représentant des villes.
- Altinghausen, représentant des cantons forestiers.
- Haimo, curé de Stans.
- le messager de Fribourg et Soleure.
-
- le récitant.
- grand chœur.
- chœur céleste.
- chœur des compagnons de la Follevie.
- chœur d’enfants.
- députés, soldats suisses et assistants.
PROLOGUE
Le chœur.
Récitatif alterné1.
Le récitant. | Le chœur. |
En ce temps-là, Confédérés | Prêtez l’oreille ! |
En ce temps-là, déjà, | Comme aujourd’hui ! |
Monta le vent des plaines | Vent de guerre ! |
Vers le Gothard, notre bastion sacré. | |
Alors un homme s’est dressé | Prêtez l’oreille ! |
Témoin de Dieu dans le fracas de la colère. | |
Là-bas, tous crient : | Ensemble ! Ensemble ! |
Il reste seul. | |
Tous crient : | De l’or ! |
Il reste pauvre et seul. | |
Tous crient : | La guerre ! |
Et lui tout seul dit : Paix ! |
Chœur céleste.
Le récitant. | Le chœur. |
Ce soir encore, Confédérés | Prêtez l’oreille ! |
Notre héros et notre saint nous parle. | |
Là-bas, tous crient : | Ensemble ! Ensemble ! |
Il reste seul. | |
Tous crient : | À mort ! |
Et lui nous dit : Amour ! | |
Tous crient : | La guerre ! |
Et lui, tout seul encore
Nous dit : Courage, ô peuple, reste uni ! |
|
Le matin vient ! | Le matin vient ! |
Chœur céleste.
Le récitant. | Le chœur. |
Or écoutez Confédérés ! | Prêtez l’oreille ! |
Tutti.
Commence ici le Jeu de Nicolas !
ACTE PREMIER.
Scène i.
Chœur des enfants.
Nicolas. — Jean, donne les tâches de la journée.
Jean (très vite). — Rudi les cochons ! Walther [p. 12] les vaches ; Heini à Stans avec le char. Dorothée et Marguerite aux pommes. Catherine et Véronique à la cuisine. Marche, marche ! À six heures tout le monde ici. Compris ?
Scène ii.
Dorothée. — Pour la première fois, Nicolas, tu restes à la maison au lieu d’aller aux champs.
Nicolas. — On pourra bientôt faire sans moi.
Dorothée. — Tu as bien mérité ton repos.
Nicolas. — Cinquante ans d’âge, pour un homme, ce n’est pas le temps du repos. Mais je me dis : voici, tu es remplacé, la vie te pousse à l’écart, doucement. Une fois de plus, peut-être, il faudra t’en aller… À quoi vas-tu servir, maintenant ?
Dorothée. — Comment peux-tu parler ainsi ? Tu as toujours fait tout ton devoir, et le Seigneur nous a bénis. Bon capitaine dans les guerres, bon juge ensuite en nos villages, et te voici avec tes dix enfants, seul maître sur ta terre, et le meilleur mari… Que voudrais-tu encore ?
Nicolas. — Je ne sais pas. C’est une chose étrange qui m’arrive aujourd’hui. Je revois tout ! Ma vie passée, toutes les choses que j’ai dû quitter ! Quelle est cette force qui toujours m’arrachait à tout ce que j’aimais ? C’est le mystère de ma vie, Dorothée. Et voici mon passé devant moi, comme un livre d’images énorme ! Les grandes pages sont tournées l’une après l’autre, et tout est là, vivant, comme dans les rêves. Quand je regarde Jean, c’est ma jeunesse qui est là… Une autre page, c’est ma vie à l’armée ! Dix ans de [p. 13] guerre, et à la fin, ce soir au camp, après notre dernier combat. J’entends encore notre fanfare dans la nuit, écoute ! Est-ce que tu entends aussi ? (Fanfare en sourdine.) Regarde ! Est-ce que tu vois là-bas !…
…Regarde comme j’étais !
Scène iii.
Le chœur. (Sourdement.)
1er officier. — Capitaine de Flue !
Nicolas3. — Présent !
1er officier. — Rapport contre toi ! Tu t’es jeté devant tes hommes pour les empêcher de détruire les dernières forces autrichiennes. Est-ce vrai ?
Nicolas. — C’est vrai.
1er officier. — Tu connaissais nos ordres ? Pas de quartier.
Nicolas. — Des ennemis se sont réfugiés dans le cloître de Sainte-Catherine. J’ai interdit qu’on les massacre dans ce lieu.
1er officier. — Y a-t-il un témoin ?
2e officier. — Moi ! J’ai tout vu. L’ennemi [p. 14] était à la merci des Suisses. Déjà l’incendie éclatait dans une aile du couvent. Le capitaine de Flue accourt, voit le danger auquel sont exposés l’édifice sacré et les nonnes. Il s’agenouille alors, fait une courte prière, puis se relève et ordonne à ses hommes d’éteindre l’incendie. La troupe a renâclé, elle tenait sa vengeance, et il l’en prive au plus fort du combat !
Quatre démons (mêlés aux soldats). — Hou ! Hou ! Hou ! Mort aux Autrichiens ! Vendu ! Trahison !
1er officier. — Silence ! Qu’as-tu à dire pour ta défense ?
Nicolas. — Tous les Suisses ont juré, après Sempach, de ne jamais forcer à main armée un lieu consacré par l’Église. À Dieu ne plaise que je trahisse jamais le Pacte.
1er officier. — Et si tes supérieurs te l’ordonnent ?
Nicolas. — Je préférerai ma mort. Car si les Suisses ne gardent pas le droit juré, dans la guerre comme dans la paix, la Confédération sera perdue. Notre salut est dans le Pacte que nous avons conclu au nom de Dieu.
3e officier. — Tu es fou, Nicolas, avec ton Pacte ! À la guerre comme à la guerre !
4e officier. — Si tu veux la justice, ne te mêle plus de la guerre. Attends la saison des moissons !
1er officier. — Pour cette fois, nous étoufferons l’affaire. Mais voici mon avis personnel. Avec un homme de guerre de ta sorte, on ferait peut-être un respectable juge de paix ! Je te laisse choisir.
Démons et soldats. — Hou ! Hou ! Aux cuisines ! À la ferme !
Nicolas. — J’ai choisi ! Je quitte l’armée. Je quitte votre guerre injuste, et je ne reprendrai [p. 15] jamais les armes — que s’il faut défendre ma terre !
Les soldats. — Il a raison ! C’est lui qui a raison ! Vive Nicolas ! C’est le meilleur qui s’en va !
Choral i.
Le chœur. (Sourdement.)
Scène iv.
1er juge. — Ainsi selon le droit et la coutume de nos ancêtres, nous avons entendu devant tous et chacun les deux parties. Le plaignant que voici dit avoir emprunté 200 gulden à l’accusé. Il dit avoir donné pour gage son jardin. Maintenant le plaignant veut acquitter sa dette, mais l’accusé, que [p. 16] voilà, refuse de rendre le jardin, disant qu’il s’agissait non pas d’un prêt mais d’un achat.
Le plaignant. — Il m’a volé ! Mon jardin vaut au moins 300 gulden. Voilà pourquoi il veut le garder !
L’accusé. — Eh bien ! tant pis pour toi, si tu l’as mal vendu. Enlevez, c’est payé ! J’ai le droit de le garder.
Le juge. — Qui parlera pour le plaignant ? Qu’il s’annonce ! (Court silence.) Personne ! Qui parlera pour l’accusé ? Qu’il s’annonce ! (Silence, puis plusieurs mains se lèvent.) La parole est au Landamman !
Le Landamman. — Cet homme est un bon citoyen. J’en témoigne ! Il a rendu de grands services à sa commune et au canton.
Un assistant. — C’est grâce à son argent que tu t’es fait nommer !
Le juge. — La parole est à notre pasteur.
Le curé. — Je témoigne que l’accusé est une âme généreuse et charitable, bien digne de la pieuse et puissante famille qui lui a donné le jour ! Je le recommande à votre bienveillance, car c’est l’un de mes plus chers fils.
Un autre assistant. — Dis donc, l’abbé, des fois, c’est pas lui qui remplit ta cave, et gratis !
Un 3e assistant. — C’est un scandale ! Ils sont tous payés ! Je vais témoigner pour le plaignant, écoutez-moi !
Le juge. — C’est trop tard. Tu n’as pas la parole ! (Aux juges.) Vous avez entendu la cause. Que ceux qui jugent en faveur du plaignant lèvent la main ! (Nicolas seul lève la main.) Que ceux qui jugent en faveur de l’accusé lèvent la main !
Le 1er juge. — Plaignant, tu es débouté. Accusé, nous t’acquittons. La séance est levée.
Le plaignant. — Lâches ! Voleurs ! Il n’y a plus de justice pour les pauvres en Suisse !
Nicolas. — Concitoyens ! Écoutez-moi ! Pour la première fois parmi nous, c’est l’injustice qui triomphe ! La voix du pauvre est étouffée ! Car ce sont des démons, et non des hommes, qui ont rendu cette sentence inique ! Je les ai vus ! Et j’ai senti la flamme qui sortait de leurs bouches puantes !
Les assistants. — Il est fou ! Il a raison ! Oui ! Non !
Le curé. — Tu prends toujours le parti du pauvre ! Ce n’est pas juste non plus !
1er juge. — Tu veux donc ruiner l’ordre public !
2e juge. — L’autorité a toujours raison !
1er juge. — Va donc appliquer tes beaux principes dans ta famille ! Tes fils eux-mêmes se moqueront de toi !
Nicolas. — Oui ! Je fuirai bien loin, dans le désert, car je vois dans notre cité la violence et l’iniquité ! Je déclare déposer ma charge !
(Nuit sur la scène de droite.)
Choral i.
Le chœur. (Sourdement.)
Scène v.
Dorothée. — Et maintenant, te voici dans la paix, cher époux. Nous nous aimons et nos enfants grandissent dans le bonheur que Dieu nous donne. Qu’aurions-nous donc à désirer de plus ?
Nicolas. — Votre avenir est assuré…
Dorothée. — Nicolas, pourquoi es-tu triste ? Chasse donc ces mauvais souvenirs !
Nicolas. — Ce ne sont pas mes souvenirs qui me troublent, Dorothée. Mais tu sais bien ce que je cherche jour et nuit.
Dorothée. — Oh ! Tes visions encore ? Depuis longtemps tu n’avais plus parlé de toutes ces choses qui m’effrayent. Ô Nicolas, pourquoi me cacher ta tristesse ?
Nicolas. — Aujourd’hui, je dois t’en parler.
Dorothée. — Parle.
Nicolas. — Ma vie semble heureuse et bénie. Mais au-dessus de moi plane une lourde menace, comme un aigle invisible au-dessus du troupeau. Et voici que les cercles se resserrent ! Ô Dorothée, c’est une étrange tentation ! Je ne sais pas ce que Dieu veut de moi. J’ai prié et jeûné longtemps. Rien n’y fait. Je suis dans la nuit. Et de nouveau des voix m’appellent…
Chœur céleste.
Nicolas. — Dorothée, je sais que tu m’aimes. Alors, je te demande aujourd’hui la plus grande preuve d’amour que femme puisse donner. C’est presque surhumain, je sais…
Dorothée. — Parle, mon Nicolas.
Nicolas (avec difficulté). — Je crois que Dieu veut que je quitte maintenant… cette maison — et nos enfants, — et toi… Pour aller vivre seul… comme un ermite… avec Dieu seul…
Dorothée (faiblement). — Mon Dieu !
Nicolas. — Longtemps, chère femme, j’ai lutté contre moi-même et contre Dieu. Je redoutais cette heure où il faut te parler ! Elle m’angoissait plus que ma mort… Et maintenant, voici que tu sais tout. Maintenant, tout dépend de toi seule. Je partirai si tu l’acceptes.
Chœur céleste.
Dorothée. — Mon Dieu ! Mon Dieu ! Oh ! je ne suis qu’une pauvre femme ! Comment pourrais-je te comprendre, Nicolas ! — Nicolas, ne m’abandonne pas !
Scène vi.
Jean. — Ils ont bien travaillé, les gars ! Nous avons encore ramassé des fraises dans la forêt, en rentrant. Ce sera pour le souper.
Marguerite. — Nous, on a fini de cueillir les pommes !
Tous ensemble. — Et moi j’ai gardé les vaches ! Et moi j’ai gardé les cochons ! Et moi j’ai été à Stans ! Et nous on a fait le ménage !
Nicolas. — C’est bien, mes enfants. Si vous continuez, vous pourrez bientôt vous passer de votre père.
Jean. — Alors moi je serai le patron !
Nicolas. — Oui, tu seras le patron ! Et toi, Rudi, que veux-tu faire plus tard ?
Rudi. — Je serai soldat, comme toi, papa.
Nicolas. — Et Walther ?
Walther. — Moi ? Je veux devenir Landamman !
Nicolas. — Et toi, Heini ?
Heini. — Charron !
Nicolas. — Et les petites filles ?
Toutes. — Moi je serai maman !
Dorothée. — Et il y a encore le tout petit, [p. 21] Clausi, qui ne peut rien dire… C’est aujourd’hui qu’il m’a fait son premier sourire.
Nicolas. — Allons, maintenant, au lit tout le monde ! Venez embrasser papa !
Véronique. — Est-ce que tu vas partir, papa ? On dirait que tu nous dis adieu !
Nicolas. — Mes bons petits !… Bonsoir !
Tous. — Bonsoir !
Nicolas. — Adieu !
Scène vii.
Nicolas. — Qu’ai-je dit ? Adieu !… Je leur ai dit adieu sans le vouloir ! Que m’arrive-t-il ? Trois fois, des voix m’ont appelé ! Mais tu le vois, mon Dieu : tout mon amour, tous mes devoirs sont là, dans la maison de mes ancêtres ! Où me veux-tu ? Où dois-je aller, s’il faut partir ? Ô si un signe, au moins, m’était donné ! Mon Dieu, secours-moi, parle-moi, ne permets pas que je me perde en ces ténèbres qui m’entourent !
Voix (du plan 3). — Nicolas ! Nicolas !
Le chœur.
Nicolas. — Mon Seigneur et mon Dieu, ôte de moi tout ce qui m’éloigne de toi !
Mon Seigneur et mon Dieu, donne-moi tout ce qui me rapproche de toi !
Mon Seigneur et mon Dieu, arrache-moi à moi-même, et donne-moi tout entier à toi seul !
Amen.
Voix (du plan 3). — Nicolas ! Nicolas !
Un des vieillards. — Nicolas, veux-tu te placer corps et âme en notre pouvoir ?
Nicolas. — Je ne puis me donner à personne qu’à mon puissant Seigneur Jésus. Depuis longtemps, j’ai désiré le servir seul, de tout mon corps et de toute mon âme !
Un des vieillards. — Puisque tu t’es donné tout entier à ton Dieu, je te promets que dans vingt ans tu seras délivré des peines de ce monde. Reste donc ferme en ta résolution. Tu porteras au ciel une bannière de la milice victorieuse, si tu portes ici-bas, dans la patience, la lourde croix que nous laissons sur tes épaules.
Scène viii.
Nicolas (sourdement, comme un gémissement). — Dorothée. Au secours !
Nicolas. — Oh ! Tu veillais ?
Dorothée. — Oui, le petit avait besoin de moi… Nicolas… pardonne-moi… j’ai vu…
Nicolas. — Aide-moi, car mon heure approche.
Dorothée. — Quelle est cette croix qu’ils t’ont laissée ?
Nicolas. — Il te faut la porter avec moi.
Dorothée. — Ainsi, tu as pris ta décision ?
Nicolas. — Je dois partir, et vous quitter. Dès cette nuit.
Dorothée. — Où iras-tu ?
Nicolas. — Où Dieu voudra.
Dorothée. — Ô Claus ! Ta famille, tes enfants !
Nicolas. — Quiconque aura quitté à cause de Dieu sa maison, ou sa femme, ou ses enfants, il recevra bien davantage dans ce siècle, et plus tard la vie éternelle.
Dorothée. — Mais tu es mon mari, Nicolas ! Ce que Dieu lui-même a uni, l’homme ne peut pas le séparer !
Nicolas. — Ce que Dieu a uni, Dieu peut le séparer. Un jour, plus tard, nous comprendrons.
Récitatif.
Dure est la peine, affreux le sacrifice, noire la nuit, et la voie solitaire. Mais Dieu pourvoit au soin de ceux qui l’aiment.
Ô femme ! entends la voix des temps futurs ! Un peuple entier sera sauvé, par toi, de la guerre qui tue les pères et qui dévaste les foyers.
Par toi, par ton seul sacrifice, mille et mille garderont ce bonheur que Dieu t’arrache !
Voici, tu cèdes à la grâce sévère. Alleluia ! Dieu pourvoira !
Scène ix.
Nicolas. — Dieu t’a fait cette grâce, ô femme, tu l’acceptes !
Dorothée. — Je ne suis rien. Je t’aime. Oh ! que je ne sois plus un obstacle sur ton chemin… Prends ceci pour la route, cher époux.
Nicolas. — Adieu.
Dorothée (tombant à genoux sur le seuil). — Le Seigneur me l’avait donné. Le Seigneur le reprend. Que le nom du Seigneur soit béni !
Choral i.
Scène x.
(Première station. Au bas de la rampe qui va du plan 2 vers le plan 3. Nicolas apparaît dans un cercle de lumière, appuyé sur son bâton.)
Le chœur (Récitatif.)
Nicolas. — Voici, je fuirai bien loin, j’irai séjourner au désert. Car j’ai vu dans mon peuple la violence et le mépris des lois divines.
Le chœur.
Solitaire, où vont tes pas ? Au désert, ton orgueil s’égare !
Nicolas. — Mon cœur tremble au-dedans de moi, et les terreurs de la mort m’environnent ! Ô mon Seigneur, as-tu trompé ton serviteur ?
Le chœur.
Les démons. — Ha ! Ha ! Ha ! Le voilà, celui-là ! Honte à toi ! lâche, infidèle ! Ta couche est vide, et tes enfants t’appellent ! Ha ! Ha ! ton orgueil t’entraîne ! Ha ! Ha ! Ha ! Tu viens à nous !
Nicolas. — Chiens de Satan ! Je vous connais ! Vous pouvez aboyer mais non pas mordre ! Au nom du Christ, disparaissez !…
Nicolas. — Mes ennemis ont reculé quand j’ai crié ! Je sais que Dieu me défendra ! Car il a délivré mon âme de la mort. Il garantit mon pied de toute chute !
Nicolas. — Est-ce vous maintenant, beaux anges, qui campez autour du sommet ?…
… Accueillez-moi dans votre joie ! Anges cachés dans la lumière, que j’entende vos voix pures ! [p. 27] Louons ensemble l’Éternel ! Louons-le dans ces lieux élevés ! Louons-le par-dessus les glaciers !
Chœur céleste.
Chœur des enfants.
Le chœur céleste et le chœur des enfants.
Le chœur.
Ô peuple des bergers, entonne la louange du sacrifice amer qui sauvera ta paix !
Sur ta patrie veille à présent le solitaire. Pour tous il a quitté les siens. Par la souffrance d’un et d’un, mille et mille vont crier :
Louez l’Éternel !
Tutti.
ACTE II.
Prologue.
Chant des pèlerins.
Une des ombres. — Hé ! Qui sont ceux-là ? Encore des pèlerins ?
Un des pèlerins. — On nous appelle les Amis de Dieu, ou les Sauvages. Nous sommes venus d’Alsace, pour voir le frère Claus.
L’ombre. — À la bonne heure ! On n’attendait plus que vous ! Le village est plein comme une arche. Nos beaux seigneurs et les paysans, veau, vache, cochon, couvée, tout ronfle ensemble. Tu n’y logerais pas une seule puce de plus ! Nous autres les valets, on se chauffe sur la place. Belle nuit de mai ! Approchez-vous, les frères.
Le pèlerin. — Merci.
Un autre pèlerin. — Vient-il chaque jour autant de monde ?
Le valet. — Oh ! moi, je ne suis pas du pays. Monseigneur l’abbé d’Einsiedeln est arrivé ici hier [p. 31] soir, avec une suite brillante et nombreuse, dont vous avez la queue devant vous en ma personne, sauf mon respect.
Le pèlerin. — J’en connais qui ont plus de respect pour la queue que pour la tête de ce cortège ! Ces beaux seigneurs et princes de l’Église s’entendent comme larrons en foire avec ceux qui nous ont ruinés, taillés et chassés de nos foyers. Plus on est maigres, nous autres, plus ils sont gros ! Que viennent-ils faire ici ?
Un valet. — Le frère Claus est devenu la bête curieuse du pays. Ils arrivent de partout, rien que pour le voir.
2e valet. — On peut dire que les affaires marchent, pour ceux d’ici ! D’abord ils se moquaient de lui : « Tu vis comme une bête sauvage », qu’ils lui disaient. L’illuminé ! qu’ils l’appelaient. Et maintenant qu’il vient du beau monde, c’est frère Claus par-ci, frère Claus par-là, notre grand saint, le vénérable ermite, et ils inventent encore des miracles, pour le bon poids.
1er valet. — Pour moi, s’il vient tant de monde, c’est un signe que les temps sont troublés. Plus d’un attend conseil du frère Claus. Écoutez bien : plus d’un voudrait l’avoir de son côté ! Ainsi, pour moi, le citoyen de Berne et l’Autrichien qui sont arrivés hier au soir, ce n’est pas pour la curiosité que ces messieurs ont fait le voyage.
Un pèlerin. — Alors ?
1er valet. — Je n’en dis pas plus. Mais je me comprends… C’est des secrets de grande politique !
Un pèlerin. — Est-il vrai que le frère Claus n’a rien mangé depuis des mois, sauf la très sainte hostie une seule fois par semaine ?
2e valet. — On en raconte, vous savez…
1er valet. — Et tu crois ça ?
2e valet. — C’est pas que j’y croie directement… Mais ça pourrait bien être vrai quand même…
1er valet (aux pèlerins). — Il faut vous dire : nous autres, en Suisse, on est religieux, c’est une affaire en règle, mais on n’est pas tellement porté sur les miracles.
3e valet (aux pèlerins). — Paraît qu’à force de rien manger, il n’a plus de chaleur naturelle, comme on dit. Tu touches ses mains, c’est des glaçons. Et une figure de mort qu’on porte en terre.
1er valet. — Y en a un qui a voulu l’imiter, le frère Ulrich. Ben celui-là, au bout de trois jours, il était à moitié mort !
3e valet. — Des fois, Ulrich va voir le frère Claus. Ils font rien que prier toute la journée.
2e valet. — Ça lui donne toujours moins à faire qu’à la Dorothée avec ses dix gosses ! Misère de sort ! Dire qu’il les laisse se débrouiller dans la purée à une heure de marche de son ermitage ! On a beau avoir du respect pour les saints…
1er valet. — Nous autres, à sa place, on se serait arrangé pour disparaître une fois pour toutes. Faut quand même avoir des égards pour la famille !
3e valet. — Moi, je vais vous dire une chose : pendant qu’on est ici à discuter, lui, là-haut, il est déjà levé pour ses prières. Il se lève toujours à minuit. Ça fait quand même quelque chose, de penser qu’il est là-dessus, tout seul, comme qui dirait directement devant le bon Dieu !
1er valet (aux pèlerins). — Ils sont tous comme ça, par ici. Le frère Claus leur fait une de ces peurs ! Y a pas plus superstitieux que les montagnards.
3e valet. — Toi, tu ferais mieux de dormir. Tu ne seras pas si faraud, tout à l’heure, quand tu te tiendras devant le frère, avec ses yeux tout [p. 33] doux qui vous transpercent comme un petit vent du matin sur l’alpage.
1er valet. — Moi, je dis qu’on n’est pas des saints, nous autres, et qu’il nous reste encore deux heures pour dormir. Bonsoir la compagnie.
Scène i.
Chœur céleste4.
Quelques voix.
Toutes les voix.
Ulrich. — Un mendiant ? Par où est-il monté ? Le sentier est encore dans la nuit !
Nicolas. — D’où viens-tu ?
Le vieil homme (d’une voix forte). — Je viens de Dieu.
Nicolas. — Et que veux-tu ?
Le vieil homme. — Tout ce que toi, tu possèdes encore.
Nicolas. — Je n’ai rien que ma robe, tu le sais, et cette corde qui la tient serrée contre mon corps. Les voici.
Le vieil homme. — Garde-les de ma part, et souviens-t’en : rien n’est à toi, pas même cette bure, pas même la corde qui la tient contre ton corps. Un jour nous en aurons besoin.
Nicolas. — Dieu le veuille !
Chœur céleste.
Scène ii.
Ulrich. — Ô frère Claus, quel signe heureux sur la journée nouvelle ! N’est-ce pas un ange qui t’a visité ?
Nicolas. — Un signe heureux et un avertissement ! Quand Dieu nous envoie tel message, cela veut dire que la journée s’annonce dure.
Récitatif.
Ô sentinelle, guetteur aux yeux fermés, à la frontière du ciel et de la terre, témoin frugal et prophétique !
Une épreuve sévère est promise à ton peuple. Tu la devines, au plus secret de la lumière trop sereine qui baigne aujourd’hui ces rochers.
Prends ta garde, ô guetteur ! l’attaque est proche !
Ulrich. — Ils sont plus nombreux que jamais… L’ermite a fui le monde pour trouver Dieu. Et voici que le monde à présent vient à lui !
Scène iii.
Un héraut (précédant le cortège). — Monseigneur l’abbé d’Einsiedeln et sa suite saluent le frère Claus et lui demandent sa bénédiction.
Nicolas (qui vient de se relever et qui s’approche). — Bénis soyez-vous de Dieu, chers pères et frères. Pourquoi êtes-vous venus dans cette solitude ?
L’abbé. — Notre cœur brûlait du désir de voir l’homme dont on parle tant. Souffriras-tu que nous t’interrogions sur des miracles qu’on raconte au loin ?
1er seigneur. — Depuis longtemps, nous nous disputons à ton sujet. Lui prétend que tu t’es vanté [p. 36] de ne plus rien manger depuis quatre ans. Et moi je dis que ce sont là des racontars. Nous avons donc fait un pari. Qui a gagné ?
Nicolas. — Vous avez perdu l’un et l’autre ! Dieu me pardonne si je me suis jamais vanté de ne prendre aucun aliment ! Je me nourris du pain du ciel, à la très sainte communion.
L’abbé. — Comment une telle merveille est-elle possible ?
Nicolas. — Dieu le sait, et les humbles le croient. Notre Seigneur n’a-t-il pas dit : « Celui qui mange ma chair en sera rassasié » ?
L’abbé. — Tu n’éprouves donc aucun besoin du corps ?
Nicolas. — D’autres n’éprouvent aucun besoin de l’âme. Comment vivent-ils, ceux-là ? Voilà la chose qui m’étonne.
2e seigneur. — Si tous les pauvres étaient comme toi, bon frère, ils ne songeraient pas à la révolte.
Nicolas. — Tu dis vrai. Mais écoute-moi : si tous les riches étaient de bons chrétiens, ils n’auraient pas à craindre de révoltes. Hélas ! je vois des clercs gras et richement vêtus comme jamais ne le furent les apôtres ! N’est-ce pas un bien grand mal pour l’Église et nous tous ? Si les clercs donnent l’exemple de l’avidité, le peuple un jour les imitera. Craignez alors les plus grands maux pour la Patrie ! Qui veut être puissant et riche aux yeux du monde, c’est celui-là qui fait des guerres ! Je vous le dis, seigneurs : la Suisse est menacée par de perfides séducteurs ! Ils vous feront de belles promesses : Viens avec nous, tu auras de l’or… Fais alliance avec moi, je te donnerai des terres… Et alors, ce sera la fin de notre union, et la fin de nos libertés ! (Violent.) Princes de l’Église, je [p. 37] vous en conjure, n’abandonnez jamais le pauvre pour le riche ! Sinon notre Seigneur fera paraître d’humbles témoins pour votre confusion ! (Se radoucissant.) Mais qui suis-je pour vous avertir ? Pardonnez-moi, chers pères et frères. C’est un plus grand que nous qui peut nous éclairer.
L’abbé. — Tu es rude, frère Claus, comme les vrais montagnards. Mais nous savons apprécier ta franchise. Nous admirons et nous louons en toi les plus solides vertus de notre race ! Puisse-t-elle les conserver toujours ! Et maintenant, cher frère Claus, nous nous recommandons à tes prières et t’accordons notre bénédiction toute spéciale !
Scène iv.
Nicolas (aux pèlerins). — Bénis soyez-vous de Dieu, chers frères et sœurs. D’où venez-vous ?
Le 1er pèlerin. — Nous sommes venus d’Alsace, chassés par la misère et par les guerres continuelles, en chemin ramassant hommes et femmes, tous pauvres gens des cantons suisses et des bailliages. Ils ont appris nos mélodies le long des routes. Chanter nous donne du courage, la nuit, dans la forêt horrible et noire !
Nicolas. — Pauvres gens ! Il y a donc la guerre là-bas ?
Le pèlerin. — Les ducs d’Autriche et de Bourgogne font leurs querelles dans nos champs. Par chance encore, les Suisses sont restés à l’écart de la guerre. Autrement, où pourrions-nous fuir ? [p. 38] Mais la vie est dure, chez vous ! Le pain est cher ! Il y a trop de monde partout, et jamais de travail pour nous autres.
Tous. — Nous avons faim !
Nicolas. — Étrangers et Confédérés, qu’attendez-vous d’un plus pauvre que vous ?
Le pèlerin. — On dit au loin que ton pouvoir est grand, frère Claus ! Les seigneurs eux-mêmes te redoutent ! Voici notre requête fraternelle : sois notre chef et notre défenseur ! Nous te suivrons comme les pauvres jadis suivaient le bon Berger de Galilée. Et tu nous obtiendras justice !
Tous. — Sois notre chef !
Nicolas. — Si Jésus-Christ est votre ami, pourquoi faut-il encore un autre chef ?
Le pèlerin. — Écoute ! Notre misère crie jusqu’au ciel ! Le temps de la révolte est là. Si tu marches devant, frère Claus, plus rien ne nous résistera !
Cris. — Sois notre chef ! Toi le plus pauvre ! Défends-nous ! Du pain ! Défends-nous !
Nicolas. — Pauvres enfants ! Vous voulez faire la guerre pour obtenir du pain ? Oh ! malheureux ! Partout où la guerre a passé, les pauvres l’ont payée, de leur famine. Si vous prenez les armes, on vous écrasera, et vous perdrez votre seule force, la justice !
Le pèlerin. — Lorsque le pauvre n’obtient pas justice, il faut la force !
2e pèlerin. — Tu nous payes de bonnes paroles, et nos enfants crient pour avoir du pain !
Tous. — Du pain ! Du pain !
Nicolas. — Ils en auront encore bien moins si vous allumez l’incendie qui dévaste champs et greniers. Vous n’avez pas assez de pain, c’est une chose très injuste et très cruelle. Mais celui qui n’a [p. 39] rien du tout, celui qui vit du pain céleste, pourra-t-il vous donner un conseil ? (Un temps.) Gardez la justice entre vous, et la charité dans vos cœurs. Alors vous serez invincibles. Quand le pauvre loue Dieu et vit de sa parole, la victoire sur le monde est à lui !
Le pèlerin. — Est-ce là ton dernier mot ?
Nicolas. — Non ! je vous aiderai de toutes mes forces.
Le pèlerin. — Tu viens donc avec nous ?
Cris. — Il vient ! Il accepte ! Sois notre chef !
Nicolas. — Je reste ici. Ici, je vous aiderai. Si Dieu le veut, j’écarterai la guerre de nos cantons où vous avez trouvé refuge. Mais renoncez vous-même à faire la guerre, car autrement le mal n’a pas de fin. Et souvenez-vous qu’un plus pauvre que vous loue Dieu et lui rend grâce de ses dons !
Scène v.
Ulrich. — J’aperçois deux chevaliers qui se hâtent vers nous. (Au premier, en lui montrant Nicolas en prière.) Quel souci vous amène en ce lieu, seigneur ?
Diesbach. — Chargé d’une mission de très haute importance, je sollicite une entrevue de frère Claus. Leurs Excellences de Berne saluent par moi le vénérable solitaire.
Ulrich. — Et quel est le second visiteur ? Peut-il se présenter lui-même ?
Hornek. — Le chevalier Burckhardt de Hornek ! J’apporte au frère Claus un très urgent message. De la part de mon noble maître, Sigismond, archiduc d’Autriche.
Récitatif.
Ainsi les affaires du monde, des plus humbles jusqu’aux plus grandes, vont retentir dans ta pure solitude, ô toi qui fuis le monde pour trouver la seule chose nécessaire !
Et voici qu’au jour du danger tout ton peuple se tourne vers toi pour t’écouter !
Choral ii.
Nicolas. — Parlez, seigneurs, et je vous répondrai, au nom de Dieu qui nous entend, et de mon peuple qui m’écoute.
Hornek. — L’empereur t’envoie son salut ! Il se souvient de ta vaillance dans la guerre, quand tu luttais contre nos gens. Mais ta sagesse est plus illustre encore, et vénérée. Un peuple entier t’écoute et reçoit tes conseils. De toi seul dépend le succès du grand dessein dont je veux te faire juge. Voici l’objet de ma requête. Fatigué de luttes stériles avec les indomptables Suisses, et prévoyant des [p. 41] menaces nouvelles qui se préparent pour vous autres vers l’ouest, Sigismond vous offre sa paix, à toujours et à perpétuité.
Nicolas. — L’archiduc ! Qu’attend-il en échange ?
Hornek. — Il n’attend rien que votre paix !
Nicolas. — Ce langage est nouveau de sa part… Qu’en pense l’envoyé de Berne ?
Diesbach. — Je pense à cette menace dont il est bruit, vers l’ouest, ce grand duché occidental sous le règne d’un tyran fou, que l’on a surnommé le Téméraire. Lourde menace pour qui n’a pas d’alliés puissants et proches.
Nicolas. — Quel est donc le message de ceux de Berne ?
Diesbach. — Il tient en un mot que tu aimes, ô frère Claus : c’est la paix. Je t’apporte l’heureuse nouvelle d’un traité conclu par nos soins avec le roi de France Louis XI. Le secret en est bien gardé… Il n’est pas sûr que tous les cantons soient d’accord — et ceux d’ici n’écoutent que ta voix, frère Claus ! Voilà pourquoi je suis venu.
Nicolas. — Tu l’as dit, je ne veux que la paix. Mais ce n’est pas le mot que j’aime, c’est la chose, c’est la réalité miraculeuse que Dieu seul fait régner parmi nous ! (Un temps.) Dieu seul et non pas nos calculs. (Un temps.) Deux alliances, pour nous chétifs ! Grandes alliances ! C’est beaucoup… La force d’un côté, et de l’autre la ruse… Petit troupeau des Suisses, te voilà bien gardé par le renard et par le loup !
Hornek. — L’archiduc est loyal, il t’offre une paix sans condition.
Diesbach. — Le roi Louis veut protéger nos libertés, convoitées par le Téméraire.
Nicolas (brusquement). — Et moi, je vois que l’un et l’autre chérissent moins nos libertés qu’ils [p. 42] ne craignent le duc d’Occident ! Riche contrée, dit-on, que la Bourgogne ! Vin chaleureux et tonnes d’or ! Ne tentez pas les Suisses, beaux seigneurs !
Hornek. — Nous n’offrons que la paix. Pourquoi parler de tentation ? Est-ce là ta grande sagesse, ô frère Claus ?
Diesbach. — La paix dans la force et l’honneur, et la Suisse au rang des puissances !
Nicolas. — Votre paix est tournée vers la guerre ! Je vois sa face d’ombre et de sang, au travers des reflets dorés que vos promesses font luire aux yeux des Suisses ! Ah ! vous êtes deux bons oiseleurs ! Qu’avons-nous besoin de richesses ? Je vous le dis en vérité : la pauvreté fait notre force, car notre force est dans l’union, et les richesses divisent un peuple. (Un temps.) Et pourquoi ces alliances étrangères ? Nos ancêtres n’en voulaient point.
Diesbach. — Pour assurer notre sécurité.
Nicolas. — Notre sécurité n’a qu’une seule base sûre : l’alliance des cantons entre eux, au nom de Dieu. Si nous gardons le Pacte, nulle puissance, et pas même le duc Téméraire, nulle puissance ne peut rien contre nous.
Hornek. — Prends garde, frère Claus ! Le Téméraire vous guette, il s’arme ! Que pourrez-vous, seuls contre lui ?
Nicolas. — Tu l’avoues donc, chevalier ! Vous voulez nous pousser dans le dos. Ce Téméraire vous fait trembler encore, et c’est avec les piques des Suisses que vos princes ont dessein de l’abattre ! À nous la guerre, à vous la gloire, c’est ton marché ?
Hornek. — Réfléchis, frère Claus !
Diesbach. — Un mot de toi peut déclencher [p. 43] cette avalanche, la grande colère des Suisses croulant sur la Bourgogne !
Nicolas. — Ce ne serait pas moi qui le dirais, ce mot, ni Dieu par moi, mais le Tentateur exécrable ! (Il crie.) Confédérés ! Confédérés ! réveillez-vous, n’écoutez pas le Tentateur !
Scène vi.
Récitatif.
(Tutti.) Tout un peuple a prêté l’oreille. Mais le grand vent des plaines s’est levé, il emporte la voix du guetteur. Nicolas ! Nicolas ! Hélas ! Est-ce en vain que là-haut tu veilles ?
(Voix d’hommes.) À l’horizon paraissent des présages. Nous, d’ici, voyons une aurore éclatante de gloire et d’or. Toi, de là-haut, vois l’orage futur et la dévastation des liens sacrés.
(Voix de femmes.) Quel est ce rêve qui se lève avec le vent des plaines et de la guerre ? Hélas ! où courons-nous ?
Choral ii.
Nicolas. — Seigneur ! La voix du solitaire est faible. Parle toi-même à tes enfants, je t’en supplie ! Le chant du monde éclate à leurs oreilles et les rend sourds au cri du vieux guetteur !
Chœur des puissances. (Plan 1.)
Autrichiens. (À droite.)
Français. (À gauche.)
Tous.
Nicolas (à genoux). — Mon Seigneur et mon Dieu, toi seul es notre force ! Toi seul es notre union, toi seul es notre paix ! Dans la détresse, c’est vers toi que je crie ! Seigneur, aie pitié de nous !
Scène vii.
Récitatif.
Ô Seigneur, aie pitié d’un peuple divisé contre lui-même ! Vois la folie des villes, et le Pacte trahi pour l’alliance étrangère. Où sont les présages certains ? Que dit la voix du saint dans le lointain ? Quelle est cette ombre rouge qui nous couvre ? Ô Seigneur, aie pitié de nous !
Chœur des français et des autrichiens.
Chœur des suisses.
Chœur des français.
Demi-chœur des suisses. (À droite.)
Chœur des autrichiens.
Demi-chœur des suisses. (À gauche.)
Chœur des français.
Demi-chœur des suisses. (À droite.)
Chœur des autrichiens.
Demi-chœur des suisses. (À gauche.)
Chœur des puissances.
Scène viii.
L’astrologue.
Voix des villes. — C’est le grand astrologue de Berne ! Écoutez-le !
Voix des campagnes. — Funeste conseiller des villes ! Vendu ! Vendu !
L’astrologue (après quelques simagrées). — Au ciel visible, Mars entre au Lion. L’Ourse est dressée la gueule ouverte et le Taureau baisse les cornes, prêt au bond. Je vois la guerre !
Voix des suisses. — Et que vois-tu ? Dis, que vois-tu ?
L’astrologue. — À l’Occident, je vois des chevaliers s’avancer par milliers en grand arroi. Signe du ciel ! Une épée nue brandie par une main coupée ! À l’Orient, j’entends mugir un cor lugubre et retentir un nouveau chant de mort. Le moral de l’armée est excellent ! Haut les cœurs ! Tous ensemble ! Union sacrée ! Courage ! Déjà, ils fuient là-bas comme un nuage !
Voix des suisses. — Qui vient ? Qui fuit ? Et que vois-tu ?
L’astrologue (criant). — Je vois de l’or, de l’or, du sang, des morts, de l’or, de l’or, de l’or ! Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha !
Voix des suisses. — Pour qui cet or ? Sur qui ce rire ? Et plus tard, que vois-tu ? Plus tard !
L’astrologue (laissant retomber ses bras). — Les signes ont paru. Les sages ont appris. Les fous sont confondus. J’ai dit.
Nicolas (criant du plan 3). — Marchand de vent ! Impie ! Voyez qui l’a payé ! Il n’ouvre la bouche que pour mentir, et ne la ferme que pour taire la vérité !
Voix des villes. — Pardieu non ! Son oracle me plaît, à celui-ci ! J’aime l’or, et il me dit que j’en aurai ! — Le vieux corbeau là-haut croasse pour la pluie en plein soleil ! — Radoteur !
Une voix des campagnes. — Malheur, malheur, malheur au peuple qui croit un mage et ne croit plus un saint !
Le chœur.
Scène ix.
Hornek. — Holà ! Je vois un messager, là-bas, vers l’ouest, dans le couchant !
Diesbach. — Il fait signe, il crie ! Écoutez !
Hornek. — Alerte ! Je l’entends ! Il crie : Alerte !
Diesbach. — Aux armes, les Suisses ! L’armée du duc a franchi nos frontières ! Défendons-nous !
Une voix des suisses. — Ce n’est pas nous, c’est le Destin qui l’a voulu ! Aux armes !
Chœur des suisses.
Chœur des puissances.
Une partie du chœur. (En écho.)
L’astrologue. — Et toi, là-haut, sentinelle de malheur, maintenant, que vois-tu venir ? Ouvre les yeux ! Vois l’énorme incendie, l’aurore de notre puissance !
Une autre voix. — Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? Sentinelle que dis-tu de la nuit ?
Nicolas. — Le matin vient, et la nuit aussi.
Demi-chœur (de droite). — Le matin vient !
Demi-chœur (de gauche). — Et la nuit aussi !
Récitatif.
Nicolas, Nicolas, Nicolas ! ô… sentinelle, guetteur aux yeux fermés ! Dès le matin clair et serein, au cœur secret de la lumière d’un beau jour, tu le savais, tu nous avertissais ! La nuit sanglante est descendue, oh ! oh ! oh !… Qu’apportera l’aurore maléfique ?
Ah ! hélas ! ah ! hélas ! ah ! hélas ! ô… tentation complice des courages ! Non pas le sang ni la défaite, ce n’est pas là ce que tu crains pour ta patrie, mais la victoire, porteuse de discorde ! Toi, notre saint dans la nuée d’orage, oh ! oh ! oh !… Ne cesse pas d’implorer Dieu pour nous !
ACTE III.
Scène i.
Le contremaître. — Hardi, compagnons ! Cognez dur ! Tapez là-dessus comme sur des têtes de Bourguignons ! (Coups de masse.) Souvenez-vous de Sempach ! (Coups.) Souvenez-vous de Saint-Jacques ! (Coups.) Souvenez-vous de Grandson ! (Coups.) Souvenez-vous de Morat ! (Coups.) Souvenez-vous de Nancy ! (Coups.) Souvenez-vous de tout ce que vous voudrez ! (Grêle de coups.) Ça y est ? — Monsieur le Landamman, tout est prêt !
Le Landamman. — C’est bien. Les sièges sont solides. Si les députés ont la tête aussi bien plantée que le derrière, on peut compter que les débats auront de la tenue. Voici les sièges des villes : Lucerne, Berne, Zurich…
…Et voici pour les campagnes : Uri, Schwyz, Unterwald, Glaris, Zoug !
Le contremaître. — Ces deux-là (il tape dessus), nous les avons placés à part, selon vos instructions. Pour qui sont-ils ?
Le Landamman. — J’y vois assis deux, spectres à la face effrayante : la Discorde et la Guerre civile. C’est à cause de ces deux sièges-là que la Diète aujourd’hui s’assemble. Siège de Soleure — siège de Fribourg ! Plût au ciel que jamais ils n’aient été dressés ! Ou bien qu’ils soient déjà dans la ligne des autres…
Un ouvrier. — Expliquez-vous, Monsieur le Landamman.
Le Landamman. — Nous avons huit cantons confédérés. Les villes disposent de trois voix : Zurich, Berne, Lucerne. Mais avec leur richesse et leur astuce, cela vaut bien les cinq voix des campagnes. Maintenant si nous acceptons dans l’Alliance deux villes nouvelles — ces deux-là, cela fera cinq contre cinq, mais cinq gros contre cinq petits, comprenez-vous ? Et nous verrons bientôt la fin de notre paix par le triomphe du parti des conquêtes. L’or de Bourgogne les rend fous, tous ceux des villes ! S’ils gagnent, croyez-moi, ce sera la fin de notre libre Confédération.
Un ouvrier. — La fin de notre Confédération à cause de ces deux sièges-là ? Alors quoi ? Foutons-les par terre ! (Il frappe les deux sièges.)
Le Landamman (le retenant). — Ce n’est pas ton marteau, mon ami, qui peut arrêter le Destin ! Les délégués sont là, la Diète va s’ouvrir, il est trop tard ! On n’attend plus que les ambassadeurs de l’étranger pour inaugurer les débats. Écoutez ! (Ils s’arrêtent, les marteaux levés. Fanfare dans la coulisse.) Les voici !
Scène ii.
L’ambassadeur de France (présentant ses collègues). — L’ambassadeur de la cour de Savoie. — L’ambassadeur de sa très haute grandeur Sigismond, archiduc d’Autriche. — L’ambassadeur de la sérénissime République de Venise. — Et moi je vous salue, Monsieur le Landamman, au nom du Roi mon maître, Louis l’Onzième.
Le Landamman. — Que la paix des montagnes, et non point la discorde des hommes, vous accueille aujourd’hui, chers seigneurs, dans ce pays qui domine vos plaines ! (Aux Suisses.) Allez dire à nos députés que tout est disposé pour la séance solennelle.
Scène iii.
L’ambassadeur de Venise. — L’accueil est simple et fruste, mais il est fier aussi !
L’ambassadeur de Savoie. — Comme il convient aux premiers soldats de l’Europe !
L’ambassadeur d’Autriche. — Le Téméraire se moquait d’eux. La « pierreuse nation », disait-il. Ah oui ! Pierreuse comme une avalanche, il l’a bien vu !
L’ambassadeur de France. — Lorsqu’il partait en guerre, provoqué par ces paysans, Charles faisait crier devant l’armée : « Le lion ne se couchera plus qu’il n’ait dévoré sa proie ! » Eh bien ! après Grandson, il ne lui restait plus qu’à dévorer ses mains de rage ! Après Morat, son fou prophétisait : « Prince couvert d’écarlate et de cramoisi, à la fin seras blanc comme neige ! » Or à Nancy, la prophétie s’est accomplie : on a trouvé le cadavre du duc pris dans la glace des marais ! Je tiens les Suisses pour invincibles.
L’ambassadeur de Venise. — Et moi je dis : toute cuirasse a son défaut. Depuis Grandson ils savent le prix de l’or et leur cupidité s’est éveillée.
L’ambassadeur d’Autriche. — Déjà les dissensions éclatent dans leurs rangs à cause des trésors conquis. Les campagnes accusent les villes de se tailler la part de l’ours ! Les villes accusent les campagnes de vendre des soldats à l’étranger. Partout l’intrigue et l’anarchie. À nous d’utiliser la situation !
L’ambassadeur de Savoie. — Connaissez-vous leur dernière folie ? C’était pendant le Carnaval de cette année. Les jeunes gens des cantons forestiers, ivres de bière mais surtout d’aventures, se forment en cortège burlesque et vociférant. Ils se baptisent eux-mêmes les compagnons de la Follevie. Des meneurs les excitent et leurs crient : « Allez à Berne et à Genève réclamer le trésor de Bourgogne ! » Alors ils sont partis dans une sarabande [p. 55] tumultueuse, vêtus de leurs costumes de Carnaval, armés de piques, chantant des chants de guerre, et les villes ont été forcées de payer un tribut d’or et d’argent pour éviter d’affreux saccages ! On dit que la bande en folie a juré d’être de retour pour l’ouverture de la Diète. Il faut s’attendre à des bagarres.
L’ambassadeur de France. — Eh bien ! voilà du bon gibier pour messieurs nos agents recruteurs !
Scène iv.
Voix dans le chœur. — Les voilà ! Les voilà ! Retirez-vous !
Chœur des compagnons de la follevie.
Chœur des ambassadeurs.
La suite de France. — Service de France !
Une partie des compagnons. — Hourrah ! de l’or !
La suite d’Autriche. — Des aventures !
Une autre partie des compagnons. — Hourrah ! la gloire !
La suite de Savoie. — Notre vengeance !
3e partie des compagnons. — À mort ! la guerre !
La suite de Venise. — Villes et filles !
4e partie des compagnons. — Hourrah ! l’Amour !
Scène v.
Les soldats. — Place aux députés ! La Diète va s’ouvrir ! Arrière ! Silence !
Le président. — Députés des campagnes et des villes, représentants des huit cantons confédérés ! Pour la dernière fois en cette année, nous déclarons ouverte notre Diète. Quinze assemblées n’ont pas suffi pour concilier les deux partis. C’est aujourd’hui notre suprême chance. De ce débat — songez-y tous ! — sortiront la paix ou la guerre ! Que chacun des partis déclare maintenant les sacrifices qu’il pourra consentir pour le salut de la patrie commune ! La parole est au délégué des villes.
Waldmann (lisant son discours). — Considérant la malice des temps, mais aussi la valeur de nos armes (se tournant vers les ambassadeurs) — qu’on se le dise ! — considérant que trop longtemps nos communes et nos cantons ont poursuivi leurs intérêts particuliers au détriment de la puissance de l’État ; — considérant que l’Ordre est le père du travail, dont la discipline est la mère, et dont la fille est la prospérité…
Les compagnons. — Hou ! Hou ! Hou !
Waldmann. — … considérant que nos victoires mémorables ont été remportées par l’union, et que le temps de la grandeur et des conquêtes s’ouvre à nous, je vous adjure et je vous dis : Confédérés, faisons taire nos petits égoïsmes, bannissons tout esprit de clocher, jetons ici la base inébranlable d’un État fort et unifié, capable d’affronter les temps nouveaux !
Nous proposons que les campagnes acceptent et reçoivent en notre alliance fédérale les bonnes villes de Fribourg et de Soleure. N’ont-elles pas [p. 58] vaillamment combattu, à nos côtés, pendant les guerres de Bourgogne ? À cette condition, nous acceptons que soit dissous et annulé le Pacte qui lie nos trois villes. Que toute alliance particulière soit interdite, et que les Suisses ne se battent plus jamais que sous notre commun drapeau ! J’ai dit.
Le président. — La parole est au représentant des campagnes.
Altinghausen. — Nos pères ont combattu pour être libres : Vous voulez aujourd’hui être forts. Nos pères prenaient les armes pour défendre leur droit : Vous parlez aujourd’hui de conquêtes.
Quand vous nous dites : Unissons-nous ! c’est pour la guerre. Quand vous nous dites : Faisons régner l’ordre ! c’est pour augmenter vos richesses. Car pour vos guerres, nous donnerons du sang, et c’est vous qui garderez l’or ! Ce sont les villes qui nous ont entraînés dans l’aventure de Bourgogne. Et maintenant, vous prétendez nous interdire d’entrer au service étranger, car vous voulez nos hommes pour votre guerre à vous ! Eh bien ! je dis que notre alliance est faite pour notre seule défense, au nom de Dieu, et non pas pour vos folles conquêtes au nom du diable qui s’appelle Mammon. Nous n’avons qu’un seul but : sauver nos libertés communales et cantonales. Nous n’avons pas besoin d’un État fort, nous n’avons pas besoin de vos grands diplomates. Leur politique nous coûte trop cher, c’est toujours nous qui la payons. Commencez par dissoudre votre ligue. Renoncez à régner sur nous. Laissez-nous traiter nos affaires selon nos intérêts locaux. Alors nous pourrons accepter l’entrée de deux villes nouvelles.
Telles sont nos conditions. Nous n’irons pas plus loin, car nos libertés sont en cause, et nos [p. 59] ancêtres nous regardent ! Plutôt la guerre que la honte ! J’ai dit.
Le président. — Ainsi, d’une part les villes renonceront à leur Ligue si d’abord les campagnes reçoivent Fribourg et Soleure, et d’autre part les campagnes recevront Fribourg et Soleure si les villes, d’abord, renoncent à leur Ligue. Messieurs, je vous le demande, allez-vous faire la guerre pour une question de procédure ?
Waldmann. — Prenez garde ! Il s’agit de grands principes ! Ce qui est en cause ici, c’est la forme et l’esprit de notre État. Nous sommes là pour sauver l’alliance contre les égoïsmes des cantons. Que chacun sacrifie à tous !
Altinghausen. — Et moi je dis que notre alliance est là pour assurer nos libertés particulières ! Chacun pour soi, l’État pour tous !
Waldmann. — Derrière cette belle devise, la trahison se cache ! Vous vendez vos soldats au pape !
Les compagnons. — Hou ! Hou ! Hou ! À bas les tyrans !
Altinghausen. — Et vous ! Vous proclamez de beaux principes, mais vous gardez le butin de Bourgogne.
Les compagnons. — Nous vou-lons l’ar-gent ! Nous vou-lons l’ar-gent !
Le président. — Une dernière fois, je vous adjure… salut de notre Confédération !
Cris des compagnons. — Assez de par-lottes ! À bas les vieil-lards ! Nous vou-lons un chef !
Waldmann. — Soldats, rétablissez l’ordre, ceux d’ici n’en sont plus capables !
Altinghausen. — C’est une provocation !
Waldmann. — Nous tirerons les conséquences !
Le président. — La séance est suspendue ! Gardes ! avancez !
Récitatif.
I. Oh ! maintenant, peuple des monts et des vallées, — tremble dans l’attente orageuse sous un ciel d’angoisse et de haine ! Malheur sur nous !
Nuit lugubre et sans sommeil — rythmée d’armes martelées — Ha ! ha ! — Meute folle, meurtrière — ô rumeur irréparable — que dis-tu ? — Demain la guerre !
II. Ah ! nuit de deuil, peuple des monts et des vallées, — qui pourra sauver désormais — renversant les destins, ta patrie ? Terreur sur nous !
Pleurez femmes, sanglotez — sur les foyers désertés — hou ! hou ! — Sourde plainte, les tambours — couvrent ta voix déplorable. — Que dis-tu ? — Demain la guerre.
Scène vi.
Voix isolées (à droite, à gauche, au centre, au plan 1, au plan 2.) — Qu’ont-ils dit ? — Demain la guerre ! — Ô notre alliance déchirée ! — Qu’ont-ils dit ? — Demain la mort ! — Ô patrie, patrie déchirée ! Adieu ! Adieu ! Pitié pour nous !
Le chœur (parlé).
Veillée d’armes ! Qu’entends-tu ? — Minuit sonne ! (Douze coups.) D’où nous viendra le salut ? — Kyrie eleison !
Dorothée (dans une lueur, à gauche du plan 2, près des coulisses). — Monsieur le curé ! Monsieur Haimo ! Réveillez-vous !
Une voix de femme (dans la coulisse). — Qui est là ?
Dorothée. — Dorothée, femme Nicolas. Monsieur Haimo ! Réveillez-le ! Monsieur Haimo ! Appelez-le ! Mes deux fils partent pour la guerre ! Ils l’ont crié : Demain la guerre ! Réveillez-le ! Un seul peut nous sauver !
La voix. — Il n’est pas là, Monsieur le curé, il est sorti.
Dorothée (criant). — Ô Dieu ! Mes fils ! Ô seul espoir, tout est perdu !
Choral ii.
Scène vii.
Haimo. — Frère Claus ! Frère Claus !
Nicolas. — La paix soit avec toi, Haimo. Je t’attendais.
Haimo. — Tu sais tout ?
Nicolas. — La guerre civile !
Haimo. — Si rien n’est fait avant l’aurore, frère Claus, ce jour sera le dernier jour de notre Confédération. Et les clochers sonneront jusqu’à toi le tocsin de la guerre civile.
Nicolas. — Depuis sept ans je les avertissais. Mais ils ne m’ont pas écouté.
Haimo. — C’est vrai…
Nicolas. — Je leur disais : Restez dans vos frontières, si vous voulez garder vos libertés. Mais ils ne m’ont pas écouté.
Haimo. — C’est vrai…
Nicolas. — Et cette nuit, ils se préparent à la guerre, non pour défendre leur patrie, mais pour remplir leurs bourses d’or.
Haimo. — Tout cela est vrai, frère Claus. Mais songe aux mères, à Dorothée, à tes enfants ! Toi seul peux nous sauver par ton exhortation !
Nicolas. — Quand les chevaux de guerre sont sellés, quand les hommes au sang jeune et violent tendent la main vers les armes luisantes, il est trop tard pour avertir. Vous n’avez plus besoin de ma morale !
Haimo. — Toi seul peux nous sauver par un conseil adroit !
Nicolas. — L’avidité de la puissance et des richesses les rend fous. Que peut-on faire entendre à des fous ?
Haimo. — Ils n’entendront plus la raison, mais ta folie et ton miracle, frère Claus ! C’est la seule voix qu’ils entendront ! Oh ! toi qu’ils jugeaient fou, toi le saint et le seul, si tu descends, le peuple entier te recevra !
Nicolas. — J’ai dit adieu au monde, pour toujours.
Haimo. — Mais le monde angoissé te rappelle !
Nicolas. — Heureux l’homme qui trouve sa paix dans le désert et la prière !
Haimo. — Heureux l’homme qui préfère à sa paix le salut de tous ceux qui souffrent !
Nicolas. — Mon vœu me lie !
Haimo. — Quel vœu ?
Nicolas. — Mon vœu de solitude ! Mon salut !
Haimo. — Ô ! que Dieu même te délie !
Récitatif.
Parmi nous, peuple, parmi nous — parmi la foule en lourd tumulte avant le jour — aveugle proie de l’horreur désirée — prêtant l’oreille au martelant galop du cheval roux de notre Apocalypse — parmi nous, foule, parmi nous
Descends, clémente et pacificatrice — ô voix pareille à la rosée ! — Viens te poser sur le cœur de violence — apaise-nous, colombe en ce tumulte — miraculeuse !
Chœur céleste.
Nicolas. — Ô dure nuit du dernier sacrifice ! Haimo ! Haimo !
Haimo. — Qu’a dit la voix ?
Nicolas. — Dieu lui-même est descendu ! Mon Seigneur s’est abaissé ! Ô Haimo ! j’ai tout quitté pour vivre seul avec mon Dieu, tout près du ciel. Et voici qu’il me faut maintenant quitter aussi ma solitude et redescendre chez les hommes… Écoute-moi. C’est comme un effrayant blasphème… C’est comme si Dieu lui-même m’avait dit : Nicolas, sacrifie ton salut ! — J’obéirai, je descendrai.
Scène viii.
Choral i.
Nicolas (s’arrêtant). — Haimo, je ne puis plus marcher ! Mes jambes plient !
Haimo. — Au nom du ciel, efforce-toi, mon frère ! Le temps fuit !
Nicolas. — Haimo, je ne puis plus…
Haimo (penché vers Nicolas). — Vois là-bas ! Ils se sont levés ! Tout s’apprête pour la guerre ! Soldats rangés, armes fourbies, regards de haine, sans un mot ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Soutiens ton serviteur !
Nicolas. — Écoute-moi ! Je ne puis plus avancer. Je vais te dicter un message pour les députés. Ensuite tu me laisseras sur le bord du chemin. Et tu courras leur crier : Paix ! Paix !… Viens près de moi. Écris ce que je dis !
Chœur céleste.
Haimo. — J’ai tout écrit. Veux-tu signer ?
Nicolas. — Ce sont là de faibles paroles, si Dieu lui-même ne les signe dans leurs cœurs ! Va, bon frère, et hâte-toi !
Haimo. — Adieu !
Nicolas. — Haimo ! (Il ôte la corde qui tient sa robe.) Voici ma signature ! (Il fait un nœud.) Apporte-leur ce nœud, afin qu’ils le dénouent !
Haimo (prenant la corde). — Un faible enfant pourrait le dénouer !
Nicolas (avec peine). — L’homme le plus fort ne pourrait pas le dénouer… et il faudrait alors l’épée pour le trancher… si chacun tire par un bout… de son côté…
Nicolas. — Dieu ! Pardonne à ton serviteur ! Qu’ai-je fait ? Qui suis-je, moi, pour m’opposer à l’œuvre juste de ta main, de ta vengeance !
Tu as raison quand tu nous damnes. Tu as raison quand tu nous sauves. Tu as raison quand tu nous jettes dans la guerre. Tu as raison quand tu nous gardes dans la paix. Que ta volonté se fasse !
Scène ix.
Un député. — Les chevaux sont-ils sellés ?
Des voix. — Sellés !
Un ambassadeur. — Les bagages sont-ils chargés ?
Des voix. — Chargés !
Un compagnon. — Et vous, êtes-vous prêts à me suivre ?
Les compagnons. — Nous sommes prêts !
Voix. — À la vie ! À la mort !
Tous. — À la guerre !
Haimo (entre les deux groupes, isolés). — Halte ! (Tous se retournent vers lui.) Message de la part du frère Claus !
Tous. — Halte ! Halte !
Haimo. — Députés des huit cantons, je vous adjure de par Dieu ! vous assembler une dernière fois !
Les compagnons. — Hou ! Hou ! Hou !
Les députés. — De par Dieu ! nous t’entendrons !
Scène x.
Récitatif.
Voix. — Que disent-ils ? — Entendez-vous ? — Que font-ils ? — Les voyez-vous ?
Une voix de la coulisse. — Je les vois ! — Il a lu le message ! — Je n’entends rien ! — Tous ont baissé la tête !
Voix sur la place. — Ils ont entendu le message ! Écoutez !
Récitatif.
Voix sur la place. — Écoutez ! Qu’ont-ils dit ? Écoutez !
Voix de la coulisse. — Je ne sais pas ! — Je les vois qui se lèvent !
Voix sur la place. — Ils se lèvent !
Voix de la coulisse. — Ils se serrent les mains ! Ils s’embrassent !
Voix sur la place. — Ils se serrent les mains ! Ils s’embrassent !
Voix de la coulisse. — Les voici !
Voix sur la place. — Les voici qui viennent !
Le président (lisant). — Au nom de la vénérable Diète des huit cantons confédérés ! Considérant tous les périls qui nous menacent à l’intérieur comme au-dehors de nos frontières, sur le conseil de notre frère Claus inspiré par le Tout-Puissant, nous avons décrété ce qui suit :
La ligue des villes est proclamée dissoute. Les campagnes auront part équitable et juste au partage du butin de Bourgogne. Toute alliance étrangère est interdite soit aux cantons, soit aux partis, et tout subside en nature ou argent, afin que nulle jalousie ne vienne empoisonner les cœurs. Moyennant quoi nous acceptons dans notre Confédération les bonnes villes de Fribourg et de Soleure. Les députés doivent emporter le souvenir de la fidélité, des peines et travaux que le pieux homme, frère Claus, s’est donnés en cette occasion. Qu’il soit de leur devoir, partout et en tout lieu, de célébrer notre reconnaissance et d’illustrer ce mémorable exemple ! Séparons-nous dans la paix et la joie !
Les assistants de gauche. — Un pour tous !
Les assistants de droite. — Tous pour un !
Récitatif.
Parmi nous, peuple, parmi nous, — toi maintenant renais multipliée, dans tous nos cœurs, à tous échos, par mille cloches — ô joie du Pacificateur !
Du haut des Alpes, qu’elle est belle — la voix de la sentinelle — qui nous avertit du salut !
Qu’ils sont beaux sur nos montagnes — les pieds ailés du messager — qui vient publier la paix !
Le messager. — Au frère Claus, de la part des municipalités et conseils de Soleure et de Fribourg :
Nous sommes avisés que, par la grâce du Dieu Tout-Puissant ayant établi dans toute la Confédération la paix, le calme et l’unité par ton conseil et ton intervention, tu nous as fait à nous-mêmes un tel bien que nous sommes fraternellement associés dans une éternelle union à toute la Confédération. De quoi nous rendons grâce à Dieu et à toute la Cour céleste, ainsi qu’à toi dont l’amour de la paix a opéré ces choses, priant Notre Seigneur Jésus-Christ de t’en accorder récompense et de nous établir dans la joie de l’éternelle félicité. De tous soit dit bienheureux, Nicolas !
Choral ii. (Plan 1.)
Chœur des enfants et des suisses. (Plan 2.)
Chœur céleste. (Plan 3.)
Chœur final. (Tutti.)