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Note de l’éditeur

La première version de La Part du diable parut à l’automne 1942. Elle s’est trouvée épuisée au moment où l’auteur terminait une version élargie de cet ouvrage qui lui avait été demandée par un autre éditeur pour la publication en langue anglaise.

Cette version nouvelle que nous publions aujourd’hui avec une typographie et dans un format différents, contient, à peu de choses près, toute la substance du premier livre. Mais seize chapitres nouveaux sont venus s’y ajouter et un grand nombre des chapitres primitifs ont été élargis ou remaniés. Ces modifications et additions révèlent la préoccupation de l’auteur : rendre son livre plus indépendant de l’actualité immédiate. Ses jugements sur Hitler par exemple sont portés au passé, en vertu d’une légère anticipation déjà justifiée par les événements de ces trois derniers jours : la prise de Rome et le débarquement des Alliés sur la terre de France. Cette modification grammaticale suffit à elle seule à donner à cette section de l’ouvrage une portée générale, historique, à laquelle ne pouvait prétendre la polémique directe. Une série de chapitres sur Le diable dans la démocratie achève de dissiper l’illusion qu’il s’agirait ici d’un effort d’élucidation limité au conflit actuel.

[p. 8] De plus, afin de répondre à une question posée par de nombreux lecteurs, et qui lui paraissait légitime, l’auteur a introduit dans la première partie, une discussion sur la réalité de Satan. Le thème en est cette petite phrase assurément paradoxale : « Le diable est un mythe, donc il existe réellement. »

Enfin le lecteur trouvera dans la quatrième partie des considérations sur le diable dans l’Église et dans la théologie, ainsi que dans nos vertus et superstitions courantes. Ces additions, dans l’esprit de M. Denis de Rougemont, devaient normalement compléter un acte d’accusation qui ne laisse plus aucun refuge au pharisaïsme du siècle.

La première version de La Part du diable valut à l’auteur ce jugement de la revue américaine The Nation : « A truly great book ! » Elle eut le sort peu commun d’être jugée fort protestante par les protestants, fort catholique par les catholiques et d’être approuvée pour des raisons contradictoires à la fois par les surréalistes et par quelques ultraréactionnaires. Si certains ont jugé le livre trop léger de ton et d’allure et d’autres au contraire trop dense et trop sérieux, on s’est accordé à louer son style clair, nerveux et naturel.

« Quand on voit le style naturel, » a écrit Pascal, dans ses Pensées « on est tout étonné et ravi ; car on s’attendait de voir un auteur, et on trouve un homme ». Peu de lecteurs américains savent que ce livre résume, en quelque sorte, la carrière déjà riche d’un homme qui est un des écrivains les plus remarqués de sa génération et dont les œuvres ont été traduites en huit langues.

Denis de Rougemont est né en Suisse en 1906. Il publia à Paris de 1932 à 1935 une petite revue de polémique théologique intitulée Hic et Nunc, qui défendait la position de Kierkegaard, le grand penseur danois du siècle dernier, et de [p. 9] Karl Barth, le rénovateur de la théologie protestante contemporaine.

À Paris également, dès 1931, il avait été l’un des fondateurs des revues Esprit et L’Ordre nouveau, organes du mouvement personnaliste dans lequel il représentait le pôle protestant, tandis qu’Emmanuel Mounier y représentait le pôle catholique. Ses deux premiers livres, Politique de la personne et Penser avec les mains, contribuèrent à définir cette doctrine qui prend pour mesure des institutions et de la morale : « la personne », c’est-à-dire l’individu responsable d’une vocation qui le distingue de la masse mais aussi le relie à une communauté vivante. M. Denis de Rougemont a été ainsi entraîné à combattre sur deux fronts : contre l’individualisme bourgeois mais aussi contre le collectivisme ; contre le capitalisme mais aussi contre l’étatisme — une société à la mesure de l’homme responsable et créateur étant l’enjeu de la bataille.

Ces idées n’étaient connues, avant la guerre, que d’une élite de la jeunesse européenne, mais elles se sont propagées rapidement dans l’« Underground », et il n’y a pas de doute que lorsqu’elles pourront éclore, elles joueront un rôle important dans la reconstruction française et européenne.

En 1935, après avoir passé une année dans une île de l’Atlantique et une année dans une maison abandonnée du Midi de la France, il était lecteur de français à l’Université de Francfort. Il saisit d’occasion d’étudier le nazisme de près. De cette période sont sortis les deux livres qui l’ont fait connaître du grand public : Journal d’un intellectuel en chômage et Journal d’Allemagne. Du premier, le critique du Temps écrivit : « Ce livre est l’un des plus importants non pas de cette saison, ni de cette année, mais de cette époque. » [p. 10] Quant au deuxième, il fut naturellement mis à l’index et saisi par les nazis dès leur arrivée en France.

Peu avant la guerre, il publia L’Amour et l’Occident (traduit et publié aux États-Unis sous le titre Love in the Western World) et un drame Nicolas de Flue qui fut joué en 1941 en Suisse où on le considère comme une œuvre nationale. Ce fut Arthur Honegger, son compatriote, qui écrivit pour la pièce, l’importante partition pour chœurs et orchestre qui a été créée à New York, à Carnegie Hall, en 1941.

Mobilisé en Suisse au premier jour de la guerre, l’auteur servit d’abord comme officier d’infanterie, puis fut attaché à l’état-major général. Au printemps 1940, il publia Mission ou Démission de la Suisse et fonda simultanément une organisation politique sous le nom de « Ligue du Gothard ». Le but de la Ligue était de rassembler toutes les forces non partisanes — des syndicats de gauche aux corporations catholiques — dans une action énergique pour la défense « à tout prix » de la Suisse cernée par les nazis. M. Denis de Rougemont écrivit un manifeste qui fut publié par 80 journaux suisses et l’influence de la Ligue se révéla déterminante dans la crise qui suivit en Suisse l’armistice franco-allemand de juin 1940.

Depuis trois ans il vit aux États-Unis. Il y a publié, en collaboration avec Madame Charlotte Muret The Heart of Europe, puis, Les Personnes du drame, et de nombreux articles.

En 1942, il a été nommé professeur à la Faculté des Lettres de l’École libre des hautes études de New York. De 1942 à 1943, il a été attaché à la section française du Bureau américain d’information en temps de guerre, Office of War [p. 11] Information, où il a rédigé le texte de près d’un millier d’émissions radiophoniques destinées à la France.

Ces renseignements biographiques permettent au lecteur de comprendre que La Part du diable est l’œuvre d’un homme qui a toujours voulu et su allier l’action à la pensée.

Juin 1944

New York

Robert Tanger