[p. 77]

Troisième partie
Le diable démocrate

[p. 79]

24.
Erreur fatale des démocraties

Avec une aisance alarmante, nous avons retrouvé, dans la figure qui symbolise toutes les terreurs du siècle, la plupart des aspects classiques du démon : l’esprit tombé, le prince de l’ici-bas, le tentateur, l’accusateur et le menteur. Il reste à dépister Légion, celui qui dit toujours : ce n’est pas moi, c’est l’autre ! c’est la masse ! je n’y étais pas ! Celui qui n’est jamais où vous croyez le prendre, où les sanctions l’attendent, où le mal se confesse. Eh bien, ce sera vite fait, nous connaissons le tour : ce qu’il y eut finalement de plus diabolique chez Hitler, c’est la façon dont il persuada le peuple allemand que toutes ses misères venaient de l’extérieur, de l’étranger, du traité de Versailles, ou des Juifs, ou des Soviets, ou des Ploutocrates anglo-saxons, donc des autres, toujours des autres, — jamais du peuple allemand lui-même. C’est à ce procédé que l’on reconnaît le mieux la tactique de Satan chez tous ses délégués.

Mais ici, prenons garde ! Ce livre est plein de pièges. Si l’on vient d’accepter les phrases qui précèdent, c’est peut-être assez grave pour nous.

Car voici le point précis où tout se renverse, le point où nos accusations, délaissant nos ennemis abattus, vont porter de plein fouet contre nous-mêmes.

Beaucoup de démocrates ont cru très sincèrement qu’Hitler incarnait seul tout le mal de notre temps, et qu’il était un monstre avec lequel nous n’avions vraiment rien de commun. « Voyez, je ne suis qu’Hitler ! », disait Satan. Nous n’avons vu qu’Hitler. Nous l’avons trouvé terrible. Nous l’avons [p. 80] détesté. Nous lui avons opposé avec plus ou moins de détermination nos vieilles vertus démocratiques. Nous n’avons plus su voir le démon parmi nous.

Le tour est joué. Nous voilà pris. Si le diable est Hitler, nous sommes du bon côté ? C’est un ennemi battu, nous sommes donc quittes ? Le diable n’en demandait pas plus : il adore notre bonne conscience. C’est la grande porte par laquelle il entre en nous de préférence, en se faisant annoncer sous un faux nom.

25.
Notre primitivisme

Chacun sait que les primitifs de la Mélanésie, victimes des plus célèbres études sociologiques du siècle, ont coutume de personnifier les forces mauvaises qui les menacent, les causes des crimes, des accidents, de la stérilité ou de la mort. Que ce soit un sorcier, un profanateur du sacré, un animal, un nuage, un bout de bois colorié, toujours la cause du mal dont souffrent ces sauvages est indépendante d’eux-mêmes, et doit donc être combattue et anéantie hors d’eux-mêmes.

À l’inverse, le christianisme s’est efforcé depuis des siècles de nous faire comprendre que le Royaume de Dieu est en nous, que le Mal aussi est en nous, et que le champ de leur bataille n’est pas ailleurs que dans nos cœurs. Cette éducation a largement échoué. Nous persistons dans notre primitivisme. Nous rendons responsables de nos maux les gens [p. 81] d’en face, toujours, ou la force des choses. Si nous sommes révolutionnaires, nous croyons qu’en changeant la disposition de certains objets — en déplaçant les richesses par exemple — nous supprimerons les causes des maux du siècle. Si nous sommes des capitalistes, nous croyons qu’en déplaçant vers nous ces mêmes objets, nous sauverons tout. Si nous sommes de braves démocrates, inquiets ou optimistes, nous croyons qu’en rôtissant quelques dictateurs, profanateurs du droit, ou sorciers, nous rétablirons la paix et la prospérité ! Nous sommes encore en pleine mentalité magique. Comme de petits enfants en colère, nous battons la table à laquelle nous nous sommes heurtés. Ou comme Xerxès, nous flagellons les eaux de l’Hellespont, à grands coups de discours sur les ondes courtes.

Nous oublions ce fait fondamental : c’est qu’en réalité nos adversaires ne diffèrent pas essentiellement de nous. Car tout homme porte dans son corps (et dans son âme) les microbes de toutes les maladies connues, et de bien d’autres. Anéantir les signes extérieurs de la menace ne serait nullement suffisant pour nous en délivrer. Ces signes — Hitler, Staline, ou les capitalistes, selon les cas, les méchants en général — ces signes personnifient des possibilités qui existent en nous aussi, des tentations latentes qui pourraient fort bien se développer un jour, à la faveur de la misère ou de la fatigue, ou de quelque déséquilibre temporaire.

Confessons donc la vérité compromettante.

Hitler n’était pas en dehors de l’humanité, mais en elle. Bien plus, il n’était pas seulement devant nous, mais en nous. Il était en nous avant d’être contre nous. C’est en nous-mêmes d’abord qu’il s’est dressé contre nous. Et mort, il va nous occuper sans coup férir si nous n’admettons pas qu’il est une part de nous, la part du diable dans nos cœurs.

[p. 82] L’adversaire est toujours en nous.

Et c’est pourquoi je pense que le chrétien véritable, s’il existait, serait cet homme qui n’aurait d’autre ennemi à craindre que celui qu’il loge en lui-même.

26.
« Nous sommes tous coupables »

Voici une remarque des plus simples : personne n’a jamais prétendu qu’il agissait par mauvaise volonté. Nous sommes tous, nos ennemis y compris, des « hommes de bonne volonté »11. Pourtant voyez ce qui se passe dans le monde, et dites qui l’a fait. Le diable ? Oui, mais par nos mains et nos pensées. C’est ici le moment de nous rappeler notre slogan démocratique : Tous les hommes se valent ! Certes, il y a des degrés dans le mal, il y a des inégalités dans la responsabilité. Mais nous sommes tous dans le mal, nous sommes tous les complices des plus grands responsables du monde.

Cependant, évitons à tout prix un malentendu menaçant. L’intention des remarques précédentes n’est nullement de justifier « les autres », que l’on avait d’abord accusés de tout le mal ; ni de nous fourrer tous dans le même sac, sans distinctions, comme semblait le faire en 1939 un manifeste [p. 83] de l’Oxford Group, largement répandu en Europe, et qui s’intitulait non sans une curieuse présomption : « Nous sommes tous coupables. »

Je veux dire ceci : nous sommes tous coupables dans la mesure où nous ne reconnaissons pas et ne condamnons pas en nous aussi la mentalité des totalitaires, c’est-à-dire : la présence active et personnelle du démon dans nos passions ; dans notre besoin de sensation ; dans notre crainte des responsabilités ; dans notre inertie civique ; dans notre lâcheté vis-à-vis du grand nombre, de ses modes et de ses slogans ; dans notre ignorance du prochain ; dans notre refus enfin de tout Absolu qui transcende et qui juge nos intérêts « vitaux » (comme ils le sont toujours…).

Il est juste et nécessaire de dire que le diabolisme n’est pas seulement hitlérien, que l’hitlérisme n’est pas seulement allemand, que nous aussi, nous sommes déjà plus ou moins hitlérisés dans nos mœurs et dans nos pensées. Mais cela n’excuse pas Hitler. Loin de là ! Cela nous accuse.

Si je ressemble à un criminel, cela ne justifie pas le criminel, cela me condamne. Et puisqu’il faut combattre le crime, je ne dirai pas que je vais laisser courir le criminel d’en face, pour mieux me livrer d’abord à ma réforme intérieure ! Je dirai au contraire que la lutte pour me réformer et la lutte pour empêcher le criminel de poursuivre ses méfaits, sont une seule et même lutte.

Que servirait de gagner cette lutte en moi seulement, puisque le criminel risquerait de me supprimer ? Que servirait de la gagner hors de moi seulement, puisque je risquerais de devenir à mon tour un autre criminel ? Il n’y a qu’un crime, en moi et hors de moi ; qu’un hitlérisme, chez les nazis et chez nous. C’est le même diable.

Et ceci n’est qu’un post-scriptum à l’adresse des pacifistes : [p. 84] « Nous sommes tous coupables, me disent-ils, donc nous n’avons pas le droit moral de nous battre contre Hitler. » — Nous sommes tous coupables, certes, mais si nous en sommes persuadés, il ne nous reste plus qu’à combattre le mal, en nous et hors de nous, c’est le même mal ! En nous par des moyens spirituels et moraux, hors de nous par des moyens matériels et militaires, conformément à la nature du péril. Si quelqu’un met le feu à une maison, il faut des pompiers, coupables ou non, pour éteindre l’incendie ; et des policiers, coupables ou non, pour arrêter l’incendiaire. Or l’Histoire nous a mis, bon gré mal gré, dans le rôle technique des pompiers et des gendarmes. Cela ne fait pas de nous des saints. Cela n’implique même pas que nous soyons meilleurs que les autres. Mais nous serons sûrement pires si nous ne faisons pas notre métier.

27.
Signalement du diable déguisé en démocrate

N’ayant pas su reconnaître l’un des traits les plus précisément diaboliques chez Hitler — sa façon de localiser tout le mal à l’étranger, pour s’innocenter — nous sommes tombés dans la même erreur que lui : nous avons fait d’Hitler une image du démon tout extérieure à notre réalité. Et pendant que nous la regardions, fascinés, le démon est revenu par [p. 85] derrière nous tourmenter sous des déguisements qui ne pouvaient éveiller nos soupçons.

Le xixe siècle, sans s’en douter, a remplacé la Providence par le progrès automatique. Devant les résultats présents de cette croyance quasi universelle dans les masses et l’élite, l’on est induit à reconnaître que le Progrès automatique n’était qu’un déguisement du diable. Non pas qu’aucun progrès réel soit diabolique en soi ! Mais si l’on s’abandonne au rêve du Progrès, laissant aller les choses avec l’arrière-pensée fataliste et réconfortante que tout s’arrangera de soi-même, dans l’ensemble et à la longue, alors le Progrès devient le plus dangereux des soporifiques, une véritable drogue du démon, l’un de ses nouveaux noms.

Nous avons cru à la bonté foncière de l’homme. Par gentillesse pour les autres, évidemment… Mais c’est toujours une manière de croire aussi à sa propre bonté. Et donc de s’aveugler sur le mal que l’on porte en soi. Et donc de ne pas se soucier de la présence active du démon. Et donc enfin de lui laisser le champ libre pour nous duper.

Nous avons cru que le mal était relatif à l’ordre social, qu’il provenait d’une mauvaise répartition des biens, d’une éducation mal comprise, de lois inadéquates, ou de refoulements et d’injustices qui pouvaient être éliminés par des mesures adroites. Toutes ces croyances, en grande partie superstitieuses, ont eu pour principal effet de nous aveugler sur la nature de l’homme, c’est-à-dire sur la nature essentielle du mal enraciné dans notre liberté, dans nos données premières, et dans la définition même de l’homme en tant qu’il est humain.

Nous avons été optimistes par principe, et presque par savoir-vivre, dirait-on, malgré tous les démentis de la réalité. Cet optimisme n’était pas la confiance naïve de l’enfant, mais [p. 86] une espèce de mensonge. Exactement : une fuite devant le réel. Car dans le réel, nous savons bien qu’il y a du mal, qu’il y a l’action du diable. Mais cela nous scandalise et nous effraye. Alors nous essayons de conjurer le mal en le niant : c’est encore la mentalité magique. Nous pensons que celui qui dénonce le mal comme fondamental doit être lui-même très méchant. Nous croyons qu’en avouant le mal, nous le créons d’une certaine manière. Nous préférons ne pas insister. Nous refoulons, dirait Freud. Cette fuite et ce mensonge inconscients, nous rendent incapables de comprendre ce qui se passe dans le monde, et nous livrent aux ruses le plus simples du Malin.

Nous avons éliminé de notre existence bourgeoise le sens du tragique, pour nous tourner exclusivement vers la recherche du confort et des vertus moyennes. Par là, nous avons provoqué Hitler et l’éruption des « forces mystérieuses » qu’il représenta. Autant que la compensation fatale de nos défauts, Hitler a été le négatif exact de nos idéaux optimistes, dans la mesure où ils étaient irréalistes, utopiques comme tout ce qui néglige le tragique, platement égoïstes, et n’exprimant plus qu’un désir médiocre, dilué et trop étendu (comme on étend d’eau une solution concentrée) de divinisation prométhéenne. Nos vertus comme nos vices n’avaient plus l’air de rien, et leur insignifiance était leur diabolisme. Il est trop clair que les démocraties, en tant que telles, n’ont pas produit d’exemples d’héroïsme et de vertu12 comparables en grandeur aux atrocités rigoureuses produites par l’hitlérisme au nom d’Hitler. Ce qui a paru de grand, dans notre camp n’a pas été le fait de la démocratie bourgeoise, mais de chrétiens comme Niemöller, ou de révolutionnaires mystiques. Après tout, dira-t-on, c’est normal, car la démocratie n’est [p. 87] rien en soi. Elle n’est que le régime qui permet aux croyants, comme aux incroyants, de se manifester sans être massacrés13. Oui, mais encore faut-il qu’il y ait des croyants ! Or nous étions devenus d’incurables sceptiques.

De même que nous disions, en présence d’un miracle du bien : trop beau pour être vrai ! nous disions en présence de certaines descriptions du mal : trop affreux pour être vrai !14

Cependant, c’était vrai, mais cela nous gênait. Nous l’écartions irrésistiblement de nos pensées…

Car si ce « trop affreux » eût été vraiment vrai, il eût fallu agir d’urgence et sans réserve ; et si nous nous étions mis à agir sans réserve, nous aurions vu très vite que ce mal avait des racines dans nos vies aussi, et que d’une certaine manière, nous l’aimions ! Voilà le grand secret.

Le diable a réussi à faire croire aux démocrates qu’ils n’aimaient pas du tout le mal, qu’ils ne le désiraient nullement, qu’ils étaient bons et les autres méchants, et que c’était tellement simple… Comme je voudrais que cela soit aussi simple ! Ne fût-ce que pour le moral militaire. Car, ainsi qu’aimait à le répéter un fameux général autrichien, Conrad von Hötzendorf : « Tout ce qui n’est pas aussi simple qu’une gifle ne vaut rien pour la guerre ». C’est sans doute vrai pour une armée. Mais cette guerre-ci oppose bien plus que des armées. Elle oppose des conceptions de la vie. C’est une espèce de guerre civile mondiale. Elle sera perdue si nous perdons d’abord le sens de la réalité morale. Et certaines simplifications le perdent à coup sûr. Je parle ici comme un Européen qui a vu de près des phénomènes bizarres de désintégration démocratique et de conversion au fascisme. La France était [p. 88] démocratique dans son ensemble en 1939 ; presque chacun de ses citoyens se disait sincèrement antinazi, et se croyait parfaitement à l’abri de ce genre de tentation. Il avait sa bonne conscience de démocrate. Hitler est venu, Pétain a capitulé, et aussitôt, certains ci-devant « intellectuels antifascistes » de Paris ont découvert qu’au fond, le nazisme n’était pas si mal que cela ; qu’en somme, ils avaient toujours désiré quelque chose qui ressemblait assez à cela ; et qu’après tout, « les nazis étaient des hommes comme nous ».

Voilà le danger que court la démocratie américaine, après toutes les autres. Elle aussi a cru que les nazis étaient des animaux d’une tout autre race que les Américains. Elle aussi risque de découvrir un jour qu’« après tout, ils sont des hommes comme nous ». Et c’est bien vrai : ils sont des hommes comme nous dans ce sens que leur péché est aussi en nous, secrètement.

L’une des leçons claires qui se dégagent des événements européens me paraît être celle-ci : la haine purement sentimentale du mal qui est chez autrui peut aveugler sur le mal que l’on porte en soi, et sur le sérieux du mal en général. La condamnation trop facile du méchant qui est en face peut recouvrir et favoriser beaucoup de complaisance intime à cette même méchanceté. Je pense aux vertueuses indignations du puritain tenté et qui se fait une caricature du vice d’autrui pour éviter de le reconnaître en lui-même. Je soupçonne une profonde ambivalence dans certaines dénonciations passionnées de l’hitlérisme : la violence du ton et le simplisme obstiné de certains jugements trahissent une vague mauvaise conscience, une anxiété secrète, une tentation inavouée. Devant des antifascistes qui ne veulent être que des antis — sans méfiance pour leur propre cas ! —, je ne puis m’empêcher de penser qu’un jour ou l’autre, le pro qui sommeille [p. 89] dans un coin de leur cœur se réveillera brusquement et les renversera. Nous avons vu trop de cas de ce genre, individuels ou collectifs. Nous avons vu la population de la Sarre se jeter dans les bras du Reich en 1935. Nous avons vu la Vienne sozialdemokrat se transformer dans l’espace de vingt-quatre heures en une Vienne délirante de passion hitlérienne. Nous avons vu quelques-uns de nos amis « occupés » découvrir subitement les « bons côtés » du système totalitaire. C’est pourquoi nous dirons aujourd’hui aux braves démocrates : — Regardez le diable qui est parmi nous ! Cessez de croire qu’il ne peut ressembler qu’à Hitler ou à ses émules, car c’est à vous-même qu’il s’arrangera toujours pour ressembler le plus ! C’est en vous seulement que vous le prendrez sur le fait. Et alors seulement, vous serez en état de le dépister chez autrui, et de l’y combattre avec succès. Car alors seulement, vous serez guéris de votre naïveté invraisemblable devant le danger totalitaire. Vous pourrez échapper à l’hypnose.

Nous manquions d’une représentation moderne du démon. Nous avions donc cessé d’y croire. Puis nous avons imaginé que le diable était Hitler. Et le diable s’est frotté les mains. (Hitler aussi.)

Peut-être serait-il plus fécond maintenant, plus amusant aussi, et finalement plus vrai, d’essayer de nous représenter le diable sous les traits d’un playboy dynamique et optimiste, vierge de toute pensée. Ou, si nous sommes par hasard des intellectuels libéraux, sous les traits d’un intellectuel libéral qui ne croit pas au diable…

[p. 90]

28.
L’Humour et la démocratie

Il faut se moquer de la démocratie. D’abord parce qu’elle est le seul régime qui tolère une critique railleuse. Ensuite, parce que l’humour est nécessaire pour la bonne marche des institutions, dans un ordre social presque entièrement profane. Voici comment.

Le diable est sardonique et ironique à souhait, mais il ne supporte pas l’humour, et c’est par là, probablement, qu’il s’accorde le moins avec notre régime. Car la Démocratie étant basée sur cette supposition, elle-même humoristique, que tous les hommes sont égaux, elle ne peut fonctionner sans humour, non plus qu’une machine sans huile et sans jeu entre ses parties. C’est le sens de l’humour qui sauve les hommes vivant dans un État démocratique. Et de quoi les sauve-t-il ? De l’asphyxie par la proximité, qui serait le résultat fatal de notre destruction des hiérarchies. Grâce au sens de l’humour, une distance respirable et respectable peut être rétablie entre voisins, entre maris et femmes, ou entre fonctionnaires et victimes normales de l’État.

Prenez en effet une démocratie quelconque. Supprimez toute espèce d’humour aussi bien dans sa vie quotidienne — rouspétance du citoyen — que dans sa vie proprement politique — farce des partis — et vous obtiendrez au terme de l’opération, si elle est énergiquement poussée, l’État totalitaire dans sa splendeur native.

L’auteur de ce livre étant intimement persuadé que la démocratie dépérit sans critique, dénonce d’avance comme totalitaires ceux qui verront dans les prochains chapitres les [p. 91] marques d’un esprit totalitaire. Qu’ils se reconnaissent eux-mêmes à ce signe ! Je vais passer en revue les principaux démons que le diable délègue au soin de faire de nos démocraties ses colonies-modèles.

29.
Le démon de la Liberté

Pourquoi n’a-t-on jamais aimé et célébré la Liberté autant qu’à l’époque moderne ? Serait-ce qu’elle est plus que jamais lointaine ? Ou au contraire parce qu’on la sent enfin proche et facile ? C’est l’un et l’autre, selon l’âme qu’on y porte, et le sens que l’on prête au mot.

Pour la plupart de mes contemporains, la liberté, c’est le droit de ne pas obéir. Quand on le leur laisse, ils s’ennuient, et bientôt ils appellent un tyran. Mais dès que le tyran sévit, leur amour de la liberté les pousse aux sommets du courage. Et ainsi de suite : ce jeu de coquetterie profonde conditionne en partie l’Histoire. C’est dire que fonder un régime sur le beau mot de Liberté équivaut à substituer à la politique de puissance telle que la formula Machiavel, une politique du romanesque collectif. (Ainsi le mariage d’amour sentimental a pris la place du mariage de raison conclu par les parents et les notaires ; et c’est sans doute au détriment de la stabilité des mœurs.)

Or ce système ne fonctionne pas sans illusions, compensées par autant de déceptions automatiques. La liberté pour laquelle [p. 92] nous mourons n’est pas celle que l’État nous garantit. Celle que nous revendiquons perd ses rayons dorés aussitôt qu’un juriste la formule. Ainsi la star que l’on épouse n’est plus une star pour son mari. Voilà le grand malentendu que symbolise la déesse du port de New York, en éclairant sans condition tous les humains.

Regardez-là : cette déesse est abstraite, mais elle n’en est pas moins sentimentale. Elle fait appel à des sentiments religieux qu’elle dirige vers le vide non sans grandiloquence. Combien de milliers de réfugiés ont pleuré en passant devant elle ! Sa seule présence était le gage d’une aisance de pensée et de vie qu’ils venaient de perdre en Europe pour en avoir abusé sans plaisir. On s’en voudrait de commenter une situation où l’émotion la plus compréhensible couvrait d’aussi étranges confusions.

À dire le vrai, contre l’époque entière, la liberté-en-général n’est pas une Cause, — même pas dans le domaine politique, malgré tant d’éloquence et de vrais sacrifices. Cette liberté non qualifiée ne saurait proprement désigner l’objet d’une revendication, car elle est le signe primordial de notre condition humaine. L’homme est libre, et cela signifie qu’il est placé à chaque instant dans une double possibilité : faire le bien que Dieu veut, et qui l’affranchira ; ou faire le bien qu’il veut selon sa convoitise, et il se trouve aussitôt enchaîné. Soyez libres « pour rien », sans condition ni but, soyez libre de faire ce qu’il vous plaît, et vous ferez probablement ce qui plaît au diable. Mais soyez libres de rejoindre et d’accomplir la vocation que Dieu vous donne, alors vous échapperez au cycle mécanique où vous ont jeté votre naissance et votre race, vos fautes, et l’opinion régnante.

La liberté n’est pas un droit, mais un risque à courir à chaque instant — sur le plan politique aussi bien qu’en [p. 93] esprit. Non seulement, étant ce qu’elle est, il serait fou de la revendiquer, mais encore il est de sa nature qu’elle se perde aussitôt qu’utilisée, soit vers le mal, soit vers le bien, — pour renaître aussitôt avec un risque neuf.

Mais nous parlions, dites-vous, de liberté politique. J’y viendrai donc. Ce qui est en cause dans ce plan, ce n’est point la liberté réelle des hommes, qu’aucun tyran jamais n’a pu suspendre un seul moment, mais c’est le droit que l’État laisse à l’homme d’obéir à sa vocation. Si l’homme ne se reconnaît point de vocation, la liberté qu’il revendique est vide ; le diable s’y mettra sous mille formes diverses, dont l’Opinion publique est la plus ordinaire. Mais si l’homme se reconnaît une vocation, il ne demandera point d’autre droit que celui de s’y conformer. Que l’État lui refuse ce droit, le citoyen peut librement choisir entre la honte et la révolte. Sa révolte peut le conduire soit au martyre soit au rétablissement de lois humaines : dans ces deux cas il reste libre, non pas au nom de la Liberté abstraite, mais au nom de sa vocation particulière. S’il choisit au contraire la honte, laissant sévir des lois contraires à l’exercice de sa foi, il perdra par sa faute la liberté du choix, qui était toute sa dignité d’homme. Alors sans doute, il entrera dans la masse anonyme des esclaves qui revendiquent la Liberté. Ils la revendiquent parce qu’ils ne sont plus libres. Le simple fait qu’ils se sont mis à l’exiger sans condition ni but grand et définissant, prouve qu’ils s’en sont rendus proprement incapables. Autrement, ils l’eussent affirmée, préférant à leur vie les vraies raisons de vivre.

La liberté sans condition est un fantôme, annonciateur des pires tyrannies. J’en nommerai une.

[p. 94]

30.
Le démon de la Police

Le voyageur et l’émigré qui défilent en rade de New York devant le symbole dressé sur un ciel commercial de la Liberté aux yeux vides15, ne tardent pas à recevoir un rappel aux réalités. C’est en effet ce moment précis que choisissent normalement les fonctionnaires des douanes et du Service d’immigration pour monter à bord du navire : nous approchons d’Ellis Island.

En Europe et dans les deux Amériques, j’ai traversé durant cette guerre une bonne douzaine de frontières, et j’ai rempli quelques centaines de questionnaires, dont l’un au moins comportait 32 pages. Ces confessions générales m’ont valu, je dois le dire, autant d’absolutions. Mais loin de me procurer le sentiment d’une bonne conscience civique brevetée par l’État, elles me laissaient chaque fois un peu plus incertain quant à l’identité que je venais d’établir. De l’un à l’autre de ces questionnaires, un personnage conventionnel se précisait : il portait bien mon nom, mon âge et mes signes particuliers, mais plus je démontrais sa cohérence, plus s’estompait en moi la sensation d’être identique à mes données légales. C’était chaque fois un procès à gagner, une culpabilité virtuelle à démentir, un acquittement décerné par la chance. Je sentais s’approcher le moment où la Police estimerait en savoir plus que moi sur mon propre compte. Sourde aux protestations d’un moi réel, mais qui ne pourrait produire ses preuves dans le langage prévu par tous ces documents, elle allait me démontrer que j’étais un Rouge, [p. 95] pire encore, que j’étais un Blanc… Autour de moi régnait un religieux silence. Chacun savait qu’il en devait passer par là. Passer, c’était la seule question. Et le succès pouvait dépendre d’un caprice de la Destinée, d’une humeur de ce Monsieur tout puissant qui m’attendait, le chapeau sur la tête, derrière une table chargée de tampons.

Bien entendu, ces procédures sont justifiables en temps de guerre. Une société démocratique doit se protéger comme les autres. Elle devra même s’organiser mieux que les autres en temps de paix, non seulement pour sa sécurité mais aussi pour le bien commun. Les examens vont se multiplier. On vous engagera sur des chiffres résumant vos capacités, vos opinions et vos réflexes. Vous serez classé, étiqueté, estimé ; vous serez pisté dans le passé jusqu’au ventre de votre mère, affublé d’un numéro d’ordre et privé du droit d’avoir faim.

Ce qui me trouble dans toutes ces machines policières et professionnelles — leurs bienfaits par ailleurs ne sont que trop visibles — c’est l’irresponsabilité de leurs agents. Supposez qu’on pourchasse les Rouges. Personne ne sait exactement ce qu’est un Rouge. Ni le chef qui d’ailleurs demeure inaccessible ; ni les chefs de service, qui s’occupent du service ; ni les exécutants qui se contentent d’exécuter leurs consignes à la lettre. Votre coefficient signifie Rouge. Vous sentez et pensez comme un Blanc ? Voilà qui rend votre cas pire encore. Il n’y aura pas de pétitions dans les journaux. Vous serez un rebut social.

Vous rappelez-vous l’intrigue centrale du Wilhelm Meister ? Goethe conduit son héros d’épreuves en surprises, par une volonté mystérieuse qui est celle du chef d’une société secrète. On veut amener Wilhelm à son salut, par les voies plus ou moins maçonniques d’une secte rosicrucienne. C’était alors comme une figuration de la Providence. C’en [p. 96] est une aujourd’hui de la Police. À cette différence près, toutefois, que l’intention spirituelle s’est évanouie et que le nom du chef, à toutes fins utiles, demeure sans importance pratique, ou inconnu. Quand il serait le diable en personne, vous n’en sauriez pas davantage et n’auriez pas plus qu’aujourd’hui le droit ou le pouvoir de protester.

Le vrai mythe de notre Police a été formulé par Kafka. Dans son Procès, il nous conte l’histoire d’un employé de banque qui se voit inculpé d’une faute indéterminée, et qui s’épuise en vains efforts pour atteindre le Juge et connaître sa loi. On le condamne à mort, sans recours, malgré l’appui d’un avocat marron, sorte de prêtre, qui prétend connaître le Juge et n’est pas mieux en cour que son client.

Je dis que le diable a toutes les chances de mener le jeu partout où le sens s’évanouit, quand l’organisation perdant la tête se met à fonctionner contre les hommes sans que personne n’y puisse plus rien. Présentation de la police moderne.

31.
Le démon de la Sécurité

Lorsque l’homme se trouve confronté avec un des périls normaux de l’existence, deux possibilités s’offrent à lui : ou bien il cherche à développer des forces supérieures à celles qui le menacent, ou bien il cherche à supprimer le péril. Notre choix est fait dès longtemps : c’est le désir de supprimer le péril, plutôt que de le dominer, qui définit l’attitude bourgeoise et l’esprit général de nos démocraties.

[p. 97] À les prendre dans leur ensemble et leur intention générale, les progrès que nous célébrons se résument dans le mot stériliser. Soit en amour (mesures anticonceptionnelles) ; soit dans la vie professionnelle (assurances) ; soit dans l’éducation de la jeunesse ; soit dans la médecine ; soit dans la politique internationale, nous sommes en train de pousser à fond une expérience sans précédent d’asepsie généralisée et d’extinction des risques avant terme.

Morale des assurances-contre-tous-risques. Et qui dira qu’elle n’est pas notre religion, que nos religions elles-mêmes ne s’y rangent pas ? Qui peut soutenir qu’elle vise à autre chose qu’à la suppression méthodique de toute morale poétique, embrassant à la fois le risque et la confiance, la menace et la riposte, l’abîme et le sublime ? Aucune époque ne fut plus antispirituelle, car aucune ne s’est tant préoccupée d’éliminer le mal à moindre prix, au lieu de le compenser par un bien supérieur. Nous avons oublié la règle d’or des stratèges, qui veut que la meilleure défense soit dans l’attaque. Ignorant les magies protectrices, négligeant les forces ! de l’âme, nous cherchons le salut dans la fuite. L’assurance-vie remplace parmi nous l’éducation du cœur pour affronter la mort.

J’imagine volontiers le diable en agent d’assurances générales. Il comprend tout et il a tout prévu. Il connaît l’homme dans sa vulgarité, et se flatte de savoir l’y réduire. Il vous explique votre Bien. Il sait mieux que vous, allez ! il en a vu bien d’autres. Il bluffe, il admet toutes vos objections, mais il vous fait sentir qu’elles sont banales, statistiques. Il vous promet enfin ce pur néant de l’âme : santé — bonheur — prospérité — jovialité et vérité viagère. Vous serez comme des dieux un peu idiots mais perpétuellement hilares. Vous ne mourrez plus. Ou si peu. Sans rien perdre…

[p. 98]

32.
Le démon de l’Insignifiance

… neither having the accent of Christians, nor the gait of Christian, pagan, nor man.

(Hamlet III, 2)

Lorsque le sel perd sa saveur, gouverner devient un plaisir, qu’il s’agisse de conduire un peuple ou nos passions. Sur cette croyance repose le monde des assurés. Ils pensent avoir trouvé le système. Ils aiment la paix, la vertu, l’ordre et la santé. Ils ont raison, mais le diable les mène, car ils voudraient la paix sans lutte et la vertu sans tentations, et l’ordre par l’anesthésie, et la santé par la désinfection. Tout cela peut diminuer la somme des malheurs de l’humanité, mais non pas y éteindre le mal, si le mal est au premier chef l’absence de vertus créatrices.

Dans une passion violente et dans un conflit déclaré, le mal est facilement reconnaissable : c’est à l’avantage du bien. Mais lorsque tout s’apaise en apparence, quand les ressorts des passions se détendent et que l’on redoute l’éclat des vrais antagonismes, le mal se réfugie dans nos prudences et contamine une paix acquise sans combat. Tout l’avantage, désormais, revient au diable.

On sait l’histoire du Grand Vizir qui rencontre la Mort dans un jardin de Téhéran. Elle lui fait un petit signe énigmatique. Épouvanté, le Vizir s’enfuit en Ispahan. Il se croit sauvé. Mais voici que la Mort reparaît le soir même dans son palais. — Par Allah ! s’écrie le Vizir, tu m’as trompé ! —  [p. 99] Non, dit la Mort, lorsque je t’ai fait signe à Téhéran, c’était simplement pour te dire que je t’attendrais ce soir ici.

Ainsi le diable nous fait signe dans nos vices et nous attend dans nos vertus. Sachant qu’il se révèle trop aisément à l’occasion de nos malheurs, de nos crimes et de nos drames, il préfère gouverner sous le couvert de la correction des manières.

Je ne plaide pas ici pour le manque de tenue, ni pour le culte des « belles brutes », ni pour la guerre. Mais je constate que dans une société où le sens spirituel s’endort, la correction des mœurs devient un idéal, la verdeur de langage passe pour une inconvenance, la franchise des passions fait qu’on appelle d’urgence un spécialiste des troubles nerveux. On ne pense plus qu’à éviter les conflits qui poseraient de vraies questions, les éclats qui rendraient manifestes la vérité du cœur humain, ses abîmes et ses miracles. Soyez nice, dit la bourgeoisie. Pour être nice, elle ne se rend pas compte qu’elle paye un prix exorbitant : la saveur même de la vie. Nous avons institué le culte de ce qui ne tire pas à conséquence. Il règne sur nos mœurs et sur notre opinion publique16. Nous oublions que la conséquence de ce culte n’est autre que l’insignifiance de nos vertus autant que de nos vices.

Or les vertus insignifiantes, privées de sens et qui n’ont l’air de rien, sont en réalité le Royaume du Rien. Elles ne s’acquièrent qu’au prix de la grandeur. (Qui sait encore le mesurer ?) Et l’on n’en peut donner que de petits exemples, qui paraîtront naturellement insignifiants…

Quand vous mettez sur votre gramophone un disque sublime intimement chéri depuis longtemps — Monteverde, [p. 100] Mozart ou Bach — et qu’une bien gentille dame et ses charmants amis l’écoutent d’une oreille, poliment, disant lorsque c’est terminé : « So lovely, really… » d’un air indifférent, cela n’est rien, vous vous êtes trompé, servez un drink. Mais il est juste aussi de remarquer qu’une qualité vient de se perdre quelque part. Ces gens ne sont pas méchants, ils n’ont fait aucun mal, il leur manque simplement un sens. Mais l’entropie de l’univers augmente : or il n’est rien de plus catastrophique au monde. On passe. C’est la vie, c’est le monde… C’est le diable, vous dis-je ! Car si vous « passez » là, vous passerez aussi avec l’image de ce monde. Mais si vous acceptez le ridicule de ne point passer sur une si petite chose — un rien vraiment — vous y gagnez peut-être votre droit de cité dans l’univers paradisiaque dont un Bach vous aura donné le respect, par un pressentiment qui suffit à vous rendez contemporain de son éternité.

Le diable est insignifiant, au sens propre du mot, et sa plus grande victoire dans notre époque, c’est d’avoir privé de sens presque tous nos usages, coutumes et costumes, arts, travaux et loisirs. Au point qu’on étonne un moderne en lui demandant quel peut être le sens de son nom, des formes et des couleurs dont il s’entoure, des phrases qu’il répète, ou de l’argent qu’il gagne. On l’étonne par la seule supposition que toutes ces choses, et bien d’autres encore, pourraient signifier quoi que ce soit dans un ensemble spirituel.

Je dis que tout ce qui n’a pas de sens appartient de droit au démon ; que tout ce qui porte un sens comporte quelque bien, le nonsense y compris, qui n’est qu’une allusion à des sens imprévus ou cachés. Quant à l’absurde pur17, c’est une catégorie de la foi ou du mal absolu. Ce qui paraît absurde [p. 101] aux yeux de la raison, la foi l’accepte comme étant la position d’une réalité éternelle dans le temps : ainsi l’Incarnation et le miracle. Caricaturé par le diable, l’absurde est au contraire la fixation d’une réalité temporelle dans l’infini ou dans l’inquestionnable : l’idée de succès en soi, de puissance ou de richesse en soi. L’Enfer est là.

Mais je voudrais donner un autre exemple des méfaits de l’insignifiance, créatrice de névroses dans la vie d’aujourd’hui.

33.
Brève histoire d’un couple correct

Monsieur et Madame sont parfaitement corrects et presque suaves en famille. Scrupuleusement, ils entretiennent une atmosphère de paix dans le foyer. On n’injurie jamais les bonnes, d’ailleurs elles sont si rares. On ne fesse pas les enfants : cela pourrait leur donner des complexes. Jamais une scène de ménage à table, jamais une faute de tenue, un mot plus haut qu’un autre.

« Réellement, docteur — et c’est Madame qui parle — je ne vois pas quel reproche nous aurions à nous faire à cet égard. S’il arrive qu’il y ait un différend entre mon mari et moi, nous ne l’avons jamais laissé percer devant les enfants. Non, docteur, ne cherchez pas de ce côté. Si ma petite Mary est folle, vraiment, ce n’est pas qu’elle souffre de l’atmosphère familiale. Mais je vais vous dire : du côté de mon mari, on n’a pas toujours été très équilibré. Entre nous, une de ses tantes est morte à l’asile. Cela se sent parfois chez lui.

[p. 102] Hier encore, pour vous citer un seul exemple, à peine étions-nous dans notre chambre, il entre en fureur parce que je lui demande d’éteindre une lampe qui me faisait mal aux yeux. Il la lance à terre et me fait une de ces scènes ! J’ai pleuré toute la nuit, sur un canapé du salon… »

— Madame, dit le médecin, vos enfants savent tout cela.

— Impossible, docteur, connaissant mon mari, je les ai fait dormir à l’autre bout de l’appartement.

— Je vous dis qu’ils savent tout sans rien entendre. Ce qu’ils entendent le mieux, c’est tout ce que vous ne dites pas, quand vous êtes devant eux à table, si polis. La petite Mary n’est pas folle, mais comment les nerfs d’un enfant supporteraient-ils le bruit et la fureur qui se déchaînent dans vos silences conjugaux, sans même que vous le sachiez, sauf quand une lampe s’éteint ?

34.
Le démon de la popularité

De toutes les créatures qui aient jamais existé, le diable est celle qui sait le mieux « how to win friends and influence people ». C’est pourquoi la démocratie moderne est spécialement tentée d’écouter ses conseils.

Le pouvoir d’un régime fondé sur le grand nombre dépend des caprices féminins de l’Opinion. Il en résulte fatalement que le problème majeur des dirigeants sera de rendre populaires, plutôt que justes ou efficaces, les mesures gouvernementales. [p. 103] Cette tendance de la vie politique à son tour va contaminer la vie privée, comme il arrive d’ailleurs dans n’importe quel régime. C’est ainsi que jadis les coutumes de la Cour réglaient la politesse à tous les degrés de la société. Elles offraient des modèles dans l’art de courtiser un supérieur, de dominer un inférieur, et d’observer partout les distances convenables. La coutume de nos parlements, de nos partis et de leurs chefs, paraît aujourd’hui toute contraire : il s’agit de courtiser les masses, puisque c’est elles qui donnent le pouvoir ; de se concilier les inférieurs en les flattant, puisqu’il n’est plus permis de les dominer ; enfin d’appeler par leur prénom le plus grand nombre possible d’électeurs, de clients et de chefs de service, la marque du prestige démocratique n’étant plus la hauteur d’allure, mais au contraire la familiarité.

Il serait amusant de comparer sous ce rapport le fameux livre de Mr. Dale Carnegie et l’Homme de Cour de Balthazar Gracian. Ce jésuite avait mis en manuel les maximes de l’astuce sociale sous la monarchie absolue. Mr. Dale Carnegie nous apprend pour sa part comment gagner non pas de vrais amis, bien sûr, mais des clients, des électeurs possibles, des obligés à toutes fins utiles : c’est une version démocratique de l’Homme de Cour, que l’on pourrait intituler l’Homme de l’Antichambre. Notons d’abord que du jésuite à notre expert en popularité, d’immenses progrès semblent s’être opérés au point de vue de la moralité. Gracian vous apprend à tromper, à ruser, à mentir, à tricher, et tous ces procédés lui paraissent de bonne guerre s’ils vous assurent le prestige personnel et la faveur intéressée des grands. Mr. Carnegie au contraire est d’une irréprochable correction morale. Il estime en effet que la Règle d’or des relations humaines, dans tous les ordres, fut donnée par [p. 104] cette phrase de l’Évangile : « Faites aux autres ce que vous voudriez qu’ils vous fissent ». Exemple : Le plus profond besoin de l’homme, selon le professeur Dewey, étant de se sentir important, ne perdez pas une occasion de faire sentir à votre prochain toute l’importance que vous lui accordez : soyez certain qu’il vous le rendra bien.

C’est le bon sens même. Mais c’est le contraire de l’Évangile, qui voulait faire de nous des humbles et nous donner l’esprit de Pauvreté. L’idéal de Mr. Carnegie, c’est un bavard perpétuellement souriant, flatteur pour qu’on le flatte, rompu aux stratagèmes de la fausse modestie la plus intéressée et d’une sympathie méthodique inlassablement déversée sur tout voisin qui pourrait être, un jour ou l’autre, utilisable. Gracian, du moins, ne prétendait pas un instant se conformer aux préceptes du Christ. Il avait la franchise féroce de l’immoralité donnée pour telle, respectant les catégories et défiant la vertu purifiée par l’affront. Il gardait, dans le vice, un style de l’âme.

Le contraste qu’on vient d’esquisser peut nous faire mesurer toute la déperdition d’énergie proprement spirituelle que représente notre « progrès moral ». Allez donc reconnaître le diable dans un monde où chacun ne profère que les banalités profitables aux affaires, sous le prétexte allégué et je cite, « d’entretenir des contacts faciles et agréables ».

Serait-ce que j’ai l’esprit mal fait ? Ou dira-t-on demain que l’esprit est immoral, antisocial, et nuisible aux affaires ? Que le sel de la terre est malsain ? Et que la sagesse démocratique se résume dans une « technique des relations humaines » enseignant aux humains comment se faire des amis, gagner le monde — et perdre son âme ?

[p. 105]

35.
Paradoxe de la démocratie

Avec beaucoup d’intelligence, les totalitaires ont mis la bêtise de leur côté. Sous leur régime, les imbéciles n’ont rien à perdre. Les âmes fortes y sont éliminées par le ressentiment brutal des plébéiens, les âmes faibles aisément convaincues qu’elles n’ont pas droit à l’existence personnelle, les âmes moyennes utilisées.

Comme on le voit, le régime totalitaire n’est que la forme basse de la démocratie. Déchaînez parmi nous les démons que je viens de décrire, et nos démocraties ne se distingueront plus des régimes totalitaires que par un certain manque de rigueur, un désordre plus apparent, une phraséologie moins entraînante.

La démocratie saine pour laquelle je lutterai n’est, comme la santé, qu’une utopie. Je l’imagine de la manière suivante : l’intelligence n’aurait rien à y perdre. Les âmes fortes y seraient à l’aise, les âmes faibles y seraient éduquées, les âmes moyennes s’y sentiraient gênées d’être moyennes et de faire nombre. On y verrait des élites dures, aux disciplines prestigieuses, le triomphe des petits groupes sur la masse, et l’État respectueux des vocations les plus étranges.

C’est un programme complet, si l’on y réfléchit : il serait aisé d’en développer les conséquences sur tous les plans, pour l’économie, la morale, le civisme et la religion. Le beau travail ! Le bel avenir ! Revenons au diable.

[p. 106]

36.
La cinquième colonne de tous les temps

J’ai dit du mal de tout le monde, des totalitaires et des démocrates, des autres, de nous, et donc de moi aussi. Mais si le diable est partout, sa figure se brouille. Et les définitions que j’en ai données successivement, à force de se compenser, finissent par se neutraliser. Le diable n’est pas Hitler, qui pourtant est démoniaque ; il n’est pas non plus la démocratie, qui pourtant n’est pas sainte ; mais il agit partout, il est dans tout… Vos descriptions, me dira-t-on, ne sont pas bien claires. Pourquoi ne pas nous peindre une image nette et facilement reconnaissable de la personne de Satan ?

C’est que le diable, par nature, ne sera jamais clairement et honnêtement définissable. Il est celui qui s’arrange toujours pour être à la fois juge et partie dans le procès de sa définition. Un être paradoxal par essence. Il existe, bien sûr, mais il est dans tout être ce qui n’est pas, ce qui tend au néant, ce qui souhaite secrètement la destruction de l’existence, — celle des autres ou la sienne propre. Sa qualité de n’être pas ceci ou cela de positif lui donne une liberté indéfinie d’action, d’incognito et d’alibis à perte de vue.

Vulgaire et séduisant, pharisien et voyou, hypocrite et cynique à la fois, repoussant mais non moins fascinant, il est sans doute la créature la plus poétique du monde. Il est beau aux yeux des naïfs qui croient que le mal doit toujours être laid ; et il est d’une laideur irrésistiblement attirante aux yeux des désabusés ou des raffinés. En bref, il n’est jamais où vous pensiez le trouver. Il imite en la caricaturant l’action même du Saint-Esprit, toujours ambiguë pour notre doute et déconcertante pour notre raison.

[p. 107] On sait assez que le procédé favori de la Cinquième Colonne consistait à semer la confusion dans le camp de l’adversaire en y répandant alternativement de vraies et de fausses nouvelles. Voilà le diable à l’œuvre dans nos vies : le maître du confusionnisme dirigé ! Hitler fut l’âme de la cinquième colonne du siècle, mais Satan reste l’essence même de la Cinquième Colonne au siècle des siècles.

Enfin — et ceci doit me rendre prudent, personnellement —, le diable est l’être qui, lorsqu’une dénonciation le fait déguerpir de sa cachette, va se loger de préférence chez celui qui l’a dénoncé, et qui se tient pour assuré dans sa bonne conscience. Au moment où vous croyez l’attraper chez un autre et lui régler son compte — voici qu’il est devenu vous-même !

— Mais alors ?…

37.
Une bonne adresse

Si vous voulez déjouer le premier tour du diable, et son second tour du même coup, si vous tenez sérieusement à l’attraper je vais vous dire où vous le trouverez le plus sûrement : dans le fauteuil où vous êtes assis.