[p. 109]

Quatrième partie
Le diable dans nos dieux et dans nos maladies

[p. 111]

38.
Le diable dans nos dieux

Certes, il existe aussi un incognito divin, et c’est l’Incarnation, c’est-à-dire Dieu caché autant que révélé dans l’homme Jésus. Et quelques-uns seulement surent connaître le Christ dans le fils de Joseph, charpentier de village. Mais l’incognito et l’alibi du diable sont exactement inverses : c’est dans l’image de nos dieux qu’il va se dissimuler, au cœur même de nos idéaux et de nos vérités trop humaines, dans les religions que nous confabulons en dehors de la foi révélée. Le diable nous empêche de reconnaître Dieu dans Jésus-Christ, mais à l’inverse, il nous empêche aussi de nous reconnaître dans nos idoles.

Voici comment les hommes s’enchaînent aux dieux qu’ils créent. Ceux qui ne l’ignoraient pas ont renié la Révélation. Dès lors ils en étaient réduits à inventer Dieu. Mais on n’invente que ce que l’on est sans le savoir. Ils ont donc inventé un « Dieu » qui était le moi conscient ou inconscient de ses croyants. Une image de leur impérialisme, ou une compensation rêvée de leurs défauts. Et ce fut le Dieu de la Raison pour les tempéraments rationalistes, le Dieu de l’Instinct et de la Passion pour les hypercivilisés, le Dieu du Succès pour les robustes puritains, le Dieu philanthrope pour les avares et les timides, etc. Tout ceci pour la bourgeoisie et le siècle individualiste.

Les suivants, nos contemporains, n’ont pas dit « Dieu », moins hypocrites. Mais ils ont dit Nation, ou Race, ou Classe. Dans ces trois entités divinisées, le moi n’est plus déguisé qu’en un nous.

[p. 112] Et ces trois entités ont ceci de commun : elles ne sont responsables de rien devant personne, s’étant faites elles-mêmes les critères de toute vérité purement humaine, et décrétant qu’il n’est plus d’autre vérité. Or aux yeux de ceux qui les servent, l’homme n’existe qu’en elles et par elles. Dans la mesure où nous leur obéissons, nous ne sommes donc plus responsables de nos actes, mais elles le sont à notre place. Et comme elles-mêmes n’ont à répondre auprès d’aucune instance supérieure, il n’y a plus de responsabilité nulle part.

Mais s’il apparaît, à l’inverse, que nous ne coïncidons pas avec l’entité divinisée — parce que nous sommes d’une autre race, d’une autre classe, ou d’une autre génération physique et mentale que celle qui détient le pouvoir —, alors nous sommes des « vipères lubriques » et nous devons le confesser publiquement. Après quoi nous recevons une balle dans la nuque, ou bien nous sommes décapités à la hache, selon qu’il s’agit respectivement du dieu Classe ou du dieu Race.

Les dieux des hommes sont sans pardon. Ce sont des diables.

Toutefois, le diable est sans doute moins dangereux lorsqu’il nous tue que lorsqu’il prétend nous faire vivre. Il est moins dangereux dans nos vices que dans nos vertus satisfaites. Il est moins dangereux dans les antres des dictateurs évidemment méchants, que dans les sanctuaires de la foi qui devait mettre à genoux les dictateurs avant que les armées stériles n’entrent en ligne.

[p. 113]

39.
Le diable dans l’Église

Un jour l’Église a été qualifiée de « Satan » par Jésus lui-même. Ce fut quelques minutes après sa fondation, et dans la personne même de celui sur lequel Jésus venait de la fonder : l’apôtre Pierre.

Jésus avait demandé à ses disciples : — Et vous, qui dites-vous que je suis ? « Simon Pierre répondit : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. Jésus, reprenant la parole, lui dit : Tu es heureux, Simon, pis de Jonas ; car ce ne sont pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais c’est mon Père qui est dans les deux » (Matthieu 16).

Sur cet acte de foi, Jésus fonde l’Église : « Et moi, je te dis que tu es Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Église. »

Le Seigneur donne à Pierre les plus grands pouvoirs vicariaux : « Ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux ».

Mais voici qu’aussitôt après — au paragraphe suivant dans l’Évangile —, ce premier pape se fait dire par Jésus : « Arrière de moi Satan ! Tu m’es en scandale ; car tes pensées ne sont pas les pensées de Dieu mais celles des hommes. »

Qu’est-il donc arrivé ? Comment cette « pierre » sur qui l’Église vient à peine d’être posée est-elle déjà devenue pierre d’achoppement ? Pourquoi cet homme, auquel le Christ vient de dire qu’il parlait selon le Père, parle-t-il maintenant selon le diable ? Ce coup de théâtre, l’un des plus stupéfiants de l’Évangile et de la vie spirituelle, s’explique sans la moindre équivoque : Jésus après avoir fondé l’Église, a fait connaître [p. 114] à ses disciples sa mort prochaine et sa résurrection. Alors Pierre s’est mis à le reprendre : « À Dieu ne plaise, Seigneur ! cela ne t’arrivera pas ! » À peine fondée, l’Église en la personne de Pierre, son chef terrestre, a voulu s’assurer de son chef céleste afin de garantir l’institution nouvelle contre les risques de l’esprit, tout en se prévalant déjà d’un Nom qu’elle renie pourtant du même souffle : « À Dieu ne plaise ! », dit Pierre. Or il plaisait à Dieu… En quelques lignes, l’auteur de l’Évangile a décrit toute l’histoire de l’Église.

À chaque instant dans tous les siècles, le même drame va se répéter, individuel ou collectif : c’est le drame du propriétaire.

Jésus confie l’Église à Pierre, car lorsque Pierre croit, il est l’Église. (Tout homme qui croit, dans l’instant de la foi devient Pierre à son tour, et fondement de l’Église.) Mais lorsque Pierre se croit le possesseur du bien dont il a reçu la charge, il prétend aussitôt le gérer pour ses fins, comme il lui plaît, non pas comme il plaisait au Créateur même de ce bien. Il ne va pas courir des risques fous, il a déjà sa belle prudence ecclésiastique. L’ordre et non pas le sacrifice, c’est ce qu’il juge bon. (Et après tout, c’est lui qui porte désormais les clés). La justice et le droit, non pas la folie de l’esprit ni les extravagances de l’amour. La vie certes, mais non la mort dont elle naîtrait. Le résultat, mais sans la condition… Car notre rôle est de durer, et nos responsabilités sont écrasantes, et nous n’allons pas jouer comme un illuminé avec le trésor spirituel que Dieu nous a chargé d’administrer, nous son indigne serviteur…

C’est Satan qui a soufflé le conseil de prudence. Car vouloir conserver ce bien, c’est le sûr moyen de le perdre. Accomplir sagement cette mission de folie, c’est le sûr moyen de la trahir. Ce n’était pas la vie du monde, ni l’ordre ou la justice, [p. 115] ni la moralité que Pierre devait maintenir par l’Église dans le monde, mais le mystère et la pratique du sacrifice, le sens du risque spirituel et de la catastrophe salutaire.

Si Jésus n’est pas supplicié, il ne ressuscitera pas non plus. L’Église n’aura plus rien à dire, le pouvoir de Pierre sera vide. L’Église est posée dans l’Histoire pour y représenter le permanent rappel au drame fondamental de cosmos et de l’esprit : il faut mourir pour naître de nouveau. Étrange institution dont le seul but est de planter au sein du monde un principe de bouleversement, de scandale et de tragédie ! Car tout le sens du christianisme tient en trois actes essentiellement tragiques : prendre sur soi le mal qui est dans le monde, mourir avec ce mal, ressusciter en pureté.

Ce drame est figuré dans le sacrement de la communion. Il est rappelé dans le Credo. Mais peut-on dire qu’il est mis en action par les Églises modernes dans leur ensemble ? En fait, nous les voyons préoccupées de se maintenir dans le monde, au lieu d’y allumer des foyers éclatants de purification. Elles sont devenues des forces de conservation, s’opposant par leur esprit même au processus de mort et de résurrection qu’elles avaient pour mission d’animer. Or dans toute la mesure où une Église s’en tient à de pieuses prudences, sous prétexte de sauvegarder quelques « valeurs spirituelles », elle ne se fonde plus sur le Pierre qui a cru, mais sur le Pierre auquel Jésus disait : « Arrière de moi Satan ! Car tu m’es en scandale. »

[p. 116]

40.
Le diable théologien

Mais tout cela, pensera-t-on, c’est de la théologie. Je connais peu d’occupations plus décriées dans notre siècle, peu de mots qui gardent moins d’appel pour nos contemporains, et je ne parle pas des incultes mais de l’élite intellectuelle. Vous rencontrez de grands savants, des philosophes, des moralistes, des écrivains connus dans le monde entier : neuf fois sur dix ces maîtres de la pensée moderne vous avouent sans la moindre rougeur, légèrement étonnés de la question, qu’ils n’ont pas lu de leur vie un seul traité théologique. On les étonnerait davantage en leur disant que cela se sent dans toute leur œuvre : ils ne verraient pas bien le rapport. Je pense qu’il s’agit là d’une attitude rétrograde, plus inquiétante pour la culture que les méfaits des hordes fascistes.

La pensée de l’Occident et son vocabulaire sont nés des grands débats théologiques aux siècles de la primitive Église. Notre musique, notre sculpture, notre peinture sont nées dans le chœur des églises, tandis que notre poétique se composait dans l’atmosphère des sectes manichéennes. Il n’est pas jusqu’aux grandes philosophies modernes, Descartes et Kant, Hegel, Auguste Comte et Marx, qui n’aient été, à l’origine, des prises de position théologiques. Ignorer la théologie, c’est rompre avec la tradition la plus féconde de la culture occidentale. C’est donc se condamner à refaire sans le savoir les découvertes spirituelles mises en forme depuis plus de quinze cents ans par les Pères de l’Église et les grands hérétiques. La naïveté théologique de notre siècle est l’un des avantages les plus considérables de la nouvelle [p. 117] barbarie. Je ne puis la comparer qu’à une espèce de carie de l’intelligence, qui nous empêche de mastiquer et de digérer nos expériences spirituelles.

Tout porte à croire que le diable en est ravi. Car selon le dicton médiéval et renaissant, « le diable est bon théologien ». Notre inculture lui donne une chance inespérée. En d’autres temps, il pouvait nous surprendre au détour d’un subtil argument sur la grâce, qu’il opposait à la loi, par exemple. Mais un peu plus de belle et bonne théologie nous sauvait bientôt du sophisme, tandis qu’à coup sûr nous sommes pris si nous ignorons même l’existence du problème.

Un certain nombre de tendances théologiques traditionnelles sont très probablement d’origine satanique : le pélagianisme, par exemple, et les doctrines qu’on pourrait baptiser théologies de l’eritis sicut dii, créées par quelques-uns des mystiques les plus grands, gnostiques ou platoniciens. Sous des formes vulgarisées jusqu’à n’être qu’à peine identifiables, ces hérésies dûment cataloguées depuis des siècles triomphent dans l’époque présente, qui les prend pour autant d’innovations « excitantes » de l’avant-garde. Mais sans doute sont-elles moins déprimantes que le préjugé de l’homme moderne, qui ne sait rien de la théologie, croit pouvoir s’en passer, mais ne se prive point d’en faire sans le savoir, et de la pire, quand il « adore Dieu dans la forêt mieux qu’à l’église », quand il prétend se « confier dans sa raison » (aveuglément), ou quand il se contente de « faire du bien »…

[p. 118]

41.
Le diable et le philanthrope

Un jour un Philanthrope marchait le long de la Cinquième Avenue. Il avait la tête et les poches pleines de projets philanthropiques, propres à réformer l’humanité au-delà de tout ce que je désirerais même imaginer. Il venait d’allumer un cigare de trente cents, dont la fumée montait comme un encens et devait être en bonne odeur à l’Éternel, car cet homme avait le cœur pur.

À quelques mètres, derrière lui, suivaient le diable et l’un de ses compères. Ils observaient le Philanthrope, d’un œil critique. Un pauvre homme l’arrêta pour lui demander une cigarette, dans un anglais de réfugié. Le Philanthrope sans hésiter lui remit un quarter, et poursuivit son chemin. Il marchait dans la gloire, et sa conscience resplendissait comme un sou neuf. « Tu n’as pas peur de lui ? dit le compère au diable, il m’a l’air terriblement bon ! Et ses plans sont irréprochables, paraît-il : intelligents et généreux, idéalistes, réalistes… » Le diable ne répondit rien, il souriait, tout en lisant un bout de papier qu’il venait de ramasser sur le trottoir. Après quelques instants poussant du coude son compère : « Je fais mon affaire du bonhomme ! dit-il entre ses dents. Voici son plan qu’il a laissé tomber en donnant un quarter au mendiant. Il est parfait, ce plan, comme tu le craignais. Mais moi je vais l’organiser ! »

[p. 119]

42.
Le diable homme du monde

Qui donc disait que le diable est un monsieur très bien ? Entre les gens du monde et le Prince de ce monde, les mots suggèrent, dans presque toutes nos langues, certaines complicités particulières. Et le peuple, inspiré peut-être par les traditionnels avertissements de la chaire chrétienne, a toujours vu dans la mondanité quelque chose de vaguement satanique. Il imaginerait volontiers un diable en cravate blanche et monoclé.

Le diable, affirme un proverbe espagnol, n’est pas à craindre parce qu’il est si méchant, mais parce qu’il est si vieux. C’est ce que l’on peut penser aussi des gens du monde, et de la sagesse mondaine en général. Elle a son charme et son utilité ; mais elle est vieille, elle est trop avertie, elle offre trop de recettes éprouvées : elle finit par ne plus croire au bien, ni au sérieux, ni à la naïveté, cette insondable ruse des cœurs purs qui leur permet de passer au travers des cercles vicieux de la raison et de l’égoïsme « bien compris ».

La fonction normale de la vie mondaine serait de maintenir et d’illustrer un certain nombre de devises d’élégance morale et de sagesse pratique. Il n’y a rien là de diabolique, tout au contraire. Le jeu mondain, s’il est bien joué, ménage autant de liberté qu’il ne suppose, dit-on, d’hypocrisie. Il a le charme reposant des formes fixes. Mais le mondain qui n’est que cela inspire une sorte d’effroi furtif, révélateur d’une présence perverse au sein même de l’insignifiance. L’exactitude impitoyable de ses jugements, qui ne portent d’ailleurs que sur les apparences ; sa capacité d’éliminer froidement ce [p. 120] qui n’est pas conforme aux goûts appris ; sa propension presque maniaque à n’attacher de l’importance qu’à un détail fortuit dans un être ou une œuvre ; tous ces traits qui pourraient dénoter l’exigence d’un artiste véritable, prennent soudain quelque chose de satanique lorsque l’on s’aperçoit de la stérilité du personnage, et des effets stérilisants qu’entraîne sa fréquentation. Ce n’est pas le goût ni même le pédantisme de la forme qui est satanique, c’est le goût de la forme imitée.

Le milieu mondain le plus suavement correct et moral peut fort bien être préféré par le diable à ces milieux bohèmes et de mœurs relâchées qui se croiraient volontiers damnés. C’est, je crois, parce que, dans le monde, un miracle paraît plus qu’ailleurs improbable.

43.
Mr. Time, l’homme d’affaires pressé

J’ai un ami dans les affaires, il s’appelle Mr. Time et tout le monde le connaît.

Mr. Time croit que le temps c’est de l’argent. Or il gagne beaucoup d’argent et pourtant il n’a jamais le temps. Serait-ce qu’il n’a de temps que pour l’argent, ce Mr. Time ? Ou bien la réciproque du fameux dicton n’est-elle pas vraie ? Assurément, elle ne l’est pas. L’argent n’est pas du temps, il en prend au contraire. Nous sommes donc en présence d’un phénomène à sens unique : la transmutation du temps en [p. 121] argent, sans retour. Certains prennent beaucoup de temps pour faire un peu d’argent, tandis que d’autres font beaucoup d’argent en un rien de temps. Peu nous importe. Ce qui est frappant, c’est que Mr. Time peut gaspiller trente-six-millions mais n’a pas une seconde à perdre. Les mendiants au contraire, ils ont tout le temps. Tout le temps de n’avoir pas d’argent ; ou d’en attendre ; et de n’en plus attendre, finalement. Peut-être à ce moment-là découvrent-ils quelque chose qui n’a pas de prix ? Mr. Time ne le verrait même pas, à supposer qu’on le lui montre du doigt, car il faut le temps de bien regarder ces choses pour qu’elles existent.

Mr. Time n’aura jamais le temps. Il n’a jamais le temps, Mr. Time : c’est le temps qui l’a.

On sait que le diable est le Prince du Temps, comme Dieu le Roi de l’Éternité. Le temps sans fin, voilà l’Enfer. La présence parfaite, voilà l’Éternité.

44.
Le diable auteur

« Point d’œuvre sans la collaboration du démon », dit André Gide, l’un des rares hommes que j’aie connus qui croient au diable et qui en parlent bien. La discussion de cette sentence inconfortable ne paraît que trop indiquée dans un livre qui, plus que tout autre, menace d’impliquer l’active complicité de son modèle.

Jakob Boehme raconte qu’on demandait à Satan : Pourquoi [p. 122] es-tu sorti du Paradis ? — J’ai voulu me faire auteur, dit-il. Réponse géniale si nous considérons les divers sens du nom d’auteur.

L’Auteur de toutes choses est leur autorité. Il s’autorise à l’infini dans Sa Création déployée. Il s’y raconte à lui-même sa grandeur « et l’étendue célèbre l’œuvre de ses mains ». Le diable a voulu faire aussi son propre Ouvrage. Mais il ne peut œuvrer que par nos mains. Et c’est pourquoi, l’artiste et l’écrivain sont terriblement exposés : dès qu’ils prennent le pinceau ou la plume, le diable est là pour les guider. Et comment faire la part de son incitation ? Tout écrivain digne du nom, tout créateur en général, soupçonne au moins l’ambivalence vertigineuse des plus secrets motifs auxquels il cède en choisissant tel mot, tel rythme ou tel accent ; et de quel insondable imbroglio cette petite phrase toute claire en apparence surgit enfin, pour en finir ! (Qu’on songe au nombre des mouvements contradictoires qu’il a fallu pour polir un galet…)

En vérité, la volonté de création, le besoin d’écrire, simplement, coïncide en sa profondeur avec la tentation luciférienne : se faire comme Dieu, se faire auteur, s’autoriser dans un monde autonome. Il est fatal que le diable s’en mêle, et que les meilleurs se voient tentés plus que les autres d’accepter les conseils de ce génial Souffleur. « C’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature », dit encore Gide. Et William Blake estimait que Milton « peint très mal le parti céleste et très bien les cohortes infernales. C’est qu’il était un vrai poète et du parti du diable sans le savoir. »

Cette opinion s’est curieusement vulgarisée, dans notre siècle. Et l’on apporte à son appui l’exemple un peu facile d’innombrables ouvrages édifiants.

[p. 123] Non, ce n’est pas la vraie beauté des sentiments mais leur fausse beauté (donc leur laideur réelle) qui fait de la mauvaise littérature. Mais voilà bien la misère du vieux monde. Aux « beaux sentiments » conformistes, nous ne savions plus ou n’osions opposer que des sentiments pervertis, tout aussi faux que ceux dont ils n’étaient que l’inversion. Nous ne savions plus concevoir et illustrer de vrais beaux sentiments, de vrais types de vie haute, de vrais idéaux qui propagent une énergie, une force d’âme contagieuse. Presque toute la littérature immoraliste sécrétée par la bourgeoisie est tributaire de la morale bourgeoise : elle reste hélas au niveau de l’ennemi. Sa condamnation de la morale participe de la légèreté, de l’arbitraire et de l’insignifiance qui signalaient la morale bourgeoise. La guerre actuelle balaye tout cela, mais nous laissera Les Sept Piliers de la Sagesse.

Fermons cette parenthèse. Le vrai danger subsiste. Comment éliminer l’apport du diable aux plus sublimes créations de l’esprit ? Je ne pense pas qu’aucun créateur puisse se faire d’illusions là-dessus. Aux sources du poème et dans nos encriers, dans cette rature ou dans la rêverie aux yeux fixes qui la médite, le diable est là. Il n’est pas seul, mais il est là. La solution, c’est de le faire travailler autrement qu’il ne l’entendait. Ou disons mieux : à d’autres fins.

On connaît la légende du Moyen Âge : le diable portant pierre parmi les ouvriers qui édifient la cathédrale. J’imagine que ce diable va devenir à son tour une des pierres de la cathédrale, la pierre d’angle grotesque, la chimère pétrifiée qui regarde la plaine avec mélancolie, mais il entend les hymnes derrière lui montant du chœur resplendissant, dans l’espace et le temps consacrés. Serait-ce un mystérieux écho de la rédemption dans son abîme d’ennui sans fin ? Un retour nostalgique du bien qu’il aurait provoqué malgré lui en [p. 124] ménageant ces vertiges dont l’âme parfois remonte fécondée ? Pourrons-nous un jour concevoir que le diable est finalement un mystère du Bien ? Peut-être Dante a-t-il raison lorsqu’il inscrit au seuil de son Enfer :

Fecemi la divina potestate
La somma sapienza e il primo amore.

Nous le saurons au Jugement dernier. C’est la fin seule qui justifie les moyens ambigus de l’art. Si le diable même y collabore, qu’importe : la dédicace est le vrai sens de l’œuvre, pour autant que l’homme peut en juger. Elle ravit au démon le bénéfice de ses conseils intéressés. Elle nous donne la mesure absolue.

Un écrivain s’il est bon artisan, vaudra tout juste ce que vaut la mission qu’il accepte et s’assigne. Le diable y sera sans doute encore, dans tous les artifices du délire créateur, mais entraîné vers un but qu’il ignore ; car sa faiblesse unique est de ne pas croire au bien.

45.
Le pacte avec le diable

Peter Schlemihl ayant vendu son ombre au diable devint très riche, mais perdit le goût de vivre. C’est l’une des plus belles fables de ce monde, l’une des plus tristes dans sa fantaisie géniale, et peu sont plus profondes avec autant de grâce.

[p. 125] Que signifie cette ombre dans le conte ? Je pense que c’est la créativité de l’homme, sa liberté, c’est-à-dire son « âme ». (Et c’est pourquoi l’un des premiers malheurs de notre héros est de ne plus pouvoir aimer ni être aimé). J’ai dit que la liberté de l’homme réside dans son pouvoir unique au monde de suivre l’ordre — ou de tricher. S’il suit l’ordre de la Création, sa liberté s’accroît, et son pouvoir de choix porte sur des enjeux toujours plus vastes. Mais s’il triche pour gagner dans l’instant ce qui le tente, il perd les autres possibilités, il perd sa liberté, sa proie le lie. « Que servirait à un homme de gagner le monde s’il perdait son âme ? », dit l’Évangile. Le Pacte avec le diable consiste exactement à gagner le monde au prix de notre âme et de notre ombre, au prix de notre libre faculté de créer dans le réel — ou à côté.

Tant que vous faites effort pour vous maintenir dans la vérité, vous conservez la pleine faculté de dire le vrai ou de mentir. Mais une fois que vous avez menti, vous êtes lié par le mensonge, et les vérités mêmes que vous articulerez serviront encore le mensonge. Ce phénomène peut se décrire en termes physiques et corporels. Tant que vous êtes en train de gravir la montagne, à grand effort, vous conservez la possibilité à chaque instant de monter ou de redescendre. Plus vous montez et plus l’effort devient pénible, et plus l’abîme vous tente, mais l’horizon s’étend. Si tout d’un coup votre fatigue ou quelque vertige l’emporte, ou si votre pied glisse, ou si le terrain cède, que se passera-t-il ? Vous commencerez à rouler vers l’abîme ou simplement vers le fond de la vallée, où vit le commun des mortels. Vous êtes délivré de votre effort, tout est facile, il n’y a qu’à se laisser aller. Vous « arriverez » plus vite que ceux qui montent, et dans des lieux plus riches et populeux. Mais vous avez perdu la liberté de monter ou de descendre à votre choix. Vous êtes [p. 126] pris dans un mécanisme à sens unique, vous n’êtes qu’un corps abandonné aux lois de la gravitation, et toutes vos gesticulations ne feront qu’accélérer la chute.

C’est tout cela que résume et figure l’expression légendaire de pacte avec le diable. Nous sentons tous obscurément qu’un succès trop rapide dans le monde doit provenir d’une sorte de marché conclu avec le Prince de ce monde, et dont le prix est notre liberté.

Et c’est pourquoi la morale du succès, qui fut la vraie morale américaine depuis un siècle, m’a toujours paru diabolique18.

Ses signes extérieurs sont propres à donner le change : optimisme et cordialité, confiance en soi, poignée de main franche et assurée, et ce large sourire invitant qui découvre une éclatante dentition ! Comment cette belle humeur et ce goût de mieux vivre pourraient-ils être diaboliques ? Les démons, ce sont les nazis, vêtus de noir, grinçant des dents, mal nourris et semant la mort. Mais quoi ? Vous voulez gagner le monde à coups de dollars, et les méchants nazis veulent le gagner à coups de canon. Vous pensez que le premier système a l’avantage d’être plus hygiénique. C’est peut-être vrai. Mais je doute que ce soit moins dangereux pour vos âmes.

Ah, j’aimerais tant votre assurance, si seulement ses bases étaient sûres ! Je ne vais pas prêcher une morale de l’échec. Succès ou insuccès ne signifient rien en soi, tout dépend du [p. 127] but que l’on vise. Mais il faut bien rappeler que le plus grand succès de toute l’Histoire, ce fut la mort ignominieuse du Christ en croix. Ce sacrifice a rompu le Pacte entre le diable et notre humanité. Et ce sang a racheté l’âme du monde, que nous avions vendue pour un peu de plaisir…

46.
Le diable tire les cartes

On pressent assez facilement pourquoi les arts divinatoires sont liés, dans l’imagination des peuples, avec un pacte satanique. Le devin en serait à la fois la victime et le bénéficiaire. En échange de sa pureté d’âme, il se verrait doté de pouvoirs extraordinaires, dont la source ne saurait être — ainsi pense-t-on communément — que dans les royaumes d’en-bas. C’est un hommage involontaire et l’on dirait presque instinctif que l’on rend à la science angélique de Satan. Il est vrai que sous le nom de Python, il représente le Devin, et sous le vocable hébreu de ’VB, l’esprit de la lumière descendante, pouvoir prophétique et magique. Mais l’assimilation de la clairvoyance en général avec cette puissance diabolique est une erreur que le diable lui-même entretient soigneusement dans nos esprits. Car la divination n’est pas mauvaise en soi, bien au contraire. La Bible la condamne dans ses abus, comme elle condamne la prostitution tout en louant la volupté dans le plus beau de ses Cantiques. Dieu lui-même ne cesse d’envoyer des songes prophétiques à ceux [p. 128] qui l’aiment, de Daniel à Jean de Pathmos. Et les premiers à découvrir et saluer le Christ naissant, ce furent les Mages.

Il serait vain de nier les faits sous prétexte qu’ils sont encore inexplicables : les tables tournent, les cartes parlent, les pensées se transmettent en silence. Tous les signes du monde nous appellent. Pourquoi se rendre sourd à ces invites ? Si la divination n’est encore aujourd’hui que la science incertaine de découvrir l’avenir, craignons qu’elle devienne dans l’avenir une découverte de la science. Nous regretterons alors le temps des clins d’œil de la destinée, quand nous pouvions encore les accueillir avec une amoureuse astuce…

Ceci dit, le diable a deux chances de se glisser en nous par la voie clandestine, lorsqu’il y échoue par les moyens plus raffinés de la raison et de la vertu.

Sa première chance réside dans notre propension à réduire le mal et le bien aux malheurs et bonheurs qui nous adviennent, et ceux-ci à leur tour aux échecs et aux succès de la vie manifeste. Cette confusion de nos catégories morales sert admirablement les desseins du Malin. Elle empêche la victime du charlatan de comprendre que ses malheurs ne sont pas le Mal, ni même nécessairement les conséquences du Mal, mais sont peut-être les moyens du Bien, pour ne rien dire des vrais bonheurs qui peuvent en naître. Le Mal n’est pas nécessairement la guerre, par exemple, mais l’utilisation de la guerre pour stériliser notre foi, ou l’utilisation de la paix non moins, et même à moindres risques pour Satan. Le mal et le bien traduits par les voyantes en termes d’obstacles ou de succès19 ne sauraient être définis en vérité que par rapport au but suprême d’une existence, en termes d’attitudes intérieures.

[p. 129] La seconde chance du diable est de flatter notre tendance à nous sentir irresponsables, par le moyen d’oracles prononcés au nom d’un destin sans appel. L’angoisse de l’homme moderne devant sa liberté peut se mesurer au nombre des tireuses de cartes et de leurs clients avides d’anesthésie morale. Nous touchons ici au secret du véritable Mal du siècle.

47.
Le mal du siècle : la dépersonnalisation

Le philanthrope ou le mondain, l’artiste, l’auteur, et l’homme qui réussit, cette galerie de victimes est classique au point d’en être presque démodée. Car Satan marche avec son temps, et paraît se soucier de moins en moins de persuader l’individu, dans une époque où celui-ci n’existe guère. Son ambition se tourne vers les masses. Et c’est à leur échelle seulement que nous verrons se déployer la Grande Stratégie du diable dans ce siècle.

La meilleure interprétation des phénomènes collectifs d’aujourd’hui fut donnée vers 1848 par l’écrivain danois Søren Kierkegaard, le penseur capital de notre ère. Voici ce que l’on peut lire dans son journal intime :

En opposition aux distinctions du Moyen Âge et des époques qui discutaient sans fin les cas de possession, c’est-à-dire d’individus particuliers se livrant au mal, je voudrais écrire un livre sur la possession diabolique dans les temps modernes, et montrer comment l’humanité qui se donne au [p. 130] diable, de nos jours, le fait en masse. C’est pour cela que les gens se rassemblent en troupeaux, pour que l’hystérie naturelle et animale s’empare d’eux, pour qu’ils se sentent stimulés, enflammés et hors d’eux-mêmes. Les scènes du Blocksberg sont le pendant exact de ces plaisirs démoniaques, qui consistent à se perdre soi-même, à se laisser volatiliser dans une puissance supérieure, au sein de laquelle, ayant perdu son moi, on ne sait plus ce que l’on est en train de faire ou de dire, on ne sait plus ce qui parle à travers nous, tandis que le sang court plus vite, que les yeux brillent et deviennent fixes, et que les passions bouillonnent.

À quoi pouvait penser Kierkegaard lorsque, dans son petit Danemark bourgeois, pieux et confortable, il écrivait ces lignes prophétiques ? Il assistait aux troubles révolutionnaires qui marquaient en Europe l’irruption du libéralisme, du capitalisme et du nationalisme. Lui seul avait vu le diable à l’œuvre dans ces œuvres — les nôtres, à nous, nations démocratiques —, un siècle avant qu’Hitler ne vînt nous réveiller en portant aux excès les plus grandioses nos propres découvertes, « vertus » et idéaux.

Kierkegaard a compris mieux que quiconque, et avant tous, le principe diabolique créateur de la masse : fuir sa propre personne, n’être plus responsable, donc plus coupable, et devenir du même coup participant de la puissance divinisée de l’Anonyme. Or l’Anonyme a bien des chances d’être celui qui aime à dire : Je ne suis Personne…

La foule, c’est le lieu de rendez-vous des hommes qui se fuient, eux et leur vocation. Elle n’est personne et tire de là son assurance dans le crime.

Il ne s’est pas trouvé un seul soldat pour porter la main sur Caius Marius, telle est la vérité. Mais trois ou quatre femmes, dans l’illusion d’être une foule, et que personne peut-être ne saurait dire qui [p. 131] l’avait fait ou qui avait commencé, celles-là l’auraient eu, ce courage ! Ô mensonge !… Car une foule est une abstraction, qui n’a pas de mains, mais chaque homme isolé a, dans la règle, deux mains, et lorsqu’il porte ces deux mains sur Marius, ce sont ses mains, non celles du voisin, et non celles de la foule qui n’a pas de mains.20

Reconnaissons ici la vieille tactique, la sempiternelle tactique de Satan. Dès la première tentation en Eden, il a recours au même et unique artifice : faire croire à l’homme qu’il n’est pas responsable, qu’il n’y a pas de Juge, que la Loi est douteuse, qu’on ne saura pas, et que d’ailleurs, une fois le coup réussi, on sera Dieu soi-même, donc maître de fixer le Bien et le Mal à sa guise.

Alors ils entendirent la voix de l’Éternel Dieu, qui parcourait le jardin vers le soir, et l’homme et sa femme se cachèrent loin de la face de l’Éternel Dieu, au milieu des arbres du jardin. Mais l’Éternel Dieu appela l’homme et lui dit : Où es-tu ? Il répondit : J’ai entendu ta voix dans le jardin, et j’ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché. Et l’Éternel Dieu dit : Qui t’a appris que tu es nu ? Est-ce que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais défendu de manger ? L’homme répondit : La femme que tu as mise auprès de moi m’a donné de l’arbre, et j’en ai mangé. Et l’Éternel Dieu dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela ? La femme répondit : Le serpent m’a séduite, et j’en ai mangé.21

Voyez : ils vont se cacher, ils n’y sont plus. Et quand on les attrape, ils disent que c’était l’autre. Ainsi les hommes de notre temps, poussés par leurs « complexes de culpabilité » et fuyant devant l’aveu de leurs fautes, vont se cacher dans [p. 132] les arbres, dans la foule. C’est-à-dire dans le lieu par excellence où l’on peut toujours dire : c’était l’autre ! Et dans le lieu où l’on est, à coup sûr, le plus « loin de la face de l’Éternel. »

Pour qu’il n’y ait plus de responsabilité, il faut qu’il n’y ait plus personne. Or si j’appelle et qu’il n’y a pas de réponse, je dis qu’il n’y a personne ; la personne est en nous ce qui répond de nos actes, ce qui est « capable de réponse », ou responsable ; dans une foule il n’y a plus de réponse individuelle ; pour qu’il n’y ait plus de responsable, il suffit qu’il y ait une masse. Satan va donc créer les masses.

Nous tenons ici le secret de sa grande stratégie : produire le péché en série et rationaliser la chasse aux âmes.

Il faut avouer que presque toutes nos inventions techniques, la plupart de nos idéaux, enfin l’évolution générale du temps, favorisent ce Plan de mille manières. Tout concourt, dans le cadre de nos vies, à nous priver du sentiment d’être une personne responsable. Nous vivons tous, de plus en plus, dans un monde de transe collective. Nous participons tous, de plus en plus, à des formes de vie étrangères à notre sort particulier et à nos aptitudes normales. Au cinéma, l’individu moderne s’habitue à courir par délégation les aventures qui ne lui arrivent pas. La radio, la presse, les meetings monstres, l’invitent à prendre une part sensible — en imagination — aux grands événements qui opposent les Nations, ces abstractions personnifiées, et les Révolutions, incarnées par leurs chefs. Tout cela contribue à l’arracher de sa vie propre, où il ne se passerait jamais rien de semblable. Quant aux inconvénients et à l’ennui de cette vie propre, autrefois jugés normaux, ils apparaissent de plus en plus inacceptables à mesure que se répandent les notions de Progrès indéfini, de confort à tout prix, de succès rapide, et à mesure que s’efface la [p. 133] croyance dans un au-delà qui, autrefois, permettait de prendre ses maux en patience. D’une part, l’individu moderne est incité à juger sa vie mesquine, et à la fuir ; d’autre part il est aspiré par les grandes émotions collectives. Cette répulsion et cette attraction jouent dans le même sens. Elles poussent l’homme à rechercher les occasions d’être dépossédé de soi. Elles font de chacun de nous un sujet prédisposé à l’hypnose collective, une victime virtuelle des passions de masse. Partout où un individu prend sa vie personnelle en dégoût, le totalitarisme trouve un candidat.

Certes, il n’y aurait pas de masses possibles, au sens précis de concentration d’hommes, sans la radio, les haut-parleurs, la presse et les transports rapides. Mais ces moyens techniques n’ont pas tout fait : l’homme les a faits d’abord, et ce n’est point par hasard qu’il a fait ceux-là et non d’autres. Les véritables causes et racines du phénomène moderne des masses sont dans notre attitude spirituelle. La foule n’est pas dans la rue seulement. Elle est dans la pensée des hommes de ce temps, elle a ses sources au plus intime des existences individuelles. Et c’est là seulement qu’on peut la dénoncer.

48.
La tour de Babel

Si la personne se perd dans le monde moderne, c’est que les cadres sont devenus trop grands. Mais pourquoi les avoir agrandis, depuis un siècle, au-delà de toute mesure ? Pourquoi veut-on du grand, du plus grand à tout prix ? Sinon justement pour s’y perdre !

[p. 134] À l’origine de toutes ces choses trop vastes et trop complexes qui nous entourent sans nous encadrer et nous oppriment plus qu’elles ne nous soutiennent, il y a sans doute des raisons assez précises, toutes les fameuses « nécessités » économiques, techniques, sociales et financières. Mais à l’origine de ces « nécessités » elles-mêmes, je pressens notre obscur désir de fuite dans l’anonyme irresponsable, et la très vieille tentation de compenser nos inquiétudes par l’utopie de l’eritis sicut dii.

Or quand nous nous perdons, c’est le diable qui nous trouve. Et quand pour échapper à notre condition, nous voulons devenir comme des dieux, c’est le diable encore qui nous accueille au sommet de notre ascension. Comme le rappelle l’histoire de la tour de Babel, qui est le grand mythe de notre temps.

Bien qu’il ne soit pas mentionné dans le récit du chapitre onze de la Genèse, le diable est de toute évidence le principal Entrepreneur de la Tour primitive et de ses répliques modernes. (Je ne fais pas allusion aux gratte-ciel, ces beaux joujoux inoffensifs, souvent grandioses et toujours un peu bêtes, mais à l’ensemble de nos entreprises économiques, politiques et urbaines.) Reprenons ce récit trop mal connu.

« Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots ». En somme tout allait bien. Mais voici l’inquiétude toujours concomitante avec la tentation : « Ils dirent encore : Allons ! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre. » Vous reconnaissez Satan à ce doute qui les prend, à ce besoin qu’ils ont soudain de s’assurer de leur bonheur, dans le cas présent, leur unité. Et c’est pourquoi ils perdront ce bonheur, comme Orphée perdit Eurydice pour avoir voulu s’assurer qu’elle le suivait ; [p. 135] par manque de foi. Vous reconnaissez cette idée romantique qu’il leur suggère : faire mieux que Dieu, « se faire un nom » à eux, monter au ciel par leurs propres moyens pour y devenir des dieux à leur manière. Le résultat, que l’Ange pervers devait prévoir, sera nécessairement l’inverse de ce qu’ils voulaient. Si vous mangez la pomme vous ne mourrez pas, disait le serpent. Ils la mangent, et ils entrent dans le Temps où l’on meurt. Si nous nous faisons une ville nous resterons unis, se disent les hommes. Ils la font, et c’est là précisément que « l’Éternel confondit leur langage » ; c’est à partir de là que « l’Éternel les dispersa sur la face de toute la terre. »

Cette déconvenue mémorable est attribuée par le récit biblique à la colère de l’Éternel, qui « descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. Et l’Éternel dit : voici, ils forment un seul peuple et ont tous le même langage, et c’est là ce qu’ils ont entrepris ! » On dirait qu’il veut les punir d’être aussi bêtes. Mais le Dante imagine qu’ils se seraient bien punis tous seuls. Il n’y avait qu’à les laisser aller ! Dans son Traité de l’éloquence vulgaire, il propose une explication fort naturelle du phénomène de confusion des langues. Si les hommes ne se sont plus entendus lors de la construction de ce premier gratte-ciel, c’est que l’entreprise était trop vaste, simplement. En effet, pour mener à chef l’édification de la tour, ils furent obligés de se diviser en équipes spécialisées. Les uns faisaient la brique qui leur servait de pierre, les autres le bitume qui leur servait de ciment ; d’autres encore n’étaient chargés que de monter les matériaux, d’autres de bâtir les murs, de charpenter, ou de crépir. À cause de l’énormité de l’entreprise, ces équipes spécialisées vivaient à part les unes des autres. Avec le temps elles se créèrent des langages techniques, jargons de métier, [p. 136] patois divers, tant qu’à la fin elles ne se comprirent plus. La multiplicité des langues était née du travail lui-même. Mais ce travail bientôt traîna, puis s’arrêta, parce que personne ne savait plus en dominer l’ensemble démesuré, ni formuler son sens dans un langage commun.

Il me paraît que nous en sommes à peu près là. L’anarchie sans précédent de notre vocabulaire, en politique surtout, suffirait à trahir l’absence de toute commune mesure dans notre siècle. Nous avons vu trop grand pour nos pouvoirs, nous avons perdu en chemin la règle d’or, l’étalon-homme. Et pour avoir été trop vite en tout, nous avons perdu de vue la mesure et le sens des fins dernières de l’œuvre humaine. L’individu s’égare dans ces vastes rouages, il s’y sent partout en exil. À moins qu’il ne s’y prenne par mégarde, comme on le vit récemment en Illinois : des ouvriers montaient une maison préfabriquée avec une telle rapidité que l’un d’eux resta pris dans la bâtisse, dont il fallut détruire toute une section pour le sauver. Faudra-t-il détruire notre monde, pour que l’homme s’y retrouve et se refasse un habitacle à sa mesure ?

Le phénomène le plus notable des débuts du siècle dernier fut, en effet, le brusque agrandissement, ou pour mieux dire la babélisation des cadres matériels de notre vie. L’invention des machines a brusquement accru nos possibilités d’action sur la matière. L’industrie et le commerce ont provoqué la brusque création de villes énormes, dix ou cent fois plus grandes que celles qu’on connaissait depuis des millénaires. Dans ces villes se sont entassées des masses humaines informes, noyant et dissolvant les groupes organisés autour de petites entreprises. Les richesses, elles aussi, se sont tant agrandies qu’elles ont échappé aux regards : elles sont devenues chiffres abstraits, puissances lointaines, dont les [p. 137] économistes se sont mis à étudier les mœurs étranges, plus mystérieuses que celles des monstres antédiluviens, dont elles partagent d’ailleurs toute l’instabilité. La population de l’Europe a plus que doublé en cent ans ; ses richesses ont été décuplées ; sa production industrielle centuplée. Et le concours enfin de tous ces éléments a provoqué la création d’armées considérables, agrandissant le phénomène de la guerre, brusquement, aux proportions de la nation entière.

Ainsi, par une mutation brusque, dans l’espace de cinquante à cent ans, la société est devenue trop gigantesque pour être dominée d’un seul regard. Une seule intelligence ne peut plus en comprendre et en maîtriser les rouages. (Et c’est sans doute pourquoi l’on peut impunément donner aux plus grossiers et aux plus ignorants le droit de voter et de dire leur mot sur tout : ce ne sera pas pire.) Alors le vertige de Babel s’empare de l’esprit humain. Comme tout vertige, il naît de l’incapacité de supporter des altitudes ou des dimensions inhumaines. Comme tout vertige, il ne peut s’exprimer qu’en termes de contradiction. Jamais l’homme ne fut plus puissant, et jamais il ne s’est senti, en tant qu’individu, plus impuissant. Jamais il ne fut plus savant, et jamais il n’eut l’impression de comprendre aussi mal ce qui se passe dans son monde. Jamais avec plus de ferveur il n’approcha des buts de son Progrès, jamais non plus sa barbarie ne se montra mieux armée pour les détruire. « Montez ! dit le diable, et soyez comme des dieux, oubliez votre mesure d’hommes ! » Mais plus on monte et mieux on tombe. Allez chercher maintenant les responsables ! Vous ne trouverez plus que des comités, des partis, des trusts en faillite, des théories, des ismes, des initiales, une opinion qui ne sait jamais rien, des gouvernants qui ont trop peur d’elle pour l’informer, — une fuite universelle dans l’anonyme, une [p. 138] énorme cacophonie dominée par le bruit des bombes.

Un de ces fous à la sagesse bavarde, comme on en trouve dans les cafés, avait coutume de me faire la théorie suivante : tout le mal vient des étages, invention diabolique. « En effet, disait-il, une maison devrait être conçue normalement pour abriter les hommes. Il n’est pas naturel de lui ajouter des étages. Car en tombant du quatrième, par exemple, on se tue. Mais cela ne serait rien. Ce qui est grave, c’est que l’invention des étages a permis la grande ville. La grande ville a permis la formation des masses. Avec les masses sont nés les grands problèmes sociaux. Et ceux-ci sont à l’origine des guerres du xxe siècle. Tout le mal vient des étages ! »

À vrai dire, on en rase pas mal, ces derniers temps.

49.
L’Ennui, sentiment moderne

La somme du bien et du mal dans chaque siècle est vraisemblablement la même : notre temps n’est pas pire qu’un autre, en dépit des triomphes du Progrès. Seule, la distribution des vices et des vertus se modifie, selon que le diable renouvelle la stratégie des tentations. Je crois pourtant qu’un sentiment nouveau, et comme indépendant de nos catégories, se manifeste dans l’époque moderne. Au-delà du bien et du mal, nous avons découvert l’Ennui.

Non pas le spleen des poètes romantiques, non pas les blues. Mais cette phrase entendue partout : « Je ne sais pas pourquoi je vis. »

[p. 139] Que trahit-elle ? Sinon l’affaiblissement ou l’extinction presque totale du sens de la vocation personnelle. Admettons que tout y concourt dans l’ère collectiviste et rationalisée. Tout contribue au refoulement des raisons de vivre non prévues par les statistiques de l’État. Mais pourquoi devenons-nous collectivistes, si vraiment nous n’aimons pas cela ? Il faut croire que cela nous arrange, — quels que soient les prétextes que nous offrent les historiens de l’économie matérialiste. Nous nous réfugions dans l’Ennui plutôt que d’accepter le défi d’une vocation sans précédent, — elles le sont toutes.

Allez demander aux jeunes gens d’aujourd’hui quel est le sens de leur vie, le goût de leur existence. S’ils trouvent quelque emploi, c’est « un job » simplement, sans qualification ni préférence intime. Le goût de l’argent — ou son besoin — obnubile chez le plus grand nombre un sentiment fondamental d’ennui, mais ce n’est encore qu’un camouflage. On fait cela pour faire quelque chose, parce qu’il n’y a pas de raison de faire une chose plutôt qu’une autre…

Lorsque j’entends bâiller : « Que faut-il que je fasse, je ne trouve plus d’intérêt à rien ? » il me vient à l’esprit ces phrases de Kierkegaard : « Comment devenir chrétien ? prenez n’importe quelle règle d’action chrétienne. Essayez de l’appliquer. » Car il clair que cet effort, s’il est sincère, va vous réintroduire dans la réalité, là où les vrais conflits se manifestent, où paraissent les lignes de force de la vie spirituelle ou morale, où le drame de la vocation se précise instantanément : plus une seconde d’ennui ne sera possible. Et votre plainte sera de n’avoir qu’une seule vie.

Ennui : chasse gardée du démon. Parce que n’importe quoi peut y devenir tentant, si c’est assez intense ou excitant, flatteur, facile, et prétexte à se fuir…

[p. 140]

50.
« Vital » et autres sophismes

Tout le mal vient de vouloir s’échapper pour ne point s’avouer responsable, soit que l’on courre se cacher dans les arbres avec le sot espoir que Dieu nous y oublie, soit que l’on monte dans les nues ou qu’à l’inverse on se renfonce dans la stupidité bestiale.

Qu’il aille se perdre dans les masses ou dans l’énorme, qu’il croie la science ou invoque le mystère, l’homme d’aujourd’hui montre une constante et masochiste propension à se vouloir irresponsable. Tout lui sert d’alibi, tout lui est bon pour prouver qu’il n’y était pas, que ce n’est pas lui, qu’il n’y peut rien. Sa science lui dit : tu étais déterminé, ce n’est pas ta faute ; et sa passion lui dit : c’était vital, il n’y a pas de faute.

Ceux de mes contemporains qui se représentent l’homme comme un complexe de glandes endocrines, d’enzymes et de vitamines, ont de plus en plus de peine à concevoir que le jugement moral garde un sens, et que la personne existe comme un tout, à la fois autonome et responsable. Le mal ou le « péché » ne sont plus, à leur vue, que les effets d’un trouble temporaire ou chronique dans le régime des sécrétions internes. Ils ont lu cela quelque part. Chaque fois que nous découvrons un nouveau mécanisme de la vie, nous sommes aussitôt obsédés par l’idée que « cela explique tout ». Étrange psychose de l’homme moderne ! Quoi de plus sot que de prétendre expliquer la conduite et les décisions morales d’un tout par la description du fonctionnement de quelques-unes de ses parties, les dernières analysées toujours ? Qui vous [p. 141] prouve que vos glandes vous déterminent plus que vous ne les influencez ? Ce monsieur a mauvais caractère : vous pouvez dire que c’est son foie malade qui le rend méchant, mais vous savez qu’une grosse colère dérange le foie, tout aussi bien. Qui a commencé ? Qui est responsable de cette méchante décision ? L’homme ou son foie ? Nous sommes bien trop intéressés à nier le péché personnel pour que j’accorde à l’hypothèse matérialiste le droit de se dire objective. J’y vois trop facilement le coup de pouce du diable.

Certes, je n’accuse pas la Science — rien de moins diabolique qu’une observation juste — mais seulement les sophismes qui s’en autorisent. C’est le diable qui m’intéresse, et les prétextes qu’il nous sert pour justifier nos démissions morales. Mais en fait de prétextes, il en a de meilleurs que la science et que ses vulgarisations imprudentes.

L’adjectif vital, par exemple.

Dans les époques classiques, on considère qu’une chose est vraie ou fausse, bonne ou mauvaise. Si l’on dit un mensonge, on sait qu’on ment, et l’on tâche de ne pas se faire prendre. Si l’on commet quelque mauvaise action, on essaie tout au moins de se disculper par rapport à une vérité et à un bien généralement admis. Mais notre époque a remplacé les critères de la vérité par des valeurs d’intensité, et le respect du bien par celui de la « vie ». Tout ce qui paraît suffisamment intense, désormais, cesse de relever de la vérité ou du mensonge. Il est admis, de nos jours, que la passion, l’émotion et l’hystérie même vous mettent de droit au-delà du bien et du mal. Elles vous libèrent de toute obligation, elles n’ont plus à se justifier.

J’avais juré d’être fidèle, dit un conjoint, mais je m’aperçois que c’est incompatible avec la Vie. J’avais signé ce traité, dit une nation, mais vous voyez qu’il lèse mes intérêts vitaux. [p. 142] Alors plus rien ne tient, naturellement. Mais voici qui est nouveau : l’on s’en vante, avec l’appui de tous les romanciers, des journalistes, des philosophes et des doctrinaires politiques. Les tribunaux français avaient coutume d’acquitter les crimes passionnels. Aux grandes époques, on eût doublé la peine. Bornons-nous à le noter en passant : notre respect de la passion et de « la vie » sont des signes de décadence des passions mêmes et de la vraie vie.

J’emprunte ici à André Gide une pénétrante et minutieuse description de ce glissement du vrai vers le « vital » au secret d’une conscience moderne :

« Mais j’étais scrupuleux et, devant que je m’abandonne, le démon qui m’entreprenait avait à me persuader que ce qui me sollicitait m’était permis, que ce permis m’était nécessaire. Parfois le Malin retournait les propositions, commençait par le nécessaire ; il raisonnait ainsi — car le Malin c’est le Raisonneur : « Comment ce qui t’est nécessaire ne te serait-il pas permis ? Consens à appeler nécessaire ce dont tu ne peux te passer. Une grande force te viendrait, ajoutait-il, si plutôt que de t’user à lutter ainsi contre toi-même, tu ne luttais plus que contre l’empêchement du dehors… Va, sache triompher enfin de toi-même et de ta propre honnêteté »… Bref, il tirait argument et avantage de ce qu’il m’en coûtait de céder à mon désir plutôt que de le brider encore… Il va sans dire que je ne compris que beaucoup plus tard ce qu’il y avait, dans cette exhortation, de diabolique. Je croyais alors que j’étais le seul à parler et que ce dialogue spécieux je l’engageais avec moi-même. J’avais entendu parler du Malin, mais je n’avais pas fait sa connaissance. Il m’habitait déjà que je ne le distinguais encore pas. Il avait fait de moi sa conquête ; je me croyais victorieux, oui : victorieux de moi-même parce que je me livrais à lui. Parce [p. 143] qu’il m’avait convaincu, je ne me sentais pas vaincu. »

Ce raisonnement que le Malin propose à la conscience individuelle, c’est le même, en chacun de ses détails, qu’Hitler a proposé au peuple allemand. Et cela s’appelait la théorie de l’espace vital. « Comment ce qui t’est nécessaire ne te serait-il pas permis ? Qu’est-ce que le bien, sinon ta plus grande soif ? Une grande force te viendrait si plutôt que de t’user à tenir tes engagements, tu ne luttais plus que contre l’étranger qui t’a forcé à les signer. Qu’est-ce que la vérité contre ton dynamisme ? Qu’est-ce que le droit figé contre la vie changeante ? Je vais te le dire : « Recht ist was dem deutschen Volke nützt ». Autrement dit : ce qui est légal, c’est ce qui sert tes intérêts, qui sont les intérêts de la nation.

N’est-ce pas ici le lieu de se demander au nom de quoi nos moralistes de la passion pourraient combattre les doctrines nationalistes ?

51.
Le diable au cœur

This passion hath its floods in very times of weakness.

Francis Bacon

Il n’est pas de domaine où l’argument de l’espace vital, individuel, cette fois-ci, ait eu plus de succès que dans l’amour tel qu’on le cultive en Occident. Depuis un siècle, tous les romans illustrent, avec d’autant moins d’art qu’ils y rencontrent plus de complaisance, la théorie du droit de la [p. 144] passion : « Une femme appartient de droit à l’homme qui l’aime et quelle aime plus que la vie, et il n’y a d’unions à jamais légitimes que celles qui sont commandées par la vraie passion.22 » La chanson dit plus simplement que « tout est permis quand on s’aime ».

La première conséquence de cette grande permission est de faire sauter l’alliance du mariage. Dans la morale que pratiquent nos contemporains, la force de l’amour prime le droit du serment. Mais cette proposition ébranle un monde. Car attaquer au plus intime de l’être le sens de l’alliance jurée, c’est faire le lit d’une éthique de barbares. Prendre la femme du voisin ou ses terres parce qu’on a découvert soudain que c’est « vital », puis justifier l’opération par la seule violence du désir, c’est une seule et même usurpation. L’impérialisme des totalitaires traduit en politique les mêmes principes dont s’autorise l’anarchie de nos mœurs privées.

Toutefois les partisans du romantisme maintiendront que l’amour excuse et magnifie ce qui ne serait ailleurs qu’impérialisme pur. Il est vrai que l’Évangile lui-même pardonne beaucoup à celle qui a beaucoup aimé… Il reste à voir si cet amour, dont on prétend qu’il permet tout, est véritablement de l’amour, ou s’il n’est pas plutôt quelque hantise abusivement parée de ce beau nom. Or chacun voit que « l’amour » moderne est une immense faillite intime de notre civilisation. C’est une affaire si tragiquement confuse que le diable seul est sûr de s’y retrouver. Niera-t-on qu’il s’en donne à cœur joie ?

Mais il existe un moyen court de le dépister, ici encore. La part du diable dans « l’amour », c’est simplement tout ce qui n’est pas de l’amour. C’est tout ce qui se glisse en nous [p. 145] sous le couvert du mot. Car le diable est celui qui n’aime pas, et qui n’aime pas qu’on aime, et dont tout le plaisir est d’altérer nos vertus dans leur source. Vous le sentirez présent, dans sa force immobile, derrière le regard de l’être sans amour. Et partout où l’amour est contrefait, vous le connaîtrez à ses fruits. S’il est vrai que tout ordre humain repose sur l’alliance, et si l’alliance primordiale du mariage n’a pas de pire ennemi que « l’amour » tel qu’on le parle, c’est que le plus beau mot de toutes les langues est pipé sur nos lèvres par Satan.

Nulle époque n’a parlé davantage de l’amour, avec si peu d’exigence réelle. Le diable nous a fait nommer « amour » une vague obsession contagieuse dont le foyer dans l’ère moderne fut la littérature romantique, et dont les romans et les films sont les agents de diffusion. Cette obsession était devenue la grande affaire de notre civilisation en temps de paix, — la religion de ceux qui n’en voulaient plus. Son empire s’est étendu sur les domaines les plus hétéroclites, du mysticisme littéraire à la publicité dans les métros. Vous ne faites pas deux pas dans une ville sans y trouver quelque allusion. Elle règne sur l’énorme industrie des films, sur l’édition et sur la librairie, sur la vente des parfums, sur l’activité de millions d’avocats et de médecins, sur les magazines illustrés, sur tous les commerces de modes. Sur beaucoup plus ! Car elle a modifié notre échelle des valeurs. La surestimation extravagante de l’amour — j’entends bien de cette forme de hantise qui ressemble à l’amour véritable comme la ville de Lyon à un lion — a déprimé progressivement dans notre époque le sens et le respect de la tenue morale, du sacrifice au bien commun, des vertus viriles et dures. Le bonheur individuel est devenu notre tabou : signe de décadence d’une civilisation. Auguste obligé de choisir [p. 146] entre le trône et Bérénice, renvoie la femme. Dans le même cas Windsor abdique, avec l’approbation des foules.

La décadence de la vertu est un thème millénaire de l’éloquence sacrée. Mais je signale ici un trait plus inquiétant : la décadence de la virtu dans notre siècle, sous l’effet de la publicité faite à l’amour vulgarisé.

En toute époque, c’est à certaines nuances « modernes » des sentiments et de leurs modes que se révèle de la manière la plus précise l’œuvre du diable. Ce qui distingue l’amour dans notre siècle, ce qui devrait disqualifier le très grand nombre de ceux qui s’en prévalent, c’est justement cette nuance d’obsession, et la facilité qu’on montre à y céder. C’est une sinistre aisance à s’avouer vaincu, à se reconnaître irresponsable, on dirait presque : à s’en vanter. En d’autres temps, on se défendait, on avait honte de perdre le contrôle de soi. C’était tout perdre, ou pire : c’était mal vu. Aujourd’hui l’obsédé se rend intéressant. Tous les romanciers l’étudient. Loin de lutter contre une passion naissante, on espère, on provoque sa fièvre : ce serait vivre ! (Faut-il qu’on vive peu.) Plus tard on dit : « C’était fatal. Voilà, je suis un obsédé. » On y voit une excuse et non plus une défaite, — et moins encore un ridicule.

Certes l’amour, de tous les sentiments, est celui qui se prête le mieux à justifier l’abdication de soi, puisqu’à son comble il nous porte à donner notre vie même pour ceux que nous aimons. Entre ce don viril et l’abandon, Satan ménage plus d’une pente insensible. Il sait que l’amour est le domaine par excellence des quiproquos entre le vice et la vertu. Nulle part l’homme ne se dupe mieux sur ses motifs et ne se paye plus aisément de sophismes cousus de fil blanc. Nulle part le masochisme et l’égoïsme étroit ne revêtent avec plus de succès les apparences du sacrifice. D’ailleurs, [p. 147] l’un des premiers effets de la passion est de nous empêcher de nous sentir coupables dans l’instant même où nous savons le mieux que nous le sommes. Voyez cette héroïne de Stendhal : « Je ne me fais plus aucune illusion, lui disait-elle, même dans les moments où elle osait se livrer à tout son amour : je suis damnée, irrémissiblement damnée… Mais au fond, je ne me repens point. Je commettrais de nouveau ma faute si elle était à commettre. » C’est l’un des plus vieux cris de l’humanité, le plus terriblement sincère ! Si par colère, orgueil, envie, égoïsme, bêtise ou lâcheté, vous avez fait souffrir un être, vous pouvez éprouver du remords et le désir de réparer la faute. Mais si c’est par « amour », rien ne vous arrête, eussiez-vous fait souffrir dix fois plus le même être. Vous voyez le mal, vous le déplorez sans doute, mais « honnêtement », irrésistiblement, vous vous sentez dans votre droit ! Or à ce point l’amour devient indiscernable de l’égoïsme ou même de la haine. Non seulement la lucidité y est plus rare et difficile qu’au sein de toute autre passion, mais elle y est de surcroît parfaitement inutile. « Je vois bien le mal que je fais et les souffrances que je cause, mais qu’y puis-je ? » Le peu, le presque rien qu’on y pourrait, — il faudrait pour en faire quelque chose l’appui sans restriction d’une morale dure, d’une coutume intransigeante, ou d’une foi plus forte que la vie. Il faudrait un critère permettant de qualifier d’égoïsme, de haine ou de maladie psychique tout amour dont les fruits sont amers, le privant aussitôt de ses droits absolus. Mais nous avons une morale romantique exaltant la passion « fatale » : c’en est fait de la toute petite chance de liberté qui nous restait. Cette « fatalité » de la passion n’est qu’une manière de parler romanesque, mais combien d’amoureux s’en autorisent pour éviter d’avouer leurs vraies raisons, leurs complaisances, leurs volontés secrètes ? [p. 148] C’est l’alibi rêvé : « Je n’y étais pas, la fatalité seule est responsable. »

Il faudrait un critère absolu… Mais justement le diable a substitué dans nos esprits le respect de la sincérité au respect — même distant et théorique — du bien de l’autre et de la foi jurée. Sublime astuce, car cette sincérité garde encore le nom d’une vertu. Mais voici comment elle agit dans un monde où elle ne sert plus que le petit bonheur individuel. En vous mariant devant la loi ou devant Dieu, vous prenez l’engagement d’être fidèle « dans les bons et les mauvais jours », quoi qu’il advienne, pour toute la vie. Mais au bout de quelques années, vous dites : « J’ai changé, elle aussi. Quel sens aurait encore notre fidélité, quand elle s’oppose à la loi même de la Vie ? Est-il « sincère » de s’y cramponner ? J’ai juré, soit, mais je ne suis plus le même. Et dès l’instant que j’aime une autre femme, rester fidèle à la fiction légale serait une pure hypocrisie.23 » Par malheur, ce beau raisonnement détruit les bases de tout traité, de toute parole donnée ou échangée, enfin du langage même et de la possibilité de s’entendre sur quoi que ce soit. Car pourquoi fait-on des serments ? Précisément parce que l’on sait que la vie change et nous aussi ; précisément pour s’assurer contre ces variations prévues ; précisément pour éviter que les humeurs dominent les raisons, que le momentané détruise le durable, et que les intérêts particuliers effacent l’intérêt général. Mais si l’on pense qu’il est plus « sincère » de suivre son instinct que de garder parole, que le bonheur vaut mieux que la vérité, et que l’intérêt « vital » ne connaît pas de loi, alors on entre dans un monde où l’hitlérisme est justifié. L’ordre et la paix n’ont jamais existé [p. 149] qu’en vertu d’un effort constant contre ce genre-là de « sincérité » ; qu’en vertu d’une constante « hypocrisie » s’efforçant de subordonner nos petits bonheurs à la justice, nos désirs à l’amour du prochain, et le cœur (pour parler noblement) à la tête. Car ainsi que le remarquait Nietzsche : « Ne trouve-t-on pas dans la tête ce qui unit les hommes — la compréhension de l’utilité et du préjudice général — et dans le cœur ce qui sépare — l’aveugle choix et l’aveugle penchant ? » C’est par le cœur que le diable nous a pris. Certes, ce n’est pas d’hier qu’on trompe sa femme, et qu’on trahit ses serments par amour. « The strongest oaths are straw to the fire in the blood. » Ce n’est pas la faute qui me paraît nouvelle, c’est la manière de l’accepter au nom de la Vie et de la Sincérité, — devises de faibles.

L’amour moderne, si j’en crois nos romanciers et les statistiques de divorce, atteint un degré de complexité inégalé dans toute l’Histoire : trouble mélange de pathétique sentimental, de freudisme mal digéré, d’égoïste sincérité, d’idées sur le droit au bonheur, d’intensité nerveuse et de faiblesse de caractère. Au cinéma, c’est plus aimable et moins ressemblant. Dans la vie — regardez dans vos vies —, il y a de tout bien sûr, il y a de bons ménages et des sentiments authentiques, mais il y a ce que décrivent les romanciers, et certainement, il y a bien pire. Surtout, il y a de moins en moins de passions fortes, simplement parce que nous cherchons la passion pour elle-même et comme un abandon. Les passions ne deviennent vraiment fortes que chez ceux qui d’abord leur résistent.

L’importance démesurée de « l’amour » dans nos mœurs, [p. 150] moins comme réalité que comme arrière-pensée, allusion perpétuelle et nostalgie, révèle toute l’étendue de notre ennui, le dégoût de l’homme moyen pour sa vie quotidienne, l’absence de buts et d’intérêts puissants capables d’absorber nos rêves. Ce culte de la passion toujours fuyante, j’y vois le signe d’une espèce de névrose ou de vertige épidémique : le besoin d’être dépossédé de soi, donc possédé par l’extérieur ou l’étranger, par une chose, par un corps, ou par une utopie, par le plus fort, Hitler — ou l’Autre…

Cet « amour » qui détruit tant de fidélités, non par sa force, mais au contraire par les faiblesses qu’il autorise, il est grand temps de le disqualifier au nom et pour l’amour de l’amour même. Il est temps de décourager les innombrables amateurs sans vocation qui l’apprennent par correspondance dans les romans et dans les magazines à gros tirage. Car cette insignifiance est en train de dissoudre les structures qui nous protégeaient contre les paniques de l’instinct. La morale bourgeoise est trop faible. Quand les romanciers attardés attaquent encore ses étroitesses, c’est au contraire son relâchement qui la désigne au plus juste dédain. Une société déprimée comme la nôtre doit recourir aux valeurs dures et rationnelles. Elle se doit de restaurer d’urgence des interdits drastiques, des préjugés solides — même si le diable en propose quelques-uns — et le sens sacré du contrat, sous peine de déchaîner la tyrannie, bientôt sanglante, des démons de la jungle intérieure. Telle est la leçon de notre crise. C’est une question de physique sociale plus que de vertu, une question de vie ou de mort pour notre civilisation et pour tout ordre, quel qu’il soit, qui mérite l’épithète d’humain.

[p. 151]

52.
La Passion

Je parlerai maintenant de l’amour même, non plus de ses contrefaçons. Je parlerai de la passion dans son éclat.

L’amour-passion, signe particulier de la psyché occidentale, est né d’un retour de flamme du christianisme dans les marges de l’hérésie. Inconnu de l’Antiquité et de l’Orient, il ne peut exister que dans une civilisation marquée par la croyance en la valeur unique de chaque être. Il suppose un objet irremplaçable, et comme prédestiné par un acte divin. Croyance essentiellement chrétienne à l’origine, et dont cette phrase du Mystère de Jésus nous donne peut-être l’expression la plus poignante : « Je pensais à toi dans mon agonie, j’ai versé telle goutte de sang pour toi. »

Mais l’idée du divin dans un être, source et objet de tout amour profond, va faire naître l’idolâtrie pour peu que l’élan qu’elle suscite, emportant des ardeurs instinctives, s’alourdisse et s’arrête à l’image créée. Le désir infini de l’âme souffre alors des limitations d’un objet qui résiste et qui bientôt l’embrase. Secrètement déçu, mais fasciné, il attribue à cet objet les qualités qu’il cherchait au-delà. Il s’exalte et s’enfièvre lui-même. Il s’acharne à le posséder jusque dans ses derniers refuges, ou à se perdre en lui jusqu’à l’indistinction. Et finalement, passant les bornes de la réalité disqualifiée et de la vie jamais assez vivante, il se jette avec lui dans la mort. Extase des derniers instants de Tristan et d’Isolde, ou des amants de Vérone. La contradiction torturante que souffre l’infini désir séduit et arrêté par un être fini, ne peut se résoudre que dans l’évasion vers le néant.

[p. 152] Cette origine et cette catastrophe ne cesseront jamais d’être instantes au cœur secret de la passion occidentale. L’une, ignorée ou reniée, demeure à l’arrière-plan lointain, l’autre, voilée, attend à l’horizon de tout amour digne du nom de passion. C’est pourquoi la passion peut bien être le lieu de la plus grande intensité vitale, en même temps qu’elle se fait l’agent du nihilisme le plus virulent. Tous les extrêmes s’y touchent, s’y engendrent l’un l’autre, ou se muent l’un dans l’autre en un clin d’œil : activité puissante et prostration, sacrifice et impérialisme, haine et tendresse, joie et douleur, sagesse et folie, vie et mort.

Rien de plus rare qu’une passion véritable, car elle suppose une très grande force d’imagination créatrice ; des dispositions spirituelles à la fois délicates et profondes, mais qui n’ont pas trouvé leur véritable objet ; un pouvoir exceptionnel de concentration, c’est-à-dire de fidélité ; enfin le mépris des biens terrestres et du bonheur. Ce composé ne saurait être aussi commun que les romans et l’opéra nous l’ont fait croire. Je mets en fait qu’il n’y a guère plus de grands amants que de vrais mystiques, la passion étant au sentimentalisme normal ce que la mystique est à la religion moyenne. Mais la passion comme la mystique sont de ces attitudes capitales dont les très rares moments de pureté suffisent à déterminer l’atmosphère d’un ensemble humain comme celui que l’on nomme Occident. Et les minimes altérations qui s’y produisent influencent indéfiniment la vie sentimentale ou spirituelle du dernier des individus qui participe à cet ensemble.

Or tout ce que l’on vient de dire de la passion suffit à laisser voir les chances extraordinaires qu’elle offre à l’action démoniaque. Une extrême instabilité des états et des jugements, qui changent de signe en un instant, jointe à l’extrême [p. 153] intensité des sensations parfois simultanées de présence et d’absence infinie, créent chez tout être passionné l’illusion d’un transport mystique dans l’au-delà du bien et du mal. Une vraie passion rend proprement et réellement inconcevables toutes les interdictions que mettent la société, la charité, et la nature elle-même, — que ces interdictions soient « légitimes » ou non. Passer outre est le fait de la passion. Mais sacrifie-t-on l’autre ou soi ? Et dans soi, le meilleur ou le pire ? Tous les critères sont annulés par l’intensité même des paradoxes qui sont l’amour humain dans sa réalité magnifique et désespérée.

Considérez cette métamorphose. Celui qui aime veut tout donner à l’être aimé. Il donne ce qu’il a de plus beau, il donne ce qu’il n’a pas en soi mais qui naît de l’exaltation, il donne enfin ce qu’il est, sans réserve. Mais à ce point, il donne aussi le pire.

Le pire en lui, il s’y était accoutumé, établissant une sorte d’équilibre du microbe et de la maladie. Mais s’il le communique à un être plus faible, ou plus pur, ou qui n’est pas armé pour composer avec cette espèce-là de mal, il risque d’altérer ou de détruire l’objet de sa tendresse et l’amour même. Ces secrets monstrueux, ignorés de nous-mêmes, que notre passion livre à l’être aimé dans la contagion du délire, voici qu’ils apparaissent comme des dons de la haine. Il est rare que l’amour ne soit pas criminel, d’une manière invisible peut-être, quand il dépasse les bornes d’une sobriété d’ailleurs presque impossible à définir. Et toute passion consiste à dépasser les bornes…

Ainsi l’extrême du don, si l’on n’est pas un saint, rejoint le viol spirituel. Et si l’on veut tout posséder d’un être, on risque bien d’en faire un possédé.

Où donc le diable est-il intervenu ? Ce Désir qui prenait [p. 154] son essor comme une question ardente à l’indicible Vérité, comme un élan vers la guérison de l’être blessé, vers la plénitude et vers la rédemption, voici qu’il se fait l’instrument de nos plus épuisantes tortures. À quel moment l’amour est-il devenu souffrance ? Dans le langage de la théologie, il est aisé de définir le point : c’est à l’instant où la passion transgresse les limites de la créature et s’emporte à la diviniser, que le Tentateur a parlé. « Vous serez comme des dieux, vous êtes seuls au monde, désormais tout vous est permis… » Mais encore, ce mouvement de l’orgueil fantastique, comment le distinguer d’une sensation de grâce inséparable de toute vraie passion — et la grâce nous délivre de la loi…

Poursuivons cette analogie. Le coup de foudre est le reflet d’une conversion. Il ne se discute pas davantage. Vous êtes élu « parce que c’est vous, parce que c’est elle ». L’amour accepte avec joie ce mystère, d’une « injustice » aussi flagrante, cependant, que celle que l’on reproche à la doctrine augustinienne de l’élection. Pour la passion, tout est destin, rien n’est mérite, et le « scandale » de la double prédestination, au salut ou à la damnation, se reproduit dans l’ordre naturel chaque fois que l’on accueille ou que l’on rejette un être, dans le temps d’un premier regard.

Voici l’accueil, et l’on entre en passion comme on entrerait en religion, ou comme on s’engagerait dans une voie mystique. On renonce au monde, on s’enclot avec l’image de l’objet aimé. Mais le diable est assis dans un coin de la cellule. Il ne fait rien, il vous attend. Il connaît la logique de la passion. Il attend votre pire souffrance, son seul baume. Il a cessé de sourire, il est à son affaire, guettant les premiers plis de la panique à votre front. Que va devenir votre bonheur ? Pourquoi l’être aimé vous manque-t-il ? Pourquoi [p. 155] s’éloigne-t-il de l’image adorée ? S’il reste libre, ne va-t-il pas vous échapper ? Et si vous l’enfermez, ne va-t-il pas souffrir, et peut-être bientôt vous haïr ? Alors vous l’accuserez d’une injustice dont il n’est pas plus responsable que vous ne l’étiez de votre choix. Qu’il se détourne de vous pour un temps, voici le monde dépeuplé. Qu’il vous repousse, et vous voici comme exclu de la réalité. Mais il y a pire. La passion la plus forte est celle qui se nourrit d’obstacles, et qui bientôt les crée s’ils viennent à faire défaut. Cet usage mystifiant de la réalité, qu’elle soit sociale, morale, ou naturelle, entraîne un mensonge essentiel qui corrompt secrètement l’amour. Certes, le passionné affecte souvent une sorte de respect méticuleux de la vérité, dans toutes les occasions où il le peut sans compromettre son trésor secret : comme s’il cherchait à compenser par cette rigueur la licence absolue qu’il s’accorde dès qu’il s’agit de satisfaire ou de préserver sa passion. Madame Guyon rapporte qu’elle dut mentir un jour à son confesseur même, pour lui cacher un incident qui eût trahi son délire mystique ; mais qu’elle ne voulait pas que ses laquais fussent mis dans le cas de répéter ce même mensonge, car, dit-elle avec naïveté, « j’avais moi-même une horreur extrême pour le mensonge ».

Jalousie, injustice, état de mensonge constant, perte du sens des devoirs immédiats, faiblesses exaltées mimant l’inspiration, — c’est peu dire, car les vrais tourments de la passion sont indicibles par essence, ou ne trouveraient à s’exprimer que par les paradoxes du langage mystique : joie consumante, feu qui glace, tortures aimées, ardeur cruelle, « tout et rien ». Le passionné finit par voir dans ses souffrances le signe même de l’authenticité de sa passion. Alors il ne voit plus qu’il aime peut-être comme on hait, que sa tendresse avide tyrannise ou méprise, que ses dons sont autant [p. 156] de violences intimes, et qu’il en vient à souffrir davantage par l’absence de l’être aimé qu’il n’a de joie par sa présence.

Dans ce dédale de nos enfers privés, quel talisman pourrions-nous emporter pour déjouer les ruses sataniques ? Il faudrait être un saint pour traverser une grande passion sans réjouir le diable ou susciter les plus subtils de ses démons. Il faudrait une abnégation dont les plus grands mystiques furent seuls capables. Il faudrait surtout conserver la règle d’or de l’amour du prochain, de l’Agapè qui seul peut brider notre Éros et le sauver de ses propres fureurs. Rien de moins ne saurait composer les exigences d’une passion avec celles de la déficiente réalité, avec la liberté de l’être aimé et le respect de son mystère. Rien de moins ne suffirait pour construire ce chef-d’œuvre de l’amour vrai : l’alliance de deux êtres qui s’acceptent, qui ne sont plus l’un pour l’autre des prétextes, ou des images du délire intime, mais des amis jurés dont l’amour est confiance. Contre cette alliance-là, le diable ne peut rien. « L’amour parfait bannit la crainte. »

53.
diable et sexe

Le jeune lecteur qui parcourt le sommaire de ce livre se rue sur le chapitre 53. Voilà le point ! pense-t-il. Quel dommage ! J’ai peu de choses à dire, sur ce point-là, que je n’aie déjà dites sous d’autres formes.

Il est vrai que tout le monde s’imagine que le péché par excellence réside dans la sexualité. L’illusion s’aperçoit d’une [p. 157] manière assez simple : la sexualité est le domaine des tentations à la fois les plus sensibles et les plus communes. Assez peu d’hommes sont réellement tentés de voler le portefeuille du voisin, mais presque tout homme s’est vu tenté de prendre la femme du voisin, soit en recourant aux raisons pathétiques. — « c’est vital ! » — soit en se persuadant que « ça n’a pas d’importance » ; ou les deux ensemble.

En vérité, la sexualité en soi n’est pas plus diabolique que la digestion ou la respiration. Si la majorité des Occidentaux se figurent que le péché originel fut l’acte sexuel, dont la consommation de la pomme serait le symbole, c’est parce qu’ils assimilent le péché en général à la tentation par excellence, qui se trouve être à leurs yeux la sexualité. C’est une vue bien bornée du péché ! Car même dans le cas où le fruit mangé par Ève signifierait ce que l’on croit, notez que ce n’est pas le geste de manger une pomme qui était mauvais aux yeux de l’Éternel, ni la pomme en soi (au contraire), mais seulement la révolte d’Ève et son désir de se diviniser à sa façon. Si la sexualité pouvait rester pure, c’est-à-dire purement animale, comme les autres fonctions du corps, le diable ne s’y mêlerait pas. Mais en fait elle se lie à l’amour, et à l’esprit, et c’est par là qu’elle va se pervertir et devenir à son tour source de perversion. La paillardise joyeuse est certainement l’une des formes les moins diaboliques du péché. Je n’en dirais pas autant de certaines amours pseudo-mystiques, nœuds de sophismes spirituels où le serpent se love avec délices.

La sexualité se distingue des autres fonctions naturelles par un certain manque de nécessité. Il est nécessaire de manger et de respirer, et il est nécessaire que le sang circule, mais on peut vivre en restant chaste. L’usage du sexe est donc en grande partie libre et conscient. D’autre part, il est [p. 158] lié à la créativité de l’homme, il en est l’aspect corporel, le symbole ou le signe physique. Or nous savons que si l’homme peut pécher, c’est uniquement parce qu’il est libre, c’est-à-dire parce qu’il peut choisir de créer selon l’ordre divin, ou au contraire selon ses propres utopies. C’est donc en tant qu’elle participe de notre libre créativité, comme le langage et les activités de l’esprit, que la sexualité donne prise au diable. Et certes il ne s’y intrigue pas davantage que dans nos créations les plus abstraites. Il y est même plus aisément reconnaissable, et dans cette mesure moins dangereux. La sexualité ne devient proprement démoniaque que lorsque l’esprit s’en empare, la contamine, la dénature, ou lui rend un culte obsédé.

L’idéalisation romantique de l’amour dans l’époque moderne, entraînant une pruderie morbide du langage et des bonnes mœurs, est certes pour beaucoup dans la crise sexuelle dont souffre toute la bourgeoisie. Au point qu’un Freud a cru pouvoir « tout expliquer » par les censures et refoulements de la morale en vigueur dans son milieu, et de son temps. D’où l’on devrait déduire que le meilleur moyen de prévenir les états de possession satanique et les névroses nées de troubles sexuels, serait simplement la franchise, non pas « scientifique » mais gaillarde.

Mais aussitôt le Malin se rattrape en proposant une licence absolue. Or, l’absence de contraintes choisies rend la sexualité insignifiante, et déprime secrètement l’humanité de l’homme. Le sexe n’est pas plus divin qu’il n’est honteux, mais il est lié intimement aux fonctions les plus humaines de l’homme, à ses pouvoirs de création dans tous les ordres, à ses jugements esthétiques ou moraux, à tout ce qui qualifie l’individu et lui permet de se posséder en tant que personne responsable. L’indifférence croissante que l’on observe, dans [p. 159] la jeunesse américaine par exemple, à l’égard des pudeurs et interdits qui prêtaient à l’acte sexuel la gravité d’un engagement, cette espèce d’insouciance morale se traduit moins par une libération que par une flagrante indigence dans les rapports humains fondamentaux. En présence de cet affadissement, l’on serait tenté de regretter le temps où Satan proposait des combats plus féconds…

54.
L’Éternel féminin

L’amour n’est pas un crime, mais le diable s’en sert, et de préférence à toute autre passion, pour aveugler notre sens des valeurs. Le sexe n’est pas une honte, mais le diable y trouve l’occasion la plus commune de nous faire abuser de notre liberté. Reste la femme, dont l’homme ne se lassera jamais de faire un ange ou un démon. « Instrument dont use le diable pour posséder nos âmes », dit saint Cyprien, et Tertullien plus énergique : « Porte de l’Enfer ! » Mais Goethe et tous les romantiques la divinisent. Souvenez-vous de l’exaltation finale du Second Faust : « L’Éternel féminin nous entraîne vers les hauteurs »…

En vérité, la femme n’est porte de l’Enfer que pour ceux qui se laissent aller à voir en elle une porte du Ciel. Montaigne le dit bien, contre les romantiques de tous les temps : « Entre nous, ce sont choses que j’ai toujours vues de singulier accord : les opinions supercélestes et les mœurs souterraines. »

[p. 160] S’il y a quelque chose de démoniaque dans la femme, c’est sans doute moins dans sa nature que dans sa faculté d’oublier cette nature, de se tromper sur elle, ou de laisser les autres s’y tromper. Qu’elle soit moins bien armée que l’homme contre Satan, c’est ce que fait voir le récit de la Chute. Croyez bien que ce n’est point par politesse que le serpent s’adresse à Ève en premier lieu. Il ne fait jamais rien sans calcul. Mais voilà ce romantique d’Adam qui s’y laisse prendre. Il s’imagine que la belle Ève, grâce à son intuition fameuse, a trouvé le chemin du Ciel. « Das ewig weibliche zieht uns hinan ! », dit-il d’un air ému, et il mord dans la pomme. C’est à ce moment que le mal est vraiment « consommé ».

La femme n’est pas plus diabolique que l’homme, mais plus facilement égarée, parce qu’elle manque d’objectivité, de sécheresse dans l’appréciation, de distance par rapport au réel, ou en un mot : de rhétorique. Elle met trop peu de raison dans l’exercice ému de sa charité, et trop peu d’ironie dans l’exercice occasionnel de sa raison. Elle manque de forme, et c’est à l’homme de lui en donner. Mais si l’homme au contraire se met à l’adorer, à rendre un culte aux valeurs féminines, il prive la femme de ses appuis et transforme la tentation dans laquelle elle glissait en chute irrémédiable. C’est Ève qui a commencé. Mais c’est à cause d’Adam que les choses ont si mal tourné.

Saint Paul dit que le mari est le chef de la femme, et que la femme sans l’homme ne peut être sauvée. C’est une constatation bien plus qu’une prescription. (Saint Paul est le plus grand réaliste de tous les temps.) Mais le culte romantique de la femme a inverti cet ordre naturel. Trop d’abus de pouvoir masculins, et trop d’abdications aussi, l’ont fait paraître tyrannique. Et toute l’évolution sociale du siècle [p. 161] contraint la femme à une autonomie que ne prévoyait pas sa nature. Insensiblement, l’homme renonce à exercer son rôle de chef. La femme l’a persuadé qu’elle était opprimée. Il la croit, par fatigue, par gain de paix, ou par idéalisme mal placé. Tous ces facteurs ont créé dans nos mœurs un malaise fondamental. Une espèce de révolte sourde anime la femme contre sa condition. Dans cette liberté que l’homme lui laisse, elle s’éprouve inconsciemment frustrée. La voici livrée à elle-même. Le jeu ou la complicité de l’égoïsme masculin et de l’astuce féminine en panique, multiplient des conflits inextricables. « L’amour est à réinventer », comme toujours, mais pourra-t-on restaurer le mariage, et les relations sociales des deux sexes, à partir d’un mensonge à la nature ?

L’expérience millénaire du couple permet d’imaginer ce qui va se passer à l’échelle de la société. La femme qui n’est plus dominée par l’homme — que la faute en soit à l’homme ou à elle-même — perd sa féminité ou devient son esclave. Dans ce dernier cas, elle ne conçoit sa « liberté » que sous la forme d’une passion pure, indépendante de tout objet, méprisant, sans toujours se l’avouer, celui qui s’offre à la fixer, — et d’autant plus qu’il y parvient. Vis-à-vis d’elle-même et d’autrui, sa première défense est de dire « qu’elle ne sait pas ce qui lui arrive ». C’est une feinte, un mensonge ; elle sait très bien. Ou si vraiment elle ne sait pas, un démon le saura pour elle. Chez l’homme qui se laisse aller à ce genre d’argument, c’est une lâcheté plus naïvement sincère… Mais il en fait, hélas, une théorie. Tout amant romantique parle ici comme une femme, s’il n’est plus maîtrisé par l’homme en lui.

Contre les romans et les films, et contre l’opinion courante du temps, qui voient le signe de la vraie passion dans le cri [p. 162] « c’est plus fort que moi ! », l’on voudrait dire cette chose très simple : — Cessez donc d’aimer « malgré vous » et sachez un peu ce que vous faites, c’est une question de tenue morale, et c’est la condition d’un amour authentique. N’imitez pas le mensonge féminin, sinon les femmes elles-mêmes finiront par s’y tromper, et le gâchis sera sans remède. Qu’elles rusent, bien, mais cela doit vous amuser. Si vous le prenez trop au sérieux, vous les perdrez et vous perdrez. Comme le montre l’histoire suivante.

55.
La bastonnade (dessin animé)

Ils s’aimaient tant qu’ils ne cessaient de dire : Comment peut-on s’aimer autant ? Un beau soir, elle se mit à le battre, et le laissa pour mort sur la descente de lit. Puis elle s’endormit, fatiguée. Le lendemain, il vivait encore. — Pourquoi t’ai-je battu ? lui dit-elle ? Si tu ne le sais pas, c’est que tu m’aimes bien mal. Défiguré par sa raclée, il ouvrit des yeux mornes et dit : — Je t’aime encore, épargne-moi. Elle se détourna pour cacher le sourire qui tordait ses lèvres, et pour pleurer.

Le soir, elle le battit encore. Puis elle lui dit : — Ta révolte m’excède. Pourquoi me torturer ? Laisse-moi donc seule. Elle le jeta par la fenêtre.

Lorsqu’il revint après quelques semaines, il dit : — Mon [p. 163] œil gauche est perdu, et mes côtes cassées me font encore souffrir, ne m’en veux pas si je gémis parfois en t’embrassant.

— Ah ! fit-elle, j’ai peut-être été sotte, mais les épreuves nous grandissent. Dis-moi maintenant pourquoi je t’ai battu ?

Comme il ouvrait la bouche pour répondre, elle le frappa si fort qu’elle lui cassa les dents. Il aurait bien voulu parler, mais la douleur tordait les mots avant qu’ils aient quitté sa langue. Il essaya de dire : — Je t’aime, et prononça quelque chose comme : — Putain.

Alors elle le prit dans ses bras, le caressa et l’embrassa. Et comme il s’endormait heureux, elle lui donna un coup de poing sur l’œil droit.

Maintenant, il est presque aveugle. — Pourquoi donc t’ai-je battu ? lui dit-elle chaque matin. Je ne suis pas méchante, et je t’aimais. Pourtant je t’ai battu, je te battrai encore. Dis-moi pourquoi j’ai besoin de te battre ?

Mais lui pense dans sa tristesse : — Si je lui dis qu’elle ne m’aime pas, elle le croira. Si je lui dis : — « Cesse donc d’être méchante », elle me demandera pourquoi elle est méchante. Or je l’ignore. Elle me battra de nouveau. Quand elle m’aura tué, elle sera désespérée et je ne veux pas qu’elle soit désespérée. Le mieux serait de la quitter. Mais alors nous ne saurons jamais.

Il se tait. — Cet homme ne m’aime pas, pense la femme. Allons en battre un autre.

Moralité.

S’il l’avait battue le premier…

[p. 164]

56.
Situations sans issue

L’histoire que l’on vient de lire peut être celle d’un couple, mais aussi, d’une certaine manière, celle des relations de l’Allemagne et de l’Europe, ou d’une masse quelconque et du Prince. Ou encore, elle figure le conflit permanent, dans le cœur d’un individu, entre le besoin d’anarchie et le besoin de conservation. Parabole de la démission des puissances d’ordre dans le monde moderne. Même histoire, mêmes conflits sur tous les plans, aujourd’hui que la crise mondiale s’identifie, parce qu’elle a les mêmes sources, avec la crise de nos vies privées. Nous sommes au centre de tout le mal dès que nous l’atteignons dans notre cœur. Lorsque nos circonstances individuelles ou politiques, nos drames intimes ou internationaux, se révèlent comme des situations sans issue, reconnaissons l’œuvre du diable. Il intervient, pour les porter au pire, dans les circonstances limites où, pour ne point faillir, il eût fallu l’héroïque vigilance d’un saint. Ah ! mais jamais un saint ne se fût laissé tomber dans une situation pareille !

Descendons maintenant au dernier cercle : dans cet enfer né du vertige et de l’effroi sinistre de l’orgueil, l’enfer de la passion qui n’a pas d’autre objet que le malheur qu’elle va créer, en vertu de sa logique folle et des sophismes du Néant qui néantit.

[p. 165]

57.
Le coup de pistolet

Je me crois en Enfer, donc j’y suis.

Rimbaud

Évidemment, je n’aurais pas dû entrer. On fait de ces bêtises, par négligence, croit-on. Bref, je suis entré, c’était tout juste pour voir si par hasard elle était là. Vous savez que c’est compliqué, ce bâtiment. Des couloirs et des escaliers partout, un labyrinthe. Je suivais les tapis rouges, et les lampes rouges, comme lorsqu’on choisit une couleur au jeu de cartes, rouge ou noir. J’arrive à la salle de lecture. Il n’y avait que des feuilles de papier blanc sur les tables, et tout le monde lisait. Je dis : — Est-elle ici ? Quelqu’un l’a-t-il vue ?

Ils me regardent d’un air vexé. Un valet s’approche rapidement et me dit à voix basse : — Puisque Monsieur est venu, et puisque Monsieur demande si elle est ici, elle y est évidemment. Mais je rappelle à Monsieur la règle du club : ni questions ni réponses.

Je ne savais plus que dire, parce que j’avais une chose à dire. D’ailleurs, même si je n’avais dit que : Fine day to-day, c’eût été une sorte de question ou de réponse. Je pensais que le mieux serait de m’en aller sans bruit. Mais vous connaissez ces couloirs. Et je ne voulais pas être mis à la porte ! Naturellement, j’aurais dû pousser la première porte venue, sans y penser, et je serais sorti comme j’étais entré. Mais le fait est que je pensais à sortir, et par la bonne porte. Voilà la faute. L’inévitable se produisit au bout de quelques heures. [p. 166] J’étais épuisé, j’avais faim et soif, je ne rencontrais plus personne. Je suis un fumeur invétéré. Ma dernière cigarette était brûlée. Je me dis : — Puisque c’est absurde, pourquoi ménager quoi que ce soit ?

C’était la question par excellence ! Le résumé de toutes mes erreurs, si vous voulez. Je trouve la porte du bureau directorial. J’entre comme un fou et je crie : — Pourquoi ?

Le directeur était assis face à la porte et me regardait comme s’il n’avait rien entendu. Nous nous sommes dévisagés un certain temps : je ne trouvais pas son regard, il me semblait que ce regard fuyait très loin dans ses yeux et me rejoignait par-derrière, je ne puis l’expliquer autrement. D’une certaine manière, c’était mon propre regard qui traversait ses yeux et revenait sur ma nuque. À l’instant où je l’ai compris, il a tiré.

— Eh bien oui, je suis là, dit-elle. (Je tenais sa main. Je sentis qu’elle avait de la fièvre). Je suis là parce que tu es venu, tout simplement.

Nous étions couchés chez nous. Je ne sais combien de temps cela va durer. Elle délire et j’ai cette balle dans le cœur.

Et voici que maintenant, je ne puis plus poser de question.

Car si vous me dites que c’est une vraie balle que j’ai dans le cœur, il est évident que je suis mort. Et si vous me dites que la balle n’est pas plus réelle que ce qui s’est passé dans la maison, vous supprimez à la fois toutes les questions possibles, et donc toute possibilité de réponse à quoi que ce soit. Laissez-moi donc seul. C’est mon ordre. Et si vous ne me croyez pas, je vais tirer !

[p. 167]

58.
Ce livre est-il sans issue ?

Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ?

Baudelaire

Que ce Rien soit enfin mon ordre ! C’est le cri même du désespoir, et c’est l’autosadisme de ce siècle. Tout est faux mais tout est réel. Puisqu’on en meurt de plus en plus. C’est un cauchemar mais sans réveil possible. C’est le cauchemar de la réalité. La guerre existe autour de nous, elle est fausse, impossible et réelle. Elle nous dépasse et nous l’avons créée. À tel et tel moment, dans un passé récent, pouvions-nous arrêter le glissement, renverser les fatalités ? Nous le pouvions, nous n’avons pas su. Nous le pouvions peut-être et nous n’y avons pas cru. Peut-être aussi que rien n’était possible. Ces pensées augmentent l’amertume. Elles nous suggèrent l’idée d’une possession… Est-ce nous vraiment qui avons laissé les choses en venir là ? Si ce n’est pas nous, qui d’Autre ? Ah, nous sommes tous complices !

Mais alors pourquoi mourrons-nous ? Pour ce passé que nous n’avons pas aimé assez pour l’empêcher de se perdre ? Pour un avenir que nous devinons à peine et savons encore moins créer ? Pour cette démocratie qui ne croyait qu’au bonheur ? Mais voudrait-on mourir pour garder du bonheur ?

[p. 168] Pour quelle foi plus valable que la vie ? Et si nous ne voulons pas de foi, pour quelle vie plus valable que la foi ? C’est couru, notre monde agonise, il a sa balle dans le cœur, quoi qu’il arrive. Mais pour quoi vivions-nous naguère, et pour quoi mourrons-nous demain ? Nous ne pouvons plus reculer, c’est clair, on nous attaque ! En avant donc, il n’y a plus rien à perdre ! Cet « en avant » qui ne sait pas où il va…

Je me souviens des temps heureux — notre illusion. « Vous ne mourrez plus ! », nous disait l’Autre. Et cela du moins nous paraissait imaginable, cela ressemblait à quelque chose dont nous avions une idée naturelle, le bonheur, le progrès, la durée vers le mieux… Mais nous mourons, c’est toujours surprenant. Cela paraît absurde et révoltant. Il est dur de se défaire de l’idée qu’on était né pour vivre heureux. Jadis la tragédie n’était qu’un accident, une chose qui arrive aux autres, et dans les livres ; et la voilà substance de nos vies. Encore un navire torpillé et comme le dit l’Amirauté : « The next of kin of casualties… », les familles des victimes ont été informées. (Grand développement de l’information dans notre siècle !) Qu’on nous informe donc, une fois pour toutes, que nous sommes tous de la famille, et que nous sommes aussi les victimes. « Vous êtes tous membres les uns des autres », dit l’Évangile. Nous sommes tous dans le bateau qui coule, et en même temps nous sommes tous dans le bateau qui vient d’envoyer la torpille. Ce n’est pas une image, hélas, c’est simplement une vue d’ensemble. (Tôt et tard confondus, ou plutôt embrassés d’un seul regard.) Que faudra-t-il encore pour que nous comprenions l’étendue de la catastrophe, et qu’elle est vraiment sans limites ? Et qu’il n’y a qu’une humanité ? Et que c’est elle qui se torpille et se bombarde ? Et que tout est inextricable et sans issue ? Que tout est faux, impossible, et réel.

[p. 169] On me dit : « Il y a les bons et les méchants, nous sommes les bons, n’embrouillez donc pas tout. » Je sais, nous sommes en guerre, et il s’agit de gagner. Mais à quel Bien et à quel Mal avons-nous cru, pour montrer tout d’un coup tant d’assurance ? Se faire tuer pour la liberté d’avoir ses propres opinions, c’est magnifique, mais c’est aussi mettre ces opinions à bien haut prix. Valaient-elles le grabuge où nous sombrons ?

J’ai décrit l’œuvre de Satan, et cela finit dans un cauchemar qui ressemble à s’y méprendre à notre époque. Mais si vous ne croyez pas au diable, je me demande à quel Mal vous croyez. Contre quoi lutterez-vous jusqu’à la mort ? Car la mort est un absolu… Avec quel bien pensez-vous triompher du mal immense qui envahit la terre ? Le moindre mal sera-t-il plus fort que le mal même dans son éclat ?

Et si vous croyez à Satan, vous savez bien qu’il est aussi dans vous : intelligence avec l’ennemi ! Et si j’y crois, je sais qu’il est aussi dans moi. Il est donc aussi dans mon livre. Alors pourquoi l’écrire ? Comment s’en délivrer ? Dira-t-on que je suis un fou qui croit voir le diable partout ? D’autres ne savent le voir nulle part. C’est plus dangereux. N’auraient-ils pas regardé l’époque ? Or ce livre est l’époque, je le crains. Un peu plus clair seulement, un peu plus dépouillé, c’est-à-dire dévêtu des oripeaux tout-faits de l’illusion — c’est peut-être sa cruauté. Mais si l’époque est sans issue, si le cauchemar est vrai cette fois, s’il n’est plus de réveil possible, pourquoi le dire et troubler davantage ? « Ôter ses vêtements dans un jour froid, c’est dire des chansons à un cœur attristé »…24

[p. 170]

Mais j’entendais un chant plein de force et de grâce, quelque part au secret de la vie, quand la clameur du néant s’abaissait, quelque part au-dessus de la mort, comme une grande fugue puissante et soutenue, quand tout semblait perdu, gâché et sans remède, un chant profond qui ne cesse jamais, inaltérable et dominant, ah ! taisons-nous, le voici qui revient, et ce n’est pas encore notre consolation, mais il est plus dur que la mort et le mutisme de la mort, il est plus pur que nos douleurs, je l’ai nommé : cantique au bleu du ciel.