[p. 161]

7.
Vues sur Ramuz

Il faut dissimuler la profondeur. Où donc ? À la surface.

Hugo de Hofmannsthal.

Toute méthode féconde est basée sur une intuition des faits qu’elle veut appréhender. Dans cette mesure, il est exact de dire qu’elle s’ordonne par avance à sa fin. On n’imagine pas d’aborder l’œuvre et la personne de Ramuz d’une façon systématique. Non que cette œuvre et cette personne ne comportent aucun système : mais il est si totalement exprimé qu’on ne peut plus le distinguer des formes qu’il propose à notre vue. Il s’est transformé en domaine. Il faut le lire comme un visage.

Qu’est-ce qu’un domaine, qu’est-ce qu’une propriété réelle, sinon l’extension dans l’espace d’une loi personnelle, de la loi du propriétaire ? (Toute autre forme de propriété demeure à mes yeux justiciable de la critique de Proudhon.) Décrire le « pays » de Ramuz, c’est aussi décrire sa personne, à la manière du physiognomoniste plutôt qu’à celle du psychologue. Méthode qui peut apparaître opportune, si l’on songe qu’elle s’applique à l’auteur de cette phrase : « Authenticité, réalité, vérité, matière : autant de synonymes ou presque.70 »

[p. 162]

I
Ramuz mythologue

« Qu’on n’aille pas chercher derrière les phénomènes : ils sont eux-mêmes enseignement », dit Goethe. Il n’y a rien à voir sous les apparences. Car rien n’existe, hors de ce qui se manifeste ; rien ne se manifeste hors d’un mouvement ; et tout mouvement provient de la lumière qui crée les formes en même temps que notre œil. « La vérité est une pensée matérialisée, la vérité doit exister non seulement en nous, mais devant nous. Non seulement elle doit avoir un commencement et une fin, mais des contours, et non seulement des contours, mais un relief et un volume. Elle doit non seulement être vue, mais touchée et puis embrassée, puis finalement soulevée, ayant un poids à elle et une densité ». Le peuple dit, encore plus simplement : « Si c’était vrai, ça se verrait.71 »

Telle est la loi nouvelle et la réalité d’une ère dominée par ce fait historique : l’incarnation de la Parole.

Les clercs s’écrient : Esprit ! Esprit ! Mais je regarde leur visage. Si c’était vrai, ça se verrait…

[p. 163] Ainsi la clé de toute création est dans le visage de l’homme. Qu’un homme détienne un pouvoir créateur, c’est-à-dire un pouvoir d’incarnation, vous le lirez toujours sur les traits de sa face. (Encore faut-il avoir des yeux pour voir. Encore faut-il en croire ses yeux…) Il n’est d’esprit que dans l’action qui saisit une forme pour la transformer. L’esprit n’a pas son siège dans la cervelle. Ni dans le ciel. L’esprit n’a pas de siège : il est passage, prise et saisissement.

L’esprit se manifeste dans la main qui réalise une vision.

Ouvrez un livre de Ramuz : les choses « viennent », le monde « vient » à nous, le ciel, le lac et les montagnes « viennent » ; et on les voit venir ainsi à la rencontre d’un regard qui les invente (invenire), les dénombre, et les connaît dans leur sens primitif, dans le sens de la création qui tout entière advient à l’homme. Ainsi l’Adam d’avant le Temps vit venir à lui toutes les bêtes : elles s’approchaient pour recevoir leur nom (c’était leur nombre) et leur emploi. Il faut toujours remonter à ce mythe si l’on veut saisir la genèse et l’ambition secrète de cet art.

Un personnage de Ramuz, c’est d’abord une apparition, — une image venant à nous. « …On les voit sortir des bois dans le rose du lever du jour et ils sont roses dans le ciel rose, avec des gouttes de rosée qui leur pendent à chaque poil et des souliers qui brillent. » Il y en a dans presque tous les livres de Ramuz, de ces taupiers qui portent des [p. 164] bonnets de poil de lapin. On pourrait s’amuser à recomposer le pays autour d’eux. Et l’on verrait alors que ces bonshommes ne sont point décrits « de l’extérieur » — comme le voudrait certaine formule naturaliste — mais qu’ils sont décrits dans leur forme, ce qui n’est pas du tout la même chose. La forme humaine, si l’homme est authentique, est microcosme d’un pays, d’un paysage et d’un ensemble de coutumes. Les rythmes du temps s’y inscrivent aussi bien que l’allure des pentes. « D’où cette démarche qu’ils ont ; d’où encore la nécessité quelquefois de refaire son pas, parce que la pente vous porte en arrière, parce qu’on l’a mal calculé et il faut d’abord qu’on le corrige. » Et Ramuz ajoute : « C’est comme moi ». C’est comme lui quand il écrit. Car sa vision est harmonie avec ces formes, et son langage avec les rythmes qu’elles traduisent.

Une forme, une image vivante : est-ce extérieur ou intérieur ? L’artiste répondra : ni l’un ni l’autre. Car il se tient, avec son imagination, dans cette région qui n’est ni du dedans ni du dehors, qui est contact, et littéralement drame entre la vision et l’objet, entre la position de l’homme et la proposition du monde. C’est la région de la rencontre et de la forme. Et non point de la forme toute faite, cadre imposé aux jeux d’une invention prévue, mais de la forme en devenir, expressive du dedans et du dehors au lieu mouvant de leur confrontation. Ici le spirituel devient tangible, le matériel lisible et significatif. Nous sommes au foyer permanent de l’incarnation des images — ou de la création imaginée. Il faut rendre à ce mot son sens fort : [p. 165] imaginer, c’est imiter non la nature naturée, mais la nature naturante. (Nous pourrons dire aussi, un peu plus tard, que l’imagination figure le sens du concret chez un homme.)

« Car le phénomène de l’art est un phénomène d’incarnation (ce que l’école ne comprend pas) ». Toute l’esthétique de Ramuz me paraît centrée sur cette phrase.

Son vocabulaire tout d’abord. Cette abondance de noms de choses ! Comment ne point penser au livre de Job — dont Ramuz nous a traduit quelques passages — où toute une théologie s’exprime entièrement par des choses, s’agît-il même du profond mystère de la liberté des humains en présence de « l’arbitraire » du Tout-Puissant. Entre deux mots possibles, choisir le moins savant, le moins « lyrique » et le plus matériel, parler d’un ciel au bleu de lessive plutôt que de l’azur du firmament, c’est, à vrai dire, le parti pris de tout véritable poète, mais c’est aussi ce qu’une certaine critique ne veut point pardonner à Ramuz. Un écrivain français, de tradition classique, comme ils le sont tous plus ou moins, s’excuse de l’emploi qu’il fait, par occasion, d’un terme roturier, non littéraire. Ramuz c’est le contraire : « Autarchie, — comme ils disent »… « Il y a là un problème, — comme on dit »… Il ne manque jamais de s’excuser des mots abstraits, des termes nobles auxquels il faut bien recourir lorsqu’on veut réfuter les duperies qu’ils recouvrent.

Les mots abstraits sont nécessaires à une certaine circulation [p. 166] d’idées qui représentent les choses et le concret, comme les billets représentent l’or de la réserve. Le mot n’est rien qu’un droit de l’esprit aux choses. Mais s’il n’y a plus de choses, c’est une tromperie. C’est pourquoi nos journaux contiennent tant de mensonges, surtout lorsqu’ils essaient de dire la vérité.

Contre cette inflation nominaliste, un seul recours : celui de l’étymologie. Car le sens étymologique est toujours lié à une chose (ou à une action sur les choses). Utiliser les mots dans leur sens étymologique, c’est revenir au phénomène de l’incarnation, c’est retrouver la langue à son état naissant, dont la chimie nous dit qu’il est l’état de virulence extrême. Les journalistes et l’école ont décontenancé le langage, et par là même ils nous démoralisent plus sûrement que ne font les scandales qu’ils dénoncent.

Il me semble parfois que la meilleure éducation du genre humain consisterait en une éducation de son langage. Un tribunal muni de pleins pouvoirs, institué pour juger des cas de langage délictueux, inactuel, erroné, inutilement abstrait, ferait un bien meilleur travail — il faudrait qu’il donnât de fortes peines ! — qu’une cour d’assise occupée à juger des meurtres dont le vol est le mobile. Je dis qu’il ferait un bien meilleur travail éducatif. Car il porterait l’attention des hommes sur le concret de l’existence, les détournant de ce fameux « pratique » dont ils s’occupent si mal, et de plus en plus mal à mesure que le « pratique » s’éloigne davantage du concret pour se confondre avec l’artificiel créé par la publicité. (On pousse les gens au crime en les hypnotisant sur la possession de l’argent et les [p. 167] bienfaits qui en découlent.) Si j’étais dictateur, je nommerais Ramuz président de ce tribunal. Et nous aurions enfin un langage châtié, comme on disait dans les salons, au temps où le seul tribunal vraiment redouté était celui du goût. (On le dit encore de nos jours, mais le goût n’est plus que poncif.)

La même volonté d’incarnation se manifeste dans l’allure de la phrase chez Ramuz. On a pu croire qu’il n’avait pas le sens du rythme : c’est qu’il veut le rythme formé sur la nature particulière des choses qu’il évoque, non point sur les modèles généraux que l’école nous a mis dans la tête. Presque toutes les singularités de son style s’expliquent par cette seule intention de concentrer notre vision sur l’objet brut et sur le sentiment élémentaire. Ainsi ses changements de temps à l’intérieur d’une même phrase. Je ne crois pas qu’il soit possible de les ramener à une loi, ni même à un usage régulier ; ou plutôt, ils n’ont pas d’autre loi que cette volonté de plier l’attention aux phases d’un geste, d’une action ou d’une pensée.

Il reste la fameuse psychologie des personnages. Que peut-elle signifier pour le physionomiste, et par quoi va-t-elle s’exprimer dans une vision qui ne connaît rien hors de la forme ?

La psychologie d’école, qui domina et qui domine encore tous les romans à la Bourget, consiste à rattacher par convention, presque par accident, une série d’attitudes [p. 168] et de causes « morales » à une série à peu près parallèle d’attitudes et de faits visibles ; l’accent étant porté sur la causalité, et les faits se réduisant peu à peu au rôle de simples vérifications. À mesure que cette psychologie s’assure davantage de ses lois, elle tend à les substituer à l’imagination concrète du réel. Les faits se raréfient : anecdotes ou exemples à l’appui d’une approximative reconstruction des âmes. Il est entendu désormais qu’un auteur qui n’utilise que des faits se range dans la catégorie du roman policier : il n’a pas de psychologie. Et la critique parle beaucoup de subjectivité et d’objectivité…

Dans le monde de Ramuz, ces deux mots n’ont plus aucun sens. Une forme donnée n’a pas à signifier autre chose que ce qu’elle montre. Elle ne peut être interprétée que par ses relations organiques à d’autres formes. Et c’est encore l’office de l’imagination, c’est-à-dire de l’activité qui préside à la formation du réel. Ici plus de concepts, plus d’idées générales. Tout est images et complexes d’images. Tout est mythe.

Ainsi la mythologie, chez Ramuz, déloge l’analyse abstraite des psychologues. Et l’on découvre à chacune de ses œuvres une signification mythologique. C’est en général l’irruption d’une forme d’imagination nouvelle dans un village ou une contrée, plus rarement chez un individu, qui constitue le vrai sujet de ses romans. Passage du Poète, ou passage du diable (dans le Règne de l’esprit malin), entrée du cinéma (L’Amour du Monde), approche de la fin du monde (Présence de la mort, Les Signes parmi nous), mythe de l’or (Farinet), mythe du génie racial [p. 169] (Séparation des races, Chant de notre Rhône), mythe de la rédemption par la souffrance d’une femme (La Guérison des Maladies).

Et le roman n’a pas d’autre mouvement que le mouvement même des images propagées par l’apparition du mythe au sein d’une société donnée, bien définie. Il ne saurait être question d’une société bourgeoise et citadine : celle-ci reste, en principe, justiciable d’une analyse qui suppose le divorce entre idées et actions, croyances et intérêts, instincts et conduite sociale. D’où naît une littérature d’intrigues pour laquelle il est clair que Ramuz n’est par doué. Mais la forme même que revêt chez Ramuz la faculté d’imaginer et de penser dans l’ordre de l’incarnation, devait le conduire à créer un milieu où tout être se traduisît immédiatement par un paraître ; en sorte qu’on pût faire l’économie des motivations complexes, contradictoires, inavouables, que détectent les psychologues, et dans lesquelles vit le bourgeois72. Ce milieu, c’est le peuple ramuzien, peuple créé d’abord à l’image du Ramuz créateur, avec des éléments tirés du caractère vaudois.

On a loué cet « artiste raffiné » d’avoir su « se ravaler au niveau des simples ». Mais non, Ramuz ne descend pas au peuple, on devrait dire plutôt qu’il y remonte. Son art vient de plus bas, des origines créatrices de sa race. [p. 170] Il a cette lenteur qu’impose la nature physique du pays. Il participe de cette lourdeur originelle d’un peuple en communion et en conflit vital avec les éléments. Ce n’est point là un art « d’après le peuple », mais on dirait plus justement : d’avant. Un art qui vient du fond mythologique de la race. (Si Ramuz par exemple nous parle d’une Antiquité, il faut entendre qu’il s’agit de celle du pays de Vaud : non pas la grecque, qui est scolaire — pour eux — mais la biblique, qui est vivante.) Ainsi tous parlent un même langage, qu’ils l’inscrivent sur le papier ou dans la terre qu’ils travaillent. Tous participent de l’incarnation du mythe.

Voyez les Signes parmi nous. Dans la simplicité de son sujet, ce récit réalise d’une manière exemplaire l’accord des éléments dont se nourrit l’art de Ramuz. Voici Caille, le colporteur de bibles, qui s’avance dès le matin à travers le pays, et offre à tous la Parole « ayant l’aspect d’une brochure à couverture bleue ». Et les événements actuels — cela se passe un jour d’été de 1918 — sont expliqués à la lumière des Écritures. La Fin des temps est proche, il faut en témoigner. Caille pénètre dans les cours de ferme, dans les cafés. À tous il tend la Parole « morte aux pages » ; mais voici que de toutes parts les signes paraissent sur la terre, les maladies, la famine, la révolte, la guerre et la mortalité. Caille s’avance dans la journée, et l’angoisse grandit autour de lui. De partout l’orage s’amasse. Vers le soir il éclate tragiquement. Est-ce la Fin ? [p. 171] Grande heure de terreur et de prière… Puis, « la page du ciel a été tournée », ils se relèvent. « Il paraît bien qu’on n’est pas morts ! » Le monde renaît dans une soirée pure et le baiser d’un couple heureux.

Rarement la forme authentique de Ramuz atteignit une autorité comparable à celle qui éclate dans cet ouvrage entièrement créé, entièrement « autorisé ». Un art qui rend les choses à l’état naissant, rugueux, décapé de toute rhétorique scolaire et de toute explication intellectuelle, atteignant une unité de style tellement têtue qu’elle évoque peu à peu on ne sait quelle puissance naturelle, dans sa fascinante monotonie73. Un art dont la mesure ne doit pas être cherchée dans le pittoresque, ni dans l’ingéniosité, ni dans l’harmonie des sons, mais bien dans la pesée. Tous les procédés ramuziens : juxtapositions brusques, interférences du récit, surimpressions, changements de temps, sont ici largement mis en œuvre ; mais avec une probité particulière. La surimpression par exemple n’est jamais pour Ramuz ce qu’elle fut pour d’autres : un moyen de créer du mystère en brouillant les plans du réel ; elle est au contraire un moyen de rendre plus totale la vision. Tout indique, chez Ramuz, la volonté de ne pas faire prendre une chose pour une autre, ni certain aspect convenu de la chose pour toute la chose. C’est pourquoi il s’attarde à décrire le concret d’une façon concrète ; ainsi le maniement d’un outil. D’où le reproche de puérilité que lui adressent ceux qui par exemple n’hésitent pas à [p. 172] prendre au sérieux l’intrigue d’un roman bourgeois. On s’est trop arrêté à l’insolite du style chez Ramuz. Ce qu’il a d’insolite, ce n’est point tant sa forme que les vertus qu’elle suppose : la sobriété, la solidité, le refus de l’ironie, la bonhommie sérieuse, l’absence de toute complaisance à soi, le « dévouement à l’objet ». Je vois bien les défauts de cette forme, et le poncif qu’elle peut instituer ; ces détails parfois trop volontairement détaillés. Mais l’important, c’est qu’une page de Ramuz, — même pas très réussie, et il y en a, il faut le dire, qui ont un air raté, un air de pastiche de Ramuz74 — c’est qu’une seule page de ce livre lue avec la lenteur qu’elle impose, nous replace dans une vision grande et efficace des gestes les plus simples de la vie.

Mais il faut dire aussi « l’actualité » singulière d’un tel livre.

Il est des sujets éternels, ou mieux, perpétuels — sujets d’étonnement perpétuel — et la Fin du Monde est l’un d’eux. Un vrai mythe, c’est-à-dire un événement perpétuellement possible, qui reçoit la vie comme un moule reçoit la matière en fusion ; qui la réalise soudain — la fait chose — en lui imposant une forme ; qui l’actualise, — la fait acte — en l’arrêtant dans cette forme et en lui donnant une date. Les périodes qui marquent dans l’Histoire sont celles où la forme d’un mythe affleure, s’incarne [p. 173] et devient visible75. Ce sont les périodes de crise. Or toute crise est un jugement, c’est-à-dire un arrêt dans une forme. Cela se voit par l’étymologie. Aussi par le passage à la limite : car la plus grande crise imaginable, c’est l’arrêt absolu : le Jugement dernier. Le sens de notre crise du xxe siècle apparaît ainsi manifeste : un jugement sur tous les plans, financier, commercial, éthique et spirituel. Que les échanges se ralentissent ou cessent : aussitôt perce l’interrogation que la réussite couvrait. Où va notre or, en réalité ? (dans quelle direction principale ?) Où tend notre action centuplée par les machines ? Où tendent nos métaphysiques et nos philosophies mal embrayées ?… Nous voici ramenés aux questions simples, et réputées grossières. Nous verrons tout à l’heure dans quel esprit Ramuz les pose, et que précisément, c’est l’esprit de ces Signes.

L’affleurement mystérieux de la forme mythique, le poète en tout temps a le pouvoir de la susciter dans son œuvre, à la similitude du croyant dans sa prière. Et c’est pourquoi le poète, Ramuz, l’homme qui vit concrètement les grands mythes et qui les réalise dans sa vision — cet homme sera toujours en puissance d’aujourd’hui, enraciné profondément dans une permanente actualité.

[p. 174]

II
Ramuz idéologue

Il est remarquable que ceux dont la fonction serait d’exprimer notre civilisation, en un temps où elle se trouve brutalement mise en question, posent eux-mêmes si peu de questions, ou de si minimes. Un court essai de Ramuz (sur le Travail), débute ainsi : « Pourquoi est-ce qu’on travaille ? Parce qu’on y est forcé. Pourquoi y est-on forcé ? » Je vois que cet article en vient à formuler le dilemme entre sociologie et métaphysique, qui se trouve être le dilemme urgent de l’heure. Et je m’inquiète ; non pas de ces questions, ni de la prise de parti qu’elles déterminent chez Ramuz, mais bien au contraire de ceci : qu’il me semble entendre pour la première fois la voix d’un de nos aînés, interrogeant notre destin, lui poser en face des questions d’une accablante simplicité. Me tromperais-je ? Ai-je mal su lire tant de brillants essais sur le monde actuel et futur ? Est-ce le fait d’une disposition trop romantique que d’avoir cru distinguer dans ces œuvres je ne sais quelle complaisance qui les faisait éviter d’instinct tout point de vue pratiquement bouleversant ? D’autre part, n’est-ce point le fait d’un certain manque de tact intellectuel que de poser des questions si rudimentaires, si peu élaborées, des questions que n’importe qui pourrait poser et qui ne peuvent tirer de nous rien d’exquis ni d’original, [p. 175] mais qui bien au contraire nous plongent dans l’humiliation, dans l’effroi ou dans la violence ? Le temps vient cependant où la métaphysique se posera ou sera niée en termes concrets, en termes de nourriture par exemple, non plus en termes curieux ou convenables.

Nous recherchons désormais ceux qui savent dévisager notre condition la plus nue. « Alors on voit paraître le grand, c’est-à-dire on voit paraître l’homme dans sa grandeur, c’est-à-dire dans l’élémentaire : un être qui est nu, qui a froid, qui a faim, qui a été jeté au sein d’une nature hostile, de sorte qu’il lui faut sans cesse s’efforcer, ne connaissant que peu de repos de son adolescence à sa mort. »

Je cherche : je ne trouve aucun écrivain de ce temps plus naturellement libéré de l’idéologie bourgeoise que Ramuz. Sa conception tragique du sort de l’homme suffirait à l’attester. Mais plus sûrement encore son acceptation profonde d’aujourd’hui. Aujourd’hui, c’est le titre du journal grâce auquel, chaque semaine ou presque, au cours de trois années qui marquent dans son œuvre l’élargissement de la maturité, Ramuz engagea le dialogue avec son public et l’époque. Quel que soit l’agacement que l’on puisse éprouver devant certaines pages où la simplicité touche à l’affectation, il faut admirer dans ces textes une volonté de sagesse à peu près unique aujourd’hui. On y trouve un Ramuz nullement irrité (comme un Bloy), nullement moralisant (comme les marxistes), ni victime ni bourreau d’une bourgeoisie à laquelle il échappe entièrement et de toutes les façons, n’étant pas même révolutionnaire, au sens politique de ce terme, parce qu’il [p. 176] est vraiment radical76. Et ce n’est pas qu’il ait jamais craint de tirer sur ces racines, mais il a vu qu’elles tenaient bon, qu’elles tenaient trop de terre embrassée, et par elle un pays et son peuple. Car « c’est ici le pays de la solidité, parce que c’est le pays des ressemblances. Regarde, tout y tient ensemble fortement, comme dans le tableau d’un grand peintre. »

Il a fallu beaucoup de temps pour que Ramuz consentît à penser dans le domaine du général. Il lui a fallu le temps de se faire un langage, d’en éprouver les origines, et d’en autoriser l’emploi concret dans un ordre élargi. Cette élaboration n’est pas de celles dont un écrivain d’aujourd’hui puisse faire l’économie77. L’a-t-il menée à chef, on est frappé de voir que toute une idéologie s’y trouve incluse et déjà définie. Si bien qu’à l’entendre parler sur un problème que pourtant il aborde pour la première fois en public, on éprouve le sentiment de savoir par avance tout ce qu’il doit en dire. Je n’ai pu me défendre de cette impression à la lecture de Taille de l’homme, petit ouvrage consacré à définir l’opposition cosmique du christianisme et du marxisme.

Le sens profond de la communauté qui anime l’œuvre de Ramuz put induire certains à le qualifier d’« unanimiste ». [p. 177] Mais comment Ramuz croirait-il à cette âme sans visage, statistique, à ce mythe purement cérébral ? « Je ne distingue l’être qu’aux racines de l’élémentaire », écrivait-il dans Six Cahiers. Parlons plutôt du communisme de son œuvre, à condition qu’on entende le mot dans le sens littéral, originel et matériel, qui s’oppose diamétralement à l’acceptation marxiste. Le communisme ramuzien, c’est celui qu’établissent la mort, la panique naturelle, la joie, — la joie, ce point vraiment commun, parce qu’il « est au-delà de la vie ». C’est le communisme qui règne au Jugement dernier et qui régnait aux Origines, car la Fin et le Commencement « sont en ressemblance et voisinage ». Ce regard rajeuni, ces gestes rudimentaires, cette odeur de bois fraîchement coupé que dégageaient les premières œuvres des écrivains de l’URSS, je ne les retrouve que chez Ramuz. Mais purifiés de toute brutalité, de ces traits forcenés, de ces ricanements d’intellectuels mal guéris. Certes Ramuz a toujours beaucoup attendu du peuple russe, de « cette immense et secrète réserve d’innocence », d’où peut-être un jour sortira le peuple-poète, « le peuple tous en un ». Mais son œuvre est bien au-delà de l’ère machiniste où la Russie s’engage. Un trait profond de son art m’en convainc : le sens de la vénération, qui est aussi le sens de la lenteur des choses.

Personne, en Occident, n’a salué la Révolution russe avec un enthousiasme plus gravement motivé que Ramuz ; et cela dès 1917, dans certaines pages du Grand Printemps. Personne plus que lui ne serait digne de revendiquer la qualité de « communiste » si les mots conservaient un sens. [p. 178] Et cela donne à la condamnation du collectivisme qu’il prononça dans Taille de l’homme une signification et une portée humaine dont les bourgeois eussent dû concevoir plus de crainte que de satisfaction.

Ramuz fait au système soviétique certains reproches que d’autres, avant lui, avaient bien souvent formulés, avec plus de mordant peut-être, et plus de précision technique. Mais ce qu’il décrit avec une véritable puissance, c’est l’aboutissement du marxisme : l’isolement cosmique de l’homme. Quoi qu’il en dise, d’ailleurs, il dit plus que ses arguments. On peut aller jusqu’à soutenir que s’il défendait les Soviets, il n’en resterait pas moins, par le fait de son être même, une protestation contre l’orthodoxie matérialiste. Quand on possède comme lui le sens de la solitude et le sens de la communauté, — indissolubles — on est une objection vivante à tout individualisme, à tout collectivisme, à tout « isme ». Quand on est à ce point possédé par la vie particulière des choses et des êtres, on n’a pas besoin d’arguments pour faire sentir l’absurdité des « lois », qui pour certains intellectuels, figurent la réalité. Une œuvre comme Adam et Ève nous le fait voir tout aussi bien que Taille de l’homme : Ramuz est présent à ce monde, — eux, ils essaient de le recomposer au sein de son absence insurmontable.

À ceux qui croient aux fatalités de l’Histoire, il faut dire simplement qu’elles sont vraies pour eux-mêmes et pour tous ceux de leur croyance. On ne calcule pas avec la vie, mais avec des quantités mortes. Ceux qui se vantent d’être calculables ont très probablement raison : c’est une [p. 179] constatation de décès spirituel, à peine anticipée peut-être. Mais ils se trompent tout à fait quand ils se croient « matérialistes ». Ils méprisent la matière comme seuls les spiritualistes bourgeois savaient la mépriser. (Dix ans de discussions, chez les philosophes de Moscou, ont abouti en 1932 à des définitions tellement abstruses de cette fameuse « matière » sur laquelle tout se fonde, que Staline s’est vu contraint, pour en finir, de fixer la saine doctrine par un ukase condamnant à la fois les mécanistes et les dialecticiens. C’est à peu près, l’ukase en moins, ce qui s’est passé chez les bourgeois au sujet du mot « esprit ».) Le vrai matérialiste, ici encore, c’est Ramuz. Parce qu’il aime les choses et se méfie des mécaniques interposées entre l’homme et les choses. Aussi bien n’éprouve-t-il pas le besoin de s’affirmer matérialiste.

III
Sur un croquis de Stravinsky

L’auteur aux prises avec les choses dans son œuvre, l’auteur aux prises avec certaine idée de l’homme dans sa tête, nous dirons que ce sont les deux moitiés d’une figure. Mais cette figure est un autoportrait. Comment les autres la voient-ils ? C’est aux critiques qu’il faut s’adresser pour obtenir le troisième document, le point qui détermine l’orientation réelle du système. On a beaucoup écrit sur l’œuvre de Ramuz. Mais presque rien sur sa personne, [p. 180] au sens où je l’entends ici. La seule critique où se révèle un génie qui ressemble au sien, je la trouve dans un dessin de Stravinsky. Cette interprétation à la volée d’une figure, est à mes yeux plus significative dans sa déformation délibérée, que les gloses les plus consciencieuses sur la syntaxe et sur la construction des romans de Ramuz.

Tout portrait représente un dialogue entre le peintre et son modèle. Mais comment distinguer la part de chacun des interlocuteurs ?

La signature de Stravinsky n’apparaît pas seulement dans la marge de ce croquis. Elle est encore dans le beau trait qui ondule de l’œil droit au menton de Ramuz. C’est une ligne mélodique dont on retrouverait l’allure dans plusieurs « traits » de Petrouchka. La moustache est noircie par une plume habituée à tracer comme au pinceau d’épaisses barres entre les portées, telles qu’on en voit sur le manuscrit des Noces. Quant au nez d’aigle, ce n’est guère celui que les photos du modèle nous montrent. Le nez est d’ordinaire l’élément le plus impersonnel dans un visage, le plus racial ou animal. Celui de ce croquis n’est que l’indication d’un instinct prédateur peut-être russe, nullement vaudois.

Ceci marqué, nous restons en présence d’une espèce de symbole de Ramuz. Je dirai presque d’un rébus, c’est-à-dire d’un visage qu’il s’agit de déchiffrer dans un environnement d’objets qui le délimitent.

[p. 181] Le visage est vision et expression : œil et bouche ; il est aussi élaboration et exécution : front et menton. Si vous voulez découvrir la personne, examinez le rapport qui unit le front au menton, la bouche aux yeux : la personne n’a pas d’autre siège, elle est ce complexe de tensions, cette équation fondamentale de l’être.

La première impression qu’on reçoit de ce portrait serait trop faiblement traduite par le mot de méfiance : il faudrait parler de dissimulation. « Méfiance » a d’ailleurs peu de sens en physiognomonie : c’est un terme purement moral. La dissimulation dans un visage est, au contraire, un fait physiologique. Stravinsky l’a souligné en exagérant l’importance de la moustache et le renflement de la paupière supérieure. Le regard de Ramuz est direct, mais volontairement limité, rabattu. Ce n’est pas là l’œil d’un idéaliste ; mais d’un homme qui choisit parmi les choses qui se tiennent à hauteur d’homme, et qui résistent à la pénétration d’un regard ferme et appuyé : œil de styliste volontaire, qui s’attache à l’architecture des solides, aux tons fondamentaux, aux formes nettement cernées.

Comment va s’exprimer cette vision ? La lèvre inférieure de cette large bouche que la moustache ne réussit pas à nous cacher, trahit une sensualité qui s’opposera chez Ramuz à tout excès d’élaboration des images. Cet homme ne poussera jamais la volonté de style jusqu’au système et à l’abstrait — jusqu’au cubisme.

Pour le physionomiste, le seul principe fécond, c’est d’admettre que tout se voit sur un visage. Il n’existe, pour lui, aucun refoulement. Ou plutôt tout refoulement se [p. 182] manifeste par un signe apparent qu’il s’agira de distinguer. C’est ainsi que la formidable moustache dont s’orne ce visage révèle exactement autant de choses qu’elle en cache. Et peut-être d’abord une certaine bonté, qui préfère se montrer rébarbative. (Elle est aussi, je crois, cette bonté naturelle, dans le renflement de la joue au niveau de la bouche.) Quel est, en somme, le rôle de l’expression, sinon de montrer surtout ce qui se cache, et de le montrer justement enrobé dans l’image et le signe physique ? Moustache de paysan, grosse ruse de paysan… Façons de parler tout à la fois carrées et très prudemment mesurées. Ainsi la dissimulation de ce visage est style.

Maintenant, les objets. Tout ce que le résumé critique de la figure n’a pas su dire, nous le retrouvons indiqué dans le chapeau, le verre, la lampe. Nous retrouvons le petit café vaudois autour duquel tourne la vie du pays recréé par Ramuz. Le « chant de notre Rhône », le vin blanc du Valais, des côtes de Laveaux et de la vallée méridionale, une certaine mystique raciale : c’est tout cela que symbolise le verre à pied saisi dans le mouvement du croquis. Et dans la lampe, il y a la mystique de l’objet utile : l’ustensile, si caractéristique d’un certain réalisme populaire, dont Ramuz est peut-être le seul à avoir su montrer la nécessaire dignité. Le sens de l’objet, chez Ramuz, est lié à son sens goethéen du symbole. Il ne va pas au pittoresque dans les choses, mais au particulier, qui est la substance du général. La partie n’a de sens et d’authenticité qu’autant qu’elle participe, c’est-à-dire initie au tout. Ainsi dans un autre domaine, faut-il comprendre le [p. 183] « régionalisme » de Ramuz : comme une introduction nécessaire à l’humain. (Si l’on veut voir dans l’auteur d’Adam et Ève une sorte de folkloriste, il faudra considérer l’auteur de Phèdre comme un archéologue, auteur de drames historiques.)

Quant au chapeau, ce n’est point par hasard que Stravinsky l’a si bien dessiné. Ce chapeau est tout un programme, au sens agressif du terme. C’est le chapeau plat de feutre brun qu’arboraient les rédacteurs des Cahiers vaudois. Il traduit cet aspect de « manifeste » qu’ont certaines pages trop volontaires de Ramuz, écrites en réaction contre le bon goût helvétique. Il est la part des contingences dans cette curieuse ellipse d’un visage.

IV
Formule d’une personne

Leur poésie ne commence pas pour eux avec le commencement de leur personne ; elle ne commence à vrai dire que là où leur personne prend fin. Elle n’est pas dans le contact aussi direct que possible avec l’objet ; elle est dans la suppression de tout contact avec l’objet.

On croit voir transparaître dans ce passage des Six Cahiers le « négatif » d’un portrait de Ramuz. Essayons d’en tirer une épreuve positive : « Sa poésie commence avec le commencement de sa personne ; elle prend fin là [p. 184] où commence pour lui l’impersonnel. Elle est dans le contact aussi direct que possible avec l’objet ; elle est dans la volonté, dans l’amour, dans la création du contact avec l’objet. »

Mais on peut dire cela de Goethe aussi ? Et de bien d’autres réalistes de la forme ? De Goethe surtout. Il y a pourtant cette différence capitale que, chez Goethe, le contact n’est jamais « aussi direct que possible ». Goethe sait mal le grec, et connaît les statues par l’estampe. Il lui faut les intermédiaires de la culture, les assurances d’une noble origine, un système délicat de conventions et de prudences.

Ramuz commence là où tous les intermédiaires sont supprimés. Goethe cherche une économie des moyens, qui permette d’aller au-delà de ce que la civilisation lui donne de plus achevé. Le mouvement de Ramuz paraît inverse : par la ligne de plus grande résistance, il fait retour aux origines élémentaires. C’est limiter l’ampleur du fait humain, mais aussi garantir son unité concrète, esprit et corps. Les niveaux respectifs auxquels se placent un Goethe et un Ramuz déterminent deux formes d’expérience apparemment incomparables. Tout l’appareil de la culture les sépare. Mais il ne faut pas oublier que la culture de notre temps n’est plus du tout ce qu’elle était au temps de Goethe. Plus encore que sa valeur, c’est sa fin qui est devenue contestable. Il se peut que l’effort réactionnaire de Ramuz, dans les contingences où nous sommes soit, plus qu’il n’y paraît, conforme à l’éducation goethéenne. Il se peut qu’en définitive, Ramuz ait fait pour la culture, en [p. 185] l’attaquant, plus que n’ont fait les défenseurs d’une intelligence sans prises, d’une pensée sans risques, et d’un art sans piété.

Ramuz en veut à l’école, aux journaux, au langage noble, aux objets de vitrines, à la poésie poétique, à nos formes habituées. Il prétend qu’il lui a fallu quinze ans pour découvrir que le « gazouillis » des oiseaux pouvait être et était souvent le plus brutal des tintamarres, « un bruit de vitres cassées, de grincement pareils à ceux d’un clou sur un caillou, un mélange de toux sèches ou rauques et de coups de pioche ou de marteau. » Les glaciers ne sont pas « sublimes » comme on chante dans les écoles suisses. Et il est faux de « chanter » la montagne : les montagnards l’appellent « le mauvais pays ».

On a vite fait d’expliquer cette esthétique de l’objet brut par une mauvaise humeur d’artiste en réaction contre l’académisme. Si puissantes que soient les conventions dans un pays, elles ne peuvent pas nourrir une réaction créatrice. Et ce n’est point en haine de la facilité qu’un homme recherchera jamais l’effort : mais par goût de l’effort.

Si Ramuz tend à rejeter tous les intermédiaires culturels, s’il critique le machinisme, s’il raille le confort de ses concitoyens, leurs assurances, leur hygiène proprette, leur idéal du bon-écolier-type, ce n’est jamais au nom d’un naturisme romantique78. C’est parce que toutes ces [p. 186] aides tendent à supprimer ce contact le plus nu et cette condition la plus humaine : le contact avec la matière résistante et le risque de l’homme créateur de sa forme. Si Ramuz n’aime pas les machines, s’il refuse l’économie d’efforts qu’elles représentent, c’est que l’effort même, pour lui, garantit la réalité. L’effort est le concret de l’homme79. Saisir les choses et les êtres, tels qu’ils sont et tels qu’ils se montrent, dégradés, désunis, informes ; et par l’effort d’une imagination qui retrouve leur raison d’être, les pousser jusqu’à l’expression de leur nature primitive, produire au jour leur forme restaurée, — c’est le mouvement unique de l’œuvre de Ramuz, et la définition de sa personne en exercice.

« Je ne distingue l’être qu’aux racines de l’élémentaire ». Parce que le critère du réel c’est l’effort ; parce que la chose brute exige le plus dur effort, parce que l’homme est le plus humain là où les choses et les êtres attendent tout de son pouvoir restaurateur : leur nom, leur nombre et leur emploi. Parce que le sens dernier de l’acte humain, c’est le retour au Paradis perdu.

Il faut citer ici une page des Souvenirs sur Stravinsky qui me paraît d’une importance extrême, non seulement parce qu’elle est la plus clairvoyante que Ramuz ait écrite sur son art, mais aussi parce qu’elle indique, à peu près seule dans son œuvre, une perspective qui est je crois, celle de sa plénitude.

[p. 187] Par-delà tous les pays, il y a peut-être le Pays (perdu, puis retrouvé, puis perdu de nouveau, puis retrouvé pour un instant) où on a en commun un Père et une Mère, où la grande parenté des hommes est entre-aperçue pour un instant. Car c’est à la réapercevoir que tendent tous les arts, et à nulle autre chose ; à quoi tendent les notes et à nulle autre chose ; tous les mots qu’on écrit, les tableaux qu’on peint, les statues qu’on taille dans la pierre ou qu’on coule en bronze, — à cela, à nulle autre chose. Nous atteignons pour un instant à l’homme des commencements, à l’homme d’avant la malédiction, d’avant la grande première bifurcation dont chacun des embranchements a comporté ensuite une bifurcation nouvelle, et celle-ci une autre, et ainsi de suite à l’infini, de sorte que pour finir on est chacun tout seul sur son petit bout de sentier. Et il y a aussi cette malédiction, où on sent bien qu’on est (car rien autour de nous n’est vraiment éclos, vraiment abouti ; aucune musique n’est parfaite, aucun livre n’est parfait, aucun tableau n’est parfait ; et tout travail d’abord est dur, tout travail difficile, tout travail, toute espèce de travail se fait d’abord contre nous-mêmes et contre Quelqu’un, tout travail est malédiction), — jusqu’à ce que tout à coup, par une espèce de renversement, la bénédiction intervienne, tout à coup il y ait cette collaboration avec Quelqu’un, il y ait cette possibilité de retour, ce retour, ce « retrouvement ».

[p. 188]

Sobriété, assobrissement faudrait-il dire80, éducation de la vision par l’acte. Instauration de la personne dans la tension entre l’objet et la volonté formatrice, rédemption par l’effort créateur… Autant de formules d’un art dont la genèse se confond avec celle de la personne. Dans un essai où je crois distinguer l’aveu de soi le plus direct qu’ait jamais consenti Ramuz (c’est Une Main) je lis ceci : « Certains hommes tiennent pour un gain tout ce qui leur rapporte une facilité ; moi je ne tiens pour un gain que ce qui m’apporte un exemple. » Comment, ici encore, ne point songer à Goethe ? Mais à sa seule leçon, à l’équation fondamentale de sa vie, non point certes aux contingences et au décor de son apparition. Aussi bien la suite du passage nous ramène au niveau proprement ramuzien : « J’ai la haine du confort. J’aime que les choses vous résistent et vous contredisent, comme par exemple une maison trop grande, un feu de bois vert qu’on s’ingénie à allumer dans une cheminée qui tire mal. J’aime les choses qui sont à leur façon, tandis que je suis à la mienne. »

Je vois, j’ai tenté de faire voir comment Ramuz existe à sa façon. Je vois que son pouvoir est sa présence active au monde. Toute résistance nous oblige à être présent. Je vois ce grand exemple d’une volonté tendue vers l’origine [p. 189] d’où procèdent à la fois les lois d’un art, la coutume d’un peuple et l’authentique raison d’être, l’identité d’une personne. Je vois, j’apprends, j’entends la voix d’un homme. N’est-ce pas assez ? Cette voix n’est-elle pas émouvante ? — Oui, c’est beaucoup, la voix d’un homme. C’est assez rare dans la littérature. Qui voudrait exiger davantage ? — J’imagine parfois davantage. Certaines paroles dites par cette voix.

Celui qui se refuse à poser les questions dernières, s’autorise à borner sa vision à son acte. Voilà l’utile ; et qu’on taise le reste, tout cela qui échappe à nos prises. Ainsi fait Goethe ; et telle est sa vertu. Mais notre siècle pose d’autres questions, des questions que Ramuz ne veut pas esquiver. Voici le temps où l’homme se voit mis en demeure de déclarer ses origines et ses fins. Voici le temps où l’homme est attaqué par des puissances qui veulent son abdication totale, — ou sa révolte, mais au nom d’une Vérité plus forte que tous nos idéals. Maintenant il y va de notre tout. La question dernière est posée : celle de notre origine décisive. Le silence perd alors son pouvoir ; mais la parole n’appartient plus à l’homme. Au comble de nous-mêmes il s’agit d’autre chose que de nous. « Tout notre embrassement n’est qu’une question81 ». Or une question ne peut être sérieuse que si l’on sait que la réponse existe.

Il fallait nous apprendre cet embrassement, cette saisie des choses et des êtres, cette présence au monde et à soi-même, — l’originalité de l’homme « radical ». Ramuz l’a fait plus qu’aucun de nos maîtres. De lui donc, plus que [p. 190] d’aucun autre, nous attendons qu’il aille jusqu’au tenue. Le fondement dernier de la personne est témoignage. Témoigner, c’est risquer en dépit de tout et de soi, ce qu’aucune sagesse n’a jamais justifié.