[p. 153]

Solitudes et amitiés

New York, 22 novembre 1941

Ainsi le thème de la solitude m’est donné, par cette chambre d’hôtel, dirons-nous (comme une tranchée peut signifier la guerre, sinon ses causes).

J’ai retrouvé, du moins, New York glaciale et belle, ce bleu de poudre claire et rose au lointain des avenues trop larges le matin, ce bleu d’ombre de brique au puits des rues luisantes, dos longs d’autos jaunes ou noires, harmonie fauve des façades, circulation vibrante aux pieds, fumerolles au ras de l’asphalte, et le vent fou ! Si le détail est laid, voyez l’ensemble. Pour un homme qui est seul, Manhattan est sublime. Il n’y a qu’à s’oublier dans l’énergie fusante de cette capitale du matin.

28 novembre 1941

Rêve de la liberté. — Au Cosmopolitan Club une dame me dit :

— Si cet Hitler gagnait la guerre, pensez-vous que notre vie américaine en serait vraiment fort changée ?

[p. 154] — Madame, il faudrait tout un livre pour essayer de vous répondre. Si toutefois vous posez sérieusement cette question…

J’allais me fâcher. Le mari intervient :

— Donnez-moi d’abord un article sur ce sujet, pour ma revue.

L’offre est tentante, la revue tirant à 5 millions. J’ai essayé pendant une heure ou deux, mais non.

Ils veulent des faits, et certes il serait facile d’en imaginer des centaines en s’inspirant de ce que l’on sait de l’Europe occupée par Hitler, mais aucun fait qu’on puisse énumérer ni leur ensemble ne me paraît bien convaincant. Si je leur dis qu’Hitler interdirait leur jazz, persécuterait leurs juifs, étatiserait leur industrie, supprimerait la presse libre et la radio privée, ils se demanderont s’il vaut la peine de se faire tuer pour cela, ou à l’inverse, mais pire encore, ils croiront que le jazz, la libre concurrence, et la radio, sont des choses assez importantes pour qu’on se fasse tuer pour elles. Dans les deux cas, l’article serait nuisible. C’est qu’il s’agit d’autre chose que de faits, il s’agit du sens de la vie. Hitler, peut-être, ne changerait pas grand-chose aux faits d’une existence déjà standardisée. Si personne ne lui résistait, il n’y aurait pas même de tortures. Mais quand tout serait pareil à leur vue, tout serait changé d’une manière indicible…

Ici remonte en moi le souvenir d’un rêve que j’eus en 1939, un peu avant de quitter Paris. (Je l’ai noté.)

Je me tiens au carrefour Médicis et je regarde cette partie du boulevard Saint-Michel qui monte vers l’Observatoire. Elle est déserte et sombre. Pas un seul [p. 155] réverbère allumé. Et je comprends que jamais plus je ne pourrai remonter cette rue. C’est tout, mais c’est l’enfer, c’est l’horreur absolue. Il faut fuir, et je me réveille8.

Je n’ai rien d’autre à dire à mes amis d’ici. Vous marcheriez le long de vos rues habituelles et vous marcheriez dans l’angoisse. Que me manque-t-il ? où manque-t-il quelque chose ? Ah ! mais que se passe-t-il donc ? Il ne se passe rien. Il manque seulement un je ne sais quoi dans l’air, en vous, dans la démarche des passants, et voilà l’épouvante et l’horreur. Mais criez donc ! Que quelqu’un crie ! C’est un cauchemar !

Il manque seulement cette chose très vague, la liberté. Et cette fois-ci, vous ne pouvez pas vous réveiller.

7 décembre 1941

Une fois encore… —J’étais à la campagne avec un couple ami qui cherchait une maison à vendre, et dans une ferme où nous entrons pour quêter quelque information, on nous dit : « Pas la peine, c’est la guerre. Les Japonais attaquent à Pearl Harbour. Nous venons de l’entendre à la radio. »

Une fois de plus, la vie qui change, un autre avenir qui s’ouvre et qui bée sur la nuit. Je connais la cérémonie.

[p. 156] Mes amis s’étonnaient de mon calme. Que voulez-vous, je me sens tellement plus vieux que vous, étant un jeune Européen. Le « premier jour de guerre » pour nous, c’est déjà presque une routine… 1er août 1914, 2 septembre 1939. L’alerte de Munich, aussi.

Et quel jour sommes-nous, aujourd’hui ? Eh bien ce sera le 7 décembre 1941. Si vous voulez savoir comment les choses se passent, allons ce soir, en rentrant à New York, à la gare de Pennsylvanie.

Nous y fûmes. La bannière étoilée pendait immensément du dôme perdu dans l’ombre, deux orchestres alternaient des marches nostalgiques, et des centaines de soldats tenaient chacun une femme et la regardaient longtemps. C’étaient ceux qu’on voyait, parce qu’on s’attend à les voir en pareille occasion. Mais il y en avait beaucoup d’autres, solitaires, au regard lointain. Et je pensais en les regardant à tous les drames intimes et sans issue que la guerre vient suspendre et annuler.

À tous ceux pour lesquels ce coup de gong du destin ouvre le champ d’une course nouvelle, rend une espèce de liberté qu’ils ne pouvaient pas même imaginer la veille… Qui sait si la guerre n’arrange pas autant de situation sans espoir qu’elle n’en crée ?

Fin décembre 1941, 5, West 16th Street

Trouvé un petit atelier, près de Greenwich village9, au haut d’une vieille maison de pierre brune, et quitté non sans soulagement mon hôtel.

[p. 157] Un plancher bleu foncé, des murs blancs, un plafond vitré. Deux larges et basses fenêtres sur la cour. En face, le haut building d’une imprimerie. À droite, je domine le toit plat, formant terrasse, d’une maison de trois étages qui est un couvent. Les nonnes deux par deux vont et viennent sur ce toit en lisant. Comme il n’y a ni mur, ni barrière, il faut craindre à chaque fois qu’elles fassent un pas de trop et tombent dans le vide, pour peu que leur lecture les passionne.

Mercredi des Cendres, février 1942

Depuis des mois, j’essayais de m’y mettre10. Mais je fuyais partout, dans la rue, dans le monde, au cinéma, sous le moindre prétexte.

À deux heures aujourd’hui, je me suis enfermé sans plus bouger, entre mon fauteuil et ma table — les deux bras du fauteuil touchant le bord de la table — devant un bloc de papier blanc. Des heures ont passé, immobiles. Le téléphone a sonné plusieurs fois, près de mon lit, sans que je bouge. J’ai lentement relu ma conférence de Buenos Aires, des notes éparses. À sept heures, je me suis mis à écrire. Il est dix heures et j’ai devant moi les trois premiers chapitres terminés. J’ai faim, j’ai froid, je suis heureux, je cours dîner pour 50 cents à la cafétéria du coin.

[p. 158]

2 mars 1942

Ou écrire, ou sortir. — Après trois jours et nuits de travail acharné, j’ai tenté hier soir une sortie. Deux signes m’ont prouvé que jusqu’à nouvel ordre je suis le prisonnier de mon livre et ferais bien de ne plus m’en échapper.

Je devais aller chez des amis après le dîner. J’entre au hasard dans un petit restaurant, au bas de Madison Avenue. La salle étroite et profonde paraît vide. Il doit être environ neuf heures et demie. J’hésite sur le seuil : va-t-on me servir encore ? Au fond de la salle, deux hommes et une femme attablés causent et boivent. L’un des hommes m’ayant remarqué, je l’entends dire : « Voilà le diable ! » Ils se retournent à demi et rient. J’ai fui. Pas d’autre restaurant dans ce quartier. Je suis monté sans dîner chez mes amis.

Je n’en ai pas de plus charmants dans toute la ville, et je les ai vus presque chaque jour le mois dernier. Mais ce soir-là, je n’avais rien à dire, et me demandais non sans angoisse ce que l’on peut bien avoir à dire, en général, quand on se trouve à six ou huit dans un salon. Rentré tôt, mais n’ai rien fait qui vaille de toute la nuit. Voilà qui est clair : ou écrire, ou sortir.

4 mars 1942

À Town Hall, Wanda Landowska jouait cet après-midi les Variations Goldberg. Pendant une heure et [p. 159] demie, les nerfs aussi vibrants que les cordes du clavecin, combien de fois cette mathématique vierge et vivace comme la sainteté même ne m’a-t-elle pas conduit au bord des larmes ! Parfois aussi mes yeux se fermaient malgré moi, car j’avais travaillé toute la nuit et l’émotion me fait dormir. Je suis sorti pénétré d’une ivresse dont j’imagine qu’elle est l’état normal des anges, et décidé à récrire tout mon livre.

Je ne puis entendre Bach sans avoir honte d’écrire. Comment frapper les mots d’une touche aussi allègre ? Comment les faire danser de cette joie de dire vrai ? Et comment les séduire au rythme sans défaut, sans relâche et sans repentir, d’une pensée qui soit digne encore d’être pensée, d’être reçue, dans le monde établi par une seule fugue de Bach ?

20 mars 1942

Pluie torrentielle et fonte des neiges. Les nonnes ne sortent plus, ou sont peut-être tombées dans la cour. Des gouttes chargées de suie s’écrasent sur mon papier, la verrière doit être fendue ou mal jointe. Raccommodé avec un ligament de ficelle verte le pied cassé de mon petit fauteuil. Bonheur d’écrire et de me sentir libre nuit et jour.

Fin mars 1942

Écrit finis à six heures du matin. Église Saint-Marc à l’aube froide, quelques bonnes femmes et un jeune homme devant le vieux prêtre anglican, dans une crypte [p. 160] de pierre nue. Exorciser en moi la part du diable, celle qu’il a sans doute prise à mon ouvrage.

Idée bizarre : si j’ai si vite bouclé ce livre, c’était pour essayer de le prendre de vitesse.

1er avril 1942

Une lettre du propriétaire m’apprend qu’on va démolir mon étage. Je louais cet atelier au mois et n’ai donc plus qu’à déguerpir sans insister.

16 avril 1942, 11 West 52th Street

Emménagé dans une belle chambre blanche, vaste et carrée. Je me sens rendu au monde et à la vie courante. Mais pendant que je m’escrimais contre son image fuyante, le diable a tranquillement vidé mon compte en banque, et je ne suis pas plus avancé qu’au temps de mon île atlantique.

Premiers cours à l’École libre des hautes études11. Cela ne fait pas vivre son homme plus d’un mois, mais cela fait vivre un peu de culture française.

21 avril 1942

Comme on regarde les vitrines différemment selon qu’on a de l’argent dans sa poche ou non ! D’abord, [p. 161] on ne regarde pas les mêmes. Ou dans la même, on ne voit pas les mêmes objets. Et comme le monde est une vitrine, en bonne partie, il doit être possible de déterminer le degré de fortune ou d’infortune d’un auteur d’après ses descriptions du monde.

17 avril 1942

Quand on vient de terminer un livre et que l’esprit reste tout excité mais sans objet sur lequel se jeter, il en fait voir de toutes les couleurs aux rudiments d’idées qui le traversent. Il s’empare de leurs mots si vivement qu’il les tord, les renverse, et les rend ridicules. Et son plus grand plaisir est de leur faire avouer tout ce qu’ils peuvent dire d’absurde ou de contradictoire. Exemples, dans mes notes de ces jours-ci :

— Quel est le contraire de l’esprit de risque ?

— Littéralement : un corps de garde.

— Et le contraire des risques de l’esprit ?

— Les gardes du corps.

— N’y a-t-il pas une difficulté qui subsiste ? Pouvez-vous la nommer ?

— L’esprit de corps.

— Vous me parlez de l’état de grâce quand j’ai besoin d’un dollar pour déjeuner !

— Vous me parlez d’un dollar pour déjeuner quand il s’agit d’être en état de grâce !

[p. 162] — J’ai dormi vers la fin du film. Que s’est-il donc passé entre le moment où le fugitif embrassait la fille dans sa mansarde et le moment où il va s’embarquer ?

— Rien.

— J’ai vraiment tout vu ?

— Oui, vous avez rêvé que vous dormiez.

Un réfugié arrivant à New York me dit :

— Puisqu’ils ne croient qu’à l’argent, dans ce pays, je suis bien décidé à le leur faire payer cher !

— Je vois qu’ils vous ont eu, déjà. Et même pour rien.

10 mai 1942

Un job. — J’étais allé voir mes enfants à Long Island, le samedi soir, et le dimanche matin j’annonce subitement que je dois rentrer en ville pour une affaire pressante. En vérité j’ignorais quelle affaire, mais je sentais qu’il fallait rentrer. J’ouvre ma porte et j’entends le téléphone. C’est un ami qui va quitter l’Office of War Information, étant appelé d’urgence à Washington. La place sera vacante demain après-midi, et sans doute aussitôt repourvue. Si j’y vais, j’ai les plus grandes chances.

J’y suis allé et une demi-heure plus tard, je me mettais à ce travail, nouveau pour moi : écrire des textes d’information et des commentaires politiques, diffusés par ondes courtes vers la France et retransmis de Londres par la BBC.

[p. 163]

Fin mai 1942

Échantillons. — Voici donc la section de langue française d’un organisme américain qui tient le rang et joue le rôle de ministère de l’Information. Il peut être amusant de noter, pour plus tard, la composition de notre équipe en termes de gazette littéraire.

L’ancien rédacteur en chef de Paris-Soir assisté par l’ancien secrétaire de la Revue hebdomadaire la dirige. L’ancien secrétaire de la Nouvelle Revue française et l’ancien rédacteur en chef du Matin lui fournissent de la copie. Les anciens directeurs de La Révolution surréaliste et de l’Esprit nouveau parlent cette copie devant le micro. Cependant que s’affairent dans la grande salle centrale d’anciens collaborateurs des Nouvelles littéraires, du Collège de sociologie, d’Esprit, du Figaro, etc. Telles sont les petites surprises de l’exil.

Fin juin 1942

Une journée à l’OWI. — André Breton, superbement courtois, patient comme un lion bien décidé à ignorer les barreaux de sa cage, apparaît vers cinq heures au fond de la grande salle. Il vient nous prêter sa voix noble, agrémentée d’un léger sifflement, mais il garde pour lui son port de tête et sa présence d’esprit indiscernablement ironique, admirante et solennelle. Qu’on lui donne un royaume ! Ou plutôt non : qu’on lui donne une église à régir, et le beau nom du sacerdoce à restaurer dans une atmosphère orageuse ! [p. 164] Mais l’Amérique n’est pas son fort. Il y tient le succès à distance, laissant à Salvador Dali, qu’il appelle Avida Dollars, le soin de faire monnaie d’une étiquette plus prestigieuse ici qu’à Paris même : surréalisme.

Chaque soir, pendant que mon texte terminé sous pression passe par une série de bureaux, de la censure à la polycopie, avant d’être remis aux speakers, nous trouvons un moment pour causer. Et souvent nous parlons des fêtes que nous rêvons d’organiser.

Celle par exemple qui devrait durer trois jours dans une vaste demeure aux portes condamnées, où chaque invité amènerait une personne inconnue des autres, tous étant costumés et masqués, les propos échangés dans un style rigoureusement prescrit, les heures réglées, le moindre indice de relâchement dans l’attitude ou le langage entraînant des sanctions immédiates. Rendre un sens aux paroles, aux gestes et au costume, par cela même à la Surprise… Introduction à la vie hiératique… C’est un rêve de compensation, si l’on voit dans quel cadre nous sommes en train de causer. Trente machines à écrire dans cette salle, en contrepoint avec deux télétypes, visières vertes aux fronts sous les lampes dures, manches retroussées, fatigue, paniques locales entre des groupes qui bavardent…

Passe Julien Green, il apporte son texte sur la vie dans les camps d’entraînement. Il a trouvé le moyen de se rendre plus invisible encore à force de discrétion, en revêtant l’uniforme simple du GI.

Ces messieurs les speakers, qui sont André Breton, le peintre Amédée Ozenfant et le jeune fils des Pitoëff, se voient priés de passer au studio 16 pour l’émission. [p. 165] Dans cinq minutes, au fond d’une campagne française — ce sera déjà la nuit là-bas — des oreilles clandestines entendront : « la Voix de l’Amérique parle aux Français. »

Il est temps que je recueille et dépouille les directives de Washington, de New York, de Londres, pour ma seconde émission, celle de la nuit. Pierre Lazareff, en bras de chemise, sort de sa cage vitrée, le crayon sur l’oreille et le front maculé d’encre à copier. Il me cherche du regard par-dessus ses lunettes. Il tient une liasse de documents, les feuillette rapidement, comme sans regarder, sort une page d’un petit geste nerveux : « Voilà ce que vous cherchiez, mon cher. Une bonne idée pour vous là-dedans ! » Cela tient de la divination, et c’est juste neuf fois sur dix.

Huit heures et demie. L’équipe de nuit s’installe sans bruit dans les bureaux presque déserts. Téléphone de Bernstein, il voudrait bien savoir un peu ce qui se passe… « N’êtes-vous pas l’auteur du Secret ? Souffrez que j’en sois la victime. » Sur quoi, peut-être, il serait temps d’aller à ce dîner, n’était-ce pas pour huit heures ? Quitte à revenir terminer dans la nuit. À deux heures du matin, si tout a bien marché, je monterai chez « Saint-Ex » faire une partie d’échecs et l’écouter parler des malheurs de sa France…

Juin 1942

La guerre va mal, il faut le dire, et persuader l’Europe qu’elle ira bien demain. La campagne sous-marine bat son plein, Tobrouk tombe, les Russes [p. 166] reculent, les Japonais avancent encore. Mais j’ai pu annoncer le premier raid anglais de mille avions, et la promesse du général Marshall : « Nous débarquerons en France. »

Juillet 1942

Saint-John Perse12. — Lorsqu’il est arrivé en Amérique, il n’a paru de lui qu’une seule photo, encore était-elle prise de dos. (Mais ce trait justement le révélait.) Penché à un balcon d’hôtel, au haut d’une tour, dominant le paysage épique de Manhattan, il se refusait à l’interview.

À Washington, il vit dans deux petites pièces banales, accueillant un à un, mais longuement, les visiteurs qui passent par cette ville de nulle part. Et j’ai songé à cette autre retraite, la maison rose de « La Muette », où Ramuz lui aussi laisse venir ceux qui lui apportent les rumeurs de la planète. Mais l’un questionne et l’autre parle. Il parle de Briand qu’il a servi longtemps ; d’Hitler dont il a regardé les yeux de près et qu’il décrit en termes médicaux ; de Reynaud qui l’a renvoyé sous la pression du parti de l’armistice… Et je doute si personne aujourd’hui parle un français plus sûr de ses nuances, plus naturellement mémorable.

Quand il vient à New York pour quelques jours, il se promène interminablement, suivant au long d’avenues anonymes des caravanes de songes planétaires, [p. 167] nourris de maintes connaissances des prestiges, et de la ruse et des métiers de plus d’une race… « Chemins du monde, l’un vous suit. » Chemins d’exil.

2 août 1942

Un climat tempéré. — Une nouvelle vague de chaleur sur New York, et voici les balcons, les terrasses, les jardins suspendus jusqu’au trentième étage qui se couvrent d’un peuple nu, quêtant un souffle de la mer, un courant d’air de l’East River, quelque soupir… La vie s’arrête. Le business même s’alourdit et s’endort. Dans la rue des gens tombent. Le veston sur le bras, on erre dans un bain de vapeur, cherchant les salles réfrigérées où l’on entre le souffle coupé et d’où l’on ressort avec un rhume. La semaine dernière, il gelait presque. L’Américain doit conserver sa garde-robe entière et tout son équipement d’appareils électriques à chauffer, à glacer, à tempérer, en état de mobilisation permanente, d’un bout à l’autre de l’année. Une bonne partie de ses soucis, de ses inventions, de ses dépenses, vont à neutraliser les sautes d’humeur d’un climat fantaisiste à l’extrême, souvent brutal.

Comme chaque jour à New York, je pense à la planète. Mais je ne puis penser aujourd’hui qu’aux climats inhumains de la planète. À ces îles des tropiques où le litre de rhum qu’on boit par jour et par personne, enfants compris, n’est qu’une défense, d’ailleurs désespérée, contre la torpeur écrasante qui tombe des arbres et du ciel. Aux régions polaires sans été. Au faux printemps perpétuel de carte postale qui baigne [p. 168] la cuvette californienne et qui explique cette irréalité fade et flatteuse de tant de films tournés à Hollywood. Aux toundras, steppes, déserts, pampas, glaciers et jungles qui couvrent neuf dixièmes des continents… Notre terre est à peine habitable, dans l’ensemble ! Et dans les régions plutôt rares où les conditions naturelles tolèrent la subsistance des vies humaines, c’est au prix d’un effort épuisant d’adaptation, de protection, de réaction ou de réfrigération, qui laisse peu d’énergie de surcroît.

Où trouver un pays qui ne harcèle pas l’homme, et qui lui laisse le loisir d’être humain, au lieu de le forcer sans trêve à défendre sa vie d’animal ? J’en vois un, c’est peut-être le seul.

Là, point de catastrophes naturelles, d’avalanches, de tornades, de volcans, d’invasions de sauterelles ou de termites ; rien à craindre des tremblements de terre, des fleuves envahissants, des sécheresses périodiques ou de ces moiteurs dissolvantes. Les quatre saisons bien distinctes s’y succèdent dans un ordre classique. Noël tombe en hiver, non pas en plein été comme dans l’hémisphère sud. Pays qui ne connaît d’autres désastres que ceux qu’organise l’homme lui-même : la guerre et la révolution. Seul pays dont tous les manuels nous apprennent dès l’enfance — et nul ne s’en étonne — qu’il possède un climat tempéré. C’est la France. Ses habitants croient que la nature dont ils jouissent est le climat normal de l’homme. Ils ont raison, s’ils n’oublient pas toutefois que ce climat « normal », sur la planète, est une exception surprenante.

[p. 169] Tout ce que nos pères considéraient comme simple, typique, évident et « normal », la paix, la lumière blanche, l’atome d’hydrogène, la géométrie d’Euclide, ou le Français moyen, se révèle à l’analyse du xxe siècle comme autant de cas d’exception, dont il est stupéfiant qu’ils se produisent si l’on parcourt les statistiques. La France au climat tempéré, avec son type d’humains normalement adaptés à une nature jugée normale, est une réussite hautement improbable. Mais c’est par cela même qu’elle se trouve chargée d’une mission universelle. Pendant des siècles, l’homme a pu y consacrer son ingéniosité à faire des arts, des armes et des lois, de la politique, des robes et une littérature, plus quelques âmes de climat dur, de Pascal à Rimbaud, de Calvin à Saint-Just. Chance anormale : chance de créer, pour l’ensemble du genre humain, des normes idéales de l’homme, le luxe même.

La France, disposant des énergies que libère une nature amie de l’homme, se trouve placée par cette nature même au rang de grande puissance d’invention — et je prends le mot puissance au sens de potentiel. Si elle doit cesser demain de tirer d’un privilège unique les créations qu’on attend d’elle dans tous les ordres, que se passera-t-il ? On verra le reste du monde, et pendant des siècles peut-être, s’efforcer de reproduire et de rejoindre, par les plus coûteux artifices, ce climat qu’un Français moyen reçoit à son berceau, cadeau des fées, comme point de départ d’une vie vraiment humaine.

[p. 170]

Wesport (Connecticut), 25 août 1942

Huit jours de vacances à la mer. Je partage cette maison de bois, au bord du Sound, avec les Saint-Exupéry. Parties d’échecs sur la galerie, après le bain, à toutes les heures du jour et de la nuit. Profité de ce bref loisir pour reprendre mon diable abandonné dans un tiroir depuis des mois, et pour en récrire deux chapitres (sur « l’amour tel qu’on le parle » et la passion réelle).

Tonio rentre un soir de New York portant gauchement sous le bras une longue boîte noire, d’où sort un très jeune chien tremblant. C’est un boxer qu’il baptise Annibal. Je lui apprends à marcher en laisse, sur la plage.

18 août 1942

Peut-être qu’il n’est pas de bonheur plus conscient que celui de l’enfance retrouvée dans une vacance où le travail lui-même est jeu. Tous les prétextes que les hommes se donnent pour en sortir, un jour ou l’autre, me paraissent hypocrites ou faciles à réduire. « Gagner sa vie », dit-on, mais en vivant ainsi on aurait beaucoup moins à la gagner. « Faire une carrière », mais vues d’ici, toutes les « carrières » sont des échecs humains. « Contribuer au progrès collectif », mais la fin du progrès ne peut être qu’une plage, un loisir sur la plage, et nous l’avons ici.

[p. 171]

New York, 2 septembre 1942

Quoi de plus sale qu’une ville dont la foule transpire ? Il faut être fou pour rentrer… Mais à l’Office, notre travail s’intensifie, et les échos nous en reviennent de France.

Leur dire là-bas, dire à la Résistance, que la situation se redresse lentement dans le Pacifique : car cela signifie pratiquement un peu plus de bateaux vers l’Europe. Leur dire que la production de guerre américaine peut leur sembler une tartarinade, mais que lorsqu’on la voit de ses yeux, elle donne une sensation directe de la victoire inévitable13. Leur répéter chaque jour quels sont les plans d’Hitler pour dépouiller la France de sa main-d’œuvre qualifiée — opération que Laval diaboliquement baptise « relève des prisonniers » ; donner des recettes de sabotage, qui seront reprises par la presse clandestine… Mais dire aussi les revers et les défaites : notre consigne de véracité est absolue. Washington part de l’idée juste qu’il n’est pas de mensonge, si pieux mensonge soit-il, qui ne serve Hitler en fin de compte.

J’écris vingt à trente pages par jour après des heures de recherches préparatoires. Abondance de documents sur l’Afrique du Nord, depuis quelques jours…

[p. 172]

Long Island, fin septembre 1942

Bevin House. — Nouvelle maison à la campagne, à deux heures de New York, avec les Saint-Ex. J’y passe mes trente-six heures de congé, chaque semaine. C’est Consuelo qui l’a trouvée et l’on croirait qu’elle l’a même inventée : c’est immense, sur un promontoire emplumé d’arbres échevelés par les tempêtes, mais doucement entouré de trois côtés par des lagunes sinueuses qui s’avancent dans un paysage de forêts et d’îles tropicales.

« Je voulais une cabane et c’est le Palais de Versailles ! » s’est écrié Tonio bourru, en pénétrant le premier soir dans le hall. Maintenant, on ne saurait plus le faire sortir de Bevin House. Il s’est remis à écrire un conte d’enfants qu’il illustre lui-même à l’aquarelle. Géant chauve, aux yeux ronds d’oiseau des hauts parages, aux doigts précis de mécanicien, il s’applique à manier de petits pinceaux puérils et tire la langue pour ne pas « dépasser ». Je pose pour le Petit Prince couché sur le ventre et relevant les jambes. Tonio rit comme un gosse : « Vous direz plus tard en montrant ce dessin : c’est moi ! » Le soir, il nous lit les fragments d’un livre énorme (« Je vais vous lire mon œuvre posthume ») et qui me paraît ce qu’il a fait de plus beau. Tard dans la nuit je me retire épuisé (je dois rentrer pour neuf heures à New York), mais il vient encore dans ma chambre fumer des cigarettes et discuter le coup avec une rigueur inflexible. Il me donne l’impression d’un cerveau qui ne peut plus s’arrêter de penser…

[p. 173]

New York, octobre 1942

Débarquement allié en Afrique du Nord. Nous n’avons pas quitté le bureau pendant une trentaine d’heures. Émotion d’être le premier à rédiger la nouvelle pour la France, à l’instant même où le GQG américain nous fait savoir qu’on peut y aller.

Bevin House, fin octobre 1942

Dans cette maison d’il y a longtemps, semblable à celles de mon enfance, en marge du temps de la guerre, j’ai vécu des journées soustraites au Destin. La mer est grise, le soir vient, les oiseaux sifflent, et l’automne atténue la sauvagerie de la verdure américaine. Que fais-je ici, que rejoindre ma vie, pas à pas dans les bois solitaires ?

Il se peut qu’on m’envoie bientôt en Afrique du Nord, et de là… Et j’éprouve un besoin presque panique de me rassembler, de me retrouver, pour rentrer tout entier en Europe après ces deux années de violente dérive.