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L’Amérique en guerre

New York, 31 janvier 1943

Les deux décades. — La journée d’hier marquait un double anniversaire : dix ans d’Hitler et dix ans de Roosevelt. Relevé le parallèle dans mes broadcasts.

En dix ans de pouvoir, Hitler a fait de l’Allemagne le pays le plus détesté du monde, Roosevelt a fait de l’Amérique l’espoir puissant des libertés du monde. L’un qui ne voulait que la guerre est en train de la perdre ; l’autre, qui ne voulait que la paix, en train de la gagner. Même pour conduire la guerre, la liberté démontre qu’elle vaut mieux que la dictature.

À Stalingrad, les Russes triomphent, avec du matériel américain. La grande décade d’Hitler est terminée, la décadence est commencée.

1er février 1943

Trouvé un grand appartement de deux étages sur l’East River, au coin de Beekman Place et de la 51e rue. De ma terrasse vertigineuse, je domine toute proche la maison des Max Ernst, dont l’atelier s’avance [p. 178] en éperon vers la rivière ; et presque contiguë, la maison des Saint-Exupéry : quatre étages étroits, qui furent naguère meublés pour mademoiselle Greta Garbo. Je ne connais rien de plus charmant dans tout New York : moquettes fauves, grands miroirs ternis, bibliothèque vert sombre et vieillotte, une sorte de patine vénitienne, et les bateaux glissent devant les baies vitrées comme au ras des tapis.

Ces splendeurs sont encore ce qu’on trouve de moins cher dans une ville où personne n’en veut.

Les grandes maisons les mettent mal à l’aise, parce qu’ils pensent tout de suite à leur usage physique, non point à ces symboles de l’âme que forment les châteaux au fond de nos mémoires.

L’idéal de l’Américain serait sans doute la maison d’une seule pièce, avec au centre un grand fauteuil tournant et basculant, qui se transformerait le soir en lit, et d’où sans se lever l’on atteindrait le téléphone, la poignée du frigidaire, les boutons du fourneau électrique, ceux de la radio, et les robinets de sa baignoire.

Février 1943

De l’Imitation. — Mon travail à l’OWI me permet d’observer de près le comportement américain, et de le comparer au nôtre : car il n’y a guère moins d’Européens que d’Américains dans nos bureaux.

La correction soigneuse de l’exposé et le méthodisme un peu pédant des discussions (qu’on dirait germaniques n’étaient les traits d’humour) caractérisent l’élément [p. 179] américain dans les séances du comité de direction. Les Français ont plus de mordant, mais en fin de compte moins d’efficacité quand il s’agit d’imposer un point de vue. Pour le travail concret, c’est autre chose. La section française produit des idées et des textes à haute pression, son chef y entretenant une perpétuelle agitation fouettée de mots heureux, de colères blanches et d’enthousiasmes contagieux. Aux étages des Américains, tout est calme et bien ordonné, quitte à mettre la jambe sur le bras du fauteuil. Leurs images sont frappantes, leurs idées peu formées.

Mais la comparaison la plus curieuse m’est fournie par les dactylos et secrétaires. Nos Françaises, avec naturel, font des prodiges de vitesse précise, et trouvent encore le temps de nous signaler les tours de phrase qui leur paraissent fautifs. Les Américaines, au contraire, que je vois passer d’un pas lent mais dansant, chargées de dossiers impeccables, ont l’air de jouer le personnage d’une secrétaire d’après les modèles de l’écran. Il semble qu’elles imitent leur rôle, par l’extérieur, plutôt qu’elles ne s’y intéressent.

Ce trait ou ce défaut mérite un commentaire, parce qu’il est, à mon sens, fort répandu dans les domaines les plus variés de l’existence américaine.

Exemple inquiétant des singes. — Si l’on en croit le professeur Koehler qui enseigne à l’Université de Yale et dont les travaux sur les singes établirent la célébrité, ce qui distingue l’homme du singe, ce n’est pas l’intelligence mais la mémoire. Faute de mémoire, le singe doit chaque matin redécouvrir ce qu’il apprit la veille. [p. 180] Il se voit condamné au sur-place épuisant d’un esprit qui ne garde rien d’acquis. Et justement parce qu’il expérimente sans relâche, il n’a pas l’expérience du monde.

L’Amérique, ennemie de la mémoire, et même dans ses écoles de la mémorisation, — l’Amérique où les livres durent six mois ; où l’on néglige l’enseignement de l’Histoire ; où l’actualité prime sur tout autre intérêt ; où l’on est peu capable de reconnaître les mille vieilleries qui renaissent chaque jour sous le déguisement d’une extravagance enfantine, et qu’on prend pour moderne ; l’Amérique sans passé vivant ni traditions instrumentales, s’imagine qu’elle invente sans cesse : mais en fait elle ne trouve ses repères et ses appuis que dans l’imitation.

Elle imite le gothique dans ses églises, ses résidences de luxe, ses universités, quand l’Europe, patrie du gothique, construit des églises en verre et ciment armé, des universités aérodynamiques. Elle imite la diplomatie du xixe siècle et du Vatican (voir ce qui se passe en Algérie), quand l’Europe en est à Hitler, à Staline, à de Gaulle, à ceux qui se préparent à les dépasser. Elle imite les arts de Paris, les vins de la France et du Rhin, le traditionalisme et même le modernisme de l’Europe. Elle imite dans ses livres les succès d’hier. Et grâce à l’influence des films, elle s’imite elle-même.

Autre histoire de singes. — J’en parlais l’autre jour avec M., de la Fondation Rockefeller : c’est l’un des quelques hommes qui savent tout ce qu’on invente et tout ce qu’on est en train de rechercher dans les [p. 181] laboratoires du monde entier (pour autant qu’il ne s’agit pas de « secrets intéressant la défense nationale »). Il m’a conté l’histoire suivante, qui vaut la peine d’être notée dans le détail.

Cela se passe en Russie, dans l’école de Pavlov, l’auteur des célèbres travaux sur les réflexes conditionnés des chiens. Les disciples de Pavlov ont passé récemment des chiens aux singes — se rapprochant ainsi de l’homme, ce qui n’est pas sans inquiéter, surtout en Russie soviétique.

On prend dix singes. On les range dans une chambre le long d’une des parois. À l’autre extrémité de la pièce se dresse un grand meuble à tiroirs. Dans les tiroirs on a mis des bananes. Sur un signal donné par une sirène, les singes sont lâchés dans la chambre. Ils découvrent bientôt les tiroirs, les ouvrent et dévorent les bananes. On répète le manège un grand nombre de fois, pour habituer les animaux à courir droit au meuble dès que la sirène se met en marche. Sirène — tiroir — bananes, pour ces singes, c’est tout un. Après un certain temps d’interruption, on ramène les sujets « conditionnés » dans la même chambre. La sirène hurle, les singes se précipitent, arrachent les tiroirs, — et les trouvent vides ! La plupart de ces animaux montrent alors les signes extérieurs du break down nerveux le plus caractérisé. Ils s’effondrent en se frappant la poitrine. Ils ne bougent plus. C’est la neurasthénie.

Ô parabole du tiroir vide ! Irrésistiblement, je l’applique à l’Amérique, habituée par cent ans de morale du succès à courir vers des frigidaires ou vers [p. 182] des comptes en banque qui doivent être remplis. Comment supporterait-elle l’épreuve d’une guerre qui ravagerait soudain son propre continent ? Il y aurait lieu de craindre un break down national…

Je vois l’Européen, au contraire, qui résiste. Vingt-cinq siècles d’histoire l’accoutumèrent à trouver le tiroir vide neuf fois sur dix. Survient la guerre, survient la famine hitlérienne. Comment se peut-il qu’il ne s’effondre pas ? J’imagine que cela tient à sa mémoire profonde. Il se souvient — non pas de ces épreuves-là précisément, car on n’avait jamais rien vu de pareil, mais de quelque chose de plus fondamental qui définit la condition humaine. S’agirait-il d’une sorte de méfiance ? Disons plutôt d’une sobriété devant le destin. Il se souvient que tout peut arriver, même le pire. Il pressent que le sort, l’État, la science, le monde moderne et sa prospérité ne sont pas les garants infaillibles d’un bonheur qui lui serait dû. L’échec pour lui — guerre, privations, retards — n’est pas une déception totalement scandaleuse qui le laisserait tout béant sur l’absurde, car une obscure sagesse en lui s’y attendait : elle le tenait prêt à subir en souplesse les mécomptes, à vrai dire normaux, de l’optimisme automatique conditionné par la publicité et les sirènes du progrès.

Et c’est pourquoi il tiendra le coup.

Mars 1943

In petto. — Ce n’est pas sans écœurement que je me vois contraint de transmettre à l’Europe occupée et torturée les plates déclarations de tel ministre allié, de [p. 183] tel leader d’un des grands syndicats américains, de tel chef militaire — des chefs d’État eux-mêmes.

Peu ou point de discours politiques qui révèlent une compréhension vraiment poignante des problèmes brutalement posés par cette guerre. Les prudences qui stérilisent le langage des hommes d’État sont à court terme, quand les risques sont séculaires. Ces prudences sont locales, et les risques mondiaux. Ces prudences sont du plus ou moins, et les risques du tout ou rien. Où sont les chefs à la taille du danger ? Churchill ? Mais il se refuse à définir la juste paix que les peuples attendent. Il recule devant l’arme capitale…

Pas un seul appel officiel14 n’a fait naître une seule grande et violente espérance, un seul dévouement fanatique, une seule vision capable d’exalter le moindre jusqu’au saisissement du suprême.

De fait, qu’opposons-nous à l’exaltation totalitaire ? Pas une idée, ni même un rêve. Pas une violence de l’esprit, et pas une vision de grandeur. Même pas un sens critique aigu. Rien qu’une plus grande masse de machines. Et beaucoup de préjugés aussi. Et parfois la crainte vague de perdre une liberté dont nous ne savons plus formuler les conditions…

Avril 1943

Restrictions. — Le tiroir commence à se vider : le rationnement fait son apparition. Et contrairement [p. 184] à ce que l’on pouvait craindre, les réactions de l’Amérique se révèlent souples et disciplinées. Il est vrai que nous manquons de peu de choses encore. Mais la disette se produit par à-coups, soudain totale pour tel produit qui abondait hier et qu’on ne trouve plus nulle part le lendemain. La viande parfois, ou le whisky, ou le beurre, ou les cigarettes. Les marchands vous expliquent gentiment que l’armée vient de faire de gros achats, et que tout est parti pour les camps, ou l’Algérie, ou l’Angleterre. Après une ou deux semaines, les choses s’arrangent : un peu de marché noir et un décret du « tsar » de l’alimentation apaisent la campagne de presse.

Démesure et production. — Une armée de 9 millions d’hommes a été formée en moins de deux ans. Soixante millions d’hommes et de femmes — près de la moitié de la population — participent à l’effort de guerre. La production d’avions de tous les types atteint le chiffre de huit-mille par mois, que Roosevelt exigeait l’an dernier, — et il fut aussitôt traité de pitre par Goebbels et Radio Paris. Kaiser a fait construire en quatre jours et demi un cargo Liberty de dix-mille-cinq-cents tonnes. On dirait du Disney, pour le rythme. L’esprit de Mickey-Mouse s’empare de Superman (le héros favori des pages illustrées qui déshonorent la presse américaine). C’est ici que l’Amérique est à l’échelle du siècle, et des menaces qui pèsent sur le siècle. Il y fallait une démesure, et celle-là vient du fond de l’âme américaine, puisque les mythes populaires l’annonçaient et l’avaient à l’avance illustrée.

[p. 185] Femmes du monde à l’usine. — La nouvelle mode : une jolie femme, jeune et riche, s’engage dans une usine d’armements. On en a tant parlé que celles qui le font maintenant, si l’on vous cite seulement leur nom, vous pensez aussitôt qu’elles doivent être jolies, jeunes et riches. Je croyais à un bluff, mais non : je viens d’en voir une de mes yeux.

Une amie, fort connue pour sa beauté, ayant disparu de New York depuis plusieurs semaines, je téléphone chez elle un samedi soir. — Que devenez-vous ? — C’est bien par chance que vous me trouvez chez moi, j’ai mon premier soir de congé… Well, je suis riveteuse dans une usine de Long Island. Dix heures par jour, point de repos hebdomadaire, mais je suis en train de faire fortune !

J’essaie de me la représenter avec ses lunettes noires, sa visière verte, et le chalumeau à la main, mais je ne vois encore que du glamour15.

Mobilisable. —Je reçois ma nouvelle fiche de classification militaire. J’ai commencé par être un IV B. Puis j’ai gravi depuis un an divers degrés, et me voici I A, c’est-à-dire susceptible d’être mobilisé d’un jour à l’autre, quoique étranger, père de deux enfants, et ressortissant d’un pays neutre. (L’Amérique est le seul pays qui mobilise les étrangers, si je ne me trompe.)

[p. 186] Cependant mes chances de faire la guerre dans le Pacifique ou en Europe me semblent minces. Je devrais passer un an dans un camp d’entraînement, et d’ici là… Ou bien l’on me donnerait un uniforme et l’on me renverrait à mes broadcasts, qui font partie de la machine de guerre américaine, — comme on renvoie dans leur usine les ouvriers spécialisés.

Mai 1943

Propagande et style. — Depuis un an que je suis à l’OWI rédigeant bon gré mal gré mes vingt-cinq pages quotidiennes, je n’ai pu guère écrire que ces notes de journal, et deux ou trois essais pour des revues américaines. Mais ces essais-là m’ont suffi pour déceler l’influence sur mon style de ce travail de propagande. Ou bien serait-ce l’influence de l’Amérique en général ? Mais elles convergent ou même s’identifient.

Je constate que j’hésite ou répugne aujourd’hui à écrire certaines phrases, à user de certains tours que je pressens intraduisibles, au sens le plus large du terme. Car il ne s’agit pas seulement, pour moi, d’écrire en vue de traductions américaines, mais également en vue d’une transmission directe à la radio. Dans les deux cas, les exigences sont les mêmes. Et elles impliquent le renoncement à toutes ces coquetteries de style imitées de nos auteurs anciens qu’on trouvait à chaque ligne chez Valéry, chez Gide et leurs disciples de la NRF, et qui en anglais retombent à plat, à la radio font parasites. Il faut sauter dans le vif [p. 187] d’un sujet, sans précautions de langage ni fausse humilité. Puis s’efforcer de suivre la ligne de plus grande efficacité, sans la moindre bavure savante pour l’élégance.

Que serait-ce d’être un grand écrivain dans une langue morte ? Ou dans une langue parlée seulement par une petite peuplade dispersée ?

Or une partie de la littérature française moderne, la meilleure justement, s’était mise dans ce cas.

On ne savait plus juger du « bien écrire » sinon par référence à des modèles anciens. (Que de pastiches dans nos lettres modernes !) Bien écrire, c’est régler ses moyens sur la fin que vise un écrit. Cette fin peut condamner la phrase trop « écrite » ; ou l’exiger, selon les cas.

Défaut commun à presque tous nos bons auteurs français contemporains : n’importe qui dira qu’ils « écrivent bien », parce que leurs élégances restent cousues de fil blanc. On y est fort sensible à Paris. Cependant nous vivons au xxe siècle, et je voudrais un style qui supporte le transport.

[p. 188] Les choses que l’on publie, si elles sont importantes, le sont soit par nature, soit par position. Elles le sont en vertu de leur qualité, originalité, beauté, vérité intrinsèque ou de leur opportunité et de leur pouvoir de signification commune.

Une carrière de grand écrivain commence par la qualité et finit par la signification.

À partir d’un certain moment, la gloire d’un homme confère de l’importance à la moindre opinion qu’il exprime — par position. (Et c’est le signe de la gloire moderne.) Il entre dans le domaine public, dans la banalité au sens propre du terme (ce qui est à tous, comme on le dit d’un cœur, d’un taureau ou d’un four « banal »). Fin de la vie d’un Tolstoï ou d’un Goethe ; d’un Valéry et d’un Gide, parmi nous. La gloire est devenue le droit d’énoncer des banalités mais qui ne passent plus pour telles, et qui portent.

Savoir ne point se limiter constamment à la qualité. Car cela irait à préférer au vrai l’original, le différent. Or le but reste bien d’élever le niveau banal en dégageant des significations communes. (Quitte à mettre en circulation quelques valeurs encore inéchangeables cette année. Mais il convient de les maquiller un peu, pour qu’elles circulent, précisément.)

Classicisme moderne. — Le monde actuel pressent qu’il a besoin de maîtres et de directeurs de conscience, [p. 189] plutôt que de monstres précieux. Cependant, il faut commencer par être un monstre, si l’on veut mériter quelque maîtrise. Toute création est en soi monstrueuse, qu’il s’agisse de l’automobile, du sourire de la Joconde, ou des Variations Goldberg. Les copies seules sont acceptables, à première vue, et seules font accepter l’original, qui fit scandale ou même ne fut pas remarqué. (Balzac « journaliste », Beethoven « cacophoniste », Baudelaire condamné, Proust « mondain », et Bach inaperçu pendant cinquante ans.)

Juillet 1943

Washington antigaulliste, mais soucieuse d’objectivité, me donne la directive suivante : Citer dix lignes du discours de Gaulle et dix du discours de Giraud. Il ne me reste qu’à choisir dix belles formules de l’un, dix platitudes de l’autre, c’est facile et le public jugera.

Août 1943

Beekman Place. — Mes dix jours de vacances, que je passe à New York, me permettent enfin de goûter et d’habiter vraiment mon grand appartement : j’entends d’y travailler à ma façon. Et de faire connaissance avec les heures et la saison de mon quartier, Beekman section, aussi célèbre par ses crimes que par sa tradition mondaine. L’ornement en est Beekman Place.

[p. 190] Parallèle à l’East River dont la sépare une rangée d’hôtels particuliers aux façades étroites, cette rue très courte est l’une des rares — j’en connais trois dans Manhattan — qui à la fois ne portent pas de numéro et ne coupent point les avenues à angle droit. Hors série, modèle de grand luxe, elle s’orne d’arbres, de silence et de grands portiers galonnés. Une buée bleue, pendant l’été, emplit cet espace fermé par les hauts bâtiments de la 51e rue, en brique vernie, tous luisants de fenêtres dépourvues d’ornements.

Beekman Place est un de ces lieux où l’exilé s’écrie : mais c’est l’Europe ! parce qu’il y trouve un charme, simplement. Mais quand je la vois du haut de mon douzième étage, en enfilade, petite tranchée d’asphalte et de brique jaune et rose dans un chaos géométrique, c’est bien New York… Si je me retourne un peu sur ma terrasse, voici la perspective de l’East River jusqu’à Brooklyn.

Un paysage immense de minéral et d’eau. La rivière, sillonnée de remorqueurs toussotants, luit d’un éclat d’étain pâli. Les ponts immenses, vers Brooklyn, font une dentelle d’un kilomètre, toute menue dans la distance. Cheminées, mâts, clochers, usines plates et réclames lumineuses en plein jour. Le seul vestige de nature — car l’eau même est canalisée — ce sont ces trois îlots de granit noir couverts de mouettes, et signalés par deux petits phares dont clignotent irrégulièrement le feu vert — cinq secondes de révolution — et le feu rouge — six ou sept secondes. Tout ce qu’embrasse mon regard, tout est fait de main d’homme sauf les mouettes. Qu’on ne me parle plus des lois [p. 191] économiques et de leurs fatales réalités : car ce sont les réalités d’un monde tout artificiel que nous, les hommes, avons bâti selon nos caprices, nos passions et nos raisons folles. Si nous changions un jour de goûts et d’ambition, ce paysage se transformerait.

Si je me tourne vers le nord, je vois un monde de terrasses, du dixième au trentième étage du River Club, où vivent les milliardaires et les acteurs. Et tout près, ces jardins suspendus où circulent de jeunes femmes en maillot de bain. Elles se penchent sur leurs géraniums, elles ajustent des lunettes noires… Quelques jeunes gens viennent boire un verre, le soir. Un violoniste s’escrime à vingt reprises sur le deuxième Concerto Brandebourgeois, mais deux radios martèlent ce Tchaïkovski qu’on entend siffler dans la rue…

Je me souviens de ce que j’ai sous les yeux : je le vois déjà comme je me le rappellerai, une fois de retour en Europe. J’en connais par avance la nostalgie. Le soir vient dans un luxe américain d’ocres, de roses, d’argents et d’éclats d’or sur les fenêtres des usines. Des fumées traînent, les ponts s’éteignent, le sommet des gratte-ciel se met à luire sous la lune, au-dessus des premiers nuages. Une grande nuit s’ouvre au travail paisible.

D’heure en heure, je me lève et sors. Je me promène sur cette terrasse qui fait le tour de mes chambres blanches posées sur le onzième étage et festonnées de tuiles provençales. La brique est chaude encore sous mes pieds nus. À ma hauteur, et un peu plus bas, et puis beaucoup plus bas, dans les buildings voisins séparés de ma terrasse par un gouffre profond mais étroit, je vois des couples et des solitaires éteindre et [p. 192] rallumer leurs lampes. Une blonde platinée en peignoir rose ouvre son frigidaire, sort de la glace, ôte enfin le peignoir, il fait trop chaud. Des rires viennent d’une terrasse obscure, un cliquetis de tiges de verre dans les highballs. Je rentre et j’aligne mes mots.

Petits matins déjà doux des terrasses, moments les plus aigus de la vie, au jour qui point, quand toutes choses et les souvenirs d’hier changent de poids et de millésime, quand les mouettes éclosent du rocher, quand les premiers remorqueurs se mettent à souffler fort dans la brume d’été flottant sur la rivière… Une langue de lumière orangée vient râper doucement le crépi des murs bas, sur la terrasse toute voisine. Un autre jour, le même amour, mais le cœur s’ouvre — l’aube est l’heure du pardon délivrant — et je me donne au jour américain !

Sur le grand fond sonore à bouche fermée des usines de l’autre rive, les sirènes des ferry-boats poussaient leur solo de désastre, de faux désastre et d’appel commercial, dans le matin strident de l’East River. Un quadrimoteur argenté passait très haut entre deux tours babyloniennes, l’une phallique, l’autre en Moïse de Michel-Ange. Et sur une terrasse dormante, deux ou trois étages plus bas, quelqu’un sortait en robe de chambre, un vieux monsieur, pour arroser au tuyau ses arbustes.

Soudain, passant la tranche ocrée d’un bâtiment de trente étages, à mi-hauteur, sur la rivière, une proue grise et ses canons glissait sans bruit, un énorme croiseur défilait, tout l’équipage en fête saluant New York d’adieux, filant pavois au vent vers l’Europe et la guerre…