[p. 23]

II
La guerre est morte

[p. 25]

On nous parle d’armistice depuis hier. Est-ce encore une de ces fausses nouvelles comme cette guerre en a vu tant, qui ne font qu’anticiper d’un ou deux jours sur la réalité ? La libération de Paris a été fêtée un soir à New York, démentie le lendemain, confirmée quelques jours plus tard. Effet manqué. C’était pourtant, d’une manière symbolique, la date capitale de la guerre. De même la victoire en Europe nous fut annoncée en deux temps, laissant la foule de Times Square perplexe. Cela n’est pas sans conséquences pour le moral de la population. Rien de plus malsain que de couper court à un élan de soulagement collectif, après des années de discipline et de souci. L’explosion vitale et délirante qui devait marquer la fin d’une ère, a fait long feu. On dit que les accidents de ce genre, dans divers ordres, sont souvent l’origine d’une névrose…

Mais cette fois-ci, prématurée ou non, la nouvelle de la fin de la guerre se trouve déclassée par la Bombe. Nous n’aurons pas de Onze Novembre, parce que nous venons [p. 26] d’avoir un Six Août, et que c’est à partir de la Bombe, non de la paix, que l’ère nouvelle sera comptée.

D’ailleurs, il s’agit moins de la naissance d’une paix que de la mort subite de la guerre. Car c’est la guerre en général qui vient d’être atteinte en plein cœur. Voilà qui me frappe bien davantage que l’aspect scientifique de l’invention, ou que l’aspect criminel de son application à 300 000 Japonais non prévenus. La science ira beaucoup plus loin. Les morts seront oubliés dans une génération. Mais quelque chose d’irréparable s’est produit.

La principale victime de la bombe atomique a été la guerre, qui en est morte en trois jours. Sous sa forme militaire — c’était la guerre tout court — elle a moins de chances de renaître et moins d’avenir que les ordres de chevalerie.

Je ne dis pas que les conflits vont cesser ; que les forts vont renoncer à se montrer forts, ou les faibles à s’agglutiner pour les abattre ; que les classes vont se fondre, les frontières s’évanouir, les gangsters de tous ordres modérer leurs ardeurs ; que les microbes vont faire la paix avec les globules blancs, et les tigres devenir végétariens. Mais je dis que les militaires n’ont plus qu’à se consacrer aux [p. 27] sports. Que la guerre n’est plus leur métier. Et que par conséquent il n’y aura plus de guerre au sens classique et multimillénaire du mot.

« Il y aura toujours des guerres », nous disaient-ils. Sans doute, mais ce ne seront plus les leurs, les « vraies », les héroïques, costumées et casquées, avec mouvements tournants, percées au centre, retraites stratégiques, mordant de l’infanterie, ordres du jour électrisants et grands chefs adulés par des effectifs considérables. Il faut en prendre son parti : l’ère des militaires a pris fin le 6 août à Hiroshima.

L’arithmétique élémentaire qui suffisait à combiner grosso modo des kilomètres, des bataillons, des trajectoires et des vitesses d’avions, fait place aux raffinements ultramathématiques de la physique post-einsteinienne. La question de compétence est tranchée sans réplique au détriment définitif des généraux, au bénéfice des « intellectuels à lunettes ». La bravoure, la prestance, la discipline aveugle, les grands coups de gueule, les traditions de corps, le génie du poker et la cravache, n’ont pas d’emploi dans les laboratoires. Les capitaines au grand cœur et les armées en bel arroi qui s’avanceraient avec une mâle [p. 28] vertu au-devant de la bombe atomique, nous reviendraient après quelques minutes sous forme de buée légère. N’insistons pas : l’appareil militaire qu’ont chanté les Déroulède de tous les temps, appartient en principe aux musées, depuis le 6 août. Les Alexandre, les Condé, les MacArthur et leurs troupes même motorisées, ne pourront plus servir, à l’occasion, que pour le combat de rues, les petites guerres civiles et autres différends d’intérêt local, voire municipal, au titre de la police et des pompiers.

Il ne faut pas se dissimuler que ce déclassement brusque de la guerre va provoquer dans le monde entier un sentiment de vague et vaste frustration. (L’Europe sera plus touchée que l’Amérique.) On ne se guérit pas facilement de l’ablation à chaud d’une coutume ancestrale, du goût des uniformes, du jeu des soldats de plomb, et de l’usage quotidien de métaphores guerrières, intimement lié, depuis Lancelot, à la sexualité occidentale. Quelles fêtes, quels carnavals mondiaux remplaceront désormais, pour nous et nos enfants, les « grandes parades » qui firent le principal de notre Histoire ?

Tel est l’un des problèmes psychologiques que pose au siècle la bipartition d’un seul [p. 29] atome. Il en est d’autres, dont nous avons parlé abondamment ces derniers jours : les maisons à hélicoptères vont rétablir le nomadisme ; les grandes cités deviendront mobiles — leur seule défense imaginable — et la circulation sera dégorgée dans l’invisible stratosphère… Quant aux voyages ? Ils vont mourir aussi, avec la poésie de la durée, de la distance et de la nostalgie. Jusqu’au jour où l’humanité, sur les traces d’un grand philosophe, découvrira ce luxe inouï : la lenteur au sein du silence. C’est la grâce que je vous souhaite.