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VI
Le savant et le général

À une heure de New York, à Princeton où je suis en train de m’installer, tout respire une paix claustrale. Les bâtiments de l’Université, en style néo-gothique d’Oxford, dernier confort, s’espacent dans des parcs dont l’automne encore tiède glorifie le luxe songeur. C’est dans ce cadre trop parfait, cette ambiance d’innocence, de sports et d’ombres vertes, que vivent et pensent quelques-uns des esprits qui auront le plus contribué à transformer la condition du siècle. Hier soir, au cinéma, un hello derrière moi, c’était N., l’un des as du petit groupe de mathématiciens et de physiciens qui a mis au point la bombe atomique. Tout à [p. 40] l’heure, devant ma fenêtre, un homme en sweater bleu et pantalon de flanelle passait les cheveux au vent — deux belles touffes blanches en désordre « génial » — et c’était l’un de mes voisins, Albert Einstein, le patriarche du nouvel âge, le Moïse de la Terre atomique. Il passe ainsi chaque jour, vers onze heures du matin. Quand il fait froid il porte un manteau noir. Sa chevelure m’indique la direction du vent, et son aspect met en fuite ma petite fille. À quoi pense-t-il ? De ce cerveau est sortie l’équation qui est en train de bouleverser le monde. Je me la répète chaque fois que je le vois : E = mc2. L’énergie est égale au produit de la masse par le carré de la vitesse lumineuse. On n’a jamais tant dit en si peu de signes. Mais je ne suis pas un physicien, et n’ai d’autre spécialité que de réfléchir aux conséquences générales des découvertes particulières, et aux liaisons humaines qu’elles affectent.

Comme partout en Amérique — mais dans notre réserve d’intellectuels avec plus de compétence qu’ailleurs — la discussion sur l’avenir de la Bombe bat son plein. Bien [p. 41] entendu, l’opinion des savants domine tout. Leur mauvaise conscience les a rendus prudents et sages. Ils se sentent accusés sourdement d’avoir causé trois-cent-mille morts et créé une menace planétaire. Aussi défendent-ils tous l’idée que la guerre des bombes serait la fin des hommes, et que le seul moyen de l’empêcher est un gouvernement mondial. Ils partagent mon avis sur l’inutilité des armées et des flottes de l’air ou de la mer, cependant que les généraux, les journalistes et les politiciens continuent de déraisonner comme un seul homme. Le New York Times de ce matin fournit de nouveaux arguments, très puissants mais contradictoires, aux deux factions. Je dis puissants : les uns par la logique, le bon sens et le réalisme, les autres par l’autorité et les passions qui les soutiennent.

Voici d’abord l’opinion du chef suprême des forces américaines, le général Marshall. La bombe atomique, déclare-t-il, devant une commission parlementaire, loin de rendre l’armée superflue, ne peut qu’augmenter l’importance des troupes de terre. C’est bien [p. 42] l’avis qu’on attendait d’un général. Et il illustre sa pensée. « Supposez, dit-il, deux savants, l’un en Allemagne et l’autre à Washington. Chacun pèse sur un bouton, et une terrifiante explosion se produit dans le territoire de l’autre. Le processus se poursuit, jusqu’au jour où quelqu’un s’empare d’un des boutons : et voilà qui suppose une force armée. » Le général Marshall ajoute : « Les gens qui parlent d’une guerre purement technique oublient le fait qu’une pareille guerre exige des effectifs plus importants que par le passé. Il faut des troupes pour mettre les instruments en position, il faut des troupes pour s’emparer d’une île qui nous servira de base de tir. » Et il conclut que les conditions fondamentales de la guerre n’ont pas changé davantage qu’elles ne le firent lors de l’invention de la poudre. Mais trois colonnes plus loin, sur la même page du New York Times, je lis ceci : « Le docteur Oppenheimer, chef du service des recherches atomiques à Los Alamos, a été interrogé hier par un comité du Sénat. À la question : “Est-il vraisemblable qu’un seul [p. 43] raid atomique contre les centres populeux des États-Unis puisse tuer quarante millions d’Américains ?”, le savant a répondu : “Je crains que oui.” »

Or ceci tue cela, me semble-t-il. Si impertinent qu’il paraisse de critiquer l’avis d’un militaire que le président Truman déclarait récemment « plus grand que tous les capitaines connus, y compris Alexandre », je pense que le général Marshall a tort, si le docteur Oppenheimer a raison. Mettons-nous dans la situation. Pour transporter l’infanterie et les chars nécessaires à la conquête d’une île ou des bases ennemies, il faudra plusieurs heures, sinon plusieurs jours. Or, au moment où ces troupes partiront, un tiers de la population aura été tué. Pendant le voyage, un autre tiers subira probablement le même sort. Imaginons le moral de ces soldats. Ils sauront qu’ils ont peu de chances de recevoir des renforts et des munitions de leur pays, plus qu’à moitié détruit. Ils verront que la guerre n’a plus de sens humain. D’ailleurs, l’île qu’ils iront conquérir [p. 44] sera déjà réduite en fine poussière, si l’ennemi n’est pas stupide.

Supposez encore que la Russie attaque l’Amérique par la stratosphère. Que peut faite l’infanterie américaine ? Attaquer ? Où et quand ? Se défendre ? Contre qui ? On dit : « C’est toujours l’infanterie qui termine une campagne en occupant le terrain. » Mais dans le cas d’une guerre atomique, il n’est pas sûr, ni même probable que l’agresseur juge bien utile de venir disputer à sa victime des ruines encore radioactives. De même, si la Russie est attaquée par l’Amérique, ou encore si l’une des deux attaque l’Europe. Calculez les distances. Supputez le temps qu’il faut à un corps expéditionnaire pour les franchir, et les conditions dans lesquelles il s’ébranlera. Il a fallu deux ans aux Américains pour débarquer en Europe, et leur pays était resté à l’abri des bombardements. Même s’il leur faut seulement deux heures la prochaine fois, ils partiront une heure trop tard.

Il se peut que le général Marshall, qui a su tout cela mieux que personne au monde, [p. 45] ait mystérieusement raison ; mais ce n’est certainement pas pour les raisons qu’il donne. Et pourquoi n’en pas donner d’autres, si elles existent ? La guerre n’a plus d’autres secrets que ceux de l’industrie, qui sont ceux de la science, qui n’a d’autre désir que de les publier.

Je maintiens que la guerre est morte, la guerre des militaires, la vraie.

Parce que nous avons passé l’âge des guerres considérées comme jeux réglés. Si l’un des partis en présence disait à l’autre : « Messieurs les Anglais, tirez les premiers ! » il n’y aurait plus personne pour tirer en second, et retourner le feu, comme on disait naguère. Le général Marshall l’aurait-il oublié, lorsqu’il parle tout tranquillement d’« un processus qui se poursuit » ?

La discussion, comme on dit, reste ouverte. Souhaitons qu’elle le reste longtemps. Car il s’agit d’un problème dont la preuve, si elle était jamais administrée, ne pourrait plus intéresser qu’un auditoire brusquement raréfié.