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Groupements personnalistes

Le drame de la France politique, c’est la carence du socialisme véritable. L’esprit parlementaire a détourné la tradition du socialisme français de ses buts proprement sociaux. Il a fait de la « gauche » un parti négatif, anticlérical d’abord. Il a créé dans le pays une coupure qui ne correspond nullement à celle qu’opérerait une vision réaliste des choses. Blancs et rouges s’opposent aujourd’hui exactement de la même manière qu’ils s’opposaient en 1848. Mais le monde a changé depuis.

Le socialisme français porte deux tares qui l’empêcheront toujours d’agir et de créer : la mystique parlementaire et le marxisme — l’une trop française, au mauvais sens du terme, l’autre trop étrangère au génie du pays. Ceci explique dans une large mesure l’impuissance du parti de gauche à penser le monde moderne et la situation concrète de la France en termes révolutionnaires et politiquement créateurs.

Devant cette impuissance, que va faire la jeunesse ? Elle voit bien qu’il faudrait agir. Elle voit aussi qu’il faut d’abord penser. Elle se cherche une tradition, plutôt que des modèles d’importation récente. Il ne faut pas oublier que la France est le pays qui a vu le plus grand nombre de révolutions [p. 240] depuis cent-cinquante ans. C’est peut-être qu’elles y étaient plus nécessaires qu’ailleurs, du fait de l’échec de la Réforme. Il n’en reste pas moins que, toute bourgeoise qu’elle soit et qu’elle apparaisse aux yeux du monde entier, la France possède une tradition révolutionnaire unique en Europe, tradition qui a ses ancêtres et ses idéologues, ses annales et ses descendants bien vivants et bien décidés à racheter leur petit nombre par leur combativité.

Si la démocratie bourgeoise, militaire, cléricalement anticléricale, parlementaire et « progressiste », ne parvient pas à tuer le proudhonien qui se cache en tout Français sain, c’est sur cet élément que l’on peut fonder raisonnablement l’espoir d’une rénovation sociale et même culturelle de ce pays. C’est Proudhon, et non point Marx, qui sera le prophète d’une révolution réellement française et humaine. Proudhon qui s’opposait à Marx au nom des droits de la personne. Proudhon qui dénonçait, dans le matérialisme historique, la croyance optimiste et inhumaine en une synthèse, en un « troisième terme » dialectique, — tout comme Kierkegaard critiquait chez Hegel cette mécanique de l’histoire qui supprime l’individu, le conflit tragique et la responsabilité spirituelle.

C’est dans cette tradition proudhonienne, et non marxiste, seule vivante encore que peu visible dans la France d’aujourd’hui, que se placent les « groupes personnalistes ».

Anticapitalistes déclarés, sans pourtant adopter la collectivisation abstraite préconisée par les soviets ; antinationalistes et cependant patriotes ; fédéralistes dans le plan politique européen, et personnalistes dans le plan moral, ils occupent une position originale et bien nette, particulièrement propre à leur rallier une jeunesse en révolte contre la bourgeoisie, mais dégoûtée par avance du [p. 241] marxisme, en tant que réalisation extrême des idéaux bourgeois, et du fascisme, en tant que fixation brutale du capitalisme en crise.

L’originalité de ces groupes réside d’abord dans leur refus absolu de poser les questions par rapport à une droite et à une gauche également condamnées. Par ce seul refus, ils opèrent déjà ce que le vocabulaire de l’Ordre nouveau nomme un « changement de plan », — c’est-à-dire un acte révolutionnaire. Ils se dressent ainsi contre le préjugé le plus nocif de la mentalité politique française. C’est un volume entier qu’il faudrait consacrer à la critique des méfaits de ce préjugé, si profondément enraciné dans le sentiment du Français moyen, si stérile, si stérilisant, si peu réaliste, si vainement irritant, et qui fausse dès l’origine toute discussion honnête sur les réformes nécessaires. Les doctrines économiques et sociales développées par Esprit et surtout par l’Ordre nouveau auraient conquis déjà d’innombrables adhésions, si seulement elles s’étaient données pour des doctrines de droite ou de gauche.

Mais c’est précisément ce genre d’adhésion sentimentale que les deux groupes refusent avec rigueur. D’où les malentendus, parfois bien réjouissants, qu’ils ont provoqués de tous côtés. « Petits penseurs qui travaillent pour le fascisme », s’écrient les communistes à propos de l’Ordre nouveau, cependant que la Critica fascista déclare à propos du même groupe : « Nous préférons encore les marxistes ! » Esprit, de même, se voit qualifié de fasciste par les gauches, et de bolchévique par les droites. Preuve qu’il y a dans ces deux groupes de jeunes quelque chose de vraiment nouveau, quelque chose d’irréductible aux vieilles distinctions familières, concrétisées par la seule disposition des députés dans les travées du Palais-Bourbon.

Le Cahier de revendications que publiait en 1932, [p. 242] la Nouvelle Revue française, manifesta pour la première fois l’existence de cette « troisième force », non marxiste et anticapitaliste, qui depuis lors s’est précisée et développée. Les deux groupes de tête du mouvement restent à ce jour Esprit et l’Ordre nouveau.

Cherchons à voir d’abord ce qui les unit en principe :

1° Quelques refus massifs, refus du capitalisme créateur d’injustice sociale, de guerres, de chômage, d’immoralité publique et d’un mercantilisme général qui se manifeste jusque dans le domaine de la pensée ; refus du nationalisme mystique, considéré comme une captation, au profit de l’État et de la finance, du sentiment patriotique originel ; refus de la culture bourgeoise et de la distinction commode qu’elle suppose et implique entre la pensée et l’action ;

2° Quelques affirmations doctrinales : affirmation des droits de la personne humaine, toujours supérieurs à ceux de l’État, qui doit normalement leur être subordonné ; affirmation de la primauté nécessaire du spirituel (qu’ils définissent d’ailleurs assez diversement) ; affirmation de la nécessité de reprendre à la base l’ensemble de l’organisation économique, et de ne pas se contenter de réformes partielles ; affirmation enfin d’un nouvel esprit communautaire, fondé non pas sur une mystique de race, de classe ou de parti, mais sur un sens concret des responsabilités personnelles.

Ces refus et ces affirmations définissent l’attitude spirituelle des jeunes groupes. Ils indiquent assez la nouveauté de leur point de départ. Alors que les partis aux prises dans la presse évitent avec ensemble de poser les questions fondamentales, et se cantonnent dans des luttes périmées et de polémiques malhonnêtes, Esprit et L’Ordre nouveau [p. 243] affirment la nécessité de s’attaquer au problème de l’homme même dans la civilisation mécanique. Ainsi, pour être moins bruyant et moins démagogique, le combat qu’ils mènent est beaucoup plus radical au sens étymologique du terme : c’est aux racines du mal qu’ils s’attaquent. D’où leur force d’entraînement lente et profonde, dont les effets se manifesteront de plus en plus visiblement à mesure que le développement de la crise confirmera leurs prévisions.

Mais il ne suffit pas qu’un point de départ soit juste. Il faut encore partir, — sinon le point de départ se transforme en un simple point de vue, pour le plaisir stérile des clercs bourgeois. C’est ici la question de la tactique qui se pose, en même temps que celle des institutions à construire.

Le premier manifeste publié par L’Ordre nouveau, en 1932, comportait trois revendications capitales : personnalisme, communisme antiproductiviste, régionalisme, traduisant cette formule de base : Spirituel d’abord, Économique ensuite, Politique à leur service.

Il est facile d’indiquer rapidement le principe de cohésion de ces trois ordres. Dans l’ordre philosophique, L’Ordre nouveau suspendait toutes ses définitions à l’acte constituant la personne (l’individu engagé dans un conflit concret). Sur cette notion de l’homme actif et créateur, se fondait une analyse du pouvoir et des valeurs, et une critique du travail. Cette critique se développa en une doctrine économique, dont on peut trouver la première synthèse dans l’ouvrage important d’Aron et Dandieu : la Révolution nécessaire. Sa revendication essentielle : l’abolition de la condition prolétarienne par le moyen du service civil de travail78. L’analyse du [p. 244] aboutissait d’autre part à une conception de l’organisation politique radicalement antiétatiste, fédéraliste, ou mieux communaliste.

L’assimilation de la personne à un acte, tel est donc le fait spirituel, le fait humain par excellence auquel L’Ordre nouveau voulait rattacher d’une façon immédiate toutes les institutions. Telle est la « primauté du spirituel » qu’il ne cessa d’invoquer au risque, il faut le dire, de créer provisoirement, dans certains cerveaux, les plus graves malentendus. (On a cru, ou feint de croire, qu’il ne s’agissait là que d’un « spiritualisme ». De même, on a trop souvent confondu, et jusque chez les communistes, matérialisme et matérialisme dialectique.)

« Primauté du spirituel », nous retrouvons cette affirmation dans la revue Esprit. S’agit-il là, encore, du spirituel comme acte ? Certes, Emmanuel Mounier, directeur de la revue, définissait dès son premier numéro une conception spiritualiste qui n’a rien de commun avec cela qu’ont voulu voir en elle les critiques de droite et de gauche, victimes de la confusion que j’ai dite. « Ce ne sont pas ceux qui [p. 245] disent Esprit ! Esprit !… » Mais tandis que L’Ordre nouveau évitait l’emploi fort équivoque du mot Esprit, pour y substituer l’adjectif « spirituel » qualifiant l’acte personnel — et cette nuance est capitale —, il est incontestable que l’« esprit » d’Esprit est d’inspiration spécifiquement chrétienne. La revue a d’ailleurs franchement pris position dans un numéro spécial intitulé : Rupture entre l’ordre chrétien et le désordre établi. Elle n’en reste pas moins le lieu de rencontre de jeunes écrivains « de toutes croyances et de toutes incroyances », comme disait Péguy, le lieu d’une enquête permanente et approfondie sur la condition humaine telle que la déterminent le capitalisme et l’esprit bourgeois, — le lieu enfin d’un ambitieux effort de reconstruction culturelle. Il faut citer ici les numéros volumineux consacrés à la question du Travail, ou à l’Argent misère du pauvre, misère du riche. Un tel titre n’évoque-t-il pas un souvenir fameux ? Cette revue jouera-t-elle un rôle comparable à celui des Cahiers de la quinzaine ? Elle a su se garder assez bien de la démagogie, des à peu près journalistiques, des attaques personnelles qui assurent d’ordinaire aux publications dites révolutionnaires un succès de lecture, aux dépens de toute adhésion durable.