5.
En dernier ressort

Quel que soit le dégoût qu’inspire au clerc l’action publique, je pense qu’il doit le surmonter en premier lieu pour se défendre ; en second lieu pour se réaliser, c’est-à-dire pour conduire sa pensée à son terme ; enfin je crois que la vision d’un homme non point parfait mais librement humain, ne peut exister autrement que sous l’espèce d’un appel à restaurer cette stature dégradée. Les trois motifs d’agir que je viens d’exposer appartiennent à l’ordre humain, et relèvent, pourrait-on dire, des intérêts de la pensée protectrice de notre condition. En tant qu’intéressés, au meilleur sens du mot, ces motifs peuvent très bien revêtir les apparences d’une politique supérieure, et comme tels se voir adoptés par des clercs même incroyants. Plusieurs, que je connais, les jugent suffisants, et n’éprouvent aucun besoin de les étayer autrement. Je ne saurais croire pourtant à l’efficacité d’une foi en l’homme fondée sur l’homme seul.

Croire en l’homme, c’est croire en un modèle à quoi les hommes pourraient ou devraient s’égaler. Mais quelle sera la valeur du modèle que l’homme peut imaginer de lui-même ? Elle ne sera jamais que relative, vouée dès sa naissance à la dégradation [p. 27] commune. Et l’on retombe alors dans l’idéologie désespérante du Progrès. Pourquoi désespérante ? Parce que seul l’absolu console, mais que jamais aucun homme historique n’a existé dans l’absolu, ni n’a pu être imaginé dans un absolu existant. Le plus sublime modèle et le plus attirant, l’imagination la plus dynamique de l’homme parfait ne sera jamais pour nous qu’une utopie dont rien n’atteste la réalité, la puissance, la vérité. Nul idéal humain de l’homme n’a jamais résisté à l’échec, n’a jamais su tirer de ses défaites une espérance plus certaine, une féconde humiliation. L’homme des foules n’a que de la haine pour tout idéal un peu haut : il faudrait être fou pour persister longtemps dans l’effort périlleux de le lui imposer de force. On a vu de ces fous : mais ils n’ont triomphé que par l’abdication de l’idéal premier. En échange de leur promesse d’abandonner leurs exigences trop réelles, on leur accorde un triomphe fictif. Les dictatures modernes sont nées de tels chantages. Et l’on ne sait qui perd le plus à ces victoires, du peuple satisfait provisoirement dans sa bassesse, ou du tyran vidé d’héroïsme et de rêves.

Toute l’histoire le démontre avec le conte fameux : l’homme ne peut pas sortir du puits en se tirant par les cheveux. Il faut que du dehors un bras se tende.

Le chrétien sait que ce bras s’est tendu.

La foi est un ordre reçu, obéi et ordonnateur. Elle contient tout ensemble, dans l’instant de son existence, le motif absolu de l’action du chrétien, la justification de cette action et la vision de ses buts immédiats.

J’aurais pu faire ainsi l’économie de mes « raisons » d’agir sur le plan politique, si d’une part toute foi est action, s’il est vrai d’autre part qu’une [p. 28] action quelconque, d’ordre intellectuel, par exemple, ébranle nécessairement une suite de conséquences qu’on ne peut limiter au domaine « privé ». Mais la position du chrétien dans le monde d’aujourd’hui est trop exceptionnelle — sinon même scandaleuse — pour qu’on puisse négliger les arguments « humains ».

Comment veut-on que le chrétien échappe à cette espèce d’équivoque ? Dès qu’il fait de la politique, il est bien obligé de parler le langage du monde, et cependant il l’entend autrement ; il est bien obligé de formuler des revendications concrètes, et cependant l’objet de ces revendications est toujours relatif, subordonné à une fin transcendante, jugé par elle, — désillusionné ! C’est dans cette situation qu’ont été composés les essais qu’on va lire. Et si j’ose parler d’équivoque, c’est dans l’espoir qu’on voudra bien ne pas oublier les raisons qui m’empêchent honnêtement d’en sortir. Une équivoque définie comme telle cesse d’ailleurs d’être trompeuse. Le rôle de la pensée chrétienne n’est pas, je crois, de supprimer les difficultés de cet ordre, encore moins de les maquiller ; mais bien plutôt d’en assumer le risque, sobrement.

J’imagine assez bien la gêne du lecteur qui s’avance à travers cette introduction tortueuse. « Où veut-il en venir ? Va-t-il à gauche ? à droite ? Est-il rouge, est-il blanc ? Il est contre les communistes et les fascistes, mais aussi contre « l’ordre établi » ; il dit pis que pendre la politique, et il voudrait que la Pensée s’en mêle. Il nous parle de la personne : il veut qu’elle soit la mesure de tout, mais il ajoute qu’elle est très [p. 29] rare, et il nous laisse très perplexes, etc. » Si le lecteur se pose ces questions-là, mon introduction a réussi, je veux dire qu’elle a conduit ce lecteur au carrefour de quelques problèmes qui sont, je crois, ceux qui se posent. À qui se posent-ils ? Et comment les ai-je abordés dans ce livre ? C’est ce qu’il me faut indiquer pour finir.

 

I. — Le malheur de l’homme est toujours plus grand qu’on ne le croirait à lire des essais politiques. Aux heures où l’on y plonge, la vanité des passions » politiques apparaît sous un jour nouveau : on voit bien qu’elles sont sans rapport à la misère réelle des hommes, mais on voit bien aussi qu’elles servent à distraire l’homme de son sort personnel. Dans ce sens, toutes les politiques ne sont que politique d’autruche. On se passionne pour des moyens, et c’est pour oublier les fins dernières. Pourtant la seule politique vraie serait celle dont tous les moyens seraient vraiment ordonnés au vrai but assigné à la vie de l’homme.

Le souci des moyens et de leur convenance à l’idéal qu’on sert peut sembler très naïf au politicien de métier : c’est qu’il ne prend pas au sérieux le fait humain et la destination de l’homme. Il ne connaît, dans ses calculs « pratiques », ni la misère réelle ni la grandeur de l’homme. Il porte rarement le poids des injustices du régime social. Il joue. Il joue une partie dont il ignore volontairement l’enjeu. C’est là sa naïveté — sa malfaisance —, surtout si cette légèreté devient la condition de son succès pratique.

J’estime que seuls ont droit à faire de la politique ceux pour qui nul moyen ne saurait être utilisé, qui ne porte en lui-même la loi et l’image de la fin poursuivie. [p. 30] On n’aboutit pas à l’humain en agissant au mépris des humains. On n’agit pas humainement si l’on ignore notre vraie condition. Mais l’état du chrétien dans ce monde est justement de connaître sans cesse, dans l’angoisse et dans l’espérance, la véritable condition de l’homme, et les conditions qu’elle impose. C’est pourquoi, seul, il peut aider les hommes et prendre au sérieux leurs problèmes — jusqu’au bout6 !

 

II. — En mettant sous une même couverture quelques essais de circonstance qui n’ont parfois rien d’autre en commun pour la forme que les défauts de l’improvisation, je ne crois pas un instant faire une œuvre ni d’art ni de philosophie. Les objets que diverses occasions tout imprévues — conférences, débats publics, enquêtes — m’invitèrent à traiter sans trop de précautions, se prêtaient peu d’ailleurs à de rigoureux développements. C’est que la politique, redisons-le, n’est pas un art : toute forme pure lui échappe. Elle est toujours en porte-à-faux, appuyée sur des faits qu’on n’a pas à choisir, penchant vers des idées que la logique n’est pas seule à ordonner. Le mieux était de conserver à ces écrits leur possible valeur de témoignages, de partis pris accidentels, plutôt que de leur imposer un style indépendant [p. 31] de leur objet. Faire de la politique, ce n’est pas là mon choix, c’est une obligation à quoi je me résous en maudissant le désordre du temps. L’occasion seule, sous la contrainte de la foi, légitime à mes yeux cette action : il fallait que cela paraisse dans la disposition de ce recueil.