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Miroirs
ou Comment on perd Eurydice et soi-même

Stéphane est maniaque, comme tous les jeunes gens de sa génération. Seulement chez lui, cela ne s’est pas porté sur les voitures. Il préfère s’intéresser aux divers types humains. On lui sait peu de grés de sa curiosité. Cela ne serait rien, si elle-même ne le décevait. Sans doute est-il trop impatient, demande-t-il aux êtres plus qu’ils ne peuvent donner… D’ailleurs on ne lui doit rien, n’est-ce pas ?

Il ne tombe d’accord ; accepte d’attendre comme un enfant sage que le monde lui donne, en son temps, sa petite part. On lui a expliqué qu’il fallait la mériter et tâcher de devenir quelqu’un. Il ne lui reste plus qu’à [p. 46] rentrer en lui-même. « Il se ramène en soi, n’ayant plus où se prendre ». Ainsi parle un de nos classiques.

Repoussé par le monde parce qu’il n’est pas encore quelqu’un, Stéphane cherche à savoir ce qu’il peut être. C’est une autre manie de sa génération. Mais là encore il se singularise : il n’écrit pas de livre pour y pourchasser un moi qui feint toujours de se cacher derrière le feuillet suivant, entraîne le lecteur par ruse jusqu’à la dernière page, et là déclare froidement ne pas exister. Non : il a remarqué que l’époque peut être définie par l’abondance des autobiographies, mais aussi bien par celle des miroirs. C’est pourquoi il en installe un sur sa table de travail, de façon à pouvoir s’y surprendre à tout instant.

Cet exercice — essayez ! — ne tarde pas à devenir obsédant. Stéphane passe des heures entières à se regarder dans les yeux. Il varie sur son visage les jeux de lumière et de sentiments. Il découvre une sorte de rire au coin de sa bouche dans les moments de pire découragement ; et beaucoup d’autres hiatus de ce genre, qui l’intriguent à n’en pas finir. Quand il est très fatigué, il veut voir encore cette fatigue dans son regard : appuyé sur lui-même, il se perd en méditations éléates. Le sommeil l’en délivre. Au matin il court se voir : il est laid. Lâchement il se prend en pitié. Ces séances lui font du mal, l’énervent, mais l’aveu qu’il en consent l’attache plus secrètement à son aventure.

Nous vivons dans un décor flamboyant de glaces. À chaque pas, on offre à Stéphane sa tête, son portrait en pied. Il se voit dans l’acte de se raser, de se baigner ; son image descend en face de lui par l’ascenseur, elle le suit au loin [p. 47] des trottoirs, il l’aperçoit entre des souliers, des étiquettes, des poupées ; elle le précède au restaurant, le nargue brièvement au passage des autos, le ridiculise chez le coiffeur.

Déjà, c’est avec une sorte d’angoisse qu’il la recherche. Il veut se voir tel qu’il est parmi les autres. Mais dès qu’il lui arrive par jeu de considérer son image comme celle d’un quelconque passant, il se sent aussitôt séparé de soi-même, et si profondément différent de son apparence, qu’il doute de sa réalité.

Le mystère de voir ses yeux l’épouvante. Il y cherche une révélation et n’y trouve que le désir d’une révélation.

Peut-on s’hypnotiser par son propre regard ? Il n’y a plus que cette incantation à soi-même qui pourrait lui rendre la certitude d’être. Mais il s’épuise dans une perspective de reflets qui vont en diminuant vertigineusement et l’égarent dans sa nuit. Je saute quelques délires et pas mal de superstitions.

Enfin cette expérience folle le mène à une découverte sur les sept sens de laquelle il conviendra de méditer : la personne se dissout dans l’eau des miroirs.

Stéphane est en train de se perdre pour avoir voulu se constater. Va-t-il découvrir aussi qu’on ne comprend que ce qu’on dépasse ? Qu’il faut sortir de soi pour se voir en entier ? Qu’il y faut enfin du courage, et non pas cette complaisance, ce désir impatient et pourtant vague d’une consolation2 gratuite.

Il y a dans l’homme moderne un besoin de vérifier qui n’est plus légitime dès l’instant où il se traduit par la négation de ce qui reste invérifiable.

[p. 48] Stéphane n’a pas eu confiance. Or la personne est un acte de foi : Stéphane ne sait plus ce qu’il est.

Semblablement, il ne sait plus aimer. (Ces jeunes gens ne veulent pas se fatiguer pour rien.)

Cette histoire ridicule, d’ailleurs vraie, se borne à décrire l’aspect psychologique d’une aventure cependant plus profonde. Il est bon que le lecteur troublé par la crainte de n’avoir pas saisi le sens véritable d’un texte, trouve parfois de son incompréhension des marques significatives. Si le rapport intime qui unit la phrase suivante aux considérations précédentes t’échappe, ô mon lecteur, veuille y voir l’une de ces marques. Stéphane a oublié jusqu’au mot de prière.

Orphée perd Eurydice par scepticisme faible, par esprit scientifique, par doute méthodique, — manie de définir, défiance envers les dieux, avarice du cœur.

À chaque regard dans un miroir, nous perdons une Eurydice.

Les miroirs sont peut-être la mort.

La mort absolue, celle qui n’est pas une vie nouvelle.

La mort dans la transparence glaciale de l’évidence, qui est celle du moi séparé.

Un jour, Stéphane pense avec fièvre : « Il faudrait briser tous les miroirs. Alors on se verrait en vérité. Peut-être se reconnaîtrait-on sous un autre visage. Oublier son visage, ne serait-ce pas devenir un centre de pur esprit ?… Ou plutôt — et bien mieux — une pure réponse ? »

[p. 49] C’est un premier filet d’eau vive qui perce le sol aride : mais Stéphane n’entend pas encore gronder les eaux profondes.

Le désir de s’hypnotiser l’irrite, toujours vaguement. Mais il fuit son propre regard, il se cherche dans d’autres yeux, c’est pourquoi il fait peur à certaines femmes.

Un soir, après quelques alcools et un échange de pensées au même titre avec une amie d’une beauté de plus en plus frappante, il croit saisir dans un regard de cette femme l’écho de ce qui serait lui. Et déjà il se perd dans ces yeux, mais comme on meurt dans une naissance.

Stéphane naît à l’amour et à lui-même conjointement. Plusieurs ivresses l’ont envahi, bâillonnent sa raison et l’empêchent de protester contre le miracle.

Parmi tous ses mots fous, noms, baisers, appels qui se donnent en même temps leur réponse, il répète à plusieurs reprises : « Je ne sais pas : je suis !… Je ne sais plus… mais tu es là ! »

Un peu plus tard, ce fut un jour de grand soleil sur toutes les verreries de la capitale. Les fenêtres battaient. Le soleil et « la mort » se conjuraient pour abaisser tous les regards.

Stéphane rendu à la santé écrivait : « Ton visage me cache tous les miroirs » — à une femme qu’il aimait.