Quatrième lettre
Messieurs de l’Assemblée consultative,
Quelqu’un qui ne se sent pas le député de Mozart, ni d’Athènes, ni de Rome, ni de rien à vrai dire de ce qu’a pu signifier le nom d’Europe, c’est bien l’auteur du Manifeste publié par le Labour Party sur le problème de l’unité européenne. Quand il regarde notre vieux continent, il n’y voit, si j’ose dire, que ce qui n’y est pas : il voit que ça n’est pas rouge, et que ça n’est pas anglais. Il distingue un ensemble de pays peu sûrs, qui d’une part ne font point partie du Commonwealth, d’autre part ne sont pas socialistes, ou ne le sont pas avec le bon accent. Comment s’unir avec des gens pareils ? Leur existence est purement négative.
J’ai bien lu ce pamphlet, d’une étrange arrogance. Ce qu’il dit n’est pas toujours clair. Ce qu’il ne dit pas saute aux yeux. L’idée que l’Europe soit une culture, une unité de civilisation, un foyer d’inventions dans tous les ordres, un trésor de diversités souvent irréductibles mais sans prix, de libertés, de foi, et de formes de vie, cette idée par exemple ne [p. 23] l’effleure pas. Il n’y a pour lui qu’un seul problème : la politique du plein emploi ; une seule méthode : étatiser les industries ; un seul pays qui ait su le faire : la Grande-Bretagne ; et ce pays n’est pas européen. En effet, dit le pamphlet, nous les Anglais, nous sommes plus près des Dominions que de l’Europe, « par notre langue et par nos origines, nos habitudes sociales et nos institutions, notre point de vue politique et nos intérêts économiques… »
Je ne sais ce que les Hindous, les Boers, les Canadiens français et même les Irlandais, pensent de ces origines communes… Le point de vue politique des Dominions n’est pas celui de l’auteur sur la question de l’Europe, — voir les résolutions de Colombo ; et pas un seul de ces pays n’est travailliste… Les habitudes sociales, les intérêts… Bref, une seule chose paraît claire, dans tout cela : les habitants de la Grande-Bretagne et leurs « parents de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande » (seuls mentionnés) restent unis par une même langue. Si c’est celle du pamphlet, tremblons pour la famille ! Tous les adversaires de l’Europe méritent d’écrire comme M. Hugh Dalton.
Je vois bien qu’il se dit partisan d’un peu d’union tout de même, pour faire face aux Soviets et au déficit en dollars. Si peu que rien, en fait, car selon sa brochure, ce minimum ne saurait être envisagé que s’il n’affecte pas les intérêts anglais, et que si toute l’Europe se convertit à l’étatisme illimité. Ce qui n’offre [p. 24] aucune base de compromis, c’est-à-dire d’action positive.
À ces deux conditions de l’union — les mieux faites pour la rendre impossible, l’une en esprit et l’autre en probabilité —, M. Dalton soumet le Conseil de l’Europe. Et cela produit des résultats bizarres. Votre Assemblée, selon lui, peut faire du bon travail, pourvu qu’elle n’ait aucun pouvoir. Mais le Comité ministériel cessera d’être démocratique s’il accepte la loi de la majorité. Cette logique fait la nouveauté du daltonisme, encore qu’elle ne soit pas tout inconnue des Russes. Elle se fonde sur l’axiome que la démocratie est identique au socialisme anglais. Il en découle primo : qu’une Assemblée sans majorité travailliste ne saurait être tolérable que dans la mesure où elle reste impuissante — d’où le refus d’un Parlement européen ; secundo : que les champions d’un régime fédéral fondé sur la majorité « doivent être considérés comme les ennemis les plus dangereux de l’unité européenne », — d’où le refus de toute Autorité politique supranationale.
Cet ami de l’unité siège parmi vous. Il va trouver sur vos banquettes des adversaires et des alliés inattendus. Les socialistes continentaux seront des premiers, et les conservateurs britanniques des seconds.
On devine que ces conservateurs suivent une logique non daltonienne : ils partent d’un axiome inverse. Démocratie et socialisme leur [p. 25] apparaissent contradictoires. Et cependant, pour l’étonnement des cartésiens, cette logique différente les conduit aux mêmes conclusions négatives.
Au Parlement européen, s’il est doté de pouvoirs législatifs, à l’Autorité politique, s’il faut qu’elle ait vraiment de l’autorité et ne souffre donc point de veto, les Tories disent non d’un seul cœur, dans la même langue que le Chancelier du Lancaster. Opposés en tout, sauf en cela, conservateurs et travaillistes nous obligent donc à constater objectivement que leurs motifs profonds ne sont point ceux qu’ils donnent, mais bien ceux qu’ils subissent plus que d’autres en leur île : j’entends le nationalisme étatisé et le mythe survivant des souverainetés. L’un nourrit l’autre, parce qu’il y trouve un alibi. Cette passion ne recourt à ce mythe que pour garder quelque moyen d’agir sans démasquer sa vraie nature.
Car dans le fait, où sont nos souverainetés ? Qui les a vues depuis quelques décades ? Qui donc ose les défendre ouvertement, à part nos staliniens sur l’ordre du Kremlin ? Et comment se définissent-elles ?
Toynbee, qui est un grand historien, écrit au Times qu’elles ne font point partie de la doctrine et des dogmes chrétiens. Suárez et les jésuites pensaient différemment, mais c’était il y a trois-cents ans. Personne ne sait très bien, en somme. On essaie de nous dire que l’opinion y tient. Quelle opinion, et qui l’exprime ? [p. 26] Les peuples, interrogés sur la question, seraient bien en peine d’en comprendre le sens. Ils n’aiment pas que l’étranger commande chez eux. C’est tout. Mais s’il faut éviter que l’étranger soit Staline, ils acceptent fort bien que leurs armées soient commandées par un Américain. On prétend même qu’ils auraient accepté que leur monnaie perde un tiers de sa valeur, parce que Londres avait dévalué.
Je cherche en vain : où sont encore les souverainetés de nos États, quand l’armée et l’économie n’en dépendent plus que pour la forme et le détail ? Restent les tarifs douaniers, les monnaies mal couvertes, et les calibres différents : tout le monde voudrait leur unification. Et quant aux lois pénales et aux systèmes fiscaux, je ne vois pas que leur variété ait empêché les États des US ou les cantons de la Suisse de se fédérer.
La souveraineté nationale absolue n’est donc plus qu’un prétexte au droit de veto, qui revient à donner le seul pouvoir réel, quoique négatif, à la minorité ; et derrière le veto se cachent en fait les vieux nationalistes, les daltoniens, et les totalitaires cyniques. (Ou bien les staliniens seraient-ils naïfs, quand c’est par décision d’un État étranger qu’ils disent vouloir garder la souveraineté du leur ?)
Messieurs les députés, ce serait pure folie que d’essayer de sauver ce qui s’en va, au prix de l’avenir de ce qui est. La question n’est pas de renoncer à des souverainetés [p. 27] illusoires — comment faire abandon de ce qu’on n’a plus ? — mais de renoncer, une fois pour toutes, à invoquer ce mauvais motif qui en cache de pires, pour arrêter l’élan vers notre union.
N’attaquez pas les souverainetés, dépassez-les ! Refaites-en une à l’échelle de l’Europe ! Il y va de notre indépendance, qui vaut mieux qu’elles, et qu’elles sabotent.
Le peuple suisse, il y a cent ans, n’a pas voté la suppression des souverainetés. Ses vingt-cinq États sont souverains sur le papier, mais fédérés en fait. Chacun d’eux a gardé sa personnalité, parce qu’un groupe d’Imprudents et d’Utopistes, qui voyaient et qui aimaient toutes les couleurs du prisme, leur a donné presque sans qu’ils s’en doutent la force et les moyens de l’indépendance : une Autorité fédérale. Nous n’attendons rien de plus, ni rien de moins de vous.