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Chapitre I.
Le peuple et son histoire

L’image conventionnelle de la Suisse semble avoir été fixée par le vers célèbre de Victor Hugo :

Le Suisse trait sa vache et vit paisiblement.

Mais il se trouve que le même poète, dans un accès de prophétisme, a pu écrire :

La Suisse, dans l’Histoire, aura le dernier mot.

Entre l’idylle de carte postale et la vision millénariste, nous allons essayer de découvrir la Suisse réelle. Disons tout de suite qu’une telle réalité ne saurait être recherchée ni dans les seuls chiffres et faits, ni dans la seule idée que le peuple a de lui-même. Elle n’est au vrai ni physique ni morale. Elle consiste plutôt dans le conflit permanent — bien plus rarement dans l’harmonie — entre les conditions [p. 20] posées par la Nature et les réponses imaginées par l’homme. En d’autres termes, elle est la résultante d’une géographie et d’une histoire.

Géographiquement, la Suisse ne forme pas une unité visible au premier coup d’œil sur la carte, comme c’est le cas de la France, de l’Italie ou de la Suède. Elle n’apparaît pas comme un espace d’un seul tenant, nettement délimité par les accidents naturels, mais plutôt comme un nœud de chaînes montagneuses d’où quatre fleuves s’écoulent vers les quatre points cardinaux, creusant des vallées de dimensions très inégales. Vers le nord, l’Allemagne et l’Atlantique s’en vont les eaux du Rhin. Vers l’ouest, la France et la Méditerranée, les eaux du Rhône. Vers le sud, l’Italie et l’Adriatique, les eaux du Tessin qui deviendra le Pô. Vers l’est et l’Autriche, les eaux de l’Inn, qui par le Danube iront à la mer Noire. Entre le Jura et les Alpes — bassin alémanique du Rhin — s’étend un long plateau accidenté, qui est la partie la plus peuplée du pays, et que limitent au sud-ouest le lac Léman, au nord-est le lac de Constance. Le bassin latin du Rhône consiste en une longue vallée, le Valais, prolongée par le lac Léman jusqu’à Genève. Le bassin italien du Tessin est une vallée beaucoup plus courte. Quant à l’Inn, elle quitte très vite la Suisse pour l’Autriche.

Il est remarquable que le degré d’importance géographique de ces bassins corresponde au degré d’importance linguistique et culturelle qu’ont en Suisse la civilisation germanique, la française, l’italienne et l’autrichienne.

[p. 21] Le lieu d’où sortent (à une dizaine de kilomètres l’un de l’autre) le Rhône, le Tessin et le Rhin, porte le nom de massif du Gothard. (L’Inn prend sa source à 80 km plus à l’est.) Le Gothard n’est pas le centre géométrique du pays — celui-ci s’étendant surtout vers l’ouest et le nord — mais il en est le point crucial, non seulement à cause de la croix formée par les fleuves qui en découlent, et à cause des deux chaînes alpestres qui s’y croisent, mais à cause du rôle historique qu’il a joué aux origines de la Suisse, et du rôle stratégique qu’il conserve de nos jours.

C’est autour du massif du Gothard, singulier accident géographique, que l’histoire suisse prend son départ.

Les manuels scolaires donnent pour date de naissance à la Confédération helvétique le 1er août 1291. Ce jour-là fut signé le Pacte qui liait « à perpétuité » les trois petits peuples ou « communes » forestières (Waldstätten) d’Uri, de Schwyz et d’Unterwald. Ce Pacte n’est à aucun degré, malgré ce qu’aimaient à suggérer les historiens du siècle dernier, une préfiguration des documents qui marquèrent l’avènement de la démocratie moderne. Plutôt qu’une déclaration des droits de l’homme, c’est une charte des devoirs communaux au sein d’une fédération librement constituée par des égaux. En voici le début et la fin :

Au nom du Seigneur, Amen. C’est chose honnête et profitable au bien public, de consolider les traités dans [p. 22] un état de paix et de tranquillité. Soit donc notoire à tous que les hommes de la vallée d’Uri, la commune de la vallée de Schwyz et la commune de ceux de la vallée inférieure d’Unterwald, considérant la malice des temps et afin de se défendre et maintenir avec plus d’efficace, ont pris de bonne foi l’engagement de s’assister mutuellement de toutes leurs forces, secours et bons offices, tant au-dedans qu’au-dehors du pays, envers et contre quiconque tenterait de leur faire violence, de les inquiéter ou molester en leurs personnes et en leurs biens. Et, à tout événement, chacune des diverses communautés promet de venir à son aide en cas de besoin, de la défendre à ses propres frais contre les entreprises de ses ennemis, et de venger sa querelle, prêtant un serment sans dol ni fraude, et renouvelant par le présent acte l’ancienne confédération ; le tout sans préjudice des services que chacun, selon sa condition, doit rendre à son seigneur. Et nous statuons et ordonnons d’un accord unanime que nous ne reconnaîtrons dans les susdites vallées aucun juge qui aurait acheté sa charge ou qui ne serait indigène ou habitant de ces contrées. Si quelque discorde venait à s’émouvoir entre les confédérés, les plus prudents interviendront par arbitrage pour apaiser le différend, selon qu’il leur paraîtra convenable, et si l’un ou l’autre des partis méprisait leur sentence, les autres confédérés se déclareraient contre lui.

(Suivent des clauses relatives à la protection de la propriété, à la peine de mort contre les assassins, au bannissement de leurs receleurs, et à l’exercice de la justice en commun.)

[p. 23] En cas de guerre ou de discorde entre confédérés, si l’une des parties se refuse à recevoir jugement ou composition, les confédérés devront prendre la cause de l’autre partie.

Tout ce que dessus, statué pour l’utilité commune, devant, s’il plaît à Dieu, durer à perpétuité. En foi de quoi le présent acte a été dressé, à la requête des prénommés, et muni des sceaux des trois communautés et vallées. Fait en l’an du Seigneur 1291, au commencement d’août.

« Devant, s’il plaît à Dieu, durer à perpétuité. » Cette clause a joué un rôle capital dans le développement de la Confédération. Il n’en est pas de plus fréquemment citée dans les discours, manuels scolaires et écrits politiques suisses. C’est en effet la clause de la foi jurée. Or une fédération, comme l’indique l’étymologie (fœdus), est précisément une alliance jurée, un engagement réciproque conclu entre égaux sous la foi du serment. Le contraire d’un pouvoir établi par la force, le contraire de l’impérialisme d’un homme, d’un groupe ou d’une nation. La Suisse ne subsiste que par la fidélité de ses cantons à une alliance indiscutée, donc sans terme prévu. C’est pourquoi le Pacte de 1291 est resté le document sacré par excellence de la Confédération.

Une abondante imagerie populaire perpétue jusqu’à nos jours dans les foyers suisses et dans les salles d’école, le souvenir de trois députés des cantons fondateurs de la Confédération, croisant leur main gauche tandis qu’ils lèvent la droite vers le ciel. Avec ce geste est née la Suisse.

[p. 24] Ce fameux « serment des trois Suisses » doit être situé dans un contexte historique qui n’enlève rien à la grandeur symbolique de l’acte, mais qui explique les conditions de fait et le jeu d’intérêts qui le rendirent possible.

L’Europe du xiiie siècle était la proie de la lutte entre les guelfes et les gibelins. Le Saint-Empire romain de nation germanique se voyait au surplus menacé par le mouvement libertaire des communes et par l’ambition des grandes maisons féodales, au premier rang desquelles allait se placer la maison des Habsbourg. Cette dernière, dont les châteaux s’élevaient au nord de la Suisse actuelle, ne cessait d’agrandir ses domaines dans la direction du Gothard. Uri, Schwyz et Unterwald, les « communes forestières » qui occupaient les approches de ce col, avaient tout à redouter d’une telle emprise1. Les Habsbourg ayant pris le parti du pape, les « Waldstätten » cherchèrent l’appui de l’empereur. Frédéric II comprit qu’il était de son intérêt de les soutenir. Le col du Gothard venait en effet d’être ouvert, au début du siècle. Il allait jouer un rôle déterminant dans la formation de la Suisse.

Soulignons le fait que cette route, construite au seul endroit où l’on puisse traverser les Alpes en une seule fois — partout ailleurs il faut franchir deux ou [p. 25] trois chaînes — reliait d’un seul coup les deux moitiés de l’Empire, le Nord et le Sud. Il était vital pour l’empereur de garder libre ce passage, et de le protéger contre les grands vassaux qui convoitaient de s’en assurer le contrôle. Aussi transforma-t-il le pays d’Uri en avouerie impériale (1231) tandis que son fils Henri accordait à Schwyz, un peu plus tard, l’immédiateté impériale. Ces communautés, organisées depuis longtemps en coopératives (Markgenossenschaften) devinrent alors de petits États libres, possédant un statut comparable à celui des villes d’Empire. Les premières libertés des Suisses sont donc nées d’une mission spéciale, celle de garder le Col libre pour tout l’Empire. La vocation constante de la Suisse, son statut d’exception au cœur du continent, la nécessité conjointe de sa force armée et de sa neutralité « dans l’intérêt de l’Europe entière », tout cela paraît en germe dès les premiers traités auxquels la Confédération actuelle puisse faire remonter ses origines.

L’intérêt immédiat des Waldstätten coïncidait, par ailleurs, avec les intérêts de l’Empire. La population de la vallée d’Uri était très dense pour l’époque. Elle ne pouvait trouver des débouchés favorables face le Nord, le pays de Lucerne pratiquant une économie très semblable à la sienne. Vers le sud, au contraire, vers la vallée du Pô, se développait une économie très différente, et qui permettait des échanges fructueux. La route du Gothard était donc vitale pour le commerce des Waldstätten.

Mais avec les marchands et les muletiers qui venaient du sud, il y avait aussi des clercs. Ceux-ci [p. 26] mettaient les hommes libres de Schwyz et d’Uri au courant de ce qui se passait de l’autre côté des Alpes, et leur apportaient les modèles des alliances nouées par les communes lombardes. La dernière en date de ces alliances jurées fut le pacte de 1291 (conclu au lendemain de la mort de Rodolphe de Habsbourg). Ce fut aussi la seule qui réussit à subsister à travers les siècles, et à fonder un véritable État. Cette réussite unique s’explique par un concours de circonstances complexes, comme on vient de le voir. Le fait géographique du Gothard, le fait social de l’existence des coopératives forestières, le fait économique des échanges nécessaires entre le Nord et le Sud, enfin le fait politique de la menace féodale, tels sont les facteurs principaux qui contribuèrent à cristalliser et à maintenir, en cet endroit précis de l’Europe, des institutions conformes à l’esprit du vaste mouvement des communes. C’est ainsi que le meilleur historien moderne de la Suisse peut écrire :

La naissance de la Confédération et sa défense victorieuse constituent dans les annales du bas Moyen Âge un cas exceptionnel, et celles des paysans de l’Europe occidentale renferment peu de faits aussi surprenants. La science historique suisse aura toujours pour tâche essentielle de rendre cet événement intelligible. La Confédération suisse est le seul mouvement qui ait survécu au combat pour l’idée démocratique et communale au Moyen Âge ; elle représente le résultat d’une révolution générale qui a été vaincue partout ailleurs : de tous les combats livrés par les paysans de l’Europe occidentale en faveur de la liberté, celui-là seul a abouti à une [p. 27] création durable qui dans la suite reçut un enrichissement décisif du fait de l’accession d’éléments citadins2.

Toute l’histoire suisse, à partir de ce temps, illustrera cet équilibre difficile entre des conditions physiques exceptionnelles, la passion de l’autonomie, et le service de la communauté continentale. Ce sera la perpétuelle interaction de l’intérêt local et de l’intérêt commun, de la petite patrie et de l’Empire, c’est-à-dire de l’Europe entière dont il faut protéger le cœur, pendant que ses membres souffrent et s’entredéchirent.

Les premiers Suisses ne décidèrent donc pas de créer un État ou un régime nouveau. Ils s’adaptèrent aux circonstances, qui par un singulier concours, les orientaient vers une autonomie à la fois conforme à leurs goûts et au bien commun de l’Europe. De même, ce fut toujours d’une manière réaliste et strictement utilitaire qu’ils élargirent leur alliance primitive.

Les trois groupes de communes d’Uri, Schwyz et Unterwald s’aperçurent d’abord de la nécessité d’englober dans leur pacte la ville de Lucerne. Celle-ci commandait en effet les débouchés nord et ouest du Gothard, et disposait d’une force armée apte à tenir en respect les seigneurs voisins. Ainsi fut constitué un noyau primitif de quatre cantons. Il ne tarda guère à s’allier avec la ville impériale de Zurich, et à conquérir les vallées de Glaris et de Zoug, puis à conclure un pacte avec la ville de Berne, qui de son côté venait de [p. 28] nouer des liens avec Zurich, et allait bientôt soumettre le pays de Vaud et les plateaux de l’Argovie — berceau des Habsbourg — dont elle fit des bailliages.

À la première ligue des « Cantons forestiers » renforcée par les villes, s’adjoignirent au cours des xive et xve siècles trois autres réseaux d’alliances ayant pour centre l’un le pays d’Appenzell au nord-est, le second Berne et une partie de l’actuelle Suisse romande à l’ouest, le troisième les Grisons, au sud-est. Vers 1500, la Confédération se composait de treize cantons souverains, flanqués de nombreux alliés, villes libres, abbayes, vallées et pays sujets. La transformation des bailliages en cantons, au cours des siècles suivants, puis l’entrée officielle des cités romandes et du Tessin (de langue italienne) portèrent le nombre des États fédérés à 22, en 1815 seulement.

Il faudrait plusieurs pages pour énumérer tous ces traités enchevêtrés. Notons seulement que plusieurs cantons se trouvaient appartenir à deux ou trois réseaux d’alliances, lesquelles n’étaient pas toujours réciproques dans toutes leurs obligations — comme si, de nos jours, deux pays concluaient un pacte qui pour l’un serait d’assistance obligatoire, pour l’autre seulement de non-agression.

Le fait qu’il convient de souligner, c’est que ce mode pluraliste de fédération, purement empirique et non rationnel, assurait à chaque ville ou vallée un rôle particulier dans la Ligue, respectait les intérêts locaux et les situations exceptionnelles, augmentait le sentiment de liberté de chaque membre et pourtant assurait la cohésion de l’ensemble, lorsque celle-ci [p. 29] se révélait nécessaire, en temps de guerre. En réalité, ce sont les cantons suisses qui ont créé et pratiqué les premiers, d’une manière qui n’a plus été égalée depuis lors, la politique de l’assistance mutuelle et de la sécurité collective.

Le principal et le premier chapitre de toutes les alliances et ligues — écrit un chroniqueur du xvie siècle, Josias Simler — concerne le secours que les uns doivent donner aux autres contre ceux qui les voudraient attaquer à tort. Après que l’on a établi l’équité de la cause et l’outrage reçu, le canton intéressé peut requérir les Confédérés de le secourir. Cependant… chaque canton n’est pas allié à tous les autres. Mais bien que tous n’aient pas les mêmes droits, toutefois, si un canton requiert un ou deux alliés de le venir secourir, tous les cantons s’assemblent, les premiers appelés avertissant les autres. Mais avant toutes choses, ils envoient leurs ambassades à la chapelle de l’ermitage d’un lieu nommé Kienholtz. Ils avisent ensemble aux moyens d’apaiser les différends à l’amiable, ou selon le droit ; ou si cela ne se peut faire, ils cherchent comment ils pourront sûrement donner secours. Leur alliance porte notamment que ceux qui sont appelés au secours n’useront d’aucune fraude et tromperie, ni d’excuse vaine, mais aideront de tout leur pouvoir. Et comme il pourrait arriver qu’un canton soit assailli tellement à l’improviste que l’ennemi tiendrait tous les passages, et par conséquent le canton n’aurait aucun moyen de demander secours par lettres ni par ambassades, ils ont pourvu à cela, et ordonné par exprès qu’en un tel cas, et lorsqu’il sera besoin d’avoir [p. 30] prompt secours, tous les cantons confédérés aideront de toutes leurs forces, comme s’ils étaient nommément appelés… Ceux qui sont appelés au secours viennent à leurs dépens, sans aucun gage. Seule l’alliance de Berne avec Uri, Schwyz et Unterwald fait mention d’une solde, assavoir d’un sou par jour à chaque homme de pied.

Ce qui frappe le plus un moderne, dans l’histoire de l’ancienne Confédération, c’est la force de l’esprit communautaire qui seul put permettre à ce système, aussi peu légaliste que possible, de fonctionner et de durer. La nature même d’un pays à la fois pauvre et compartimenté contraignait les paysans du centre à un travail d’équipes, à l’entraide mutuelle. La mission politique qui leur fut conférée en même temps que leur liberté impériale ne fit qu’accentuer ce besoin de solidarité : il fallait se grouper pour se défendre contre l’extérieur. Mais à l’intérieur même de la fédération, l’esprit communautaire se traduisit par deux traits bien remarquables : la lutte contre toute hégémonie au sein de la Ligue, et la méfiance à l’égard des « grands hommes ».

On croit volontiers, de nos jours, qu’une fédération ne peut se constituer que sous l’égide d’une puissance organisatrice. L’exemple du Commonwealth britannique peut venir à l’appui de cette thèse ; mais l’exemple de la Confédération la réfute, et du point de vue fédéraliste il nous paraît plus concluant. On peut dire que la fédération suisse s’est formée et consolidée précisément dans la lutte constante contre toute tentative d’hégémonie, qu’elle vînt d’une ville plus riche que les [p. 31] campagnes, ou d’un groupe de cantons aux intérêts communs. Toutes les fois qu’un ou plusieurs des membres de la fédération crurent le moment venu d’accaparer le pouvoir et d’imposer leur politique particulière, ils trouvèrent ligués contre eux, spontanément, tous les autres membres, — et chaque fois le résultat de la lutte fut un resserrement de l’alliance sur pied d’égalité réelle : les petits cantons recevant des avantages de droit qui compensaient les avantages de fait des plus grands.

Dans le plan social, ce refus instinctif de toute hégémonie devait se traduire, dès les premiers temps, par une sorte d’égalitarisme très particulier, qui a marqué et marque encore profondément les mœurs suisses. Il ne s’agissait nullement, à cette époque, d’établir une égalité juridique et théorique entre tous les citoyens, comme le fit la Révolution française. La plupart des paysans suisses étaient des « hommes libres », certes, mais le seigneur restait un seigneur sur ses terres et plusieurs des cantons possédaient des bailliages, qu’ils opprimaient parfois durement. L’égalitarisme des anciens Suisses se traduisait par une méfiance active à l’égard des personnalités trop affichées, des hommes qui ne dissimulaient pas assez leur supériorité, prenaient des allures de Führer et menaçaient d’entraîner le pays dans des aventures. Cette méfiance était en somme l’aspect négatif d’une conscience diffuse de la mission spéciale de la Ligue, mission qui lui interdisait toute visée impérialiste ou dictatoriale. Les rares hommes qui ne surent pas s’effacer à temps, tels que le réformateur Zwingli et [p. 32] l’homme d’État et condottiere zurichois Waldmann, connurent une fin tragique : le premier fut trahi et tué dans un combat, le second assassiné.

Il y avait quelque chose de sain et d’authentiquement démocratique dans cette réaction instinctive des citoyens confédérés. Et c’est là l’explication la plus favorable que l’on puisse donner de certains traits déplaisants du caractère des Suisses modernes : car il était fatal qu’au cours des âges, et à mesure que le sens de la mission spéciale de la Confédération s’atténuait, cet égalitarisme, autrefois vital, dégénérât peu à peu en goût du moyen et des moyennes, en mauvaise volonté vis-à-vis des hommes « trop » entreprenants, en manie de tout faire rentrer dans le rang. Nous allons voir que cet état d’esprit contraignit par la suite les esprits les plus inventifs comme les plus turbulents, les plus créateurs comme les plus anarchiques, à s’expatrier pour fuir la sourde et quasi inconsciente persécution de l’opinion publique.

Mais revenons à la chronique des faits. Du xiiie au xve siècle, l’histoire de la Suisse se confond avec la lutte des cantons contre les Habsbourg. À mesure que cette maison affermit son pouvoir sur l’Empire, et sa succession héréditaire à la couronne, elle perd du terrain dans son pays d’origine. Une série de victoires suisses, plus étonnantes les unes que les autres, marque cette période. Au combat de Morgarten par exemple, en 1315, 600 Suisses exterminent une « Panzer division » de 11 000 chevaliers lourdement armés. On a découvert récemment que l’armée des Habsbourg se composait de seigneurs venus de presque tous les [p. 33] pays d’Europe. Le fait s’explique par la rumeur qui courait sur les communes suisses à cette époque : leur organisation républicaine, antiféodale, certains traits d’anticléricalisme, une volonté presque insolente d’indépendance, avaient fait du nom de « Suisse » un synonyme d’esprit subversif, de mauvaise tête. C’est ainsi que l’empereur Maximilien d’Autriche qualifiait de « Schwyzer » tous ses sujets rebelles, fussent-ils Croates ou Tchèques.

Cette « période héroïque » culmine dans les guerres de Bourgogne, au cours desquelles les Suisses battirent et tuèrent le duc Charles le Téméraire, dont la France et l’Autriche n’avaient pu venir à bout, faisant ainsi de leur ligue fédérale la première puissance militaire de l’Europe. Les Suisses passèrent les Alpes, envahirent la Lombardie, prirent Milan et battirent l’armée du roi de France. Ils passèrent le Rhin, envahirent la Souabe et battirent les armées de l’empereur. « Svizzeri, armatissimi et liberissimi ! » s’écriait avec une admiration mêlée de crainte, Machiavel. La France, l’Italie, l’Allemagne du Sud, s’ouvraient à leur conquête. Allaient-ils faillir à leur mission ? La garde de l’Europe allait-elle faire un coup d’État et, trahissant l’Empire, devenir impérialiste pour son compte ?

Le demi-siècle qui sépare les guerres de Bourgogne de la Réformation vit la plus grave crise de la Confédération, en même temps que sa plus grande gloire. Quelques individualités monumentales s’en détachent : Nicolas de Flue, le cardinal Mathieu Schiner, Zwingli. Ces figures symbolisent les trois actes du drame où se joua le sort de la Suisse moderne.

[p. 34] Soldat, puis juge, puis retiré sur sa terre qu’il cultive avec ses dix enfants, Nicolas de Flue apparaît tout d’abord comme le type idéal du paysan libre de la Suisse centrale, de bon sens et de bon conseil, les deux pieds sur la terre, et très pieux. Mais une secrète inquiétude religieuse ne cesse de le tourmenter. À cinquante ans, des visions répétées le persuadent enfin de céder à sa vocation de solitude. À une heure de chez lui dans la montagne, il se bâtit un ermitage, et il y passera vingt ans sans rien manger que l’hostie une fois par semaine. Sa légende se répand très vite chez les Confédérés, puis bien au-delà. Les pèlerins se succèdent auprès de « l’homme de Dieu », bientôt suivis par les envoyés des princes, des rois, du pape lui-même, car son conseil est devenu si puissant parmi les Suisses qu’on a coutume de s’adresser à lui avant de négocier un traité. Cependant, ses mises en garde répétées contre la tentation de la gloire militaire n’empêchent pas les Confédérés de se jeter dans les guerres de Bourgogne, et toutes les prédictions du saint se réalisent : victoire, pillage, flots d’or et disputes sanglantes au sujet du partage. La guerre civile entre les cantons citadins et les cantons campagnards est sur le point d’éclater. Mais à la dernière minute, un envoyé de Nicolas rassemble la Diète — qui vient de se dissoudre — et lui transmet un mystérieux message de l’ermite. Nul n’en a rapporté le contenu, mais les actes de la Diète proclament que « le pieux homme, Frère Claus » vient de sauver la Confédération. Toute alliance étrangère sera désormais interdite aux cantons, les villes de Soleure et Fribourg sont reçues dans les [p. 35] Ligues, et les liens fédéraux se voient confirmés et resserrés.

Nicolas de Flue (canonisé en 1947) représente la plus authentique tradition suisse : réalisme, sobriété, spiritualité, fidélité à l’Alliance primitive. Au solitaire laïque s’oppose trait pour trait cet ambitieux prince de l’Église que fut Mathieu Schiner. Fils de paysans valaisans, s’élevant avec ténacité et astuce lentement jusqu’aux plus hauts honneurs ; cardinal, homme d’État, grand stratège enfin, Schiner incarne la tentation impérialiste contre laquelle Nicolas n’avait cessé de mettre en garde les cantons. Son rêve était de constituer au centre du continent un grand État qui eût englobé la Bourgogne, la Lombardie et la Souabe, sous la domination des Confédérés. La puissance militaire des Suisses, à ce moment, paraissait justifier l’entreprise. Mais son succès même eût signifié la fin de la Confédération. Car un État puissant, centré sur le Gothard, eût été une menace permanente pour les nations voisines, alors en formation, et surtout pour la France, que Schiner haïssait. Cet État se fût mêlé à toutes les luttes pour l’hégémonie européenne. Afin d’y faire face, il eût été contraint de se donner un pouvoir fort et unifié. Or, depuis deux siècles, la Confédération avait su vivre sans capitale ni centre légal, et sans autre constitution écrite que les Pactes. Sa Diète, formée de délégués des gouvernements cantonaux, se réunissait selon l’urgence dans une ville ou une autre, et ne possédait pas de pouvoirs nettement définis. C’était tout ce système souple, organique, coutumier et non légal, reposant sur le sens civique [p. 36] inné des Confédérés et non pas sur des textes, c’était en un mot l’esprit même du fédéralisme helvétique que l’ambition de Schiner mettait en péril.

Il eut d’abord de grands succès, en conduisant les troupes suisses en Italie au cours de plusieurs expéditions foudroyantes. À la bataille de Novare (1509), le roi François Ier fut complètement battu. Mais à Marignan, en 1515, les Suisses furent contraints de quitter le terrain après deux jours d’une bataille géante pour l’époque. Leur retraite, lente et solennelle — ils emportaient leurs morts et leurs blessés, tout en luttant pied à pied — fut le dernier fait d’armes de l’ancienne Confédération. Le crépuscule sanglant de Marignan marque la fin du rêve héroïque de Schiner. Mais cet échec militaire n’eût pas suffi à lui seul à ramener les Suisses dans leurs limites. Un phénomène d’un tout autre ordre allait les y contraindre, de l’intérieur : la  Réformation.

Les historiens modernes accusent parfois Zwingli d’avoir brisé l’essor de la Confédération, son élan vers la mer et l’aventure. En vérité, Zwingli et sa Réforme ont sauvé la Suisse en la ramenant au sens de sa mission exceptionnelle.

Zwingli avait grandi dans le désordre de cette période de guerres, de corruption générale, de fièvres ambitieuses. Il en avait vu de près les effets, comme aumônier dans les campagnes d’Italie. C’était un humaniste, un esprit plus rationaliste que mystique, et un homme d’État né : autant de traits qui le distinguent de Luther. Il se signala d’abord par ses prêches violents contre le mercenariat et contre les [p. 37] alliances étrangères. Il aimait à citer les avertissements de Nicolas de Flue, et ce fut lui qui fit passer dans la réalité l’idéal politique de l’ermite.

Nommé curé de Zurich, il commença à introduire des réformes ecclésiastiques analogues à celles de Luther. Toute la population le soutenait, et lorsque l’empereur, inquiet des progrès de la Réforme, voulut attaquer Zurich avec l’aide des cantons du centre, demeurés catholiques, Zwingli fut chargé du plan de défense. Vainqueur des cantons catholiques dans une première série de guerres locales, il devint à partir de 1528 le chef politique et religieux le plus important non seulement de la Confédération, mais de toute l’Allemagne du Sud. Par malheur, Luther refusa de s’entendre avec lui lors du Colloque de Marburg en 1529, et ce désaccord fit échouer le plan grandiose qu’avait conçu le Zurichois : il s’agissait d’un système d’alliance de combourgeoisie entre les cités germaniques et suisses, système auquel devaient s’intégrer peu à peu la France, le Danemark et Venise. Cette confédération européenne eût été capable, pensait Zwingli, d’abattre la dynastie des Habsbourg qui s’était emparée de l’Empire. Mais les princes luthériens se montrèrent froids. À Zurich même, une opposition croissante se manifestait contre le réformateur. Les catholiques le surnommaient le « bailli de tous les Confédérés ». Berne se méfiait de ses ambitions.

Finalement, une armée catholique s’approcha de Zurich. Les protestants désiraient traiter. Zwingli était pour la guerre. À demi trahi par ses compatriotes, il fut battu à Kappel, massacré sur le champ de bataille, [p. 38] et son corps fut écartelé et brûlé le lendemain. Sa fin tragique termina le drame shakespearien de la Renaissance helvétique.

Affaiblie par ses luttes religieuses, mais suffisamment assurée de son indépendance par les victoires qu’elle avait remportées sur les Français, les Impériaux et les Italiens, agrandie de trois côtés, vers le Rhin, la Bourgogne et la Lombardie, la Suisse allait entrer dans une longue période de paix. Au congrès de Munster en 1648, elle obtint des puissances la reconnaissance de sa neutralité, et se détacha officiellement de l’Empire. Cet acte sanctionnait un état de fait déjà ancien. (Bien que les Suisses déclarassent encore la guerre au nom de l’empereur, ils avaient cessé de se faire représenter aux Diètes d’Empire et de payer le denier impérial.) Les grands pays voisins s’orientaient définitivement vers la politique de puissance dynastique, tandis que la Suisse conservait l’ancien idéal des libertés impériales. Plutôt qu’une rupture avec l’Empire, c’était comme on l’a écrit « un refus de s’intégrer à un Empire désormais dénaturé », — un acte de fidélité à la mission perpétuelle des « gardiens du cœur de l’Europe ».

La Réformation termine la période d’émancipation héroïque de la Suisse, mais elle inaugure une période d’expansion spirituelle. La Confédération s’est stabilisée, elle a conquis le respect des puissances. Que va-t-elle faire de sa paix ?

Dès le début du xvie siècle, la vocation spirituelle de la Suisse s’était révélée par la création de foyers et de places d’échanges intellectuels : Bâle [p. 39] avec Érasme devint le centre des imprimeurs humanistes ; Zurich avec Zwingli, le centre de la Réforme suisse ; Genève, avec Calvin, le centre de la Réforme internationale, dont l’influence devait s’étendre à la moitié de l’Europe, à l’Angleterre, à l’Amérique.

Fédéralisée comme elle l’était alors, divisée en petits États souverains différents à la fois par la langue, par la religion et par le mode de vie, les uns campagnards, les autres citadins, la Suisse ne pouvait prétendre à créer une culture de type uniforme (ou « national » comme on devait le dire à partir du xixe siècle). Mais elle était désignée par sa structure même, autant que par sa position géographique, pour jouer un rôle de catalyseur des grandes cultures voisines. Parfois même, les foyers qui apparaissaient ici et là sur son territoire exercèrent une influence décisive sur la culture en marge de laquelle ils s’étaient constitués : ainsi firent Zurich pour l’Allemagne du xviiie siècle, et le Coppet de Mme de Staël pour la France libérale du xixe.

Cependant, au point de vue politique et social, la période qui sépare la Réformation de la Révolution française est un temps de systole, de repliement, de réaction.

Les cantons du Centre continuaient à se gouverner selon le système des Landsgemeinde. Mais les cantons dont le « chef-lieu » était une cité de quelque importance, Zurich, Lucerne, Soleure, Berne, Bâle, Fribourg, ainsi que les villes alliées de Neuchâtel et de Genève, devinrent des républiques oligarchiques. Un certain nombre de familles nobles, anoblies, ou [p. 40] patriciennes, y exerçaient une sorte de pouvoir héréditaire, du fait qu’elles seules ou presque fournissaient des représentants au Petit Conseil, qui, au-dessus du Grand Conseil des trois États, légiférait et nommait les magistrats. Les bourgeois conservaient leurs libertés et leur participation aux biens communaux, ils avaient voix au Grand Conseil, mais pratiquement la nouvelle noblesse contrôlait les destinées des petites républiques cantonales, même dans les petits cantons à Landsgemeinde. Goethe, voyageant en Suisse vers la fin du xviiie siècle, pouvait écrire dans son journal :

Un jour, les Suisses se délivrèrent d’un tyran. Ils purent se croire libres un moment : mais le soleil fécond fit éclore du cadavre de l’oppresseur un essaim de petits tyrans. À présent, ils continuent de répéter le vieux conte. On les entend dire, jusqu’à satiété, qu’ils se sont affranchis un jour, et qu’ils sont demeurés libres. En vérité, derrière leurs murailles, ils ne sont plus esclaves que de leurs lois et de leurs coutumes, de leurs commérages et de leurs préjugés bourgeois.

S’il est probable que la mauvaise humeur de Goethe était en partie justifiée, il est certain que son jugement est excessif. N’oublions pas en effet que Rousseau, qui avait tâté en France d’une tyrannie plus sérieuse que celle des « commérages », vint se réfugier dans le canton de Berne — le plus strictement aristocratique de tous —, et qu’à peine la frontière passée, il descendit de sa voiture, se jeta sur le sol pour embrasser la « terre de la liberté ».

Par rapport à l’Europe des monarchies jésuites et des lettres de cachet, la Suisse aristocratique et [p. 41] républicaine conservait à la faveur d’un inextricable enchevêtrement d’institutions, une tradition de libertés civiques dont on put mesurer toute l’importance lors de la Révolution française : le grand courant libéral qui entraîna la Convention venait de Genève — alliée aux Suisses — autant que de Londres. Et cela non seulement du fait de Rousseau, « citoyen de Genève », ou de Voltaire qui, dans sa retraite de Ferney, aimait à signer ses lettres « le Suisse Voltaire », mais aussi grâce à l’influence des conseillers de Mirabeau tels qu’Étienne Dumont et Mallet du Pan, qui rédigeaient ses discours, et qui jouèrent un rôle important dans les coulisses de la Convention.

Au repliement politique et social que représentent les xviie et xviiie siècles, il faut rattacher un phénomène extrêmement curieux qui se produisit à la même époque, en manière de compensation : le service étranger.

On a souvent accusé les Suisses de manquer d’esprit d’aventure. On a raison dans ce sens que l’étroitesse du territoire oblige les hommes à la prudence et au sens pratique, et ne se prête guère aux violences d’imagination et d’action. Mais on oublie que la Suisse est l’un des pays qui a exporté le plus de têtes chaudes. Dès le xvie siècle, elle commença même à les exporter par régiments, littéralement.

La Confédération ne pouvait plus participer aux luttes des Puissances puisqu’elle était neutre ; mais le sang guerrier de ses fils ne s’était pas apaisé. La Diète fédérale autorisa bientôt les officiers suisses à recruter pour leur compte des régiments, dont ils allaient ensuite [p. 42] offrir les services aux princes étrangers. Il ne s’agissait pas de mercenaires. Les nobles qui possédaient un régiment ne se louaient pas à un gouvernement, mais s’alliaient avec lui par des traités nommés « capitulations ». Ils formaient souvent la garde royale. C’est ainsi que les gardes suisses furent les derniers à protéger Louis XVI contre l’émeute populaire, le 10 août 1792, et se firent presque tous massacrer sur les marches du palais du Louvre, le roi leur ayant interdit de tirer sur la foule.

On trouvait des troupes des cantons au service des rois de France, de Prusse, d’Angleterre et d’Espagne, des états généraux de Hollande et des princes d’Orange, du royaume de Naples et des Deux-Siciles, des empereurs d’Autriche. C’est à la période du service étranger que se rapporte le proverbe : « Pas d’argent, pas de Suisse. » Il est en partie calomnieux3. Comme un prince français disait un jour au Maréchal de camp des Suisses, qui voulait faire payer ses troupes : « Avec l’argent que nous vous avons déjà donné, l’on pourrait paver une route allant de Paris à Bâle », le maréchal répliqua : « Avec le sang que nos hommes ont versé pour la France, on pourrait remplir un canal allant de Bâle à Paris. » Il convient toutefois d’ajouter que les 700 généraux, et les milliers d’officiers supérieurs que la Suisse donna aux armées européennes, [p. 43] ne revinrent pas tous les mains vides dans leur pays. Beaucoup rapportaient de leurs campagnes exotiques, de l’or et de l’argenterie, des vaisselles rares, des meubles et des bijoux. De considérables richesses s’accumulèrent ainsi dans les châteaux suisses. Beaucoup aussi revenaient mariés à des filles de seigneurs étrangers. L’aristocratie suisse devint ainsi l’une des plus internationales de l’Europe, tant par les allégeances que par le sang. Quant aux soldats, une fois leur engagement expiré, ils redevenaient paysans dans leur village, ou boutiquiers dans leurs villes, ils racontaient leurs souvenirs sous le tilleul de la place publique, décrivaient les terres et les mœurs étrangères, et apprenaient à leurs enfants des chansons du régiment. Un folklore musical considérable, riche en chefs-d’œuvre charmants, narquois ou mélancoliques, naquit du service étranger. Il s’est perpétué jusqu’à nos jours dans les campagnes.

L’épopée du service étranger devait trouver son couronnement en même temps que son crépuscule dans une retraite mémorable : elle se termina sur les bords glacés de la Bérézina en 1813, comme l’épopée de l’ancienne Suisse s’était terminée trois siècles auparavant sur la plaine de Marignan.

Lorsque éclata la Révolution française, la Suisse se vit brusquement dépassée par les événements, et prit figure d’État « réactionnaire ». Privée d’armée unifiée comme de pouvoir central — les États restaient [p. 44] souverains —, livrée aux intrigues des agents français qui excitaient le peuple contre les oligarchies, elle ne put résister à l’invasion des armées révolutionnaires décidées à la « libérer ». Pendant plusieurs années, la « République helvétique une et indivisible » improvisée par les Français sur le type jacobin, c’est-à-dire centraliste, fut le théâtre des luttes entre les armées des Alliés — Prussiens, Autrichiensa, Russes — et celles de la Convention nationale ou de Bonaparte. Mais la résistance sourde et obstinée des civils, les révoltes sans cesse renaissantes des vallées du centre finirent par convaincre Bonaparte qu’il était vain de persister dans cette tentative de « mise au pas ». Dans un discours qu’il adressa aux députés suisses convoqués à Paris en 1802, le conquérant ne se contenta pas de faire de considérables concessions aux cantons : il prononça un éloge de leur fédéralisme, fort surprenant de la part d’un héritier des jacobins : « La Nature, dit-il, a fait votre État fédératif ; vouloir la vaincre n’est pas d’un homme sage. »

Il ajoutait, en 1803, d’une manière prophétique :

Sans les démocraties de vos petits cantons, vous ne présenteriez rien que ce que l’on trouve ailleurs ; vous n’auriez pas de couleur particulière. Songez bien à l’importance d’avoir des traits caractéristiques ; ce sont eux qui, en éloignant l’idée de ressemblance avec les autres États, écartent celle de vous confondre avec eux, et de vous y incorporer.

Les traités de 1814 et 1815, en effet, ne tentèrent nullement de démembrer la Suisse. Au contraire, tout en sanctionnant le retour au statut de la Ligue des [p. 45] cantons — augmentée de neuf États nouveaux — ils réaffirmèrent solennellement l’indépendance, l’inviolabilité et la neutralité de la Confédération comme étant « dans les vrais intérêts de la politique de l’Europe entière ». De cette déclaration du 20 novembre 1815, Guglielmo Ferrero a pu écrire qu’elle est « la porte par laquelle la Suisse entre dans le grand siècle de son histoire : le siècle où elle créera l’ordre le plus humain que le monde ait encore vu ».

Cet ordre, synthèse du vieux fédéralisme libertaire et conservateur, des principes de 1789, et du parlementarisme anglo-saxon, il fallut une trentaine d’années pour le dégager. L’invasion des armées françaises et les secousses politiques qui venaient d’agiter toute l’Europe, laissaient la Suisse inquiète, ébranlée, incertaine. Le régime de la souveraineté absolue des cantons s’était révélé incapable de faire face à une menace étrangère. La nécessité d’un pouvoir central s’imposait, d’autant plus que par réaction au statut centralisé dont on venait de les délivrer, les cantons multipliaient les mesures « nationalistes », les barrières douanières, les entraves à la circulation des personnes. De 1815 à 1847, la Suisse fut en proie à une longue effervescence politique, souvent accompagnée d’émeutes. Les idées de la Révolution gagnaient du terrain, le parti des « radicaux » réclamait une Constitution unique, une extension et une codification des droits populaires. Cette crise larvée s’aggrava soudain lorsqu’en 1847 les cantons catholiques constituèrent une Ligue séparée (Sonderbund) pour résister par les armes à la Diète fédérale, qui venait de décréter le bannissement des jésuites.

[p. 46] L’armée des cantons protestants, sous les ordres du général Dufour, triompha au cours d’une brève campagne de la rébellion catholique. « Soldats », avait dit Dufour dans sa première proclamation aux troupes, « il faut sortir de cette lutte non seulement victorieux mais encore sans reproches ; il faut qu’on puisse dire de vous : ils ont vaillamment combattu quand il a fallu, mais ils se sont montrés généreux et humains ». Il appliqua lui-même ces principes, au lendemain de sa victoire. La guerre du Sonderbund, que l’on a souvent comparée à la guerre de Sécession (leurs noms même sont identiques) eut pour effet de resserrer définitivement l’alliance fédérale des cantons.

La Diète de 1848 se montra fort généreuse vis-à-vis des vaincus : les protestants les aidèrent à payer leur dette de guerre, par souscription publique. Et dans l’atmosphère de concorde ainsi créée, quelques mois de discussion suffirent pour amener la majorité des États et du peuple à voter la première Constitution fédérale de la Suisse : la Ligue des cantons devenait, après cinq-cents ans, un État doté d’une armée, d’un budget, d’un Parlement et d’un pouvoir exécutif central.

En somme, ce ne fut guère qu’à partir de 1848 que la Suisse devint une « démocratie » au sens actuel de ce terme. Mais sa longue tradition de civisme, l’autonomie demeurée considérable de ses communes et de ses cantons, enfin la lenteur relative avec laquelle elle avait assimilé certains éléments de la Révolution française, tout devait concourir à assurer à la nouvelle Confédération une stabilité exceptionnelle.

[p. 47] La Constitution de 1848 fut adaptée sans difficultés en 1874 aux nécessités nouvelles introduites par le développement économique. Ces dernières jouaient évidemment dans le sens d’une centralisation toujours plus poussée. Aussi, durant le siècle de paix que valut à la Suisse sa constitution, le foyer de tous les débats politiques en Suisse fût-il le problème des droits respectifs des cantons et de la Confédération. Les partis de droite représentaient la tendance régionaliste — abusivement nommée fédéraliste4, tandis que le parti radical et les socialistes insistaient sur la nécessité d’étatiser et d’uniformiser davantage l’économie, l’administration, le droit civil et pénal.

La période paisible et bourgeoise qui va de 1848 à 1914 permit à la Suisse de se consacrer de plus en plus à sa mission européenne. Tandis qu’un simple citoyen, Henry Dunant, aidé par le général Dufour, vainqueur du Sonderbund, fondait la Croix-Rouge et établissait son comité international à Genève, le Conseil fédéral consacrait des sommes considérables au percement des tunnels du Gothard, du Lötschberg et du Simplon, dont les nations voisines devaient tirer plus d’avantages matériels que la Suisse. En même temps, des institutions internationales telles que l’Union postale universelle et l’Union monétaire latine choisissaient d’installer en Suisse leur siège central. La mission originelle [p. 48] de la Suisse trouvait ses formes de réalisation moderne. Elle allait se manifester d’une manière plus frappante encore pendant la guerre de 1914-1918.

Après un siècle de nationalisme de plus en plus exaspéré, cette guerre qui opposait le monde germanique au monde latin, devait représenter pour la Suisse une épreuve décisive de son fédéralisme. N’allait-on pas voir les cantons romands et italiens prendre parti pour les Alliés, les cantons alémaniques pour les empires centraux ? On le vit en effet. Pendant quatre ans, il ne fut question en Suisse que du « fossé moral » qui se creusait entre les deux groupes linguistiques. Le miracle fut que la violence des passions politiques n’ébranla pas l’unité de la Confédération, pas davantage en tout cas qu’une campagne électorale ne divise les États-Unis en un État républicain et un État démocrate. Pendant quatre ans, malgré les divergences de sympathie parfois violentes qui pouvaient se manifester dans le haut commandement, l’armée suisse veilla fidèlement aux frontières ; et les déplacements fréquents de troupes romandes en Suisse alémanique ou de troupes alémaniques en terre romande ne firent qu’augmenter le sentiment de commune appartenance de tous les Suisses à leur idéal « national », ou plus exactement « supranational », supra-linguistique et supra-racial.

Comme aux temps de la Réformation, de l’absolutisme monarchique, puis de la Révolution jacobine, la Suisse redevint la terre de refuge des exilés et des persécutés de tous les belligérants : pacifistes et socialistes, Romain Rolland et Lénine. Mais surtout, [p. 49] elle se transforma en une vaste ambulance internationale. Des dizaines de milliers de prisonniers, malades ou grands blessés des deux camps, y furent transportés et soignés dans les stations d’hiver et d’été abandonnées par les touristes. Grand Hôtel de l’Europe en temps de paix, la Suisse se fit Grand Hôpital du continent déchiré par la guerre.

L’entre-deux-guerres parut offrir à la Suisse l’occasion de couronner sa mission séculaire : en décidant de siéger à Genève, la Ligue des Nations rendait un hommage éclatant au rôle supranational qu’avait assumé la Confédération depuis les temps lointains du Saint-Empire. Il semblait que l’histoire de ce petit pays allait trouver son accomplissement suprême dans l’instauration d’une fédération mondiale ayant sa capitale en Suisse. Mais une fois le premier enthousiasme calmé, les Suisses, experts en matière de fédéralisme, s’aperçurent très vite des faiblesses d’un organisme vicié à la base par le maintien des souverainetés nationales absolues, trop rapidement improvisé, et trop mal enraciné dans la conscience des peuples pour offrir des garanties de durée. Prudemment, par fidélité à la continuité profonde de son histoire, la Suisse demanda et obtint un statut spécial dans la Ligue. La Convention de Londres, en 1920, lui reconnut le droit de ne point participer aux sanctions militaires prévues par le Pacte, c’est-à-dire de rester le seul État neutre au sein même de la Ligue. C’est en partie à cette prudence — jugée excessive en son temps — que la Suisse doit d’avoir été épargnée par la Seconde Guerre mondiale.

[p. 50] De 1940 à 1944, la Suisse se vit plus isolée qu’elle ne l’avait jamais été au cours de son histoire. Cernée par l’Axe, depuis la chute de la France en juin 1940 ; unique démocratie indépendante subsistant au milieu d’un continent envahi ; dernier vestige d’une Europe jadis unie sous la couronne du Saint-Empire ; seul germe aussi d’une Europe à venir où les races et les langues ne lutteraient plus que pour enrichir le patrimoine commun, elle se sentit ramenée à sa mission élémentaire, à sa grandeur et à son risque originels. Deux images matérielles illustraient aux yeux de tous sa position de fait et le sens permanent de son destin. À Genève, le palais de la Ligue des Nations, qui venait d’être achevé à la veille de la guerre, restait vide, battant neuf, protégé par des canons antiaériens et des sentinelles au fusil chargé. Cependant qu’autour du Gothard, symbole séculaire transformé en bastion puissamment fortifié, les divisions de la seule armée intacte du continent (600 000 hommes) veillaient nuit et jour, prêtes à faire sauter le tunnel et la route, prêtes à opposer à tout envahisseur la certitude de pouvoir tenir pendant au moins deux ans le « Réduit national », avec ses fabriques d’armes et de munitions creusées dans le granit, ses dépôts d’approvisionnements protégés par une épaisseur de mille mètres de rochers et de glaciers. Ainsi la Suisse menacée se resserrait autour de ses origines, et des lieux mêmes d’où elle avait tiré sa raison d’être.

[p. 51]

Cette esquisse géohistorique nous a permis de mettre en lumière quelques-uns des caractères fondamentaux du peuple suisse, dans la mesure où l’on peut considérer qu’il forme une unité.

Nous avons vu que le sens de la solidarité lui a été comme imposé par la nature même d’une terre compartimentée, peu productive, et qui appelle une économie coopérative.

D’autre part, ces mêmes conditions topographiques jouent dans le sens de l’autonomie politique des petites communautés. Enfin, la résultante de cette double nécessité d’autonomie et de coopération s’est trouvée coïncider — à la faveur de l’ouverture du col du Gothard — avec les intérêts de l’Empire, puis de l’Europe, c’est-à-dire avec une mission de grand-garde au cœur de notre continent, à la fois autonome à l’égard de toute puissance particulière, et prête à coopérer au bien de l’ensemble.

Ces considérations, il est vrai, ne pouvaient être formulées qu’a posteriori, dans notre siècle, au terme d’une série d’expériences empiriques dont le sens, l’orientation permanente mais presque inconsciente, n’apparaissaient pas nécessairement aux yeux de ceux qui les vécurent. À regarder de très près les circonstances de l’histoire suisse et les motifs des actes principaux qui la jalonnent, on est tenté de conclure à un utilitarisme assez étroit, que l’on pourrait qualifier de mesquin autant que de réaliste. Par exemple, le refus [p. 52] permanent de s’agrandir, qui caractérise la politique générale de la Confédération, peut être ramené à des raisons nettement intéressées et témoignant d’une certaine pauvreté ou timidité de conception. Les avertissements de Nicolas de Flue contre l’impérialisme repris par Zwingli au début du xvie siècle, et la défaite de Marignan elle-même n’eussent peut-être pas suffi, si les divisions religieuses et surtout les jalousies entre les cantons citadins et campagnards n’avaient contraint la Confédération à une politique de repliement et de resserrement territorial. De même, au xxe siècle, on a vu le peuple suisse refuser de s’annexer le Vorarlberg, qui avait pourtant plébiscité son rattachement à la Confédération, et ce refus semblait motivé beaucoup moins par une sagesse à longues vues que par la crainte, chez la majorité protestante, de voir s’augmenter le nombre des catholiques. Il n’en reste pas moins qu’au total les réflexes du peuple et de ses autorités ont constamment joué dans le même sens : aux dépens de la puissance matérielle et en faveur d’un équilibre pacifique, qui se trouvait être « dans les vrais intérêts de la politique de l’Europe tout entière ». C’est un Suisse, Benjamin Constant, qui observait que les gouvernements, lorsqu’ils parlent d’arrondir leurs frontières, l’entendent toujours « au-dehors ». Aucun, ajoutait-il, n’a sacrifié, que l’on sache, une portion de son territoire, pour donner au reste une plus grande régularité géométrique… Il semble que la Suisse soit l’un des rares pays qui ait sacrifié des avantages territoriaux non point à la régularité de sa forme, mais bien à sa santé civique.

[p. 53] Un autre trait qui se dégage à l’examen de l’histoire suisse, c’est une curieuse absence d’idéologie directrice, une méfiance prononcée à l’égard de tout système politique logiquement formulé5. Le terme de fédéralisme n’apparaît dans les écrits politiques suisses qu’à une époque toute récente. Les anciens chroniqueurs ignorent le mot, quand la chose est partout dans les faits qu’ils rapportent. D’où le paradoxe d’une histoire parfaitement cohérente, mais dont les acteurs semblent éviter avec soin d’avouer le principe animateur. D’où encore une volonté constante de n’alléguer que des motifs terre à terre, là où d’autres eussent parlé de doctrine, d’idéalisme, de grandeur nationale.

Il en résulte que la médiocrité des ambitions personnelles ou collectives tolérées par les Suisses se révèle bien souvent la rançon de leurs plus sûres vertus civiques. À la base du fédéralisme tel qu’il est pratiqué dans ce pays, tel qu’il s’est éduqué au cours des siècles, il y a le sens du compromis vital, il y a la conviction qu’une solution boiteuse, acceptée par la majorité et finalement ralliée par la minorité, vaut mieux qu’une guerre même gagnée, vaut mieux enfin qu’une victoire acquise au prix d’une division durable entre les membres de l’alliance, ou d’une tyrannie centralisée destinée à masquer cette division.

[p. 54] C’est peut-être en fin de compte dans cette volonté de préserver l’équilibre fédéral si longuement recherché, si chèrement payé, si précaire dans sa complexité, et qui ne se laisse jamais réduire à une formule, que l’on peut voir l’unité véritable de tous les Suisses.

Nous avons indiqué au début que l’unité géographique du pays n’est guère évidente. Son unité de race est perdue depuis les temps où les Celtes helvètes en occupaient la plus grande partie : les Romains, puis les Alamans et les Burgondes, l’ont envahi les uns après les autres et y ont fait souche. Son unité religieuse a été rompue par la Réforme. Et trois cultures au moins se partagent inégalement sa population actuelle. Avec ses vingt-cinq États « souverains », ses quatre langues, ses deux confessions, ses climats contrastés, ses économies juxtaposées, sa méfiance profonde pour les systèmes, les idéologies, les hégémonies personnelles ou spirituelles, la Suisse présente bien peu des caractères reconnus d’une nation, et ne se définit pas spontanément comme telle6.

La Suisse peut être comparée à l’Europe, en ce sens qu’elle ne conçoit et ne ressent son unité que dans une volonté commune d’entretenir ses diversités. Il n’y a guère plus de ressemblance entre les paysans de la Suisse centrale et les citoyens de Genève qu’entre les Grecs et les Hollandais, les Tchèques et les Portugais. [p. 55] Mais le Zougois et le Genevois, qui ne se connaissent pas, qui ne se rencontreront peut-être jamais, et qui ne sont nullement curieux l’un de l’autre, ont en commun leur volonté de rester eux-mêmes, de se gouverner à leur manière, et savent très bien que leur union fédérale est la seule garantie d’une pareille liberté.

L’unité de la Suisse, en dernière analyse, est donc proprement politique, soit que l’on prenne ce mot au sens étroit et tout pratique de science ou d’art des compromis, soit qu’on le prenne au sens plus général de stratégie du bien commun. Nous ne sommes pas en présence d’une nation, mais bel et bien d’une fédération, c’est-à-dire à la fois d’une fonction et d’un ensemble d’institutions.

La fonction, nous l’avons définie en décrivant le Gothard et son rôle décisif à l’origine de la Confédération. Celle-ci reste une grand-garde montée perpétuellement autour du cœur physique du continent, mais aussi autour du principe qui peut ramener la paix entre les peuples, le principe de la foi jurée et de l’alliance des égaux : la fédération.

Quant aux institutions, leur connaissance sommaire va nous mettre en mesure d’apercevoir pourquoi l’on peut parler des Suisses comme d’un seul peuple, malgré toutes leurs diversités.