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Chapitre IV
Le Château aventureux

Passion, Révolution, Nation

S’il fallait définir l’Occident par ses maladies spécifiques, ces trois noms me sembleraient y suffire. Inconnus de l’Antiquité comme de l’Orient d’avant notre influence, inconcevables hors du christianisme quoique désignant trois tentatives de s’y arracher, tout chargés de prestiges aux yeux de l’Européen et d’un pathos qui ne saurait tromper, ils représentent dans notre Quête du Graal l’épisode du Château aventureux. (C’est la grotte de Circé dans l’Odyssée.) Et pour qui serait tenté de mettre en doute leur valeur religieuse et sacrée, je lui suggère d’en prendre pour mesure sa propre réaction au propos de ces pages.

Parler de la passion autrement qu’en récrivant Wuthering Heights ou en ajoutant une sixième lettre aux apocryphes de la religieuse portugaise, essayer [p. 95] au contraire de la décrire par ses symptômes cliniques, comme l’obsession qu’elle est ; ou parler de la Révolution sans la prêcher ni la maudire, mais en établissant le bilan de ses effets, par où l’on voit qu’elle met en déficit la liberté ; enfin parler de la nation non point comme d’une idole sanguinaire et bornée, mais simplement comme d’une formule qui a fait son temps, — voilà qui sera ressenti comme sacrilège par l’intelligentsia occidentale, d’autant plus fortement qu’elle sera moins chrétienne.

Il y a donc un sacré moderne. Et ces trois noms révèlent ses puissances d’envoûtement. Ennemi de la personne et de sa liberté, si j’en juge par ses vrais effets, il n’en demeure pas moins inconcevable hors d’un monde investi et structuré par la réalité de la personne et de ses « notes » les plus certaines : la vocation, la conversion, et le sentiment d’unicité sans précédent.

La Passion, ou la conversion au néant

« L’amour ? une invention du xiie siècle », a dit un historien sérieux. À l’appui de cette remarque fameuse, rappelons une série de faits incontestables — dont j’ai tenté ailleurs d’interpréter les liens34 [p. 96] C’est au début du xiie siècle que se constituent dans le Midi de la France la poésie et la morale courtoises, dont le thème unique est l’amour. Peu après (à Lyon, en 1143), les chanoines instituent le culte de la Vierge. Et Notre-Dame répond à la Dame des pensées, comme à la cortezia des troubadours la mystique de l’amour divin d’un saint Bernard, et comme à l’histoire exemplaire vécue par Héloïse et Abélard, le mythe de la passion mortelle mis en vers et en prose dès la fin du même siècle : le Roman de Tristan et Iseut.

Du Midi des troubadours, inventeurs de notre lyrisme, au Nord des Trouvères, inventeurs du roman, puis à toute l’Europe littéraire, la transmission des thèmes, sujets et procédés peut être suivie pas à pas : nos plus grands érudits l’ont décrite. Mais le roman de Tristan ne fut pas imité par les seuls écrivains depuis près de huit siècles : toute l’expérience vécue de l’amour-passion y a trouvé, jusqu’à nos jours, son langage et ses types de conduite, c’est-à-dire les moyens de s’avouer, de s’entretenir jusqu’à l’exaltation, de mettre au défi la morale et finalement de lui dérober son prestige le plus efficace, l’héroïsme divinisant.

Tel fut l’essor de la passion, du xiie siècle méridional au romantisme, et nous vivons encore dans la tiédeur des cendres d’un interminable incendie. Et je sais bien que de la passion mortelle à la romance plus ou moins exciting et de la mystique d’Amour au love interest des films de Hollywood, on ne verra qu’une longue décadence, une vulgarisation au double [p. 97] sens du mot ; pourtant, il s’agit du même mythe. Par le moyen de la culture et des modèles qu’elle offre au sentiment, ce mythe a pénétré nos vies, et même si nos actions échappent à son emprise, il ne cesse de régner sur nos rêves et d’éveiller nos nostalgies. Et c’est ainsi qu’il a conditionné depuis des siècles les relations des deux sexes en Occident, encore que le jeune Européen moyen ne ressemble pas plus à Tristan que n’importe quel fidèle endimanché aux martyrs dont le sang fut la semence de l’Église.

Le contenu du mythe ne peut être décrit qu’en opposant des termes eux-mêmes ambivalents : il est exaltation de la vie vers la mort (mais la vie et la mort changent de signe dans le langage des passionnés et des mystiques) ; il est impérialisme et abandon du moi (avec la même sincérité, dans le même geste) ; il est intensité mais déprimante, ascèse mais luxurieuse, défi mais masochiste ; il est discours sans fin sur l’indicible. (Le Tristan de Wagner illustre bien tout cela.)

Mais c’est la forme du mythe qui provoque ce contenu et qui l’amène au jour de l’existence, comme les règles d’un jeu suffisent à provoquer une ardeur insensée à propos de bouts de bois. Cette forme, cette structure agissent encore sur nous, même quand nous ignorons les origines du mythe et ne soupçonnons rien de sa finalité.

Au regard de la Société, le mythe de la passion n’est que révolte et fuite. Il ne peut fomenter que l’individu égoïste et profanateur, au sein même du [p. 98] monde féodal qui est le monde des « fidélités ». Tristan pris de passion viole tous les interdits moraux, sociaux et religieux ; Iseut trahit tous ses serments sacrés, et dans la scène de l’ordalie par le fer rouge, en arrive à duper Dieu lui-même. De fait, le xiie siècle, où la passion « naquit » avec la poésie des troubadours, voit un premier retour de l’individualisme dans l’Occident christianisé. Il prédit la Renaissance aux sons mélancoliques du luth inventé par Manès. Et cette musique de gnose n’a cessé d’inquiéter le cœur sauvage de l’homme enfermé dans les liens d’un mariage de raison avec l’orthodoxie. Quant au mariage lui-même, civil et religieux, forme personnaliste des rapports des deux sexes, puisqu’il suppose l’union au sein de la distinction, il est normal que toutes les hérésies du xiie siècle le condamnent. Elles allèguent les abus, mais en réalité, c’est à l’usage même qu’elles en ont. Elles lui substituent le serment conclu contre cette vie au nom de la seule passion.

Ici paraît la forme religieuse du phénomène et de son mythe. On voit l’homme et la femme entrer dans la passion comme ils entreraient en religion. Le premier regard et le premier aveu correspondent aux « touches » de l’Esprit, l’étreinte des corps ouvre la Voie mystique, et l’abandon total à la passion est décrit comme une conversion :

Alors la vraie Minne, la fougueuse déesse, le pénétra de ses ardeurs. Et son cœur brûlant lui révéla la source des peines dont il souffrait. Alors commença pour lui une autre vie. Il entra dans une vie nouvelle [p. 99] où tout son être fut changé. Il devint un autre homme35...

Cette « vie nouvelle » — dans le monde comme n’étant pas du monde — n’est pas donnée à l’homme pour son plaisir : elle le saisit comme une grâce exigeante, et le revêt d’une vocation. L’individu arraché du commun par un souverain caprice de la Minne, aussitôt ne s’appartient plus. À peine libéré, le voilà consacré. Minne l’a distingué, mais c’est pour qu’il la serve. Écoutons-la chanter par la voix déchaînée de sa prêtresse et magicienne Isolde : « Élu par moi, perdu par moi ! » Vocation de souffrance et de fidélité jusqu’à la mort divinisante, mais un seul être a pris la place de tous, et du monde, et de Dieu lui-même.

Tout ici rappelle la personne, imite sa forme et reproduit son paradoxe, bien qu’en un reflet inversé. Cet amour déifié n’est pas le Dieu d’Amour. Il n’élit pas un homme pour le sauver, mais pour l’exalter vers sa perte. Il ne lui donne pas un prochain, mais un objet de fascination mortelle. Cependant il l’élit, l’isole et le relie, le transporte au-delà de toute morale profane et lui dit à son tour comme Augustin à celui que sa foi délivre de la loi : ama et fac quod vis ! La passion de Tristan ne pouvait se déclarer dans sa grandeur tragique et obsédante qu’au sein d’un monde qui avait appris à croire à la valeur irremplaçable d’un seul être. « Je pensais à toi dans mon [p. 100] agonie. J’ai versé telles gouttes de sang pour toi », dit au croyant le Jésus de Pascal. La passion ne pouvait donc apparaître que dans le monde où cette croyance à l’être unique faisait partie de la religion de tous. Son élan fou, qui mime le saut de la foi, ne jette pas l’homme dans son salut vivant ni dans un martyre salutaire, mais dans la catastrophe de la mort des amants. « Viens, douce mort », chante l’âme apaisée au plus pur des chorals de Bach. La « Joie suprême » d’Isolde agonisante n’est qu’un dernier défi au Soleil disparu derrière l’horizon jaune de la mer d’Occident. C’est le cri de l’âme « exilée », qui ne s’arrache à la matière et à la chair que pour sombrer.

Mais alors la passion ne serait-elle pas l’échec de l’Aventure occidentale, échec fatal dès que l’âme se refuse à la totale incarnation, à l’abaissement dans le monde fini, lieu de notre expérience salutaire ? Certes, mais il faut voir qu’un tel échec demeure spécifiquement occidental, encore qu’il soit causé par un refus des options principales de l’Occident. Il ne ramène pas l’âme à l’Orient symbolique, comme par une double négation, car l’Orient ne connaît pas ce tragique absolu qui naît de l’acte irréversible, engageant sans retour la personne. Et pourtant, la passion réinvente un des profonds secrets de l’évasion spirituelle imaginée par l’Inde et le bouddhisme. Dans son refus de la chair fragile et provisoire, et du temps décisif de cette vie dans la chair, dans son angélisme essentiel, la passion ne peut rêver d’autre horizon d’espoir que celui de la métempsycose. « Notre engagement n’était [p. 101] pas pris pour cette vie », dit Novalis parlant de sa fiancée perdue. Sur la tombe de Tristan et d’Iseut, deux plantes en une nuit s’élèvent et s’enlacent. Et ce symbole discret de la transmigration noue ses racines aux profondeurs de la passion. Il fleurit sur l’abîme qui sépare l’Orient magique de l’Occident tragique, et cet abîme n’est autre que le vertige de l’âme en proie au refus manichéen de l’Incarnation.

La Révolution, ou la passion socialisée

Quand le catastrophisme passionnel se répand dans le corps social, il prend le nom de Révolution.

L’idée et la réalité de ce phénomène, je l’ai dit, sont inconnues dans tout l’Orient, qu’il s’agisse des empires aryens ou dravidiens, khmers ou mongols, chinois ou japonais. L’idée ne peut apparaître aux yeux d’un Asiatique indemne d’influences occidentales, que sous l’aspect d’une indécence profonde, d’une blessure à l’ordre cosmique, d’un crime absurde. Quant à la réalité, l’Oriental a connu les grands bouleversements d’empires et les révoltes. Pourtant, que le Grand Khan balaye la Chine des Song, puis que les Ming chassent les Mongols, qu’un Chandragupta usurpe le trône, qu’un Mahmud envahisse les royaumes des Rajputs et que ceux-ci se soulèvent contre lui, il ne [p. 102] s’agit en aucun cas de révolution, car la subversion vient de l’extérieur, ou vise un pouvoir étranger. La notion propre de révolution, impliquant un changement soudain, un renouvellement par l’intérieur de toutes choses et de l’Ordre lui-même, cette notion a la même extension dans l’espace et le temps que le « monde christianisé ». S’il n’y a pas le socialisme en Asie, écrivait en 1930 Henri de Man, cela tient à l’absence du christianisme. Dès ce moment, d’ailleurs, un Japonais fondait le mouvement syndicaliste dans son pays : mais c’était le chrétien Kagawa. Depuis lors, nous avons assisté à l’extension du communisme dans l’Asie. Mais prenons l’Inde : les premiers touchés par l’idéologie marxiste ont été les intellectuels éduqués en Angleterre et les populations très anciennement christianisées de la côte du Malabar. Prenons la Chine : le père de sa révolution fut le converti Sun Yat-sen, protestant fanatique à ses débuts…

Tout porte à rattacher le phénomène de la révolution à quelque qualité ou défaut spécifique de l’Occident, ou de sa religion.

De fait, le christianisme nous offre le type même du changement brusque et radical, mais survenant de l’intérieur : la conversion, l’éblouissement du chemin de Damas où Saul de Tarse devient l’apôtre Paul. Révolution et conversion ont le même sens : c’est se retourner complètement. Dans les deux cas, se produit une crise brusque et rapide, un processus de mort et renaissance, qui revêt la violence d’une catharsis : « Les choses vieilles sont passées, dit saint Paul ; voici, [p. 103] toutes choses sont devenues nouvelles. » Et les chefs de nos révolutions promettent des « choses nouvelles » par un brusque avènement. Dans les deux cas, la subversion de l’ordre ancien s’opère par un double mouvement : le rejet violent des « choses vieilles », l’institution d’un ordre neuf. Le converti rejette la Loi, morte pour lui — c’est le moment anarchisant — mais aussitôt la Foi l’engage dans l’obéissance de l’Église — et c’est le moment instituant, communautaire. L’irruption de la foi dans une vie figure donc le modèle spirituel de toute révolution occidentale.

Mais il y a plus. Le christianisme apporte au monde les valeurs qui animeront plus tard l’idéal révolutionnaire (lequel va les changer en revendications) : l’exigence d’une justice universelle et non plus relative à la caste ou à la classe ; l’exigence de la liberté pour tout homme, quel que soit son rang ; le conflit de ces deux exigences, qui est la source à la fois de l’instabilité de nos régimes politiques et sociaux et d’une recherche perpétuelle du vrai civisme, inconnue dans les sociétés closes et sacrées ; enfin, l’idée de la mission reçue ou vocation, transcendante par rapport à la morale commune et aux « intérêts de l’État ». Ainsi, le type du révolutionnaire européen se détache sur le fond d’une foi qui tient la liberté et l’action prophétique pour plus vraies que l’Ordre du Monde et l’obéissance aux lois sacrées.

Enfin, l’apparition du Christ et le triomphe de l’Église en Occident ont provoqué dans l’évolution occidentale une discontinuité, un traumatisme exemplaire : [p. 104] on dit « avant J.-C. » et c’est l’Antiquité, « après J.-C. » et c’est une ère nouvelle, comptée à neuf. Toutes nos révolutions s’en souviendront. L’Orient n’a pas connu pareille coupure des temps, — cette coupure de l’histoire en deux, qui a fait l’Histoire. L’Asie du Sud a duré jusqu’à nous dans la continuité vivante de ses passés, dont nul n’est aboli ni privé de ses temples. Elle évoque l’idée d’une Europe où vivraient encore sous nos yeux, dans nos villes et dans nos campagnes, avec leurs rites et leurs idoles et leurs fidèles, Zeus, Aphrodite et Diane, les mystères d’Éleusis, la Grande Déesse, les cultes initiatiques, l’Odin des Scandinaves et le Dispater des Celtes, les courants de pensées judaïques et arabes, iraniens et manichéens, et vingt écoles métaphysiques simultanées, sans primauté, ni succession, ni exclusives. En revanche, la scission nette qu’opéra le christianisme dès son établissement officiel dans l’Empire a créé pour l’Europe un précédent qui ne cesse de hanter son histoire.

Conversion, valeurs « subversives », discontinuité historique, ces trois faits paraissent décisifs. Mais leur constatation n’explique pas tout. Et par exemple : le passage de la conversion à la révolution, c’est-à-dire du modèle spirituel au phénomène politique et social ne semble pas aller de soi. Il paraît même douteux que les premiers chrétiens se soient conduits en « révolutionnaires » au sens moderne de l’expression. Certes, l’Église, organisant les groupes de convertis créait un type nouveau de relations entre les hommes. Elle [p. 105] instituait un nouvel ordre qui bientôt prendrait la relève de l’Empire défaillant. Mais les premiers chrétiens sont restés « conformistes » à l’égard des pouvoirs établis. On ne les voit pas s’en prendre au régime impérial ni à l’institution de l’esclavage, par exemple36, lesquels ne seront pas abolis pour des raisons théologiques, mais militaires dans le premier cas, techniques dans l’autre. Enfin, là même où le christianisme a prouvé sa puissance de subversion, l’on s’avise d’une contradiction flagrante entre la « révolution chrétienne » des premiers siècles et les autres révolutions qui ont versé dans son ombre « un sang impur ». L’Église, en effet, se fondait sur la réalité des hommes transformés par la foi. Elle n’avait pas pour but de convertir la société, mais d’unir en un corps les convertis. Et c’est accessoirement qu’elle a pu contribuer à modifier certaines structures sociales décidément incompatibles avec sa conception de l’homme37. Nos révolutions tentent l’inverse : partant de l’utopie d’un ordre théorique qu’il faut imposer [p. 106] par la force, elles s’imaginent qu’il en résultera nécessairement un « homme nouveau » plus libre ou plus heureux.

Si l’on veut rendre compte à la fois de ces coïncidences et de ces contradictions, il faut remonter à notre dialectique de la personne.

Ce n’est pas la personne qui se détache d’abord du corps magique de la tribu, mais c’est l’individu profanateur. Celui-ci fonde une cité dont il édicte les lois et les contrats. Mais lorsque la tricherie civique et politique en vient à dominer dans la cité, et que l’individu ne se sent plus encadré ni relié, le vide social appelle un ordre autoritaire. Ici peut naître la révolution.

Deux formules d’ordre sont en effet concevables à ce moment. Il y a l’Église et sa fraternité fondamentale dans l’amour du prochain et du même Père. Il y a le Parti (mouvement, club, ou faction) et sa camaraderie conditionnelle38 dans la lutte contre l’ordre établi. L’Église est obéissance au Libérateur éternel, mort pour nous mais présent dans la foi, cette « ferme assurance des choses qu’on ne voit point ». Le Parti au contraire est aux ordres d’un chef dont la présence visible et matérielle est confirmée sur tous les murs ; il réclame lui aussi la foi des militants dans un monde idéal et futur, mais cette foi n’est gagée que sur le sacrifice et la mort de ses [p. 107] adversaires. On entre dans l’Église parce qu’on est converti, donc changé ; mais on entre dans le Parti pour changer le monde d’abord et non d’abord soi-même. Il s’agit donc, dans le cas du révolutionnaire, d’une conversion non pas de l’être mais du faire ; et de plus, déléguée à l’action collective. L’individu imite le saut de la conversion, mais au lieu de se retrouver une personne engagée, il est devenu le soldat politique embrigadé.

Que le Parti révolutionnaire soit une exacte parodie (consciente ou non) de l’Église chrétienne, voilà ce que notre temps ne peut plus mettre en doute. Nazisme et stalinisme ont eu leur pape et leur infaillibilité, leurs hiérarchies, leurs ordres, leurs cultes et leurs dogmes, et leur Inquisition, plus efficace que l’autre dans l’épuration de l’hérésie jusqu’aux derniers replis du cervelet. Saint-Just était un enfant de chœur, comparé à ces Philanthropes, sinon par l’intention, du moins par le succès. Il n’a pas disposé des mêmes télécommandes, et ses missi dominici n’allaient qu’à cheval. Mais sa Terreur valait les purges communistes, et son « cléricalisme » fut sans tache.

Toutefois, les églises politiques ne copient de l’Église que ce qu’elle a de moins chrétien. Aucun des traits communs qu’on vient d’énumérer n’est proprement évangélique. C’est l’ambition théocratique, non l’Agapè, qui hante les doctrinaires de la révolution, et les conduit au césaropapisme. Ambition bridée dans l’Église par sa vocation transcendante et par le recours direct de l’âme à Dieu. Mais qui peut [p. 108] en appeler des arrêts d’un Parti qui incarne la Révolution ? Il n’y a rien au-dessus de lui39. Il n’y a pas de Juge pour ses crimes. Et dès lors qu’il se sait illégitime dans sa prétention à régner au nom de tous contre une moitié du peuple, le Parti vit dans l’obsession des « ennemis de la liberté », appelant ainsi ceux qui diffèrent et pourraient donc devenir ses juges. D’où la Terreur inévitable qu’il exerce, étant lui-même terrorisé. D’où le fait nécessaire et non accidentel — en dépit de l’hypocrisie des historiographes partisans — que la Révolution, mythe libertaire, est une réalité close et lugubre, une psychose de persécution, la paranoïa de l’Occident.

Qui voudrait condamner l’élan communautaire générateur de nos révolutions jugerait dans l’irréel, j’ai dit pourquoi. Mais ceux qui croient encore que ces révolutions auraient « objectivement » servi la liberté, ne font preuve que d’une belle ignorance de l’histoire. Les grandes révolutions européennes n’ont jamais renversé aucun tyran. Au contraire, elles en ont établi, de très grands et de très sanglants : Napoléon, Hitler, Mussolini, Staline. Ces tyrans n’ont été abattus que par la guerre ou par la mort. Et la plupart furent les bénéficiaires, non les victimes, de nos révolutions « libératrices ». Celles-ci n’ont triomphé que de régimes séniles, et dont la « tyrannie », si on la compare à celle des disciplines d’État qui leur ont [p. 109] succédé, fut mainte fois baptisée « douceur de vivre » non seulement par ses survivants mais par les fils de ses bourreaux.

Ici les snobs intellectuels de l’Occident — la jeunesse d’hier — jettent les hauts cris de la vertu blessée. J’attaque en fait leur religion. Non pas comme un parti adverse, mais comme une erreur pathétique. Ils rêvaient d’une communauté, sans oser la vouloir vraiment, faisant leurs dieux de ceux qui en dictaient les formules dans les termes sadiques et hautains qui ont toujours exalté les masochistes. L’éloquence crispée d’un Saint-Just40 était leur idée de la « pureté », les sentences brutales d’un Lénine leur idée de la rigueur efficace. Un certain extrémisme littéraire leur a longtemps tenu lieu de spiritualité, et ses prestiges sont loin d’être épuisés. La guillotine et les camps soviétiques font partie de la bonne conscience des sectateurs du Mythe de la Révolution. « Il faut ce qu’il faut ! », disent-ils d’un air de dure sagesse. Il leur faut cela, sans doute. Mais pour quelles fins avouables ? Rappelons-nous qu’il « fallait » ouvrir d’un coup de poignard d’obsidienne la poitrine des jeunes gens aztèques, en arracher le cœur encore tout palpitant et l’offrir au dieu, — pour qu’il pleuve. En [p. 110] vérité, le sacré n’a cure des résultats : il trouve sa preuve dans le sang.

Mais si, profanant le mythe et ses tabous, nous estimons froidement ses résultats, force nous est de constater que les révolutions européennes, sans aucune exception notable, ont abouti à renforcer la tyrannie soit d’un homme, soit d’une classe, et toujours de l’État. Adoptant les valeurs de la Passion — « La liberté ou la mort ! » s’écriaient les jacobins, et la mort était là, celle des autres d’abord, mais la Liberté se voilait — laissant ensuite se perdre dans les bureaux de l’État l’élan premier vers la communauté, les révolutions de l’Europe ont fomenté le nationalisme, cette troisième et peut-être mortelle frénésie religieuse de l’Occident.

La Nation, ou la vocation socialisée

Goethe, assistant à la bataille de Valmy, s’écriait : « De ce lieu, de ce jour, on datera l’ère nouvelle. » C’est en effet au cri de « Vive la Nation », clamé sur tout le front des troupes, que les Français durent la victoire. Remarquons que ce cri, à ce moment-là, ne signifie point Vive la France ! — pas davantage que « les Soviets partout ! » ne signifiera sous Lénine : Vive la Russie ! Il proclame un nouveau mythe. Il est comme une invocation à un dieu nouveau, une sorte [p. 111] de Gott mit uns aussitôt exaucé, puisque par ce seul cri la bataille sera gagnée.

La nation à l’état naissant, comme nous la trouvons à Valmy, c’est donc un idéal, une idéologie, le principe d’une nouvelle communauté non de naissance, mais d’avenir et de volonté. Toutefois, cette idéologie n’est pas le fait du peuple entier, mais d’un parti ; et ce parti agit par le moyen de l’État.

À l’intérieur du pays, la première tâche de l’État sera d’écraser les opposants, car la nation est religion et les religions, en Occident, ne transigent pas, du moins depuis l’apparition du christianisme. L’État se voit donc contraint de renforcer la police, de centraliser tous les éléments du pouvoir, et de transformer la justice en instrument de l’idéologie, le tout au nom de la Nation.

Mais si, à l’intérieur, l’idée de nation devient entre les mains de l’État un instrument d’oppression et de guerre civile larvée, à l’extérieur elle va devenir un instrument de guerre déclarée. Pourquoi la nation doit-elle faire la guerre ? Tout d’abord, parce que les « nations divisées en elles-mêmes conquièrent par la guerre au-dehors la stabilité au-dedans », comme le dira Hegel. Ensuite, parce que la collusion de l’État centralisé et de la nation missionnaire produit comme résultante fatale l’impérialisme : et voici la France napoléonienne. L’idéologie de la nation est par essence conquérante : elle veut apporter la Liberté aux autres peuples, sous la contrainte des baïonnettes.

Mais voici que la guerre nationale, menée par les [p. 112] soldats « libérateurs » de la Révolution et de l’Empire, loin de faire triompher dans toute l’Europe l’idéologie unitaire des jacobins, va susciter des nationalismes rivaux. Et c’est dans le pays qui aura subi le plus durement l’agression napoléonienne, c’est en Prusse, que la philosophie du nationalisme va se constituer. Hegel est la contrepartie réflexive de Napoléon.

Hegel se représente la nation comme une croisade pour l’idée. « Ce ne sont pas les déterminations naturelles de la nation qui lui donnent son caractère, mais c’est son esprit national. » (On voit que nation et Patrie diffèrent pour lui comme esprit et nature.) Cet esprit national est « un individu dans la marche de l’Histoire. » Il se fait par sa propre activité, s’épanouit, atteint sa pleine vigueur en s’opposant (donc par la guerre), puis fatalement décline et meurt. « Chaque peuple mûrit un fruit ; son activité consiste à accomplir son principe, non à en jouir… Chacun a son principe auquel il tend comme à sa fin. Une fois cette fin atteinte, il n’a plus rien à faire dans le monde. » Et encore : « À chaque époque domine le peuple qui incarne le plus haut concept de l’Esprit. »

Voici donc les peuples élevés à la dignité d’intentions particulières de l’Esprit mondial, mais en même temps les voici privés, sous peine de « nullité politique » de la permission de vivre en paix, de « végéter », précise Hegel, dans le bonheur et sans histoire. Nous assistons au transfert décisif de l’idée de vocation, passant des personnes aux nations.

[p. 113] Mais cet État-nation, une fois doué de toute la personnalité dont il tend à priver les hommes réels, comment va-t-il se comporter dans le monde ? L’idéal primitif de la nation, confisqué par l’État français, a conduit à des guerres d’agression. Celles-ci ont fait surgir d’autres nationalismes, qui vont revendiquer à leur tour le droit de dominer l’époque. À cette fin, chacun prétendra qu’il incarne « le plus haut concept de l’Esprit ». Pour la France, ce seront les « immortels principes ». Pour la Prusse, l’idée de l’État. Pour l’Angleterre, la maîtrise des mers. Pour la Russie, un messianisme despotique. Les petits pays se borneront à invoquer leurs traditions, leur folklore, ou même leur langue : c’est ainsi qu’on a vu dans notre siècle la Norvège, la Turquie, l’Irlande et Israël restaurer artificiellement une « langue nationale », parfaitement oubliée ou synthétique, afin de mieux prouver leur raison d’être. Nationalisme de reflet, d’imitation, parfois plus proche du vrai patriotisme, mais tout aussi jaloux et même hargneux que celui des grands voisins. Aucun de ces « concepts de l’Esprit » ne parvenant à s’imposer, aucune nation ne dominera longtemps, mais aucune n’en tirera la conclusion, une fois vaincue, « qu’elle n’a plus rien à faire au monde ». Chacune se dira « souveraine », à l’imitation des rois absolus qui n’avaient de comptes à rendre qu’à Dieu seul — mais il n’y a plus de Dieu au-dessus des nations. Le droit divin [p. 114] se traduit donc par le droit de l’État le plus fort. Celui-ci ne connaît plus d’autres obligations que les contrats passés avec ses concurrents, alliances ou traités de commerce révoqués dès qu’ils ne payent plus. C’est ainsi qu’une demi-douzaine d’États gangsters, follement susceptibles, dépourvus de tout scrupule communautaire, main dans la poche, prêts à tirer, vont essayer de faire la loi en Europe. On parlera beaucoup de « concert des nations », et de « droit international », mais il est clair que ces États-nations-Individus rendent tout ordre international impossible en principe, et par définition, puisqu’ils n’acceptent aucune instance supérieure à leurs « droits » et limitant leur « absolue souveraineté ». Pendant cent ans, l’Europe qui se croit rationnelle vivra sur cette absurdité fondamentale. En 1914, elle en mourra.

Mais comment cette absurdité a-t-elle pu triompher pendant un siècle et plus ? En singeant la religion et son enseignement, en devenant elle-même une source de sacré. L’Aigle, les Trois Couleurs et le Petit Chapeau jouent au début le rôle du labarum, du crucifix et de la mitre. Les cérémonies viendront plus tard, avec les monuments aux Morts et le culte du Soldat inconnu. Pour la piété et la morale nouvelle, les poètes populaires et l’instruction publique obligatoire se chargeront d’en rédiger les hymnes et le catéchisme. Cette religion nationale, que l’on a comparée très justement au shintoïsme, n’attaquera même pas le christianisme, elle se contentera de l’annexer dans les occasions décisives. Certes, l’esprit national est un dieu [p. 115] bien réel, et que l’on croit vraiment, puisqu’il peut exiger le sacrifice de la vie même des citoyens. Mais que nous offre-t-il en échange de nos vies ? Une certaine communion vague et puissante, qui permet à l’individu de dépasser son horizon restreint, de s’affranchir de ses soucis privés (en temps de guerre), de se sentir comme transporté dans une espèce de transcendance. À vrai dire, il s’agit encore d’un égoïsme, mais tellement élargi qu’il en devient vertu. On l’enseigne dans les écoles sous le nom de « patriotisme ». Il est admis que tout orgueil, toute vanité, et jusqu’aux vantardises les plus stupides deviennent licites et honorables, dès qu’on les met au compte de la nation où l’on a pris la peine de naître. Ce que nul n’oserait dire de son moi, il a le devoir sacré de le dire de son nous.

Pourtant, cette religion demeure bien incapable d’animer l’existence tout entière de l’homme. « L’orgueil national est loin de la vie quotidienne », remarque Simone Weil. La nation est un dieu lointain, qui demande beaucoup plus qu’il ne donne, infiniment plus, à l’absurde. Principe de haine plus que d’amour, la nation revendique des absolus dont il est manifeste qu’elle est spirituellement indigne et matériellement incapable : celui de la souveraineté sans limites, par exemple, qui est un des attributs de Dieu ; ou celui de l’éternité, au mépris de toute vraisemblance. La « France éternelle », « l’Allemagne immortelle » sont des expressions courantes en temps de guerre. Cette rhétorique émeut des millions d’hommes, [p. 116] qui en oublient du même coup leurs rudiments d’histoire.

J’ai dit que la frénésie pseudo-religieuse du nationalisme pouvait être mortelle à l’Occident, et je vois deux raisons considérables pour le craindre.

La première, c’est que les contradictions essentielles entre la souveraineté absolue et la paix, entre l’État-nation et la liberté, entre le sacré national et la foi chrétienne, etc., contradictions qui ont éclaté dès 1914, affaiblissent non seulement l’Europe démoralisée par les guerres, mais aussi l’Occident tout entier. L’absence d’unité européenne, en effet, déséquilibre le groupement atlantique et menace de livrer la moitié du monde à l’hégémonie des États-Unis. Ceux-ci n’ont pas souhaité cette responsabilité, et ne sont pas équipés pour l’exercer : c’est par là qu’ils différent profondément de Rome, devant cette Grèce agrandie que figure assez bien l’Europe. Une Europe américanisée gagnerait en stabilité, mais perdrait le sens profond de son Aventure. Chacun le sent et le redoute obscurément. Si l’on me demande pourquoi, je répondrai par cette phrase qui est la parabole biologique d’une vérité fondamentale de l’esprit : « Toute plante qui souffre a tendance à produire fleurs et fruits41 » (Un peu plus de souffrance et elle se dessécherait ; plus du tout, son feuillage et sa tige embelliraient, mais aux dépens de la saveur des fruits.) À cette même crainte se rattache celle de voir s’évanouir, avec l’Europe, la [p. 117] meilleure chance d’un vrai dialogue illuminant entre l’Occident et l’Orient.

Or voici justement ma seconde raison : c’est que l’Asie tout entière est menacée de « prendre » notre fièvre nationaliste. Certains pays en font une crise, encore bénigne, contrecoup du départ des Blancs. D’autres cèdent au virus méthodiquement disséminé par les propagandistes de Moscou. C’est ainsi que nous voyons la Chine s’occidentaliser dans le pire sens du terme, au lendemain d’une révolution certes réelle mais importée.

Il en va du nationalisme occidental « attrapé » par les peuples de l’Orient comme de notre rhume de cerveau, souvent mortel aux Polynésiens. Le nationalisme en Europe s’est trouvé partiellement neutralisé par la durable résistance des groupes locaux et des diverses internationales politiques et professionnelles. Ces réflexes de défense du corps social ne s’exerçant pas en Orient, la maladie nationaliste peut y prendre demain une virulence inouïe. Tout cela va se retourner contre notre Occident, au moment même où il commence d’entrevoir l’étendue de sa propre folie et d’en chercher la cure qu’il peut seul inventer.

La révolte contre la liberté

Passion, Révolution, Nation : ces trois maladies spécifiques sont les « signes particuliers » de la fiche [p. 118] de l’Europe au dossier de l’Histoire. Mais ce ne sont pas seulement des maladies fiévreuses, ce sont aussi des hérésies ; vérités dévoyées, isolées de l’ensemble où elles se composaient dans une tension commune vers la résolution toujours fuyante. Toutes les trois sont le résultat d’une transposition abusive de réalités spirituelles soit sur l’individu, soit sur la société. Toutes les trois sont mortelles et liées à la mort par une complicité originelle. Nous le savons, ou du moins le pressentons. Mais nous reculons aussi devant l’imagination de leur guérison soudaine d’un coup de baguette magique. Couper ces fièvres aurait un effet dévastant : ne serait-ce pas nous vider d’une affectivité qui est devenue la saveur et le sens mêmes de la vie pour des millions de nos contemporains, et des meilleurs ?

Elles menacent notre paix, et plus encore l’existence même de l’Occident. Et pourtant l’Occident sans elles apparaît presque inconcevable. C’est qu’elles tiennent aux motifs les plus profonds de notre situation dans l’Histoire ; à la genèse de toute notre Aventure. Elles sont les longues erreurs inséparables de la périlleuse Odyssée dans laquelle nous sommes nés embarqués.

Un dernier trait commun à toutes les trois achèvera de mettre en lumière leur relation congénitale au christianisme. Elles ressuscitent parmi nous le sacré, c’est-à-dire cet instinct religieux que la foi véritable transcende. Elles mesurent la dérive de l’homme occidental quand il cesse de marcher à l’étoile. Elles illustrent trois formes d’une seule et même révolte [p. 119] contre le But dernier de l’Aventure, qui ne peut jamais être saisi que par la foi.

Le christianisme se distingue de la plupart des autres religions par ce fait qu’il semble impossible à ses fidèles de satisfaire pleinement ses exigences. Voilà ce qui a mis en marche l’Occident et allumé sa soif inextinguible. Mais quand l’homme en vient à sentir qu’il ne pourra jamais atteindre au but final s’il n’accepte pas en même temps que la Grâce subvienne à sa débilité et qu’ainsi le salut soit donné par Dieu seul, il se jette vers des buts plus prochains et sensibles. Mouvement essentiellement intempestif, — niant le temps, l’attente, les conditions données et substituant impatiemment à l’objet de son espérance celui d’une immédiate jouissance. La même ardeur l’anime, le même élan de foi, mais il croit voir soudain le but tout proche : il le touche de ses mains, il l’embrasse, et il croit embrasser l’Absolu, parce que sa soif n’attendait rien de moins. Mais semblable aux amants tragiques de la légende, avec ce philtre enthousiasmant qui annule le Temps, il a « bu sa destruction et sa mort ».

Sacraliser des buts qui ne sont pas le But, c’est la formule de la révolte occidentale. Révolte contre l’Église, qui avait offert le type d’une société d’amour et de fraternité, mais n’a pas pu l’actualiser — c’est le Scandale. Il en reste cette soif d’une vraie communauté qui déclenche les révolutions et qui entretient le culte de l’idole nationale. Révolte contre l’Amour de Dieu et du prochain, qui était le commandement remplaçant [p. 120] toute la Loi, et l’on voudrait mais on ne peut pas s’y conformer ; pourtant le besoin subsiste de se donner sans réserve, d’aimer dans la totalité de l’être, jusqu’au sacrifice éperdu. Alors je ferai d’Iseut l’absolu du désir, et elle le sera tant qu’un obstacle réel ou non entre elle et moi, même embrassés, empêchera l’Absolu d’échouer dans la durée.

Devant l’impossible défi, l’homme dit : c’est trop pour moi, mais je ne saurais plus vivre et ressentir ma vie sans cet appel intime. Il pense alors : c’est Dieu qui doit être trop faible pour me contraindre à l’obéissance et à l’amour. La révolte ne se lève jamais contre la force à son zénith. Mais, d’un pouvoir qu’on tient pour affaibli, toute exigence est ressentie comme un « abus ». Ainsi toutes nos révoltes imitent, même sans le savoir, le dépit de l’amour qui dresse contre le Père les enfants qu’il n’a pas contraints à la vertu. Le Dieu du christianisme a laissé l’homme libre de pécher ou de croire au pardon. L’homme se révolte alors contre cette liberté radicale et vertigineuse, au nom d’une liberté qu’il rêve à sa mesure ; et ce rêve incarné devient une tyrannie.

Passion, révolution, nation : certains ont cru que leur empire sur nos esprits mesurait ce qu’on appelle bien à tort la « dé-christianisation de l’Occident ». On voit maintenant qu’il n’en est rien. L’Occident comme ensemble historique n’a jamais été converti, et il ne saurait l’être, en vérité, du seul fait qu’il n’est pas une personne. Mais le ferment du christianisme originel, son exigence de l’absolu réalisé dans cette vie limitée, [p. 121] dans ce temps qui nous fuit, dans cette chair impérieuse et débile, n’a pas cessé de travailler les âmes depuis vingt siècles. Nos « erreurs » font partie de la Quête, en ce sens qu’elles procèdent de son élan et le propagent en des régions nouvelles de l’âme, même lorsqu’elles en oublient le vrai but et l’enjeu. Ainsi les hérésies jaillissent de la vraie foi, et s’en écartent, mais disséminent dans des millions d’esprits inatteints par l’orthodoxie certaines formes mentales, certains modes d’expression, certains types d’expérience spirituelle que la foi seule a pu créer, et qui l’attendront désormais de toute la force d’une inconsciente nostalgie. Et c’est pourquoi notre psyché occidentale, ayant subi durant des siècles les atteintes toujours plus pénétrantes de la passion individuelle et collective, pourrait bien se révéler à l’analyse intime comme plus et mieux « christianisée » dans ses structures qu’elle ne l’était avant le xiie siècle. D’où l’on ne saurait conclure, en poussant à l’absurde, que l’incroyant moderne est plus « chrétien » que ne pouvait l’être un paroissien naïf du Moyen Âge, mais seulement que la dialectique formelle de la personne est plus profondément active qu’on ne le pensait naguère dans l’âme de nos contemporains même incroyants, et ne cesse de s’étendre à des régions nouvelles de notre existence profane.