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Chapitre VI
L’expérience de l’espace

D’un cosmos qui n’a plus de centre

Parmi les plus anciennes mappemondes dessinées en Europe et qui subsistent de nos jours, celle d’Ebstorf (fin du xiiie siècle) et celle de Richard de Haldingham (vers 1300) placent en leur centre exact Jérusalem. La Méditerranée et ses environs — l’Europe à gauche, l’Afrique à droite — occupent un peu plus de la moitié inférieure de la carte. L’Asie, presque réduite au Proche-Orient, occupe le reste de la moitié supérieure. Point d’océans.

En 1450, la « Mappemonde catalane » de Modène place au milieu une Méditerranée encombrée d’îles, mais la ramène à sa forme réelle, et dilate les trois continents jusqu’à la moitié environ de leurs vraies dimensions.

Cent ans plus tard, la mappemonde de Tramezzino [p. 144] indique les cinq continents et les océans. Enfin, en 1597, la carte figurant dans la Universale descrittione di tutto il monde, de Giuseppe Rosaccio, donne les justes proportions et contours des terres et mers telles que nous les connaissons.

Deux révolutions considérables se sont donc produites en trois siècles dans l’image de la Terre que les Occidentaux se formaient à partir de leur métaphysique et leur idée du réel, corrigées par quelques observations. La première révolution substitue l’Europe méditerranéenne au symbole de Jérusalem comme centre du monde ; et la seconde supprime toute apparence de centre, soit religieux, soit géographique.

Un peu plus tard, les premiers astronomes vont décentrer cette Terre elle-même, dont Magellan vient de faire le tour. Il faudra quelque quatre-cents ans pour que l’Europe digère ces découvertes. Et personne ne peut dire à quel moment la Chine et l’Inde les ont connues par nous : ces civilisations rêvaient certainement d’autres choses, plus essentielles peut-être, mais différentes.

Toute la Terre aujourd’hui découverte (à très peu de régions près, bien cernées), l’homme s’y sent à l’étroit et se met aussitôt à calculer l’exploration possible d’autres planètes, cousines germaines à x années-lumière. Ceci dans un cosmos dont notre galaxie n’occupe qu’un coin perdu, comme le sont tous les autres : car le centre est partout et nulle part, dans l’espace inimaginable défini par l’astrophysique.

La découverte et la relative acceptation du temps [p. 145] linéaire (et non plus cyclique) de l’Histoire se trouvent liées, en Occident, à la découverte et à l’acceptation de l’Espace, et cela par paliers brusques dans quelques esprits, d’une manière lente et progressive dans l’âme collective. La première découverte a précédé la seconde de plusieurs siècles, mais elle en a bénéficié en retour, l’exploration de l’espace terrestre nous ayant révélé récemment des civilisations d’une antiquité insoupçonnée, et l’exploration de l’espace cosmique nous habituant à des mesures de temps d’un type nouveau. Et finalement, la conception d’un espace-temps, au xxe siècle, vient confondre les deux mouvements dans un même mode d’appréhension de l’univers par notre esprit.

La terre, une découverte européenne

Il est facile de constater que l’exploration systématique de l’espace terrestre et cosmique fut entreprise par les Européens, et par eux seuls, et qu’elle devint, dès le xvie siècle, l’un des aspects les plus frappants de l’Aventure occidentale. Mais il paraît moins simple d’expliquer ce grand fait, et de le rattacher d’une manière convaincante à tel ou tel des traits originaux de la psyché européenne. Essayons de cerner la question.

Pourquoi les Chinois, les Indiens, les Africains, et [p. 146] les Aztèques n’ont-ils pas eu l’idée d’aller regarder ce qui existait au-delà de leur monde ? Si l’on répond qu’ils n’en avaient pas les moyens, pourquoi les Européens seuls ont-ils réussi à se les procurer ? Si l’on constate, au contraire, que d’autres peuples que les Européens possédaient ces moyens depuis longtemps, pourquoi n’en ont-ils fait qu’un usage régional ? Les Dravidiens avaient dominé la mer du Bengale, conquis et dépassé l’Indochine. Les Hindous étaient en relation avec l’Afrique grâce aux navigateurs arabes, et avec la Chine grâce aux navigateurs javanais. D’énormes jonques chinoises, capables de transporter 1300 marins, soldats et passagers, assuraient au xive siècle les communications entre Calicut et la Chine ; elles avaient même poussé jusqu’au golfe Persique. Mais ce sont les Portugais qui, au xvie siècle, venant de très loin et allant bien au-delà, ont accaparé au passage tout ce trafic maritime. La flotte arabe était très supérieure à celle des Ibériques au xve siècle, mais ce sont pourtant ces derniers qui ont réussi les premiers tours du monde. Il serait vain de chercher à toutes les civilisations non européennes un commun dénominateur expliquant cette carence relative de leur curiosité. On aura plus vite fait de scruter les raisons de l’avidité unique dont l’Occident fit preuve.

Les raisons « matérielles » chères au siècle passé, raisons géographiques, démographiques ou techniques, sont de toutes les moins convaincantes : certaines vaudraient autant ou plus pour le Japon, et d’autres pour l’islam ou l’Insulinde.

[p. 147] Les raisons tirées du caractère des divers peuples dont les traditions alimentent l’Occident, paraissent plus séduisantes. Curieux et téméraires, les Grecs nous ont légué le mythe des Argonautes et l’Odyssée. Dans la quête de la Toison d’or comme dans l’aventure d’Ulysse, les motifs du salut et de la volonté de puissance, de l’or mystique et de l’or commercial, de la conquête et de la connaissance, se mêlent déjà comme ils le feront plus tard dans la genèse de l’équipée vers l’ouest. Il se peut également que les Hébreux — Palestiniens et Phéniciens — nous aient transmis leur inquiétude vagabonde et quelque chose de cet esprit d’exode dont on ne sait s’il procède davantage de leurs tribulations ou de leur foi. Quant aux Romains, nous tenons d’eux, sans nul doute, cette volonté d’étendre au monde entier nos lois, et d’occuper les lieux que nous découvrons, loin de nous y conduire en hôtes de passage respectueux de coutumes différentes des nôtres : cette passion colonisatrice a pu soutenir la passion « grecque » ou « judaïque » d’une quête pour l’amour de la Quête.

Les raisons historiques enfin sont bien connues : la principale fut le barrage massif établi par l’islam entre l’Asie et nous, forçant nos énergies à se tourner ailleurs, vers le sud africain d’abord, puis soudain vers l’Ouest inconnu, pour aller rejoindre à tout prix l’objet d’une nostalgie d’ailleurs fort ambigu, et qu’on nommait alors « les Indes ». Mais ce même défi de l’islam n’a pas poussé les peuples de l’Asie à rechercher le contact avec l’Europe… Les raisons historiques [p. 148] sont donc insuffisantes. Restent les raisons religieuses.

Il y a la foi d’abord et son premier modèle : Abraham partit « sans savoir où il allait », obéissant à une vocation aussi obscure qu’impérieuse. Mais de cette foi découle une vocation missionnaire : « Allez et évangélisez toutes les nations. » Or les chrétiens comprirent très vite que l’expression « toutes les nations » désignait autre chose et davantage que le Totus orbis terrarum jadis civilisé par l’hellénisme. Dès le iiie siècle, la côte indienne du Malabar reçoit des missionnaires chrétiens : les voyages de Thomas l’Apôtre (en 52) puis de Mar-Thomas sont peut-être une légende, mais l’Église jacobite est une réalité, perpétuée jusqu’à nos jours. Au vie siècle, ce sont des moines qui rapportent à Byzance les premiers vers à soie du fabuleux pays de « Serinda », quelque part en Extrême-Orient. Dès la première moitié du viie siècle, la Chine des Tang est évangélisée par des pèlerins nestoriens ; elle se couvre d’églises et d’évêchés, lointains précurseurs de ceux avec lesquels l’envoyé du pape auprès du Grand Khan de Karakorum, le moine Jean du Plan Carpin, essaiera de nouer des relations en 1245. Et quant à l’Amérique précolombienne, les présomptions sont fortes en faveur de la thèse qui veut que des chrétiens nordiques et irlandais aient apporté leur foi, leurs symboles et leurs rites aux populations autochtones du Canada, du Michigan, du Mexique et du Pérou, et cela peut-être dès le xe siècle, s’il faut en croire les vieilles chroniques de l’Islande. Comment [p. 149] expliquer autrement l’accueil fait aux conquistadores ? L’empereur aztèque reçoit Cortés comme l’avatar du dieu Quetzalcoatl : c’est que ce dieu, selon la légende sacrée, avait peau blanche et barbe blonde, venait de l’Est porteur d’une bonne nouvelle dont le symbole était la croix, et prédisait « que des hommes blancs semblables à lui viendraient un jour de l’Est, par la mer » et régneraient alors sur le Mexique49. Pour des raisons tout analogues, l’Inca du Pérou se soumet à Pizarro, croyant reconnaître en lui le dieu Viracocha, dont la légende voulait aussi qu’il ait été porteur de croix et qu’il ait baptisé par aspersion… La vraie mission aurait donc précédé de plusieurs siècles, là encore, les conquêtes militaires et commerciales entreprises par les rois d’Europe « au nom du Christ »…

Tous ces motifs éclairent diversement les arrière-plans d’un fait irréfutable : c’est l’Europe seule qui a découvert la Terre entière, et jamais aucun autre peuple, pendant la période historique, n’est venu « découvrir » l’Europe.

Mais comment expliquer ce phénomène unique à partir de ces « causes » variées ? Un exemple précis va nous permettre de surprendre à l’état naissant le passage des options fondamentales de l’homme à son action concrète dans l’histoire : c’est l’aventure absurde et magnifique du parangon des « découvreurs », Christophe Colomb.

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Le rêve occidental

Les facteurs religieux et civilisateurs dont la combinaison fit l’Occident : la Grèce, le judaïsme, Rome et la foi chrétienne, les voici revenus à l’œuvre en un seul homme, dans cet Ulysse au cœur chrétien, d’origine juive, qui sera fondateur d’Empire. Et son vrai nom est Cristóbal Colón50. Son vrai nom selon l’état civil, sinon de Gênes où il est né, mais de la Castille qui le fera vice-roi des Indes, Grand amiral de la mer Océane. Et surtout, son vrai nom selon sa vocation. Car ainsi que l’écrit son premier biographe, l’évêque Bartolomé de las Casas, « cet homme illustre voulut s’appeler Colón… mû par la volonté divine qui l’avait choisi pour réaliser ce que son nom et son prénom signifiaient. La Providence veut que les personnes qu’Elle désigne pour servir reçoivent des noms et prénoms en accord avec la tâche qui leur est confiée… Il reçut donc comme prénom Cristóbal, c’est-à-dire Christum ferens, qui veut dire porteur de Jésus-Christ, et c’est ainsi qu’il signa souvent ; car en vérité il fut le premier à ouvrir les portes de l’Océan pour y faire passer notre Sauveur Jésus-Christ vers ces [p. 151] pays et royaumes lointains jusqu’alors inconnus… Son nom fut Colón, c’est-à-dire repeupleur, nom qui convient à celui grâce à qui tant d’âmes, par la prédication de l’Évangile, sont allées repeupler la cité glorieuse du ciel. Il lui convient aussi pour autant qu’il fut le premier à faire venir des gens d’Espagne (quoique pas ceux qu’il eût fallu) pour fonder des colonies ou populations nouvelles qui, s’établissant à côté des anciens habitants, constituent une nouvelle république heureuse et chrétienne. »

N’a-t-on pas assez répété que l’évangélisation des nations découvertes n’avait été pour l’Occident que le « prétexte » à conquérir les Amériques ? La vie du découvreur démontre le contraire : de même que dans son nom Cristóbal précède Colón, la passion de la croisade et de la mission chrétienne ont précédé et seules permis l’expédition qui devait aboutir à la conquête. Des rêves fous, nourris d’erreurs et d’hypothèses extravagantes, c’était tout ce que Colón offrait aux princes d’Europe ; et les rois catholiques de Castille-Aragon furent enfin convaincus par son délire mystique, mais non point par l’idée de fonder un Empire.

En effet, l’objectif de Colón n’était pas de conquérir une Amérique dont il n’a jamais cru qu’elle existât, mais de trouver une route vers l’Inde et le Cathay qu’il croyait assez proches à l’Ouest, de convertir leur prince, qu’il croyait être le Grand Khan, et de rapporter assez d’or pour payer une nouvelle croisade, et ainsi délivrer Jérusalem. Ces motifs religieux ne furent [p. 152] pas seuls en cause dans son projet mégalomane, ni dans l’esprit de Ferdinand et d’Isabelle ; mais étant seuls vraiment communs aux deux parties, ils furent aussi, et par là même, seuls décisifs : « Car c’était la fin et le commencement de l’entreprise, qu’elle dût conduire au développement et à la gloire de la religion chrétienne », comme il l’écrit dans son journal du 27 novembre 1492, ayant atteint les Bahamas et se croyant près de la Chine.

Tous les ressorts de l’Aventure occidentale, nous les voyons se tendre dans cette vie exemplaire, durant les seize années de dures humiliations qui séparent le naufrage devant Lisbonne du départ des petites caravelles au matin de Palos de Moguer. Toutes les ambiguïtés de nos motifs profonds et de nos fins humaines sont là.

Il y a certes la foi d’Abraham : Colón l’exalte en un passage sublime de sa lettre aux Altesses, datée « des Indes, en l’île de la Jamaïque, le 7 juillet 1503 ». Se voyant en péril extrême, seul sur le pont, d’un bateau rongé de vers et menacé par les Indiens, il appelle ses compagnons restés dans l’île :

… moi, très seul à l’extérieur, sur une côte aussi sauvage, avec une si forte fièvre, dans cet état ; tout espoir d’en réchapper étant mort ; […] d’une voix effrayée, pleurant et en grande hâte, j’ai appelé les maîtres de guerre de Vos Altesses, aux quatre vents, au secours ; mais ils ne m’ont pas répondu. Épuisé, je me suis laissé aller au sommeil en gémissant : j’ai entendu une voix très compatissante qui me disait : [p. 153] Oh, sot, homme lent à croire et à servir ton Dieu, le Dieu de tous ! Qu’a-t-il fait de plus pour Moïse et pour David Son Serviteur ! Depuis ta naissance, Il a toujours pris grand soin de toi. Quand Il t’a vu d’un âge qui Le satisfaisait, Il a donné à ton nom un retentissement merveilleux sur la Terre. Les Indes, qui sont une partie du monde si riche, Il te les a données comme tiennes ; tu les as données à qui tu voulais et Il t’a donné pouvoir d’en faire ainsi. Des entraves de la mer Océane, qui étaient nouées avec de si fortes chaînes, Il t’a donné les clés ; et tu as été obéi en de nombreuses terres et tu as acquis grand honneur et renom parmi les chrétiens ! Qu’a-t-il fait de plus pour le peuple d’Israël quand Il l’a conduit hors d’Égypte ? Ou pour David que de la condition de berger Il a élevé au rang de roi de Judée ? Tourne ton visage vers Lui et connais enfin ton erreur : Sa merci est infinie : ton âge ne sera pas un obstacle à de grandes choses : Il a de nombreux et très grands châteaux.

Abraham avait plus de cent ans quand il engendra Isaac, et Sarah était-elle une jeune fille ? Tu réclames une aide incertaine : réponds, qui t’a affligé tant et si souvent, Dieu ou le monde ? Les privilèges et les promesses que Dieu accorde, Il ne les rompt pas, et Il ne dit pas non plus, après qu’Il a reçu le service, que Son intention était différente et que cela devait être compris d’une autre façon, et Il ne donne pas non plus le martyre à quiconque, pour prêter de la couleur à la force pure : Il s’en tient à la lettre ; tout ce qu’Il promet, Il le tient et au-delà : est-ce [p. 154] coutumier ? J’ai dit ce que ton Créateur a fait pour toi et ce qu’Il fait pour tous. À présent, Il va te récompenser pour l’angoisse et les dangers que tu as éprouvés au service des autres. J’entendais tout dans un demi-sommeil, mais je n’avais pas de réponse à des paroles si véridiques, sauf de pleurer pour mes erreurs. Celui, quel qu’il fût, qui parlait, termina en disant : Ne crains point. Sois confiant. Toutes ces tribulations sont écrites sur du marbre et ne sont pas sans cause.

Il y a donc la foi. Mais est-elle pure ? Sans elle, il ne serait pas ce qu’il est devenu, mais n’a-t-il pas suivi d’autres appels obscurs ? L’ambition personnelle, presque démente, qui a failli faire manquer toute l’entreprise, le désir d’une gloire inouïe qui vengerait ses frères humiliés51, la soif d’un Inconnu dont les merveilles absurdes ne seront peut-être pas toutes catholiques, les complaisances passionnées qu’éveille l’idée de l’or même au cœur d’un Croisé…

Il est bon de partir sans savoir où l’on va, mauvais de rêver des voies qu’on appellera divines : fabulation du cœur de l’homme, irrépressible, mais qui peut lui faire prendre pour la voix de la foi l’injonction d’un désir innommé. Qui peut juger ? Toute aventure humaine est aussi une erreur ; celle de Colón ne fut pas moins prodigieuse que le succès qui en résulta.

Sa science de cosmographe est un complexe d’erreurs — comme le début de toutes nos sciences sans exception. Dans ses calculs de la distance par mer [p. 155] qui sépare l’Asie de l’Europe, il se trompe simplement d’un océan, le Pacifique. Trouvant la Jamaïque, il se croit au Cathay. Il se trompe également d’un quart sur la longueur d’un degré, et n’en compte que 78 pour la distance entre Lisbonne et l’Inde. Il tire ses « preuves » de l’Imago Mundi de Pierre d’Ailly, qui met encore Jérusalem, lieu de la Rédemption, « au milieu de la Terre » ; et du livre apocryphe d’Esdras, où il est dit que les mers n’occupent que la septième partie de la Terre ; et d’un mémoire secret du Florentin Toscanelli, lequel confirme ces croyances. Toutes ces preuves ne sont telles, à ses yeux, que dans la mesure où elles concordent avec son rêve et le font apparaître accessible. Cette accumulation d’erreurs d’ordres divers situant l’Inde où se trouve l’Amérique, lui permet de prévoir une terre là où, effectivement, il doit en trouver une ! Du rêve et de la foi souvent indiscernables, par l’erreur à une vérité, mais différente de celle qu’il attendait, tel fut le périple de Colon, cette parabole vivante, ambiguë et grandiose, de toute la recherche occidentale.

Les tenants attardés d’un certain historisme et de la superstition du « fait concret », ceux qui croient encore, sincèrement, que le vrai motif d’un acte est toujours le plus bas52, ceux-là « ramènent » toute l’entreprise [p. 156] des Indes à l’obsession de l’or et de la conquête. Mais ces motifs sont trop universels pour expliquer la Découverte européenne. L’amiral de la mer Océane était certes obsédé par l’Or. Pourtant l’or était loin de signifier à ses yeux ce qu’il peut signifier aux yeux de ses détracteurs. L’or était tout d’abord un symbole, comme pour l’alchimie médiévale : « Il est fort excellent », nous dit Colon, et « celui qui le possède fait tout ce qu’il veut dans ce monde et peut même élever des âmes jusqu’au Paradis ». L’or était ensuite un moyen de libérer Jérusalem. Enfin, Colón s’imaginait qu’en promettant de ramener des Indes des monceaux de métal précieux, il obtiendrait l’appui des souverains espagnols : en quoi il se trompait, car l’appui qu’il reçut fut accordé pour des motifs bien différents. Et quant à l’esprit de conquête, il est vrai que le départ de Colón suit de peu l’achèvement de la Reconquista et semble prolonger cet élan victorieux : mais sans Colon, l’énergie castillane se portait normalement vers l’Afrique. C’est l’élan de la foi dans le délire d’un rêve qui pouvait seul forcer les portes océanes, et nous ouvrir le Nouveau Monde.

Le centre du monde est dans l’homme

Jamais Colón n’a su ce qu’il avait trouvé, et que c’était un Nouveau Monde qui ne porterait même pas [p. 157] son nom. Il n’a connu que son mouvement vers l’inconnu. Mais la trouvaille importe peu, c’est le mouvement qui dure en nous et qui ne cesse de rendre nouveau le monde que nous ne cessons de découvrir. Sommes-nous vraiment conscients, à notre tour, de la nature et de la portée de nos découvertes ? Que signifie le mythe américain dans cette recherche indéfinie qui nous transforme ?

Le produit brut de l’entreprise des Espagnols fut l’or, aussitôt lié à l’esclavage. Et pour ceux qui n’aiment pas l’Amérique, de nos jours, USA signifie dollar et travail parcellaire à la chaîne. C’est l’un des aspects de l’aventure ; et voici l’autre — l’autre série des conséquences imprévisibles déclenchée par la découverte : « Il fallait qu’une ère commence où l’homme explorerait la surface de la planète, puis sonderait ses profondeurs, puis les profondeurs de l’espace infini et de cet autre infini qui est dans le microcosme. Il fallait que l’homme découvre l’homme, pour mieux se connaître ; que les Cannibales créent Caliban dans le génie de Shakespeare ; que le Nouveau Monde fasse surgir le Novum Organum dans le génie de Bacon ; que les Arcadiens nus de Guanahani excitent l’imagination de Rousseau et lui fassent chanter les mérites de l’homme naturel et préparer la Révolution française, les droits de l’homme et l’évangile de Karl Marx53. »

Étonnant contrepoint de la nature et de la contrainte [p. 158] humaine ou mécanique — de la découverte des Autres et de l’invention d’un homme nouveau ! Tout cela, bien sûr, reste ambigu, comme l’idée même du Progrès. Si Caliban ne fait pas un bon esclave, fera-t-il un bon militant de la production stakhanoviste ? La liberté serait-elle devenue plus grande en allant de Rousseau vers Marx ? Aurait-elle vraiment diminué des origines jusqu’à Rousseau ? En ouvrant « l’Inde », Colón nous révélait le passé des sauvages et peut-être un Âge d’or, mais il ouvrait aussi l’avenir des libertés et peut-être leur Utopie. Et de même, l’Amérique reste à la fois, pour nous, le symbole du capitalisme et celui du Progrès tel que l’imaginèrent le xviiie et xixe siècles : la marche irrésistible vers la Science et vers les mythes de la Démocratie.

Ainsi l’espace ouvert ajoute aux âges de l’homme, comme la mesure du temps calculée sur les astres a permis la navigation transocéane54. L’expérience de l’espace et celle du temps convergent. L’astronome a guidé l’explorateur du globe, les terres nouvelles ont révélé de larges pans de l’histoire enfouie de toutes les races, et celle-ci nous ramène enfin à la découverte de l’homme. Ces enchaînements lointains rattachent l’ethnographie et l’anthropologie, nées dans ce siècle, aux sources mêmes de l’Occident.

On voit maintenant pourquoi l’Europe et l’Amérique sont devenues le Musée du monde. Leurs collections, [p. 159] leurs bibliothèques, leurs microfilms, recomposent lentement, illustrent et enregistrent la mémoire de l’humanité. Et l’ensemble des fouilles qu’elles conduisent sur toutes les parties de la Terre, évoque l’effort persévérant d’un être immense qui essaie de se remémorer son existence. Pourtant, rien ne serait plus faux que d’en inférer je ne sais quel vieillissement de l’Occident. Restituer le néolithique n’est pas « se tourner vers le passé », car il s’agit encore d’exploration. Ce n’est pas fuir le présent mais le remettre en question, et cette vaillance est juvénile. Car un même mouvement de l’esprit nous porte à fouiller les déserts ou la jungle du Yucatan, à construire la lentille de Palomar, et à surprendre le comportement d’un méson dans le noyau atomique. Un même mouvement de la connaissance exploratrice actualise ces réalités. Qu’il s’applique au passé, au cosmos ou à l’atome, nous le ressentons identiquement comme un progrès.

Mais si l’on nous demandait vers quoi tend l’Aventure, aurions-nous mieux à dire que : « l’Inde et le Cathay » ?

Tout homme de peu de foi se rassure par un système, ou fait un Plan. Mais projeter devant soi l’utopie calculée, c’est refermer l’avenir et le stériliser, c’est tenter d’interdire les possibles qui ne seraient pas déjà dans le plan qu’on projette, c’est ainsi condamner le futur à n’être rien de plus que le passé, où l’aujourd’hui tombera ce soir. Celui qui tient « les Indes et le Cathay » pour le vrai but de sa recherche, sa chance n’est plus que dans l’erreur ou dans l’échec.

[p. 160] Quant à l’homme de la foi, nous le trouvons en marche comme Abraham qui partit sans savoir où il allait. S’il nous parle d’une Inde aux cités pavées d’or, sachons qu’il pense à délivrer Jérusalem, qui est pour lui le centre du monde et l’Ithaque de son Odyssée : la patrie du salut, au-delà du temps.