IV. Cadmus ou la quête d’Europe

Relevons enfin un autre point de contact ou de contamination entre les deux mythes, le grec et le biblique.

Agénor, roi de Tyr venu d’Égypte pour habiter le pays de Canaan, est le père de cinq fils et d’une fille : Europe. Cette dernière ayant été [p. 18] enlevée par le taureau divin (ou par le roi de Crète Taurus), les cinq fils d’Agénor partent à sa recherche, sur l’ordre de leur père. Comme ils ignorent où est allé le taureau, ils prennent chacun une direction différente. Phoenix se dirige vers l’ouest, dépasse la Libye, atteint la future Carthage, où il donne son nom aux Punici (de Poeni) puis revient en Canaan, qui sera rebaptisé Phénicie en son honneur. Cilix va en Cilicie, Phineus aux Dardanelles, Thasus à Olympie puis à Pile de Thasos. Enfin Cadmus, le plus célèbre des cinq frères va d’abord à Rhodes, puis en Thrace et de là, à Delphes. Il interroge l’oracle pour savoir où il trouvera Europe. La Pythie lui conseille d’abandonner sa Quête, et de suivre plutôt une vache : là où cette vache tombera de fatigue, Cadmus devra bâtir une ville. Il achète donc une vache marquée d’une pleine lune blanche sur chaque flanc, la chasse devant lui sans répit à travers toute la Béotie, jusqu’à ce qu’elle s’effondre, épuisée, au lieu où s’élèvera la ville de Thèbes.

On voit donc que la Quête d’Europe — selon ce groupe de légendes rapportées notamment par Pausanias — se confond avec les voyages historiques des Phéniciens. On voit aussi combien, dès ces débuts fabuleux, il paraît difficile de « retrouver Europe » ! C’est la poursuite de son image mythique qui fait découvrir aux cinq frères sa réalité géographique. Voilà qui est plein d’enseignements. Rechercher l’Europe, c’est la faire ! En d’autres termes : c’est la recherche qui la crée !

Mais venons-en à la confluence des deux mythes. Selon Robert Graves10, Agénor est le héros phénicien Chnas, qui apparaît dans la Genèse sous le nom de Canaan. Nombre de coutumes cananéennes indiquent une provenance est-africaine, et les Cananéens pourraient être venus en Basse-Égypte de l’Ouganda. La dispersion des fils d’Agénor semble rappeler la fuite vers l’ouest des Cananéens, au second millénaire av. J.-C., sous la pression des envahisseurs aryens et Sémites. On se rappelle que Canaan était ce fils de Cham promis à l’esclavage. Ainsi le mythe japhétique et le mythe gréco-crétois se recoupent au moins en ce point, non sans qu’il en résulte de nouvelles incertitudes et complexités, puisque Europe descendrait ainsi de Cham selon la légende classique et son interprétation phénicienne, tandis que, selon la tradition biblique, c’est aux descendants de Japhet qu’aurait été promis le continent occidental.

Mais que penser du rapprochement que l’on a fait (et que Robert Graves fait à son tour) entre le Japhet de la Genèse, fils de Noé, et le [p. 19] Japet de la mythologie, ce Titan père de Prométhée, et donc grand-père de Deucalion qui fut précisément le Noé des Grecs ? L’Antiquité tenait Japet pour l’ancêtre du genre humain. Audax Japeti genum écrit Horace… Nous y reviendrons.