VII. De la géographie à l’histoire

Des pages qui précèdent, deux conclusions se dégagent : le concept géographique d’Europe est beaucoup plus ancien, et les mythes grecs et sémitiques beaucoup moins éloignés de la réalité qu’on ne l’imagine généralement de nos jours.

Mais la conscience politico-historique d’une entité européenne, c’est-à-dire d’une communauté de destin des peuples habitant l’Europe telle qu’Hérodote ou Strabon la décrivent, peut-elle être attestée par les textes à des dates aussi reculées ? On en relèvera quelques traces dans les comparaisons globales entre le destin des peuples de l’Europe et de l’Asie, esquissées par Hippocrate et Aristote. Mais ces deux grands génies n’étaient pas l’expression d’une opinion courante ou d’une conscience populaire : celles-ci ne pouvaient exister, de leur temps, que dans la croyance religieuse et dans les mythes.

Pendant l’ère romaine, l’idée d’une Europe politique est tout naturellement refoulée par celle de l’unité impériale commune à l’Orient et à l’Occident, moitiés géographiques et administrativement distinctes d’un seul et même État : utraque pars, pars orientalis et pars occidentalis. Il arrive que l’Europe soit nommée en lieu et place de la moitié occidentale de l’Empire, l’Asie en lieu et place de la moitié orientale : ainsi dans l’inscription de l’an 7 av. J.-C., trouvée sur l’île de Philae, en Égypte, et désignant Auguste comme Seigneur de l’Europe et de l’Asie25. Ce ne sont là ni l’Europe réelle ni encore moins l’Asie dans toute son extension, mais plutôt des désignations allégoriques.

C’est ici le lieu de remarquer que les termes d’Orient et d’Occident ont subi au cours des siècles antiques et modernes des fluctuations [p. 34] beaucoup plus fortes que le terme d’Europe : tantôt moitiés administratives de l’Empire (Arcadius et Honorius), tantôt moitiés théologiques de l’Église (Rome et Byzance), ou enfin vastes et vagues désignations mystiques — l’Orient résumant et symbolisant toutes les qualités lumineuses et spirituelles, l’Occident la nuit de la matière.

Relevant les caractères régulièrement attribués à cet Orient et à cet Occident mystiques par les métaphysiciens de la Grèce présocratique, puis de la Perse avicennienne, et enfin par tous les auteurs européens jusqu’à nos jours qui déclarent s’inspirer de « la Tradition », D. de Rougemont donne le tableau suivant formé de quatorze antithèses26 :

[p. 26]

Orient : l’aurore, le matin, le haut, la droite, l’extrême raffinement, la lumière, l’Ange de la Révélation, le but dernier, l’âme, l’initiation, la sagesse, la régénération, la connaissance libérée par l’illumination, la patrie originelle.

Occident : le couchant, le soir, le bas, la gauche, l’épaisseur opaque, la pénombre, le démon de l’utilitarisme et de la puissance aveugle, l’oubli des buts de l’âme, le corps et la matière, l’activité désordonnée, la passion, la dégradation, la connaissance égarée et obscurcie par les liens matériels et passionnels, le lieu d’exil.

Cette unanimité dans l’interprétation, uniquement favorable à l’Orient, de nos deux termes symboliques ne peut manquer d’impressionner. On ne saurait la réduire à rien d’accidentel, de physique ou d’anecdotique. Car si le soleil se lève à l’Orient pour les Grecs, il en va de même pour les Hindous, et ceux-ci ne figurent pas pour autant l’Occident de la Chine27 ou de la Malaisie, ni le Japon l’Occident de l’Amérique ! Elle révèle donc une forme de l’âme, une pente de l’âme, voire une « orientation » de la psyché occidentale.

Ajoutons à tout cela l’influence de plusieurs passages des psaumes, des prophètes et des évangiles célébrant l’Orient comme le lieu d’où vient le salut. Ainsi Matthieu 24, 27 :

Comme l’éclair part de l’Orient et se montre jusqu’en Occident, ainsi sera l’avènement du Fils de l’Homme.

Ce thème de l’ex oriente lux est si puissant, que la Vulgate traduit presque toujours par oriens des mots que nos versions modernes rendront [p. 35] par « ciel » ou « soleil levant », voire par « germe » ! (ainsi Zacharie 6, 12). Le prestige de l’Orient biblique, métaphysique et occultiste empêchera longtemps que l’Europe (plus ou moins synonyme d’Occident) prenne un sens autre que géographique, c’est-à-dire prenne le sens d’une entité historique et spirituelle que l’on puisse opposer à l’Asie, et qui devienne acceptable pour les apologètes.

Il faut attendre le début du ve siècle de notre ère pour voir reparaître — et c’est la première fois depuis Hérodote28 — l’autonomie historique de l’Europe. Un poème latin de Claudius Claudien (né à Alexandrie vers 365, et demeuré païen) désigne en effet les « ennemis » de l’Europe : le maure Gildon et le barbare Alaric :

… Duo namque fuere
Europae Lybiaeque hostes : Maurusius Atlas
Gildonis furias, Alaricum barbara Peuce
Nutrierat…29

Au iie siècle de notre ère — donc 200 ans après l’inscription de Philae : notons ce long silence — c’est un polémiste antichrétien, Celse, qui nomme pour la première fois « les Européens » dans un passage où il repousse toute possibilité

que les Asiates, les Européens et Libyens, les Hellènes ainsi que les Barbares, se mettent jamais d’accord pour reconnaître une même Loi30.

Cette loi serait le monothéisme chrétien, qui, selon Celse, détruirait les diversités politiques des peuples de la Terre, voulues et garanties par les dieux païens ! Pour cet ancêtre du nationalisme, qui ne manque pas de lucidité, l’ennemi juré c’est l’universalisme des chrétiens. Mais ceci n’est qu’une parenthèse.

Avec Sulpice Sévère, écrivain ecclésiastique né en Aquitaine vers le milieu du ive siècle et mort vers 410, l’Europe trouve enfin sa place dans « l’économie du salut », et c’est à ses saints qu’elle le doit. Sulpice Sévère est en effet le biographe de saint Martin de Tours, qui passera pour « le plus grand ascète de toute l’Europe » pendant les siècles à venir. Et ce seul saint, selon son laudateur, vaut bien tous ceux dont se vante l’Orient :

Quand tu iras jusqu’en Égypte, quoique celle-ci s’enorgueillisse du nombre et des vertus de ses saints, il ne sera pas mauvais de lui faire [p. 36] entendre que l’Europe ne le cède pas à toute l’Asie, grâce au seul Martin.31

À Martin de Tours s’ajoutent bientôt d’innombrables saints européens : Vital de Ravenne, Gervais et Ambroise de Milan, Justine de Padoue, Eulalie de Rome, Cécile de Sicile, et finalement tous ceux de la Légion Thébaine, saint Maurice à leur tête, sacrifiés pour leur foi en Agaune, après avoir, selon les chroniqueurs du temps, fait le tour de presque toute l’Europe : omne … fere Europa circuita.

C’est donc à ses saints que l’Europe doit de se distinguer enfin de « l’Occident » — si mal vu par les spirituels — et de revêtir une dignité qui la rapproche de « l’Orient » des mystiques.

Dès lors, le nom d’Europe et le concept d’Europe vont revenir avec une insistance croissante, jusqu’à l’Empire de Charlemagne, dans les textes solennels des apostrophes au pape, dans les panégyriques ecclésiastiques, dans les chroniques en vers ou en prose, et dans les vies des saints.

L’évangéliste irlandais Colomban, vers l’an 600, s’adresse au pape Grégoire comme à « la fleur de toute l’Europe », puis en 615 au pape Boniface IV comme

au chef de toutes les Églises de toute l’Europe (omnium totius Europae ecclesiarum capiti).

Dans les Annales burgondes d’Avenches (milieu du viie siècle) on lit à plusieurs reprises le nom de Eurupa, désignant à la fois les peuples francs et le continent arrosé par le Rhin et le Danube. Isidore de Séville, dans son Histoire des Goths, montre

tous les peuples de l’Europe tremblant devant eux. (Hos Europae omnes tremuere gentes.)

L’auteur de la Vie de Gertrude, parlant de la fille de Pépin de Landen, déclare que tout un chacun en Europe (Quisnam in Euruppa habitans…) connaît son nom et la gloire de sa race ; tandis que l’auteur de la Vie de Landibert écrit :

En ce temps-là, Pépin était le prince de nombreuses régions et cités d’Europe.

(Il orthographie Eoruppa.)

Mais voici le texte capital, que l’on peut tenir pour l’acte de naissance de l’Europe historique et politique : on le trouve dans une suite [p. 37] à la fameuse Chronique d’Isidore de Séville, rédigée un siècle plus tôt. Le continuateur anonyme (Isidor Pacensis, ou Isidore de Badajoz ou de Beja ? on ne sait) décrit la bataille de Poitiers, gagnée par Charles Martel sur les Arabes en 732. Il a certainement été mêlé de près à l’événement, qu’il rapporte en détail quelques années plus tard, écrivant semble-t-il en Espagne. La bataille, selon lui, dura sept jours, au terme desquels les « Européens » (soldats des contrées diverses allant de l’Aquitaine à la Germanie et formant l’armée du maire du Palais) virent au petit jour les tentes du camp ennemi : diluculo prospiciunt Europenses Arabum temtoria ordinata et tabernaculorum ut fuerant castra locata

Mais les tentes des Arabes sont vides ; les guerriers de Charles Martel, après le pillage, n’ont plus qu’à s’en retourner, joyeux, chacun dans son pays :

Europenses vero… spolias tantum et manubias decenter divisas in suas leti recipiunt patrias.32

Ainsi le terme d’Européens, pour la première fois dans notre ère, désigne une communauté continentale, celle qui englobe dans un même destin de défense contre un même ennemi les peuples vivant au nord des Pyrénées et des Alpes. Il se peut que les historiens qui ramènent la bataille de Poitiers à un « mythe » ou à « un incident sans importance » aient raison sur le plan militaire. Et il semble bien que les Arabes n’aient qu’à peine enregistré la défaite d’Abdarrahmân : selon leurs historiens de l’époque, elle n’aurait marqué que l’issue malheureuse d’une razzia de plus chez les Francs. Le recul de l’islam à partir de cette date serait dû, selon E. Berl, à une crise intérieure du monde arabe, et surtout à la défaite subie par la flotte musulmane devant Byzance, dès 71833. Mais il y a cette chronique de l’anonyme espagnol, il y a ce mot Europenses qui suffit à lui seul pour que Poitiers marque une date décisive dans notre histoire. La preuve est là, qu’au viiie siècle, ceux qui défendent ce continent se voient naturellement décrits non comme les défenseurs d’une Romania devenue mythique, ni de l’Occident en général, ni de la papauté, ni de leur « nation » ou patrie particulière, mais bien comme les membres d’une même famille de peuples.