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Rudolf Kassner et la grandeur humaine

Rudolf Kassner vient de mourir à l’âge de 86 ans, au comble de sa gloire secrète. Qui l’a mis à son rang dans notre siècle ? Les meilleurs, certes, mais presque seuls : Valéry, Gide, Eliot, Auden, Paulhan, Saint-John Perse, Keyserling, C. J. Burckhardt. La France l’ignore encore, malgré trois traductions80 qui suffiraient à résumer son œuvre, laquelle compte environ quarante volumes d’une séduisante difficulté. (Il a traduit aussi Platon, Pouchkine et Gogol, Laurence Sterne et Newman, le Philoctète de Gide et les Éloges de Saint-John Perse.) Intimement hé avec Rilke et avec Hofmannsthal, il procède à la fois, par un étrange paradoxe, de la dialectique kierkegaardienne, comme son cadet Kafka, et de la société autrichienne d’avant 1914, comme Robert Musil. Ces cinq noms que l’Autriche a donnés à l’Europe sont parmi les plus grands des Lettres de ce temps. Ils illustrent, au même titre que ceux qu’on a cités d’entre les amis de Kassner, la seule littérature digne du nom ; et l’on ne s’étonnera pas que Kassner soit resté, jusqu’ici, le moins connu d’entre eux, si l’on songe à ce dont parle la presse dans ses rubriques dites « littéraires ».

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Première approche de l’œuvre

Ces premiers textes de Kassner, lus en français dans une précieuse et simple traduction81, lorsque j’essaie de me remémorer l’espèce de choc que j’en reçus, à 25 ans, un seul mot me vient à l’esprit : autorité. Avant d’avoir compris ce qui était dit — j’entends compris à la manière intellectuelle et discursive, ramenant à des catégories, à des clichés — j’avais reconnu la grandeur d’un ton, d’un style, d’une impatience rigoureuse. Une manière d’occuper la scène en deux répliques, d’imposer une allure bien « rassemblée », n’admettant que des gestes nets et maîtrisés, puis de la briser soudain par une cascade d’ellipses saisissantes qui laissaient le lecteur pantois, comme l’antique injonction du Sphinx : devine, ou je te dévore ! Une constante énergie de l’énoncé. Et une grande force d’exclusion.

Seuls les mondains, pensais-je, savent encore exclure avec cette parfaite assurance, mais par manie, au nom d’une mode. Ici, tout au contraire, la force simplificatrice, l’intolérance instantanée à l’égard du doute faible, de l’adjectif incertain, et en général des complaisances « artistes » ou des clichés philosophiques, s’exerçaient en vertu d’une réflexion passionnément originale. Et je tentais de décrire — dans le premier article, je crois bien, publié en France sur Kassner — « l’acuité lente de la réflexion, [p. 189] l’alliage précieux de hauteur, de rigueur et de pitié humaine, la retenue presque solennelle mais qui sans cesse frôle l’humour, et parfois tourne en sournoise malice » qui composaient, au sens magique du mot, les charmes de cette prose et son autorité. Voici donc cette première approche.

Dans la mesure même où Kassner se montre disciple de Kierkegaard, sa pensée paraît réfractaire à toute description, car elle opère sur des mythes concrets plutôt que sur des formules explicites. Même dans son essai le plus discursif, relativement, celui qui donne son titre au recueil, les mots-clés : mesure, forme, grandeur, métamorphose, miroir, limite, sacrifice, chance, drame et tension, ne sont guère définis que par leurs rapports mutuels et tirent de cette interdépendance leur valeur originale. Kassner reprend un des thèmes essentiels du pré-romantisme allemand, l’opposition de l’antique et du moderne, non du point de vue littéraire comme on le fit en France, mais du point de vue des valeurs vitales (problème que notre xviie siècle se devait de ne pas poser).

L’homme antique peut atteindre la grandeur parce qu’il possède la mesure au sein d’un tout fini :

Famille, dieux, nature, tout lui commande d’être grand. Grand pour la loi, grand pour le Tout.

Il ne se recherche pas soi-même, il vise à la plénitude élémentaire, définie par la loi, par son astre. L’homme chrétien au contraire, l’homme qui doit être surpassé, vit dans la démesure, et lorsqu’il [p. 190] « veut prendre mesure de lui-même, il se sent aussitôt incomplet et coupable. Il est donc possible de dire que le péché est la mesure du démesuré, et que pour le chrétien il n’est pas d’autre grandeur. » Ainsi le chrétien existe en tant que le péché crée une tension entre lui et Dieu. Mais le péché ne devient réalité que pour le converti ; c’est donc la conversion qui figure l’acte par excellence du chrétien, hors duquel il n’est pour lui ni mesure, ni grandeur, ni forme, mais seulement chimères et incohérence. Que l’on considère en effet l’homme moderne, l’homme sans mesure naturelle : s’il ne retrouve pas de loi interne et de tension par le péché, il n’est plus qu’un être sans destinée, un Indiscret.

Sa substance interne est crevassée et divisée. Son œuvre, souvent pleine de charme mais sans forme et sans but, peut bien nous stimuler, mais ne nous détermine jamais… Cet homme indiscret est distrait, et sa distraction vient de l’intérieur… Il ne peut jamais sortir de son moi sans trahison et chaque manifestation de son essence intime ressemble par quelque côté à un outrage, voire à une impudeur.

À l’opposition du Beau objectif et de l’intéressant sentimental qui pour Schiller et surtout pour Schlegel symbolisait celle de l’antique et du moderne, Kassner répondrait aujourd’hui par l’opposition de la grandeur mesurée et de l’indiscrétion journalistique82. La férocité réfléchie qui préside à son analyse de l’indiscret nous vaut une description inégalable du mal du siècle. Ici, le mépris ne porte aucune [p. 191] atteinte à la perspicacité parce qu’il est vraiment souverain. Peut-être faut-il reconnaître à ce seul philosophe le privilège d’avoir parlé sans complicité de ce qui nous détruit : Rudolf Kassner donne la sensation à peu près unique en ce temps d’une pensée autoritaire. Entendons que, pour lui, penser n’est pas se débattre dans ses contradictions personnelles, parlementarisme intérieur qui nous mène lentement à l’impuissance. (Si Kassner exprime un tourment, c’est en tant que la réalité humaine, non sa pensée privée, est tourmentée.) Penser n’est pas non plus s’ingénier sur des idées et des combinaisons d’idées : mais créer de tout son être spirituel des faits nouveaux et vrais, dans un certain style. Car il n’est point de vérité sans forme. Quelques pages étranges et puissantes sur les chimères de Notre-Dame illustrent ce réalisme de la forme, hors de quoi il n’est qu’indiscrétion, et qui livre la clé de la pensée de Kassner, comme aussi de son apparente obscurité. D’où provient cette obscurité si fascinante ? De cela sans doute que Rudolf Kassner se garde bien de poser les problèmes dans nos catégories psychologiques. Il prend tout par des biais qui nous sont peu familiers. Et puis enfin, voilà une philosophie qui postule la vision, c’est-à-dire l’appréhension poétique du monde.

Il faut savoir être secret pour penser avec autorité. Il faut savoir taire ce qui permettrait aux indiscrets de comprendre intellectuellement sans « réaliser ». Il faut que les pensées créées ne soient concevables qu’en elles-mêmes, et comme à l’état sauvage, non par une explication qui les réduise et qui les domestique. Une pensée neuve ne saurait être comprise à moins d’être recréée dans sa forme — ce dont [p. 192] certaine clarté dispense le lecteur. On pourrait dire aussi que l’indiscret est celui qui se préoccupe de défendre plutôt que d’illustrer. Ainsi, selon Kierkegaard, le premier homme qui s’avisa de défendre la religion mériterait-il d’être appelé Judas numéro deux. Car il ne s’agit pas de professer une chose mais d’être la chose. Le rare, c’est que chez Kassner, comme chez Kierkegaard, cette présence s’accommode d’une ironie qui chez d’autres serait plutôt le fait du détachement. Une ironie à l’intérieur des choses, qui les fouille et les purifie, une ironie née de la rigueur et non du scepticisme. Le dialogue de Laurence Sterne et du recteur Krooks sur Judas et la Parole est à cet égard d’une saveur particulièrement riche et complexe :

Les bavards ne tirent pas d’eux-mêmes toutes les paroles qu’ils profèrent ; ils les reçoivent des prophètes ; s’il n’y avait pas de prophètes, les bavards seraient peut-être des créatures très silencieuses, comme les belettes ou les étoiles filantes.

Mais plus encore que leur conception de l’« existence » et que leur ironie, ce qui rapproche Kassner et son maître, c’est leur vision tragique du péché. Le Lépreux, journal apocryphe de l’empereur Alexandre Ier de Russie, n’est qu’une suite de méditations sur le thème du tout-ou-rien moral qui caractérise Kierkegaard.

On ne peut dire précisément de Kassner qu’il réfute ses adversaires — Freud en particulier, dans Christ et l’Âme du monde — mais bien plutôt qu’à force d’approfondir leur domaine propre, il les mine et les ruine intérieurement ; ou encore les dissout dans une réalité plus absolue. Telle est la forme des [p. 193] dialogues où culmine son art. De ces dialogues, où chaque interlocuteur, tour à tour, atteint à l’expression la plus virulente de sa vérité — si bien que la conclusion ne peut être qu’implicite et fonction d’une hiérarchie de valeurs, non de la seule exactitude des pensées — nous connaissons le modèle immortel, le Livre de Job. Il serait curieux d’en suivre la filiation, jusqu’au Soulier de satin, de Claudel : ce serait une sorte de généalogie du réalisme poétique.

Telle fut ma première impression. Je la vois aujourd’hui confirmée par un commerce rarement interrompu avec une œuvre dont la difficulté, précisément, n’a pas cessé de me séduire et inciter.

Je suppose qu’il est devenu banal de déplorer l’obscurité des essais et dialogues de Kassner. Elle est pourtant la garantie de leur pouvoir, et ne saurait traduire, à mon avis, qu’une intention profondément délibérée. Car il s’agit ici d’une maïeutique, s’exerçant sur les mythes de l’âme. Je parlais tout à l’heure d’ellipses « saisissantes » et c’était au sens littéral, non pathétique, de l’adjectif. L’ellipse de pensée n’est nullement, chez Kassner, un procédé de rhétorique, une manière de sauter les évidences ou platitudes intermédiaires. Elle est un acte de vision. Nous montrant d’un seul coup, sans transition, plusieurs objets que la coutume sépare, non seulement elle oblige à les voir d’un œil neuf, mais encore elle excite à découvrir l’angle particulier sous lequel a pu les voir, proches ou confondues, son auteur. (Cet angle de vision étant son vrai message.) Elle propose donc à l’imagination un exercice spirituel, [p. 194] assez analogue, il me semble, à ceux qu’imposent aux néophytes les moines bouddhistes de la secte du zen.

Pourtant, le thème profond, omniprésent, de l’œuvre, c’est à l’inverse du bouddhisme, en apparence, le problème chrétien du Dieu-Homme, d’où naît celui de la personne, générateur de l’Occident. Problème ambigu s’il en fut, et qui échappe par définition à la pensée systématique et discursive : point de réponse rationnelle au cur deus homo de saint Anselme. Kassner gravite autour de ce mystère, l’approche par le moyen de paraboles, de questions, de comparaisons. De quels autres moyens disposons-nous, qui soient ordonnés à cette fin ? Ce sont moyens de poésie, c’est-à-dire d’âme, inadéquats sans doute, s’agissant de l’Esprit… « La faculté principale de l’âme est de comparer », remarque Montesquieu, et il ajoute : « Ce qui fait ordinairement une grande pensée, c’est lorsqu’on dit une chose qui en fait voir un grand nombre d’autres, et qu’on nous fait découvrir tout d’un coup ce que nous ne pouvions espérer qu’après une grande lecture. »

Ainsi s’opposent et se comparent, dans ses dialogues, mesure antique et démesure moderne, ou les grandes intuitions tautologiques de l’Inde et les conséquences « dramatiques » de l’incarnation de la Parole : par leurs images plutôt que leurs concepts ; sans conclusion. Mais l’angle de vision s’est imposé. Et l’imagination, irrésistiblement, s’oriente vers le mystère crucial.

S’agirait-il d’une théologie ? Kassner veut voir. D’une gnose, alors ? On pourrait le penser. De poésie ? Très certainement. Mais encore faudrait-il s’entendre sur le sens authentique de ce mot. Disons, pour couper [p. 195] court à de longs développements, que ceux-là seuls qui se font de la poésie une idée finalement plus favorable au Livre de Job et aux proverbes zen qu’à Lamartine ou même à Rilke, reconnaîtront dans les dialogues et les paraboles de Kassner son irréfutable présence.

Bâtons rompus

Au lendemain de la dernière guerre, des amis lui avaient ménagé une assez plaisante retraite dans le bourg de Sierre-en-Valais, non loin de cette tour de Muzot où Rilke passa la fin de sa vie. À travers les longs corridors d’un château renaissant transformé en hôtel, un domestique poussait à vive allure son fauteuil roulant, jusqu’à l’ombrage des marronniers de la terrasse. Là, Kassner recevait presque chaque jour des visiteurs venus des quatre coins de l’Europe. Pourquoi n’y suis-je allé que si rarement ? Sans doute à cause de la réserve qu’inspirent les plus profondes admirations. Mais peut-être aussi, et surtout, parce que je m’étais fait de Kassner l’image d’un maître spirituel, d’un guru comme disent les Hindous. Je le confesse cum grano salis, tongue in the cheek — quelle serait donc l’expression française ? — amusé de retrouver en moi cette persistance du premier choc reçu par mon adolescence prolongée. Transposant vingt-cinq ans en arrière une relation de maître à disciple qui avait été réelle dans mon esprit seulement et qui ne pouvait ni ne devait l’être autrement, je le voyais bien, je jouais encore avec l’idée que cette relation devait exclure tout bavardage et comporter quelque cérémonial : seul devant lui, se taire longtemps après une seule question qu’il eût posée, une [p. 196] seule sentence énigmatique à méditer, sans jamais oublier le risque du coup de bâton appliqué par le maître au disciple, si ce dernier propose une réponse erronée. (Ainsi fait-on dans les couvents bouddhistes du Japon)83. Et justement Kassner serrait deux cannes dans ses énormes mains d’infirme — paralysé des jambes dès le berceau — mais sa maîtrise n’exerçait d’autres sanctions, sur les trop nombreux visiteurs, que celles d’un bref regard pénétrant de malice, d’un éclat de voix sardonique ou d’un subit changement de sujet. Après tout, n’était-ce pas ce que j’attendais ? Il parlait à bâtons rompus sur le dos des fervents indiscrets ! Et n’avais-je pas cédé à l’illusion banale qui veut que l’auteur et l’œuvre soient pareils, alors qu’ils sont toujours en tension dialectique — du moins s’ils comptent ?

Nos trop rares entretiens m’ont appris sur Kassner cela surtout qu’il a si bien su taire dans toute son œuvre : cette manière discrètement ascétique, ou pour mieux dire allègrement disciplinée de dominer son grand malheur physique et de refuser que ce malheur l’isole dans la seule profondeur de sa vision84. [p. 197] D’où sa curiosité avide et amusée pour tous ceux que l’on pouvait connaître, ne fût-ce que de réputation, qu’il avait bien connus lui-même ou rencontrés dans ses voyages innombrables en Europe, en Russie, en Inde. Il ne cessait de mettre et de remettre à jour son tableau d’une certaine société finissante, composée certes des meilleurs esprits (morts et vivants) et des plus authentiques grandes dames, mais aussi d’une foule de figures touchantes, excentriques ou typiques, qu’il se divertissait à évoquer d’un seul trait fortement appuyé — et l’on devinait alors qu’ils étaient les modèles des personnages de ses Dialogues et récits physiognomoniques, officiers, acteurs ou artistes, grands maniaques de la chasse ou du jeu, courtisans, courtisanes, ascètes, « indiscrets » ou ratés exemplaires. Cette collection de types de notre siècle puisait dans l’Europe de naguère — surtout viennoise — ses éléments anecdotiques ou réalistes ; mais il la transformait en une mythologie évoquant le grouillement des créatures qui décorent l’extérieur des grands temples de l’Inde.

Je relève encore ceci dans ses Propos, confirmant les souvenirs que je viens d’interpréter : « Le Witz (la boutade, le trait d’esprit) est la forme logique et naturelle que revêt la sociabilité chez le solitaire qui garde ses distances… » Finalement, je crois bien que Kassner est à peu près le seul homme que j’aie connu dont je ne puisse imaginer qu’il ait dit ou écrit une [p. 198] sottise ou, même en bavardant, une platitude. Qu’il s’agisse de ses pages les plus denses ou des anecdotes qu’il contait avec un humour énergique (ces deux mots accolés me rappellent son ton de voix), tout en lui, l’œuvre et l’homme, évoquait la présence d’une maîtrise achevée, comme infaillible.

D’où l’image qui me vint à l’esprit, pendant notre première rencontre, de cet archer qui tire les yeux fermés et atteint à chaque coup le centre de la cible. D’où mes allusions répétées à la technique du zen-bouddhisme — que je voudrais maintenant expliciter.

Kassner, Rilke et le zen

Une amitié des plus complexes, pour ne pas dire ambivalente, a lié longtemps Rudolf Kassner et Rainer Maria Rilke. Elle remonte aux années qui précédèrent la guerre de 1914, et plusieurs témoignages importants nous en demeurent : lettres de Rilke à leur amie commune, la princesse de Tour et Taxis, dédicace à Kassner de la Huitième Élégie de Duino, fin des Cahiers de Malte Laurids Brigge, portant les traces visibles de l’influence kassnérienne ; et les sept essais successifs consacrés par Kassner à Rilke, de 1926, au lendemain de la mort du poète, jusqu’au trentième anniversaire de cette mort.

Dès le premier de ces essais, Kassner, tout en mettant le Poète au plus haut comme pur lyrique sans faille et sans clichés, prend ses distances : Rilke, écrit-il, a toujours refusé l’idée fondamentale du sacrifice, seul chemin qui permet de passer de l’intériorité fervente à la grandeur. Relisons les essais qui suivent : nous y voyons que, pour Kassner, Rilke [p. 199] appartient décidément au monde du Père, « monde des enfants, des femmes et des vieillards », monde passif, féminin, sans conflit et sans drame, sans négation ni dialectique, monde « phallique » aussi, « mélange très singulier de candeur enfantine et de perversion », monde spatial, antihistorique, désincarné, lunaire, monde de l’âme et non de l’esprit, profondément antipaulinien, et qui permet seul de comprendre chez Rilke « son hostilité au Christ, qui blesse les uns, paraît folle aux autres »… Je ne fais ici qu’énumérer les expressions souvent répétées, mais de plus en plus sévères à mesure que le temps passe, auxquelles Kassner recourt pour se différencier de celui que, pourtant, il ne cesse de tenir pour l’un des plus grands depuis Dante. Le monde de Kassner, au contraire, est le monde du Fils, de la Parole qui tranche et institue le drame, le monde ouvert par la tragédie grecque, par l’Évangile, monde du Dieu-Homme et du paradoxe, du sacrifice et du Retour (Umkehr), de la Personne et de la Liberté. Monde viril où ne peut régner que « cette prose qui exclut les vers : Blaise Pascal, Laurence Sterne et Søren Kierkegaard. En tous trois je reconnais et vénère mes grands aïeux.85 »

Une dernière fois, en 1956, Kassner revient sur ce débat inépuisable — et sans doute trouvera-t-on dans ses papiers posthumes bien d’autres notes qui s’y rapportent. L’essai porte un titre curieux : Rilke, le zen et moi86 et il est curieusement décousu. À propos de l’influence qu’on lui attribue sur Rilke, Kassner cite de nouveau la phrase de ses Proverbes du yogi : [p. 200] « Le chemin de l’intériorité à la grandeur passe par le sacrifice », phrase dont Rilke lui avait dit dans une lettre qu’il la sentait « écrite pour lui, et contre lui ». Il suggère en passant un parallèle entre Kierkegaard et Hamlet « qui tous les deux luttèrent pour la grandeur, non point à partir du Mythe, mais à partir de la Personne, par désespoir »87. Suit une digression sur la Duse, et subitement, Kassner en vient à l’aspect « asiatique » du monde rilkéen, et au bouddhisme. Il a toujours aimé le Bouddha, dit-il. Il a suivi ses traces en Inde, sans bien connaître sa doctrine. Beaucoup plus tard, il entendit parler du zen, qui n’est resté qu’un nom pour lui. Mais dans le recueil d’hommages publié pour ses 80 ans (le Gedenkbuch déjà cité), le rapprochement que je suggérais entre le zen et sa propre pensée l’a frappé :

Cela resta fixé dans ma mémoire, écrit-il, me tint alerté… jusqu’à ce que, peu de temps après, je fusse informé de l’existence d’une école du zen dont les maîtres parviendraient à ceci : atteindre le but sans le voir, placer la flèche au centre de la cible, les yeux fermés… Je pressentais maintenant ce que le zen signifiait et dans quel rapport il pouvait être avec mon œuvre, qui comptait à ce moment-là plus d’un demi-siècle. Atteindre le but sans le voir (blind), celui qui peut cela ne doit-il pas avoir le but en lui-même ?… Le zen, le [p. 201] tir aveugle, est acte, mais cet acte est en outre notre pensée la plus profonde, l’ultime, et, le dirai-je, la pensée sans limites…

Le zen suppose la dissolution, l’éclatement de tout le conceptuel. Le point noir qu’atteint la flèche du tireur aux yeux bandés est le point zéro de la cible, le Néant qui est en même temps le Tout… Que signifie encore le zen, sinon l’élimination de la fortune, au sens antique, c’est-à-dire de la chance, du hasard, et celui-là seul peut y arriver qui ne sépare plus l’acte de l’ascèse.

Ceci est absolument hindou, ajoute Kassner, appartient à l’Asie, et n’eût été compris que par peu de Grecs, par les éléates, et par aucun Romain. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus : sur la flèche du vieux Zénon, qui n’atteint pas le but, et sur le tireur aveugle qui l’atteint, qui, sans le voir, l’atteint. Dans les deux cas, il s’agit du concept, de l’idée et de l’existence de l’Infini, dès que la parole cesse d’être une simple coque ; et il s’agit aussi de l’union ultime du But et du Sens. Si je m’en tiens à cette interprétation du zen, Denis de Rougemont a raison ; il y a du zen, en fait, dans tous mes écrits, à commencer par cette « Morale de la musique » qui aujourd’hui, à cause de cela, remonte vers moi dans mon grand âge, sous un aspect nouveau et rajeuni.

Kassner rappelle alors sa conception de la musique comme absorption totale du contenu dans la forme, où il voit un équivalent de l’unité du Tout et du Rien, maintenus ensemble et assumés par la seule force de l’Imagination. Et il poursuit :

Le zen nie le Dieu personnel, il ne le nie pas au nom du rationalisme, oh ! pas du tout, mais en vertu de son [p. 202] idée de l’Infini, du trans-conceptuel, de l’inconcevable, en vertu de l’Imagination créatrice, qui est pour lui la seule forme possible de la foi.

Et certes, il m’est souvent venu à l’esprit que cette Einbildungskraft88, qui joue dans toute son œuvre un rôle aussi fondamental que la libido chez un Freud, pourrait bien être pour Kassner d’abord la seule forme possible de la foi — ce qui est plus gnostique qu’orthodoxe… Ne tire-t-il pas le zen de son côté ? Il ajoute d’ailleurs aussitôt qu’on ne saurait croire un seul instant qu’il ait jamais voulu donner un enseignement bouddhiste, ni se présenter après coup « comme un extravagant maître du zen » ! Il n’a que faire d’une doctrine ou d’un système ; mais peut-être, dans certains de ses livres, a-t-il jeté un pont, une arche par-dessus continents et millénaires, reliant ainsi les représentations de l’ancienne Asie à celles de l’Occident chrétien. Ce qui lui semble, en fin de compte, relier au zen sa propre pensée physiognomonique, c’est que l’un et l’autre se soucient davantage de limites que de causes. Et cette notion de limite, si importante pour lui, le ramène à Rilke, dont il cite ce vers :

Si le boire te semble amer, deviens Vin.

Ici, dit-il, plus de théâtre… Il s’agit de limites, d’abîme, de centre et d’absence de centre. Il s’agit également de [p. 203] la limite entre existence et poésie, ou de la poésie comme existence, ce qui donne une parfaite question zen, la question dernière, peut-être, pour les hommes auxquels la Langue a été donnée. C’est cette question que le 23e des « Sonnets à Orphée » pose, ou tout au moins, comme il convient à Rilke, tient cachée :

C’est lorsqu’un pur essor vers où ?
Aura vaincu l’orgueil puéril
Qu’enfin, submergé par son gain
Celui qui s’est approché des lointains
Sera ce que son vol solitaire a conquis.

Voilà qui est zen, conclut Kassner, ou solution d’un problème zen par le poète, par la langue, la langue vivante des images, non des concepts.

C’est ainsi, finalement, par le détour du zen, que le Kassner des derniers temps de sa vie a pu relier son monde et celui de Rilke. Par un suprême dépassement des concepts, au nom du Sens qui est le But à l’infini.

Le but, la flèche et l’homme

Kassner avait sans doute pris connaissance du zen par le fameux petit livre d’Herrigel sur L’Art chevaleresque du tir à l’arc89. Le vers de Rilke sur le vin a donc pu lui rappeler ce précepte donné par un maître à un peintre :

[p. 204] Observe le bambou pendant dix ans, deviens bambou toi-même, puis, oublie tout et peins.

(Problème de la limite entre existence et art, ou de l’art comme existence.)

D’autres correspondances ont pu le frapper. N’a-t-il par reconnu le style même, et sinon le son de sa voix qu’on est seul à ne pas reconnaître, du moins le mouvement de pensée de ses Dialogues et Paraboles dans ces paroles d’un maître zen sur le tir à l’arc :

Celui qui est capable de tirer avec l’écaille du lièvre et le poil de la tortue, c’est-à-dire d’atteindre le centre de la cible sans arc (écaille) et sans flèche (poil), ce dernier est Maître, dans l’acception la plus élevée du terme, Maître de l’art sans art, mieux, il est l’art sans art, à la fois ainsi Maître et non-Maître. Par ce revirement, en tant que mouvement immobile, danse sans danse, le tir à l’arc se fond dans le zen.

Mais voici le plus remarquable. Il semble que Kassner ne se soit pas souvenu d’avoir écrit lui-même dans ses Proverbes du yogi90 les phrases suivantes :

Quand je décoche une flèche, le but que je vise est toujours dans le fini. Le point où tombe la flèche, c’est le fini (sans limites). À la place de ce fini (sans limites) posons l’infini (la liberté) ; le but deviendra le sens. Mais la flèche, dans ce cas, c’est l’homme.91

[p. 205] Relisons maintenant Herrigel, ce philosophe allemand qui est allé au Japon pour s’initier au zen en s’entraînant au tir à l’arc. « Vos flèches manquent de portée (fait remarquer le Maître au débutant) parce que spirituellement vous ne portez pas assez loin. Comportez-vous comme si le but était l’infini… Un bon archer tire plus loin avec un arc de moyenne puissance qu’un archer sans âme avec l’arc le plus fort. Le résultat ne dépend pas de l’arc mais de la « présence d’esprit », du dynamisme et de la faculté d’éveil avec laquelle vous tirez. » Ou encore : « La Grande Doctrine du tir à l’arc ignore tout d’une cible dressée à une distance déterminée ; elle ne connaît que le but, qui ne s’atteint d’aucune manière technique, et si elle lui donne un nom, ce sera : Bouddha. » Enfin ceci, qui devait combler chez Kassner le penseur existentiel autant que le physiognomoniste : le disciple dit au maître : « Je crains de ne plus rien comprendre… Est-ce moi qui touche le but ou bien le but qui m’atteint ? Ce que vous appelez le « quelque chose » (qui tire) est-il de nature spirituelle aux yeux du corps, ou corporelle aux yeux de l’esprit ? Ou les deux à la fois ? Ou bien ni l’un ni l’autre ? Toutes ces choses, arc, flèche, moi, s’amalgament tellement que je ne suis plus capable de les séparer… Le Maître m’interrompit alors et dit : Voilà justement la corde de l’arc qui vient de vous traverser ! »

Mais je n’en finirais pas de citer tantôt Kassner, tantôt les maîtres du zen, au risque de confondre leurs énigmes et leurs réponses non moins énigmatiques parce qu’elles renvoient toujours ailleurs, au tout unique, à l’infini, où se rejoignent d’un seul coup dans l’illumination de la vision (dirait Kassner), [p. 206] du satori (disent les bouddhistes), l’Un et le Tout, l’individu et le sens final92. J’en reviens donc à l’homme que j’essaie de décrire par le biais d’une vision particulière que j’eus de lui, et dans laquelle il semble bien qu’il se soit finalement reconnu.

J’ai dit que l’image d’un maître zen m’était venue en écoutant parler Kassner. Et voici ce qu’il dit lui-même de la conversation telle qu’il l’entend et la pratique :

Je suis toujours chargé (comme un fusil) quand je suis réellement alerté, éveillé. Le dialogue, la dialectique sont alors les moyens convenables pour provoquer l’étincelle, la détente, le drame du rejaillissement d’une image, d’une idée survenant, d’un principe ; le coup est parti, tout de suite, cela jaillit et puis, parfois, cela touche le noir. De là mon « Tireur zen », mon zen… L’arc est toujours tendu. Eh oui, bien sûr, pourquoi ne pas penser ici au bios d’Héraclite, qui signifie Vie et Arc, vie qui appelle et produit, et arc qui donne la mort ?

Mais il ajoute aussitôt que le silence est pour lui une véritable volupté — pendant des heures, chaque soir — et que c’est bien cette volupté qu’on pourrait qualifier de bouddhiste…

Si j’avais pu revoir Kassner, l’hiver dernier, venant de lire son essai sur le zen et Rilke, je lui aurais posé des questions qu’il laisse à jamais sans réponse. Je lui aurais dit sans doute : le but du zen est de nous libérer du moi conscient, mais le sens dernier de votre œuvre est de libérer ce moi conscient (qui est la personne) du moi factice, du personnage [p. 207] et de son masque, laissant alors paraître le visage. Entre les deux « abîmes » du monde magique, qui est le monde sans mesure d’avant le drame, d’avant l’idée et la Parole — et du monde collectif, qui est sa contrepartie plate et abstraite, et que vous nommez souvent « magie à rebours », vous nous avez montré la voie de la personne, le passage vers l’esprit et vers la liberté, qui est souffrance et vision, tension et sacrifice, incarnation de la Parole dans l’histoire. Maintenant, comment passer de cette réalité qui est liberté de la personne, à celle du zen qui est négation du personnel ? Ou plutôt, saurez-vous nous faire voir l’unité finale des deux voies ? Nul autre mieux que vous, vous seul sans doute…

Il n’est plus là. Mais j’imagine que ses Propos, que l’on commence à publier, vont apporter des éléments sans prix pour le Grand Œuvre de ce temps, la transmutation créatrice des valeurs de l’Orient et de l’Occident.

Je ne pouvais présenter Kassner à des lecteurs dont la plupart ne l’ont pas lu, en suivant la méthode usuelle : car on ne le trouverait pas, on ne toucherait rien de lui en partant de généralités. Il est par excellence l’auteur incomparable. Et de même, son œuvre défie toute espèce de catégorie. Ni philosophe professionnel, ni romancier, ni dramaturge, ni poète, il demeure à mes yeux le type même du créateur au xxe siècle. En abordant cette œuvre difficile et mal connue (surtout en France) par l’un de ses aspects les plus particuliers, j’entends par sa relation récemment entrevue avec ce qui semblait le [p. 208] plus éloigné d’elle, j’ai tenté d’épouser son style et son mouvement, essentiellement paradoxaux, dans l’espoir d’alerter quelques esprits, curieux d’une grandeur authentique. Je pensais à ce personnage du plus beau dialogue de Kassner93, l’oncle Hammond Sterne, de Bath, qui haïssait les boutons et n’admettait au monde que les boucles :

Mon oncle s’agitait tout particulièrement et s’abandonnait à de sombres pensées lorsqu’il lui arrivait de parler de quatre grands boutons de nacre, fixés à l’habit d’un clown célèbre de son temps, Big Button. Les pensées que ces quatre boutons éveillaient dans l’esprit de l’oncle Hammond étaient absolument originales et ne tarissaient pas. L’oncle Hammond pouvait, à partir de ces boutons, penser dans toutes les directions, jusqu’à Dieu ; il fallait donc considérer comme un grand bonheur pour lui qu’il eût pu les voir.