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Annexe II
Misère et grandeur de saint Paul

Du point de vue de la psychologie du xxe siècle, la morale sexuelle de saint Paul semble conditionnée par une névrose, sans doute liée à cette « écharde dans la chair » dont il se plaint souvent mais en termes obscurs. Haine du corps et du sexe, méfiance profonde à l’égard de la femme, besoin constant de s’humilier (« moi, l’avorton ») mais aussitôt de justifier et d’exalter son rôle (« j’ai donc sujet de me glorifier ») : ces comportements sont classiques en psychiatrie. Les raisons qu’il invoque contre la femme relèvent d’une logique consternante131, si elles ne comportent pas un sens ésotérique qui nous échappe. Une bonne moitié de ses épîtres consiste en imprécations contre les « impudiques » et contre les « faux docteurs ». (Le ton est le même dans les deux cas, l’assimilation de l’impudicité et de l’impudence spirituelle est évidente). Celui qui vient de lire les évangiles et qui aborde l’Épître aux Romains se sent tomber de la prière dans l’éloquence [p. 272] polémique, de l’exposé souverain de la vérité en acte (et heureux seront ceux qui La croient) dans l’objurgation pathétique, tandis que l’indignation morale et les règlements de comptes théologiques alternent leurs motifs, entrecoupés d’appels au secours (« Qui me délivrera de ce corps de mort ? » ou de « ce corps d’humiliation ») et de rares hymnes de victoire et d’action de grâces, brefs et sublimes dans leur élan.

Mais du point de vue de l’histoire, tout change. C’est que Paul se battait pour fonder une Église, pour imposer une doctrine de l’homme, et pour épurer sans relâche ses petits groupes de militants locaux, convertis de la première heure, mal ressuyés de leur éducation hellénistique ou judaïque, et tentés par la gnose naissante. Les hommes étant ce qu’ils sont, lâches et vulgaires, facilement entraînés « à tout vent de doctrine », et toujours prêts à retourner aux coutumes de leurs pères ou de leur tribu « comme le chien à son vomissement », le puritanisme agressif et l’orthodoxie ombrageuse sont des nécessités indiscutables de l’action révolutionnaire et missionnaire, sous tous les deux et de tous les temps. Juger saint Paul à la manière dont un critique littéraire ou un psychanalyste jugeraient un grand penseur de notre époque, serait d’un naïf et ridicule anachronisme. Mais accepter « comme parole d’Évangile » pour tous les temps, à tout jamais, sans nulle critique, des préceptes, attitudes et jugements moraux évidemment dictés par les circonstances, par la passion d’un chef réaliste, par une névrose peut-être assez commune et par une foi presque unique, n’est-ce pas commettre une erreur spirituelle ? N’est-ce pas entretenir, sous le nom de religion, des règlements de mœurs « toujours bons pour la masse », et sans doute défendables, voire nécessaires, mais tels qu’on les présente, sans valeur spirituelle ?

En posant cette question, je n’entends pas un instant proposer une nouvelle échelle de valeurs, subordonnant la Vérité aux contingences de l’histoire, voire aux aléas de [p. 273] la culture. Je propose au contraire que l’on cesse de confondre avec la vérité de l’Esprit le puritanisme et la misogynie de l’Apôtre, qui me paraissent dépendre en premier lieu de contingences tout historiques et personnelles. Je propose d’appliquer à la morale paulinienne la critique qu’il recommandait lui-même d’appliquer aux morales ritualistes et magiques de son temps. Il nommait cela : « discerner les esprits ». Et il disait aussi qu’il tenait du Seigneur que « rien n’est impur en soi, et qu’une chose n’est impure que pour celui qui la croit telle » (Rom., XII, 14). « Tout est permis, mais tout n’édifie pas »…