[p. 274]

Annexe III
Post-scriptum

I
Une querelle de famille

Dans sa Jeunesse d’André Gide, Jean Delay cite une lettre inédite qu’adressait le fameux économiste Charles Gide à son neveu André, le futur prix Nobel. André venait d’avouer à son oncle qu’il avait eu, à 25 ans et pour la première fois, des « relations sexuelles » avec une Ouled-Naïl. Charles Gide écrit le 20 janvier 1895 :

Tu as besoin de revenir aux vérités élémentaires de la morale que vos spéculations philosophiques et littéraires ont complètement obscurcies chez vous. Tu aimes beaucoup, dans André Walter du moins, à citer l’Évangile. Or, l’Évangile dit : « Les impudiques n’entreront point dans le Royaume de Dieu ». Voilà qui est simple et clair. J’entends bien que ton explication tend à établir que, dans les circonstances particulières où il a été fait, cet acte était moral, presque religieux… mais ce sont là de misérables sophismes. En admettant qu’il ne t’ait pas laissé de souvenir voluptueux, il t’aura laissé d’obscènes images : c’est l’un ou l’autre. Avec ce raisonnement-là, d’ailleurs, ce n’est pas seulement l’acte sexuel, mais les vices contre nature qui pourraient aussi bien être recherchés et expérimentés dans un esprit de curiosité scientifique ou d’éducation morale… Dans tout pays, coucher avec une femme sans l’aimer est le dernier degré de l’avilissement qu’on puisse lui infliger… Mais en voilà assez. « What is done, cannot be undone », dit Lady Macbeth [p. 275] en parlant aussi d’une tache que rien ne pouvait effacer.

Or, en couchant avec la jolie Mériem, fille de joie, Gide avait justement essayé de normaliser ses goûts sexuels. Et l’on sait que l’arrivée à Biskra (un peu trop tôt) et la malencontreuse intervention de sa mère mirent un terme à cette tentative. En jugeant André au nom de sa morale puritaine, la mère le rejetait aux « vices contre nature », et en condamnant « l’impudique » au nom de l’Évangile et du Royaume de Dieu, l’oncle le rejetait à l’incroyance.

André Gide jugea la lettre de son oncle « admirable ». Elle le condamnait certes, mais avec quelle virtú paternelle — qui jouait d’ailleurs dans le sens d’un complexe d’Œdipe jamais élucidé ou éliminé. On peut penser aussi que la sévérité de l’oncle à l’occasion d’une aventure féminine ne pouvait pas déplaire à l’homosexuel que Gide venait de découvrir en lui-même. Il ne trouva rien à répondre.

Pourtant, il connaissait son Évangile, sur ce point l’oncle Charles avait raison. Que n’a-t-il répondu à cet oncle en lui citant d’autres versets non moins « simples et clairs » : — « Heureux les pauvres, car le Royaume de Dieu est à eux » et : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu. »

Charles Gide était économiste. L’économie s’occupe de nos richesses, production et répartition. Admettons que « l’impudicité » selon l’Évangile ne concerne rien d’autre que les relations sexuelles (ce dont je doute fort). Or l’Évangile, selon la version de l’oncle, dit que l’impudique n’entre pas au Royaume, mais il dit aussi, et surtout, que le riche ne peut pas y entrer. Celui qui s’occupe d’érotisme et celui qui s’occupe d’économie seraient donc sur le même plan, s’agissant du salut ?

Sophisme ! s’écrient les bourgeois. C’est qu’ils ont deux poids et deux mesures. D’une part la chose est claire, de [p. 276] l’autre il faut, nuancer. Je demande pourquoi. Je propose que dans les deux cas, on essaie d’évaluer, d’interpréter d’ordonner les moyens à la fin spirituelle.

André Gide, connaissant les Écritures, eût aussi pu répondre à l’Oncle Charles que le texte si « simple et clair » qu’il invoquait, n’existe pas dans l’Évangile. On le trouve au contraire dans saint Paul (I Corinthiens 6, 10 et 11) : « Ne vous y trompez pas : ni les impudiques, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les infâmes, ni les voleurs, ni les cupides, ni les ivrognes, ni les outrageux, ni les ravisseurs, n’hériteront le Royaume de Dieu. » Les impudiques sont cités en premier, les voleurs viennent ensuite, et les riches sont omis. Cette hiérarchie n’a rien d’évangélique.

II
« Croissez et multipliez »

Vu sous l’aspect physiologique, l’érotisme est l’usage de la sexualité pour d’autres fins que la procréation. Les Églises le condamnent — entre autres attendus — au nom du commandement donné aux Juifs de croître et de multiplier. C’est aussi l’argument que l’on opposa aux cathares et aux manichéens professant des doctrines ascétiques : ils voulaient l’extinction du genre humain. Mais au fait, qui prétendait cela ? Des moines, eux-mêmes voués à l’abstinence, à l’époque où le pape Grégoire venait d’imposer le célibat à tous les prêtres séculiers.

Parce qu’il fut dit aux Hébreux d’il y a trois millénaires : « Croissez et multipliez ! », nombre de bons chrétiens croient encore aujourd’hui que la limitation volontaire des naissances est un péché. Mais à l’époque où fut donné ce commandement, les Douze Tribus n’étaient qu’un groupe infime dans une population mondiale que l’on estime à 30 millions, — chiffre qui ne prétend qu’à indiquer un ordre de grandeur, comparative. [p. 277] Près de 3 milliards d’hommes vivent aujourd’hui. Ils seront 6 milliards en l’an 2000. S’ils devaient continuer de croître et de multiplier au rythme actuel (la population mondiale doublant tous les quarante ans) ils seraient donc 700 milliards dans trois-cents ans. La surface habitable (aujourd’hui) de la Terre étant de 7 milliards d’hectares, il y aurait donc un homme tous les dix mètres vers l’an 2260. Puis un homme par mètre carré vers 2400. Moins de cent ans plus tard, ils se touchent tous. Ces chiffres sont absurdes : ils montrent en effet que l’instinct parfaitement animal de croître et de multiplier, si la croyance aveugle au commandement biblique interdisait effectivement de le maîtriser, mènerait l’humanité d’une main ferme à sa perte, la mènerait à l’enfer sur la Terre ; et que le seul espoir d’y échapper sans crime ne pourrait être mis, par les « croyants » que j’ai dit, que dans une Providence qui se manifesterait par des catastrophes naturelles ou des épidémies d’une ampleur inouïe. Ou bien, serait-ce Elle qui inciterait un général à décrocher le fameux téléphone rouge déclenchant la guerre atomique ?

Saint Chrysostome écrivait au ive siècle :

Il y a deux raisons pour lesquelles le mariage a été institué : … pour amener l’homme à se contenter d’une seule femme, et pour nous donner des enfants : mais c’est la première qui est la principale… Quant à la procréation, le mariage ne l’entraîne pas absolument… La preuve en est dans les nombreux mariages qui ne peuvent avoir d’enfant. C’est pourquoi la première raison du mariage, c’est de régler la concupiscence, maintenant surtout que le genre humain a rempli toute la terre.132

[p. 278]

III
Érotisme et sexualité

Je trouve ceci dans un ouvrage occidental sur le yoga : « Il faut convenir que l’exaltation effrénée de la sexualité, dans la société contemporaine est sans doute plus catastrophique, pour beaucoup, que l’hypocrisie et les tabous du siècle passé. »

L’affirmation paraît tout arbitraire, en ce sens qu’elle ne repose sur aucune preuve ou enquête, et nous laisse ignorer la nature de la catastrophe alléguée : serait-elle physique, morale, ou spirituelle ? Il y a toutes chances pour qu’une telle phrase traduise moins la réalité que les préjugés antioccidentaux des sectateurs d’une discipline venue d’Orient et qui se répand de nos jours sur toute la Terre. Mais un autre passage du même livre nous révèle ce dont il s’agit :

« Les vrais yogis professent que le spasme sexuel, pour les hommes, en raison de la perte de liqueur séminale, est un des principaux facteurs de diminution du capital vital. Pour éviter cette déperdition, ils arrêtent l’éjaculation par un effort de volonté et la transforment en un épanchement intérieur qui ne les prive pas du plaisir et qui, par ailleurs, reverse dans leur organisme les hormones contenues dans le sperme. »

Ce procédé est bien connu de l’Inde : les upanishads et les écrits tantriques le désignent sous le nom de vajrolî mudrâ ou « geste de l’éclair » qui, selon le Shiva samhita « détruit la Ténèbre du monde et doit être tenu pour le secret des secrets ». Dans la seconde version de L’Amour et l’Occident (pages 100 à 108), je soutenais l’hypothèse qu’un pareil procédé fût aussi l’un des secrets de l’amour courtois.

La forme tantrique ou courtoise de l’érotisme peut être [p. 279] interprétée de deux manières, soit qu’on la considère comme résultant d’une crainte magique, soit qu’on la considère comme visant à « élever » et « animer » le jeu d’amour, à des fins proprement érotiques, que certains tiennent même pour spirituelles.

1. La peur de perdre sa vitalité en perdant le semen correspond chez nous — me disent les psychiatres — à un symptôme de névrose caractérisée. Cette peur est plus ouvertement avouée, voire commentée et justifiée, elle est donc plus visiblement active en Orient qu’en Occident. Le sentiment de faute qui, pour un Oriental, peut s’attacher à l’acte sexuel, reste de l’ordre naturel, pour ainsi dire physiologique, tandis que chez l’Occidental il est masqué et relégué aux arrière-plans de la conscience par un sentiment de culpabilité d’ordre moral. Les religions hindouistes et surtout bouddhistes, ayant pour fin suprême d’éteindre le Désir, cause d’attachements à l’éphémère, se gardent bien de brider la sexualité : leur morale est à cet égard plus que laxiste : elle est prodigue en bonnes recettes. Au contraire, les doctrines morales déduites à tort ou à raison des évangiles, mais surtout de saint Paul, entendent discipliner le désir naturel dans le seul cadre du mariage procréateur, et interdisent toute relation sexuelle hors de ses liens. Ainsi renforcé et fouetté, le désir sexuel passe outre et surmonte les vieilles craintes magiques, — sauf dans le cas des névroses mentionnées.

Ceci dit, le vajrolî mudrâ ou le tour de force des yogis reversant dans leur corps le semen (s’ils n’ont pas pu ou pas voulu le retenir) ne nous semble pas correspondre à des réalités physiologiques. Le semen ne revient pas en son lieu, mais dans le canal de l’urètre, d’où il sera bientôt éliminé. Le procédé physique comporte donc une erreur ou tricherie biologique, dont la « vertu » serait au mieux psychologique.

2. Il n’en reste pas moins que cette méthode peut prendre un sens entièrement différent, quand elle devient un moyen de l’érotisme, un moyen de maîtriser l’instinct [p. 280] pour l’ordonner à certaines fins plus « idéales », — nous dirions : pour le sublimer, soit en plaisir détaché de l’instinct, soit en amour, soit en adoration de l’Éternel féminin au sens mystique. La maithuna tantrique (union sexuelle sacrée) et la cortezia des troubadours correspondent à ce second sens.

Les épreuves que le tantrisme fait subir à l’amant ont pour but de le faire accéder à une maîtrise de soi telle que le jeu d’amour puisse se prolonger très longtemps sans achèvement physique, et sans perte de semen ou bindu. À ceux qui peuvent y parvenir est promise « l’immortalité conquise en quinze jours » (lisons, comme le texte y invite, quelques lignes plus bas : « une vie prolongée ») par où l’on rejoint la croyance magique ; mais aussi un progrès dans la Voie spirituelle, vers le détachement du concret par l’effet d’un désir détaché de l’instinct et tourné vers l’essence divine.

La cortezia des troubadours décrit à mots couverts (mais bien assez précis, pour qui sait lire) ce que l’on a longtemps pris pour simple « joie d’amour », et qui était en fait « le jeu d’amour133 », un moyen de le prolonger « sans fin », sans « achèvement », et d’élever ainsi le désir à la hauteur de l’amour animique et du culte rendu à la Dame (considérée non pas comme femme et comme [p. 281] personne, mais comme symbole de l’Anima) tout en échappant aux « conséquences », — lesquelles étaient obligatoires dans le mariage, mais condamnées par le manichéisme des cathares.

C’est dans la cortezia que je vois l’origine de l’érotisme occidental, et des problèmes qu’il ne cesse de poser et de reposer dans tous les ordres, à notre civilisation. D’où la nécessité de ce rappel technique, au terme d’un ouvrage dont le sujet n’était nullement la sexualité, mais bien l’amour.

Est-il besoin de préciser que cet ouvrage n’est pas un manuel de morale et n’entend pas donner de conseils à qui que ce soit ? (Et encore moins, de permissions ! Celui qui en demande prouvant en général, et par là même, qu’il n’y a pas encore droit). Le libre usage d’Éros peut être un bien pour les sages qui voudraient intégrer sa vertu dans une orientation qu’indique l’esprit : mais ceux-là ne cherchent plus de recettes morales, sachant bien que leur personne est en jeu, et qu’il n’y a pas au monde deux personnes identiques. Pour les autres, une morale générale et très stricte, catholique, puritaine, musulmane ou marxiste, selon la coutume du pays, m’apparaît nécessaire dans la mesure exacte où elle se révèle suffisante.

Certes, l’éducation n’a d’autre fin dernière que de rendre l’individu apte à mieux assumer la liberté de la personne responsable d’elle-même ; celle qui peut reconnaître le prochain et donc l’aimer. Mais si l’on croit à la personne on croit aussi à l’absolue nécessité de maîtriser l’individu, qui est son support inséparable, et qu’elle transformera plus tard à sa manière. Point d’aristocratie sans disciplines, ni de démocratie non plus : mais ce ne sont pas les mêmes disciplines. Car les unes sont particulières, opératives, les autres générales, préparatoires. Au niveau de la personne, ce qui est remède pour l’un sera peut-être poison pour l’autre au même dosage, ou simplement [p. 282] indifférent. Or, nous savons que l’amour est le fait des personnes, et qu’il n’en est pas deux interchangeables. D’où la difficulté de concevoir une morale générale de l’amour, des règles générales imposées à l’amour — au nom de quoi, qui serait plus vrai ? Les normes valent pour tout, sauf pour l’amour — comme l’entrevit le romantisme, qui en tira des conclusions fausses. Elles valent pour la sexualité proprement dite, le social et l’éducation ; pour tout ce qu’il y a de social et de sexuel dans le mariage, les liaisons, etc. Non pour l’amour proprement dit. Car c’est l’amour qui pose les normes, qui est la norme finale, première, universelle. Autrement dit : l’éducation a pour fin véritable la personne, mais dans la mesure où la personne se réalise, devient donc libre et responsable, la morale ne peut plus l’aider. Parce que la vraie personne est posée par l’amour, existe par un acte de l’amour, et que l’amour la fait unique.

Toute morale qui n’est pas une école — ouverte sur la liberté future — est une prison, si « laxiste » soit-elle. Voilà qui nous ramène irrésistiblement au paradoxe évangélique et paulinien : pour le vrai spirituel, la Loi est abolie, bien que pas un iota n’en soit retiré. Mais l’amour seul peut le comprendre en vérité.