2.
Premiers plans d’union

Dante (1265-1321)

Selon Gilles de Rome (xiiie s.) le pape est à l’instar de Dieu, premier Moteur. Il est la source de l’ordre cosmique, du mouvement des choses et de la juridiction des princes et des peuples. L’empereur reçoit de lui son autorité temporelle, comme la Lune reçoit du Soleil la lumière qu’elle nous renvoie. De lui viennent l’autorité (un prince païen ne saurait être qu’un « brigand »), le droit de propriété et de succession, la légitimité du mariage. Un pécheur séparé du pape n’est littéralement rien.

En face du pape, pourtant, voici que se dresse l’empereur. Selon Marsile de Padoue, c’est le peuple qui est le vrai dépositaire de toute autorité, et il la délègue à l’empereur. Ce dernier représente donc la plénitude de la juridiction. Hors de lui, point d’autorité. L’Église peut avertir, éclairer les âmes ; lui gouverne la terre.

Mais survient un troisième larron : le roi de France, qui se dira plus tard « empereur en son royaume » et qui refuse tout autant la suprématie du Saint-Empire que celle du Souverain Pontife. Philippe le Bel, contre l’empereur et contre Boniface VIII, représente pour la première fois les droits « souverains » de l’État national.

[p. 56] Comment se situe Dante dans ce drame ?

Pour lui, le pape est la source unique de l’autorité, la neuvième sphère du Ciel qui communique son mouvement aux huit autres. Nul chef ne commande sans lui devoir son autorité. Cependant, l’empereur est la cause première de l’ordre social, et nul baron ne commande sans tenir de lui son pouvoir. Il est le principe d’unité du genre humain. Et il est nécessairement juste, étant tout-puissant, donc sans ambition personnelle, donc vertueux. De plus il est le délégué du peuple romain, prédestiné par Dieu à régner sur le monde. Il commande souverainement aux corps et mène les peuples au bonheur temporel, tandis que le pape conduit les âmes à la lumière, qui est leur seule liberté. (De Monarchia, III, XVI.)

Dans un tel système, point de place pour la souveraineté absolue des États, qui ne saurait mener qu’au chaos. Une monarchie unique, ordonnant (mais sans l’uniformiser) une Société universelle des États55, est donc nécessaire à la paix du genre humain. Et le monarque, l’empereur doit dominer les hommes au nom de l’intelligence supérieure qui lui est impartie par nature. (Ne serait-ce pas un équivalent, a-t-on remarqué56, du pouvoir moderne de la Science ?)

C’est pour saluer la marche de l’empereur Henri VII qui vient se faire couronner à Rome par Clément V, que Dante écrit en 1308 son De Monarchia. (Il a 46 ans, et il n’a composé de sa Comédie que l’Enfer.) Le paradoxe central de cet ouvrage, en lequel on a voulu voir la première proclamation de l’union fédérale des nations sous l’égide « romaine » (lisons européenne), c’est que tout en glorifiant l’unité chrétienne, mythe médiéval par excellence, Dante établit fortement la distinction du spirituel et du temporel : or celle-ci va conduire au triomphe non pas du princeps unicus qu’il appelle, mais bien du « monstre aux têtes multiples » qu’il dénonce : le nationalisme.

La tâche propre du genre humain, pris en sa totalité, c’est d’actuer continuellement la plénitude de la puissance de l’intellect possible, d’abord en vue de la spéculation, puis, par voie de conséquence, [p. 57] pour la pratique. Or parties et tout obéissent aux mêmes lois ; si l’individu acquiert prudence et sagesse vivant paisiblement et tranquillement, le genre humain, pareillement, se consacre très librement et très aisément à sa tâche propre, lorsqu’il jouit du repos et de la paix ; et sa tâche est presque divine, selon la parole sainte : tu l’as placé peu au-dessous des anges. D’où il suit que la paix universelle est le meilleur de tous les moyens qui peuvent nous procurer le bonheur…57

Si nous considérons le village, dont la fin est le concours agréable des personnes et des choses, il faut qu’un seul soit le chef des autres, que ce chef soit désigné par des étrangers, ou que sa propre supériorité, du consentement de tous, lui donne l’autorité ; autrement, le village, non seulement n’atteint pas le minimum nécessaire de bien-être, mais, souvent, sous la pression des rivalités qui luttent pour la prééminence, il est complètement détruit. Ensuite, si nous considérons la cité, dont la fin est le bien-vivre et le mieux-vivre, un gouvernement unique s’impose ; et cela, non seulement dans une juste constitution politique, mais aussi dans une défectueuse. Le contraire se produit-il, non seulement la fin de la vie sociale est perdue, mais la cité elle-même disparaît. Enfin dans un royaume, dont la fin est d’assurer, avec plus de sécurité et de tranquillité les bienfaits de la cité, un seul roi doit régner et gouverner ; autrement, non seulement les membres du royaume n’atteignent pas leur fin, mais le royaume tombe en dissolution, selon cette parole de l’infaillible vérité : tout royaume divisé est perdu. Ce qui se passe en chacun des groupements qui sont ordonnés à un but unique établit la vérité de ce qui a été avancé plus haut.

Désormais, il est évident que la totalité du genre humain est ordonnée à un but unique, ainsi qu’on l’avait déjà fait entendre. Donc il faut qu’un seul commande, qu’un seul dirige ; et ce chef doit être appelé monarque ou empereur. Donc il est évident que la bonne existence du monde exige l’existence de la Monarchie ou de l’Empire.58

Entre deux princes, dont l’un n’est nullement soumis à l’autre, peut s’élever un litige, soit par leur propre faute, soit par la faute de leurs sujets ; c’est évident. Donc entre eux il faut un jugement. Puisque l’un ne peut examiner la conduite de l’autre (chacun d’eux étant indépendant, et un égal n’ayant sur son égal aucun pouvoir), un troisième prince doit exister, d’une juridiction plus ample, et qui tienne les deux princes précédents sous son pouvoir. Ce prince sera le monarque…59

Remarquons que cette phrase : le genre humain peut être gouverné par un seul, ne doit pas être entendue au sens que les plus minimes règlements d’une ville quelconque doivent émaner directement du prince suprême ; souvent en effet les lois municipales sont [p. 58] défectueuses, et elles ont besoin d’être jugées, ainsi qu’il résulte du cinquième livre à Nicomaque, où le Philosophe recommande l’interprétation. Nations, royaumes et villes possèdent des qualités différentes, qui doivent être dirigées par des lois différentes. La loi est une règle de direction pour la vie. Autrement doivent être dirigés les Scythes qui vivent hors le septième climat, ils subissent une grande inégalité de jours et de nuits, et ils supportent un froid presque intolérable ; autrement, les Guaramantes qui habitent sous l’équinoxe ; ils jouissent de jours et de nuits toujours égaux et ils ne peuvent se couvrir de vêtements à cause de la trop grande chaleur. Le véritable sens de la phrase du début est celui-ci : le genre humain, sur les points communs qui intéressent tous les hommes, doit être gouverné par un seul monarque, et doit être orienté vers la paix par une seule loi. Cette règle ou loi, les princes particuliers doivent la recevoir du monarque ; ainsi l’intellect pratique reçoit de l’intellect spéculatif la majeure qui commande la conclusion pratique, puis, sous cette majeure, il subsume la proposition particulière, qui constitue proprement son objet, et il conclut à telle action. Or cette opération, non seulement est possible à un seul, mais elle ne peut être faite que par un seul, sous peine d’introduire la confusion dans les principes universels.60

Si, depuis la chute de nos premiers parents, cause de toutes nos erreurs, nous considérons les mœurs des hommes et les événements, nous ne trouverons nulle part le monde universellement en paix, sauf sous le divin Auguste monarque, alors qu’existait une Monarchie parfaite. Que le genre humain fût alors heureux, au milieu de la tranquillité de la paix universelle, tous les historiens, tous les poètes illustres, et même le témoin de la bonté du Christ l’ont témoigné ; enfin Paul nomma cet état très heureux la plénitude des temps. Vraiment temps et biens temporels réalisèrent leur plénitude, car aucune fonction utile à notre bonheur ne resta sans titulaire. Comment se comporta le monde, comment la tunique sans couture fut déchirée par les ongles de la cupidité, nous pouvons le lire chez les historiens, puissions-nous ne pas le revoir. Ô genre humain, de quelles luttes et querelles, de quels naufrages dois-tu être agité ! Tu es devenu un monstre aux multiples têtes, et tu te perds en efforts contradictoires. Tu es malade en l’un et l’autre de tes intellects, et aussi en ta sensibilité ; tu n’as pas souci de nourrir l’intellect supérieur par des raisons irréfragables ; ni l’intellect inférieur par l’expérience ; ni la sensibilité par la douceur de l’appel divin, lorsque les trompettes divines, au nom du Saint-Esprit, annoncent : « combien il est bon, combien il est agréable de vivre avec des frères et d’être fondu en un. »61

Après cette utopie sublime de la Paix par l’Empire — bafouée [p. 59] par des siècles de progrès constant du nationalisme, mais qui pourtant, ne cessera d’agir sur la conscience des meilleurs jusqu’à nous — voici la description étonnamment précise pour l’époque, d’une Europe qui n’est pas seulement géographique mais déjà « culturelle » comme dirait notre siècle. Son unité dans la diversité est illustrée par l’exemple des langues. Citons le traité De vulgari eloquentia (I, 8) :

Par suite de la confusion des langues dont on vient de parler62, nous avons de sérieuses raisons de penser qu’alors pour la première fois les hommes se dispersèrent pour habiter tous les pays du monde, toutes les régions et tous les recoins de ces pays. Et comme la souche primitive de la race humaine fut plantée aux rivages de l’Orient, et que de là notre race s’est propagée des deux côtés en multiples rameaux pour s’étendre enfin jusqu’aux pays d’Occident, peut-être est-ce alors pour la première fois que les fleuves de l’Europe, ou du moins certains d’entre eux, ont désaltéré des êtres doués de raison.

Mais, que ses derniers occupants soient venus de l’étranger ou que des indigènes de l’Europe y soient revenus, ces hommes y apportèrent un langage divisé en trois branches ; et de ceux qui l’apportèrent, les uns s’attribuèrent la région méridionale de l’Europe, d’autres la région septentrionale ; et le troisième groupe, que nous appelons maintenant les Grecs, occupa une partie de l’Europe et une partie de l’Asie.

C’est d’un seul et même langage reçu dans le châtiment de la confusion que les diverses langues vulgaires ont pris naissance, comme nous le montrerons ci-dessous. En effet, tout ce qui, des bouches du Danube ou du Palus-Méotide aux limites occidentales de l’Angleterre, est borné par le pays des Italiens et des Français et par l’Océan, n’a parlé qu’un seul idiome, bien que plus tard il se soit divisé en plusieurs langues vulgaires chez les Esclavons, les Hongrois, les Teutons, les Saxons, les Anglais et un grand nombre d’autres nations. Il ne resta qu’un seul signe de la même origine commune : presque tous les peuples cités ci-dessus possèdent la réponse affirmative io.

Faisant suite à ce langage, c’est-à-dire à partir du pays des Hongrois dans la direction de l’orient, un autre a occupé tout ce qui, au-delà, porte le nom d’Europe, et s’est propagé plus loin.

Tout le reste de l’Europe a été occupé par un troisième langage, bien que maintenant il semble divisé en trois branches. En effet, les uns ont pour réponse affirmative oc, d’autres oïl, d’autres si, à savoir les Espagnols, les Français et les Latins. Mais le signe évident que c’est d’un seul et même langage que procèdent les langues vulgaires de ces trois peuples, c’est qu’on les voit désigner une [p. 60] foule d’objets par les mêmes mots : ainsi Dieu, le ciel, l’amour, la mer, la terre, il est, il vit, il meurt, il aime, et presque tout le reste.

Les peuples de langue d’oc occupent l’occident de l’Europe méridionale au-delà du pays des Génois. Ceux qui disent si occupent l’orient de ces pays jusqu’au promontoire de l’Italie où commence la mer Adriatique, ainsi que la Sicile. Quant aux gens de langue d’oïl, ce sont en quelque sorte des septentrionaux en regard de ceux-là, car ils ont à l’orient les Allemands, sont entourés à l’ouest et au nord par la mer d’Angleterre, et limités par les montagnes d’Aragon ; au midi également, ils sont bornés par les Provençaux et par les pentes de l’Apennin.

Pierre Dubois (env. 1250-1320)

Contemporain de la Monarchie (1308), l’essai de Pierre Dubois (1306) s’en distingue par un empirisme sans vergogne, ou si l’on veut, par un sens politique mieux averti des possibilités immédiates. (D’ailleurs en vain.)

C’est à Ernest Renan que nous devons la résurrection de ce projet, enterré pendant cinq siècles dans la paix des archives de Christine de Suède, puis du Vatican. Depuis Renan, tout le monde le cite, mais peu l’ont lu. Pour rendre un peu de son relief à la figure étrange de l’avocat normand que l’historien français Charles Langlois caractérisait comme « le premier publiciste de son époque », citons ici quelques extraits du chapitre que Renan lui consacre dans son Histoire littéraire de la France63.

Pierre Dubois naquit certainement en Normandie et très probablement à Coutances ou aux environs. Il étudia dans l’Université de Paris, où il entendit saint Thomas d’Aquin prononcer un sermon et Siger de Brabant64 commenter la Politique d’Aristote. Saint Thomas d’Aquin étant mort en 1274 et l’enseignement de Siger devant être placé vers le même temps, il semble que l’on ne se tromperait guère en supposant que Pierre Dubois naquit vers 1250.

Dubois embrassa la carrière des lois au moment même où s’opérait dans la judicature française la plus importante des révolutions. La justice séculière prenait définitivement le dessus sur la justice d’église, et reléguait celle-ci dans un for ecclésiastique très large encore, mais qui n’était rien auprès de l’immensité des attributions que les cours cléricales s’étaient arrogées jusque-là. En 1300, nous trouvons Pierre Dubois exerçant à Coutances les fonctions d’avocat des causes royales. Déjà, sans doute, avant cette époque, il était entré en rapport avec quelques-unes des personnes du gouvernement. [p. 61] En effet, le premier écrit qui nous reste de lui, le Traité sur l’abrègement des guerres et des procès, daté avec la plus grande précision des cinq derniers mois de l’an 1300, est adressé à Philippe le Bel, et rentre tout à fait dans l’ordre des préoccupations qui dictèrent le prononcé papal de 1298, ainsi que les actes de la diplomatie royale en 1300. Cet ouvrage témoigne d’une connaissance étendue des affaires politiques de l’Europe et des secrets de la maison de France ; on ne peut supposer qu’un obscur avocat de province, sans rapport avec la cour, fût si bien renseigné… La pensée dominante de Pierre Dubois était la résistance aux empiètements de l’Église et l’extension des pouvoirs de la société civile. La lutte de Philippe le Bel et de Boniface VIII vint lui offrir une occasion excellente pour donner cours à ses passions anticléricales. Pendant toute la durée de cette lutte, nous le voyons à côté du roi, recevant ses inspirations, lui fournissant des arguments, tenant la plume pour défendre les droits de la couronne… Avant 1306, pour des raisons qu’on ignore, et certainement sans rompre ses liens avec la cour de France, Dubois entrait au service d’Édouard Ier, roi d’Angleterre.

… En 1306, il composa le plus important de ses ouvrages, celui où il s’est plu à rassembler toutes ses idées de politique et de réformes sociales. C’est un traité adressé à Édouard Ier, sur les moyens de recouvrer la Terre sainte65. … Il est permis de penser que Dubois tenait assez peu au but lointain qu’il assignait à l’activité des nations chrétiennes… Sous prétexte d’indiquer les meilleurs procédés pour conquérir la Terre sainte, Dubois expose un vaste plan de réformes, qui consiste à détruire le pouvoir temporel du pape, à dépouiller le clergé de ses biens, à transformer ces biens en pensions payées par le pouvoir séculier et à donner la direction générale de la chrétienté au roi de France.

En 1307 nous trouvons de nouveau Dubois en Normandie. En l’année 1308, il paraît avoir été au plus haut degré de son crédit auprès de Philippe. En cette année, l’empereur Albert d’Autriche ayant été assassiné, et Clément V se trouvant à Poitiers entre les mains de Philippe le Bel, Dubois proposa au roi de profiter de l’occasion pour se faire élire empereur… Une fois nommé empereur, le roi se mettra à la tête de la chrétienté et marchera sur Jérusalem par terre, comme le firent Charlemagne et Frédéric Barberousse. Philippe ne paraît pas avoir donné suite à ce projet.

« Il serait assez difficile, écrit Chr. L. Lange66, d’exposer les idées du traité de Pierre Dubois d’après le plan suivi par l’auteur [p. 62] lui-même. Son ouvrage n’a rien de systématique : les digressions et les répétitions sont fréquentes ; les idées exposées par l’auteur semblent assez disparates et n’ont guère de relation avec le sujet principal : il disserte sur l’éducation des femmes et sur l’organisation militaire de la France, sur la réforme des couvents de religieuses et sur l’utilité d’apprendre les langues, sur les mariages mixtes entre sarrasins et chrétiennes et sur les moyens d’abréger les procès. Ce dernier sujet lui tient notamment à cœur, il le considère comme étroitement lié à celui de « l’abréviation des guerres ». Nous suivrons donc ici l’analyse proposée par Chr. L. Lange dans son ouvrage monumental.

Pour Pierre Dubois comme pour Dante et Marsile de Padoue, la paix est le summum bonum. Mais elle signifie avant tout la paix entre nations chrétiennes, condition absolue du succès de la croisade. Les croisés ne demeureront pas en Terre sainte s’ils apprennent que leur pays est en danger de guerre. Cependant, il ne suffit pas de prêcher la paix :

Ne voit-on pas que l’Écriture sainte, qui déteste les guerres, et les prédicateurs qui déclarent ceci au public, ne suffisent pas, ni n’ont suffi dans le passé ?… Si la sainteté, l’enseignement et les oraisons des Saints Pères n’ont pu faire cesser les guerres entre chrétiens et tous les périls qui les accompagnent, comment le pape peut-il croire que les oraisons et l’enseignement des ministres actuels et futurs de l’Église puissent faire cesser les guerres et les cupidités dont elles procèdent ?

Il faut des remèdes plus forts et plus radicaux ; il faut instituer des sanctions pénales, il faut donc organiser la société chrétienne. Mais à cette fin, Pierre Dubois élimine la solution admise par la plupart de ses contemporains : la monarchie universelle, qu’il ne croit pas réalisable.

Je ne crois pas qu’un homme sensé puisse estimer possible, dans cette fin des siècles, que tout le monde soit gouverné quant aux choses temporelles par un seul monarque, qui dirigerait tout, et à qui tous obéiraient comme à leur supérieur ; car si l’évolution tendait de ce côté-là, il y aurait des guerres, des séditions, des dissensions sans fin ; et il serait impossible pour n’importe qui d’y mettre fin, à cause de la multitude des nations, de l’éloignement et de la diversité des lieux, et de la disposition naturelle des hommes au désaccord ; il est vrai que quelques-uns ont été appelés généralement les monarques du monde ; je ne crois pas toutefois que, depuis que les différentes régions ont été peuplées, il n’y eut jamais personne [p. 63] à qui tous aient obéi… Mais il est vraisemblable que dans les choses spirituelles, il peut et il doit y avoir un seul prince qui, quant au spirituel, gouvernerait et dirigerait de l’est à l’ouest et du nord au sud.

La « république chrétienne » de Pierre Dubois est une sorte de Confédération, qui serait placée sous la direction d’un concile, dans lequel les différentes nations garderaient une indépendance absolue quoad temporalia. Cependant, il ne croit pas la paix possible sans une réforme de l’Église. Fort de l’autorité gagnée par ce moyen, le pape devrait prendre l’initiative de la convocation d’un concile qui établirait la paix entre les chrétiens, en organisant la société internationale en vue de la reprise de la Terre sainte. Il faut surtout organiser des moyens judiciaires afin de régler les conflits. Pierre Dubois développe alors un projet détaillé d’arbitrage international entre les princes, qu’il admet d’ailleurs « souverains », ce qui ne facilite rien …

Mais si ces cités et ces princes nombreux, ne reconnaissant pas de supérieurs au monde qui exercent la justice sur eux selon les lois et les coutumes locales, désirent ouvrir des conflits, devant qui doivent-ils plaider ?… On peut répondre que le concile doit statuer que des arbitres ecclésiastiques ou autres seraient désignés, des hommes prudents et experts et fidèles, qui après avoir prêté serment (éliraient) trois juges parmi les prélats et trois autres pour chacune des parties, hommes aisés et de telle condition qu’il soit probable qu’ils ne puissent être corrompus ni par amour, ni par haine, ni par peur, ni par convoitise, ni autrement ; ils se réuniraient dans un endroit approprié, et, étant assermentés de la manière la plus stricte, après qu’ils auraient reçu avant leur réunion les plaidoiries sommaires et claires de chaque partie, ils recevraient — en éliminant d’abord tout ce qui serait superflu et inepte — les preuves et les instruments qu’ils examineraient consciencieusement… Si l’une des parties n’est pas contente de la sentence, les juges eux-mêmes doivent renvoyer tout le procès, accompagné des sentences, devant le siège apostolique, afin qu’elles soient amendées et changées par le Souverain Pontife, si cela est juste ; si non elles doivent être confirmées et enregistrées dans les archives de l’Église ad perpetuam memoriam.

Il est intéressant de noter que le pape est désigné par cet avocat de l’État national pour être le juge suprême dans les litiges des princes superioris in terris non recognoscentes. Cependant les sanctions ecclésiastiques ne sont pas suffisantes car, note-t-il, ce sont surtout les peines temporelles que l’on craint :

[p. 64] La peine temporelle, bien qu’elle soit sans comparaison moindre que la peine éternelle, est plus redoutée ; elle sera plus avantageuse à la Terre sainte ; elle nuira moins à tous les parents et amis des condamnés.

Il veut donc profiter de l’esprit guerrier de son époque pour faire avancer son projet de conquête des lieux saints : les trouble-paix seront déportés en Orient, où ils auront l’occasion de développer leurs capacités militaires contre les Infidèles, au lieu qu’en restant en Europe, ils y détruiraient la paix de la république chrétienne ! Mais cette disposition ne suffit pas. Dubois montre par un exemple détaillé — celui du duc de Bourgogne — comment on vaincrait en Europe même l’opposition à prévoir : le pays récalcitrant serait cerné, toute importation prohibée, et la faim réussirait plus facilement que les armes.

« Le trait caractéristique de ce projet, remarque Lange67, c’est son esprit réaliste. Dubois sait apprécier sobrement et avec perspicacité les éléments du monde politique dans lequel il vit. Il voit que la monarchie universelle n’est plus possible ; que le problème qui se pose, c’est la coexistence dans la paix d’États souverains ; il voit également que le moyen judiciaire de vider les litiges entre États souverains est l’arbitrage. Il recommande des mesures dont beaucoup étaient connues à son époque : le concile convoqué par le pape ; l’arbitrage international, très en usage depuis le xiie siècle ; les sanctions de l’arbitrage, qui également entraient tout à fait dans la pratique de son époque… S’il n’a pas trouvé d’écho, c’est qu’il y a peu d’hommes qui voient vraiment la réalité, comme il l’a vue. Il était trop réaliste pour son époque, qui ne l’était guère. » Cependant, Lange a bien montré la faiblesse essentielle — qui fait aussi l’intérêt — du système de Dubois : « Le point de départ de son raisonnement est l’existence de l’État, du prince souverain, rex qui non recognoscit superiorem in terris… Or, l’affirmation absolue de la souveraineté de l’État doit, poussée à fond, amener l’établissement de l’anarchie dans les relations entre les États, anarchie qui, en principe, règne encore… On voit que c’est le même problème qui se pose toujours devant notre époque comme devant celle de Philippe le Bel et de Boniface VIII. Pierre Dubois est le premier qui l’a posé, et qui a tâché d’en indiquer une solution. »

[p. 65]

Pétrarque (1304-1374)

Cependant l’anarchie ne fait que grandir en Europe. Les Souverainetés absolues, à l’état naissant et virulent, déchirent son corps. Est-ce le corps de la chrétienté ? Pétrarque n’a pas l’air de le penser, lorsqu’il lamente la décadence d’une Europe où, dans plusieurs régions, « le Christ est inconnu ou méconnu » :

Transporte-toi maintenant en esprit plus loin ; toute la Gaule, limite extrême de notre continent, et la Grande-Bretagne, projetée hors du continent, sont fréquemment affaiblies par des guerres désastreuses. La Germanie, non moins que l’Italie, souffre de luttes intestines et brûle en son propre feu. Les rois d’Espagne prennent les armes l’un contre l’autre… La Grèce laboure pour soi, moissonne pour soi, moud son grain pour soi, se repaît toute seule et, ruminant mal la pâture du salut, délaisse la crèche. Dans les autres régions d’Europe, le Christ est inconnu ou mal vu… Le lieu de naissance et le sépulcre même du Seigneur, double port de la paix pour les chrétiens, sont piétinés par les chiens et ceux qui s’y rendent ne trouvent nul accès libre ni sûr.

… Qui eût jamais pensé que le roi des Gaules dût vivre en une geôle britannique, et peut-être y mourir ? Et voici que nous sommes maintenant certains qu’il est en cette geôle et nous craignons qu’il y meure. Qui eût imaginé que l’armée des Anglais s’avançât jusqu’aux portes de Paris ? Et voici qu’elle y est.68

Le roi Georges Podiebrad et Antoine Marini

Le roi de France n’avait guère écouté son Pierre Dubois. Cent-cinquante ans plus tard, à l’autre bout de l’Europe, un autre monarque reprend un projet similaire, peut-être inspiré du premier.

Georges Podiebrad (1420-1471), pauvre gentilhomme tchèque, s’était battu avec l’armée des « taborites » ou hussites radicaux, n’étant d’ailleurs lui-même qu’un hussite modéré ou « utraquiste ». Élu roi de Bohême en 1458, il se met à persécuter les frères moraves, qui cependant l’ont influencé. C’est qu’il est ambitieux et que, briguant l’Empire bien qu’hérétique, il a besoin de l’appui du pape et des princes de la chrétienté.

« C’est probablement pendant l’année même de son avènement au trône — écrit Lange69 — que Georges a fait la connaissance d’Antoine Marini, originaire de Grenoble, inventeur et grand [p. 66] industriel, qui avait fondé des entreprises de tuileries et de chaufournerie en Styrie et en Salzburg. Antoine déployait depuis 1456 une grande activité dans plusieurs des pays allemands, probablement aussi en Bohême ; dans une de ses lettres de créance, le roi appelle Antoine carbonista, charbonnier. On doit supposer que c’est cet esprit aventureux, riche en ressources, qui a suggéré à Georges l’idée de faire introduire ses projets d’alliances politiques par un plan grandiose de fédération européenne. C’est encore Antoine qui a présenté le projet aux princes étrangers au nom du roi de Bohême ; il est allé à Venise, il s’est adressé au duc de Bourgogne, qui l’a éconduit. Il a enfin soumis le projet à Louis XI pendant l’hiver de 1462 à 1463. En 1464 Antoine prend part à une grande ambassade bohémienne auprès de Louis XI. C’est sa dernière apparition ; il disparaît de l’histoire après cet événement. — On sait que plus tard, en 1466, le pape Paul II a excommunié et déclaré déchu le roi Georges. Celui-ci tint bon cependant ; il mourut sur le trône en 1471. »

Le projet présenté à Louis XI en 1463 est écrit en latin. Dans les Mémoires de Philippe de Comines, qui le reproduisent, il porte ce titre en français : Traité d’alliance et confédération entre le roy Louis XI, Georges roy de Bohême et la seigneurie de Venise, pour résister au Turc. Podiebrad comptait y faire participer d’entrée de jeu les rois de Pologne et de Hongrie, ainsi que les ducs de Bourgogne et de Bavière ; mais l’empereur et le pape s’en voyaient exclus. C’est donc bien sur une Europe nouvelle, celle des États et des nations naissantes, — celle de Pierre Dubois — qu’entendait se fonder ce plan fédératif : il prenait acte d’une situation de fait, et tentait de prévenir le péril de l’anarchie des souverainetés.

Bien qu’il ait échoué devant la résistance de deux papes, au pouvoir desquels il entendait faire pièce, ce projet marque une date dans l’histoire de l’Europe : il esquisse pour la première fois une Confédération continentale, limitant expressément les souverainetés nationales tout en garantissant l’autonomie des États membres. Il porte création d’une Assemblée votant à la majorité simple ; d’une Cour de Justice ; d’une procédure d’arbitrage international ; d’une force armée commune ; et d’un budget fédéral, alimenté d’ailleurs aux dépens de la dîme ecclésiastique. De ce texte fort long, redondant et fleuri comme il se devait à l’époque, nous traduirons ici d’amples extraits : il nous [p. 67] paraît que le justifient les nombreux rapprochements que cette lecture suggère avec les circonstances de notre temps.

Au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, Nous, Georges, roi de Bohême, faisons savoir à tous et à chacun, pour qu’on en garde le souvenir perpétuel, qu’en examinant les écrits des anciens historiens, nous constatons que la chrétienté fut autrefois extrêmement florissante et heureuse tant par sa population que par sa puissance : telle était son étendue qu’elle enfermait en son sein cent-dix-sept vastes royaumes, et elle en tira tant de peuples qu’elle occupa longtemps une grande partie des païens en même temps que le sépulcre du Seigneur. Il n’y avait pas de nation à cette époque dans le monde entier qui osât attaquer la domination des chrétiens. Maintenant, en revanche, nous voyons tous combien elle est déchirée, réduite, affaiblie, dépouillée de tout son éclat et de toute sa splendeur d’autrefois…

Car l’islam, puis les Turcs, sont survenus, « réduisant en leur puissance d’abord le glorieux empire des Grecs, puis … déportant hors des pays chrétiens un nombre d’âmes presque infini ».

Ô Province dorée ! Ô chrétienté, gloire de l’univers, comment tout honneur s’est-il retiré de toi ? Comment a disparu ton éclat sans rival ? Où est la vigueur de ton peuple ? Où, le respect que toutes les nations te portaient ? Où, ta majesté royale ? Où ta gloire ? Que t’ont servi tant de victoires, si tu devais si vite être menée au triomphe de tes vainqueurs ? À quoi bon avoir résisté à la puissance des chefs païens, si maintenant tu ne peux plus soutenir l’assaut de tes voisins ? Ô vicissitudes de la fortune, que de changements vous apportez aux empires ! Avec quelle rapidité se transforment les royaumes et s’évanouissent les puissances !

Quelle est la cause d’un tel changement et d’une telle ruine ? Il n’est pas facile de la discerner, parce que les jugements de Dieu sont cachés. Les champs ne sont pas moins fertiles aujourd’hui qu’autrefois, les troupeaux ne sont pas moins féconds ; le produit de la vigne emplit les cuves avec usure ; des hommes industrieux ont découvert des mines d’or et d’argent, de grands esprits ont fait leurs preuves dans une foule de domaines, les lettres sont aussi florissantes que jamais. Qu’est-ce donc qui a abattu la chrétienté au point que des cent-dix-sept royaumes dont nous avons parlé, il n’en a subsisté que seize ? Il est peut-être certains péchés que Dieu veut punir, ainsi que nous lisons dans l’Ancien Testament que cela s’est produit quelquefois. Aussi croyons-nous devoir nous examiner attentivement, afin que, si une faute a été commise, elle soit réparée.

… Bien qu’à présent le sort des Grecs soit lamentable et qu’il faille déplorer la ruine de Constantinople et d’autres provinces, nous devons pourtant, si nous sommes avides de gloire, souhaiter [p. 68] cette occasion qui peut nous réserver l’honneur d’être appelés défenseurs et mainteneurs du nom chrétien. C’est pourquoi, dans notre désir de voir cesser et disparaître entièrement ces guerres, rapines, désordres (etc.), nous nous sommes décidés, en toute connaissance de cause, après mûre délibération, après avoir invoqué à cet effet la grâce du Saint-Esprit, avec les conseils et l’accord des prélats, des princes, des grands, des nobles et de nos docteurs en droit divin et humain, à cet acte d’alliance, de paix, de fraternité et de concorde destiné à durer inébranlablement, à cause du respect de Dieu et du maintien de la foi, pour nous, nos héritiers et nos futurs successeurs, à perpétuité.

Les trois premiers articles du traité statuent : que les contractants s’abstiendront de recourir aux armes les uns contre les autres ; qu’ils ne prêteront secours ni conseil à aucune conspiration contre l’un d’eux ; et qu’ils s’entraideront pour réprimer les délits commis par leurs sujets sur le territoire de n’importe quel pays membre. L’article suivant aborde le sujet capital de l’assistance mutuelle et de l’arbitrage international :

Quatrièmement, nous voulons que si par hasard quelqu’un ou quelques-uns, en dehors de cette convention qui réclame de nous amour et fraternité, et sans avoir été attaqués ou provoqués, ouvrent les hostilités contre l’un de nous, ou qu’il arrivât qu’elles fussent ouvertes (ce qui paraît fort peu à craindre étant donné cette amitié et charité), notre Assemblée ci-dessous désignée doit, au nom de tous ceux qui figurent dans ce traité, envoyer immédiatement des ambassadeurs à nos frais communs et sans même en être requise par notre collègue attaqué, pour apaiser les litiges et rétablir la paix, à un endroit convenable aux parties ; et là, en présence des parties en conflit ou de leurs ambassadeurs plénipotentiaires, employer tout son zèle et toute sa diligence à rappeler les adversaires à la concorde et à la paix, à l’amiable s’il est possible, ou les amener à choisir des arbitres ou à plaider devant le juge compétent ou devant le Parlement ou Consistoire ci-dessous désigné. Et si, du fait et par défaut de l’agresseur, la paix et l’union ne peuvent se faire par l’un des moyens susdits, tous les autres parmi nous, d’un accord unanime, voulons secourir notre allié attaqué ou contraint de se défendre en lui procurant chaque année pour sa défense les dîmes de notre royaume, ainsi que les revenus, gains ou émoluments de nos gens et de nos sujets, qu’ils auront versé à proportion de trois jours par année pour la jouissance de leur maison ou habitation…

Les organes de la Confédération sont ensuite indiqués : Cour de justice ou Consistoire, Assemblée, enfin force armée commune, ainsi que la manière de la financer et de la faire entrer en action :

[p. 69] Mais, comme la paix ne peut être cultivée sans la justice ni la justice sans la paix… nous avons prévu d’abord d’organiser une sorte de Consistoire général qui siégera au lieu où l’Assemblée elle-même se trouvera pour le moment, et d’où, comme d’une source, découleront de partout les ruisseaux de la justice. Ce tribunal sera organisé, quant au nombre et à la qualité des personnes et des statuts, selon que notre Assemblée ci-dessous désignée ou la majorité de celle-ci l’aura arrêté et décidé.

Et afin que dans ce tribunal un terme soit fixé aux procès pour éviter qu’ils ne s’éternisent, nous voulons que le juge lui-même et ses assesseurs rendent leur jugement et la justice aux plaignants, selon que la nature des causes le réclamera, simplement et clairement, sans figure et tumulte de procès, en l’absence de tout subterfuge et de toute manœuvre dilatoire.

… D’autre part, comme cet acte de bonne intelligence et de charité est fait et établi avant tout à la gloire et à l’honneur de la divine majesté de la sainte Église romaine et de la foi catholique, de défendre et protéger la religion chrétienne et tous les fidèles opprimés contre l’immonde prince des Turcs en évaluant et déclarant proportionnellement les forces et les ressources qui nous sont communes ; et pour accomplir et exécuter cette tâche, nous paierons et donnerons toutes les dîmes qui sont données et versées aux Églises, aux ecclésiastiques et aux religieux dans nos royaumes, principautés et seigneuries avec nos revenus, profits et émoluments et ceux de nos sujets, à fournir, comme il est dit, à raison de trois jours par an tant que besoin sera.

En outre, comme il faut tout prévoir avec un zèle et un soin judicieux, afin que la mauvaise fortune ne finisse par accabler l’imprévoyance, nous décidons que, d’un commun accord de toute notre Assemblée ou de la majeure partie de celle-ci, on fixera à quel moment il conviendra d’attaquer l’ennemi, avec quelles forces de terre et de mer il faudra faire la guerre, quels chefs militaires, quelles machines et quel matériel de guerre il sera nécessaire d’employer, à quel endroit toutes les armées de terre devront se réunir pour poursuivre leur marche contre les Turcs.

Mais voici comment le traité prévoit le fonctionnement de l’Assemblée fédérale, pièce maîtresse de la construction :

Item, afin que ce qui est écrit ci-dessus et ci-dessous soit, dans l’ensemble et le détail, mis à exécution comme il est dû, nous promettons et prenons l’engagement de la manière susdite que chacun de nous assemblera ses ambassadeurs, gens notables et jouissant d’une grande autorité, munis des plus larges pouvoirs et de son sceau, le dimanche Reminiscere de l’année 1464 après la nativité du Seigneur70, dans la cité de Bâle en Allemagne, afin qu’ils y [p. 70] demeurent tous pendant les cinq ans immédiatement suivants sans interruption, et, en notre nom et au nom des autres membres incorporés ou à incorporer, fassent, constituent et représentent un vrai corps, communauté ou Collège ; que, ces cinq ans de l’Assemblée de Bâle une fois écoulés, cette même Assemblée se réunira et siégera au cours des cinq ans immédiatement suivants dans une ville X de France, et, au cours de la troisième période de cinq ans, dans une cité X d’Italie, de sorte qu’en faisant toujours par la suite une rotation de cinq en cinq ans jusqu’à ce que l’Assemblée elle-même ou la majorité de celle-ci juge devoir en ordonner et disposer autrement, l’Assemblée elle-même ait un seul conseil propre et spécial, qu’un seul président X en soit le père et la tête, et que nous autres rois et princes de la chrétienté en soyons les membres ; que ledit Collège ait aussi sur nous tous, sur nos sujets et sur ceux qui l’auront prorogé, juridiction gracieuse et contentieuse en même temps que mère et mixte empire, selon que ladite Assemblée ou la majorité de celle-ci l’aura arrêté et décidé ; qu’enfin il ait ses propres armes, son sceau et sa caisse commune, ainsi que ses archives officielles, son syndic, son fiscal, ses officiaux et tous autres droits qui touchent et concernent en quelque manière que ce soit un Collège légal et légitime.

Et afin que chaque pays conserve intacts ses propres droits, nous décidons que, dans quelque nation que l’Assemblée elle-même se trouve pour le moment, on mettra à la tête des principaux offices de l’Assemblée des hommes qui soient issus et originaires de cette même nation, et en connaissent et comprennent les coutumes et les mœurs.

D’autre part, nous disons et voulons que nous, roi de France, avec les autres rois et princes de la Gaule, ayons une voix dans l’Assemblée elle-même, nous, rois et princes de Germanie, une autre, et nous, doge de Venise, avec les princes et communes d’Italie, une troisième ; mais que si le roi de Castille ou d’autres rois et princes d’Espagne se joignaient à notre union, amitié et fraternité, ils aient eux-mêmes semblablement une voix dans l’Assemblée, dans son corps et son Collège ; mais si, entre les ambassadeurs des rois et princes d’une seule et même nation, des votes contraires sont donnés et émis sur quelque sujet, nous décidons que ce qui aura été fait et conclu par la majorité sera maintenu aussi fermement que si cela avait été jugé et arrêté à l’unanimité par cette nation…

L’une des dernières clauses du traité fut la raison bien évidente de l’échec final du projet : par une ruse cousue de fil blanc, les princes décident de s’adresser au pape pour le charger de veiller à ce que les dîmes, perçues par l’Église, soient désormais versées à l’Assemblée, nouveau défenseur de la Foi !

Poliment écarté par Louis XI, expressément condamné par le pape, le projet de Podiebrad n’eut aucune suite.

[p. 71]

Æneas Silvius Piccolomini (1405-1464)

On aura remarqué que ni Dante, ni Pierre Dubois, ni Podiebrad, ne font usage du nom d’Europe ou de l’adjectif européen, dans leurs plans qui cependant ne concernent que l’Europe, en tant que chrétienté de fait. Chose curieuse, c’est un pape, à l’aube de la Renaissance, qui sera le premier à désigner de nouveau par son nom légendaire et païen cette part du genre humain dont il ne sait que trop que les premiers efforts d’unité se sont dessinés jusqu’alors contre le Saint-Siège, précisément, et ses prétentions temporelles.

Æneas Silvius Piccolomini, l’un des plus glorieux humanistes de son temps71, fut élevé au pontificat sous le nom de Pie II en 1458, l’année même, notons-le, où Georges Podiebrad était élu roi de Bohême. Byzance venait de tomber aux mains des Turcs.

Pour Æneas Silvius, l’Europe est identifiée à « notre patrie, notre maison », car tout y participe d’un même destin menacé :

Maintenant, c’est en Europe même, c’est-à-dire dans notre patrie, dans notre propre maison, dans notre siège, que nous sommes attaqués et tués.72

Vers la fin de sa vie, il avait entrepris la rédaction d’une Cosmographie générale, dont seuls les chapitres sur « Asie » et « Europe » purent être terminés. Pour la première fois depuis des siècles, l’Europe s’y trouve décrite comme un ensemble humain et historique, non plus seulement géographique. Il est malheureusement impossible d’en citer des extraits significatifs, car l’œuvre se divise en chapitres consacrés à chaque pays séparément, les Balkans et Byzance inclus. Æneas Silvius y décrit non seulement le milieu physique et les paysages, mais les conditions politiques, ecclésiastiques, économiques et sociales, — nous dirions la culture, en un mot.

« Personne ne connaissait l’Europe aussi bien qu’Æneas Silvius, [p. 72] écrit l’historien anglais Denys Hay73, et quand il devint pape, sa première tâche fut de défendre la chrétienté par la force de la persuasion et par la force des armes. Pour Pie II, la chrétienté et l’Europe étaient une seule et même chose. »

Dans sa fameuse Lettre à Mahomet II, il énumère les ressources de la chrétienté comme étant les ressources de l’Europe, et nie l’existence de véritables chrétiens en dehors de l’Europe.

Nous ne pouvons croire que tu sois assez ignorant de ce qui nous concerne pour ne pas voir quelle est la puissance du peuple chrétien, combien vaillante est l’Espagne, guerrière la France, populeuse la Germanie, forte la Bretagne, hardie la Pologne, énergique la Hongrie, et combien riche, ardente et experte aux armes l’Italie.

Quant aux chrétiens non européens, que Mahomet se vante de dominer, Pie II a tôt fait de les exclure en tant que faux chrétiens :

Ils sont tous imbus d’erreur, quoiqu’ils rendent un culte au Christ — Arméniens, Jacobites, Maronites et le reste. Les Grecs se séparèrent de l’unité de l’Église romaine lorsque tu envahis Constantinople. Ils n’ont jamais accepté les accords conclus à Florence et sont demeurés dans l’erreur.

Mahomet comprendrait vite la puissance des chrétiens, dit le pape, s’il approchait de l’intérieur de la chrétienté, c’est-à-dire de l’intérieur de l’Europe. Tandis que si Mahomet accepte la conversion (comme un autre Constantin), le pape lui promet l’admiration de toute la Grèce, de toute l’Italie, de toute l’Europe. Quant à la croisade que Pie II essaya de promouvoir à Mantoue, c’était, selon ses propres termes, pour chasser l’infidèle d’Europe. Lorsque, à la fin de sa vie, il prie pour le succès des croisés, il dit : Donne-nous la victoire sur tes ennemis pour que, ayant enfin recouvré la Grèce, nous puissions chanter tes louanges par toute l’Europe.

Relevons la triade significative des termes de Grèce, d’Italie et de chrétienté pour désigner « toute l’Europe » : première esquisse de cette définition de notre culture par ses trois sources principales, Athènes, Rome et Jérusalem, dont Valéry fera la fortune au xxe siècle.

[p. 73] Mais les chefs des nouveaux États divisant le corps de l’Europe restèrent sourds aux appels du Pontife, comme à ceux de son rival le roi de Bohême. Il eut beau joindre à ses prières l’annonce, qu’il croyait décisive, du don de sa personne sacrée, en promettant de se mettre lui-même à la tête d’une nouvelle croisade : Qui pourrait refuser son concours quand l’évêque de Rome est fret à exposer sa propre vie ? Rien n’y fit. À Ancône, où il avait donné rendez-vous aux princes chrétiens, en 1464 — l’année même où Podiebrad avait proposé de réunir à Bâle la première Assemblée fédérale ! — il ne trouva qu’une cohue d’aventuriers sans armes ni chefs. Il mourut quelques semaines plus tard, sous le coup de cette déception. Ne devait-il pas, cependant, l’avoir prévue, lui qui avait écrit dix ans plus tôt, donc peu avant de devenir pape :

La chrétienté n’a point de chef auquel tous veuillent obéir. Ni au Souverain Pontife ni à l’empereur on ne rend leur dû. Il n’est plus de respect ni d’obéissance. Nous regardons le pape et l’empereur comme des noms, des fictions. Chaque cité a son roi, chaque maison a son prince.74