2.
Plans d’union européenne contemporains de la Révolution

En dépit des nombreuses déclamations des conventionnels invoquant le nom de l’Europe, pas un seul plan sérieux d’union continentale n’est sorti de la Révolution, du moins en France et cela s’explique. L’explosion passionnelle a jeté ses acteurs de l’utopie du « genre humain » à l’idéal nationaliste en sautant le stade réaliste de la fédération de l’Europe. Le résidu concret du phénomène sera la « nationalisation » du sentiment patriotique dans tous nos peuples. Le « qui veut faire l’ange fait la bête » de Pascal se traduit ici par « qui veut le Monde abstrait fait la nation armée ».

Dès 1790, Camille Desmoulins écrivait :

Nous avons arraché les haies de division qui séparaient les Français entre eux, et déjà il n’y a plus de provinces ; espérons que bientôt la division des royaumes ne sera plus ; il n’y aura plus qu’un seul peuple, qu’on appellera le genre humain.

Le processus de nivellement des diversités régionales, préconisé par cette déclaration, doit nécessairement supprimer la réalité européenne. Il est vrai qu’en parlant du « genre humain », l’orateur n’envisage en somme que l’Europe, comme le faisaient les auteurs d’avant la Renaissance lorsqu’ils parlaient de la « chrétienté ». Mais précisément ce défaut de perspective historique l’empêche de voir les caractères spécifiques de l’ensemble [p. 168] Europe dans le monde. Hors du drame de Paris, on les distingue mieux. Les plans d’union de l’Anglais Bentham, de l’Italien E. L’Aurora, des Allemands Kant et Gentz, seront expressément européens. Inspirés par le grand bouleversement idéologique qu’exprime la Révolution, ils s’efforcent de rejoindre les réalités concrètes qu’il s’agirait maintenant d’organiser.

Jeremy Bentham (1747-1832) fut décrété citoyen français par la Convention à l’occasion d’un grand discours contre le colonialisme. Il n’a pas seulement lié son nom au principe de l’utilitarisme : il a lancé l’idée d’une législation internationale dans ses Principles of International Law, terminés en 1789, mais publiés seulement après sa mort en 1843. Cet ouvrage comporte quatre essais traitant des Objets et des Sujets du droit international, de la Guerre et de la Paix. C’est dans le quatrième essai, « A Plan for an Universal and Perpetual Peace », que Bentham aborde la question européenne.

Le champ de son ambition est le monde, annonce-t-il. Mais les mesures qu’il propose concernent l’Europe, et tout d’abord la Grande-Bretagne, car elle seule compte, avec la France, et ce qu’il va dire de l’une vaudra pour l’autre142.

L’objet du présent essai est de soumettre au monde un plan de paix universel et perpétuel. Le Globe est l’aire de l’influence à laquelle aspire l’auteur, — la Presse son instrument, et le seul auquel il ait recours, — le Cabinet de l’Humanité le théâtre de son intrigue.

Le plan qui suit se fonde sur deux propositions fondamentales :

1. La réduction et la fixation de la force des différentes nations qui composent le système européen ; 2. l’émancipation des dépendances lointaines de chaque État. Chacune de ces propositions possède ses avantages distincts ; mais ni l’une ni l’autre, comme on le verra, ne permettrait d’atteindre seule le but recherché

Quant à l’utilité d’une paix universelle et durable, moyennant un plan praticable à cet effet, et qui ait chance d’être adopté, il ne saurait y avoir qu’une voix. La seule objection possible consisterait à dire que cette paix n’est pas réalisable, qu’elle n’est pas seulement sans espoir, mais qu’elle l’est à un degré tel que toute proposition dans ce sens mériterait d’être tenue pour visionnaire et ridicule. Je m’appliquerai tout d’abord à écarter cette objection, car il se peut que la réduction d’un tel préjugé soit nécessaire pour que le plan reçoive audience.

Quoi de mieux fait, pour préparer les esprits à recevoir une proposition de ce genre, que la proposition elle-même ?

Et qu’on ne m’objecte pas que les temps ne sont pas mûrs : [p. 169] moins ils le sont, plus vite nous devons entreprendre ce qui peut les faire mûrir. Un plan de cette nature est de ceux qui ne viennent jamais trop tôt, ni trop tard.

… Les feuillets qui suivent sont dédiés au bien commun de toutes les nations civilisées, mais plus particulièrement à celui de la Grande-Bretagne et de la France.

Leur but est de promouvoir trois grands objets : — la simplicité du gouvernement, la frugalité nationale, et la paix. La réflexion m’a convaincu de la vérité des propositions suivantes :

I. Qu’il n’est pas de l’intérêt de la Grande-Bretagne d’avoir des dépendances lointaines, quelles qu’elles soient.

II Qu’il n’est pas de l’intérêt de la Grande-Bretagne d’avoir des traités d’alliance, offensive ou défensive, avec quelque puissance que ce soit.

III. Qu’il n’est pas de l’intérêt de la Grande-Bretagne d’avoir aucun traité, avec quelque puissance que ce soit, aux fins de s’assurer quelque avantage commercial que ce soit, au détriment de n’importe quelle autre puissance.

IV. Qu’il n’est pas de l’intérêt de la Grande-Bretagne d’entretenir aucune force navale excédant celle qui lui suffit pour défendre son commerce contre les pirates.

V. Qu’il n’est pas de l’intérêt de la Grande-Bretagne de garder en vigueur quelque ordonnance que ce soit visant à l’augmentation ou au maintien de ses forces navales au loin, telles que l’Acte de Navigation, les primes au commerce avec le Groënland, et autres dispositions commerciales favorisant les marins.

VI. VII, VIII, IX et X. Que tout ce qui précède est également vrai pour la France.

XI. Que l’accord total de la Grande-Bretagne et de la France étant supposé acquis, les principales difficultés d’un plan de pacification générale et permanente pour toute l’Europe seraient écartées.

XII. Que pour assurer cette pacification, des traités généraux et permanents devraient être conclus, limitant les effectifs des troupes entretenues.

XIII. Que le maintien de cette pacification serait considérablement facilité par l’institution d’une Cour de Justice commune pour régler les différends entre nations, encore qu’une telle Cour n’ait pas à être dotée de pouvoirs de coercition.

XIV. Que le secret des opérations du ministère des Affaires étrangères ne saurait être toléré en Angleterre ; étant parfaitement inutile, et au surplus contraire aux intérêts de la liberté comme à ceux de la paix.

Après avoir discuté tambour battant les douze premiers articles de son plan, Bentham remarque au sujet du treizième :

Établissez un Tribunal commun, et la nécessité de faire la guerre ne résultera plus des différences d’opinion. Juste ou non, la sentence [p. 170] des arbitres sauvera l’honneur et le crédit de la partie plaignante.

Peut-on vraiment traiter de visionnaire un tel arrangement, une fois prouvé à son sujet que :

1. Il est dans l’intérêt des parties intéressées ;

2. Les parties sont déjà sensibles à cet intérêt ;

3. La situation dans laquelle il mettrait ces parties n’est pas nouvelle, et n’est autre que celle dont elles partent.

Des conventions difficiles et complexes ont été bel et bien réalisées ; citons par exemple : la neutralité armée, la Confédération américaine, la Diète germanique, la Ligue helvétique. Pourquoi la fraternité européenne ne pourrait-elle pas exister aussi bien que la Diète allemande ou la Ligue helvétique ? Ces dernières n’ont pas d’ambitions. Qu’il en soit donc ainsi ; mais n’est-ce pas déjà le cas des premières ?

Comment, ensuite, pourrons-nous concentrer l’approbation des peuples et obvier à leurs préventions ?

L’un des principaux objets du plan est d’effectuer une réduction — et très considérable — des dépenses des peuples. Le montant de cette réduction, pour chaque nation, devrait être stipulé par le Traité ; et même, avant sa signature, des lois devraient être préparées à cet effet dans chaque nation et présentées à toutes les autres, en sorte qu’elles soient prêtes à entrer en vigueur dès la ratification du Traité par les différents États.

De cette manière, la masse des peuples, qui est la partie la plus exposée à se laisser égarer par des préventions, ne serait pas plus tôt informée de la ratification du Traité qu’elle en sentirait les bienfaits. Ils verraient que le Traité a été calculé pour leur avantage, et ne pouvait l’être à nulle autre fin.

… Un tel Congrès ou Diète pourrait être composé par les puissances, envoyant chacune deux députés au lieu où il se réunirait ; l’un étant le principal, l’autre agissant à l’occasion comme substitut. Toutes les séances devraient être publiques.

Les pouvoirs du Congrès ou Diète consisteraient : 1, à formuler son opinion ; 2, à la faire reconnaître et circuler dans toute l’étendue de chaque État ; 3, après un certain délai, à mettre l’État réfractaire au ban de l’Europe.

Il ne serait peut-être pas mauvais de fixer le contingent que les différents États devraient fournir pour donner force aux décrets du Tribunal. Mais la nécessité de recourir à cette ultime ressource serait, en toute probabilité supprimée pour toujours, par l’expédient beaucoup plus simple et moins onéreux d’une clause introduite dans l’instrument créant la Cour, et garantissant la liberté de la presse dans chaque État…

Le reste de l’essai est occupé par une longue polémique contre le secret diplomatique.

Il est remarquable que Bentham, dès la fin du xviiie siècle, ait [p. 171] su voir à la fois l’importance décisive d’une presse libre, et les dangers d’une telle liberté lorsqu’elle n’est inspirée que par l’égoïsme national, sacralisé sous le nom de « patriotisme » :

La voix de la nation ne peut se faire entendre que par les journaux. Mais sur ces sujets, tous les journaux parlent le même langage : « C’est nous qui avons toujours raison, et il est impossible qu’il en soit autrement. Contre nous, les autres nations n’ont aucun droit. Si nous avons raison, selon les lois qui règlent les rapports entre individus, — alors nous avons raison selon la justice : sinon, nous avons raison selon le patriotisme, qui est une plus grande vertu que la justice. » Injustice, oppression, fraude, mensonge, tous les actes qui seraient tenus pour criminels ou vicieux dans la poursuite d’intérêts individuels, se voient aussitôt sublimés et qualifiés de vertueux, dans la poursuite d’intérêts nationaux. Que celui qui a jamais lu un journal anglais ose déclarer qu’il n’en va pas ainsi ! Et là-dessus, point de différences entre les partis. Quelque opposés qu’ils soient sur tous les autres points, sur celui-ci, ils n’ont qu’une voix, ils écrivent tous en parfaite harmonie. Telles sont leurs opinions, et à ces opinions, il va de soi que les faits doivent se plier. Qui rougirait de les fausser, quand les fausser est une vertu ?

Mais s’il est vrai que la voix des journaux n’est encore qu’une faible part de la voix du peuple, il n’en reste pas moins que l’enseignement qu’ils donnent constitue, sur ces sujets, tout l’enseignement que reçoit le peuple.

Enrico Michele L’Aurora, qu’on a nommé « il bizzarro agitatore », fut un des jacobins les plus éloquents de l’Italie, comme on peut en juger par le titre de l’ouvrage qu’il publia en 1796 : All’Italia nelle tenebre L’Aurora porta la luce. Il y appelait les Européens à s’unir en une seule nation pour inaugurer l’ère de la Liberté-égalité-fraternité, succédant aux ères historiques de l’âge d’or, de la barbarie, de la justice et de la monarchie.

Non, Européens, que notre enfance, notre ignorance et notre stupidité trouvent une fin ! Que ces injustes monarchistes respectent enfin nos droits ! Et s’ils conservent leur système pervers et cruel, que la colère universelle s’abatte sur la tête branlante de nos persécuteurs, que les vicissitudes d’une guerre sanglante touchent nos seuls ennemis ! Et que les nations, s’unissant et se libérant, soient gouvernées selon les droits sacro-saints de la liberté et de l’égalité, dirigées selon les principes de la paix, de la vertu et de la justice… Que toutes les nations de l’Europe puissent se considérer comme appartenant à un seul État, que leurs intérêts soient communs, et que l’Europe puisse être tenue pour la mère universelle de tous ses habitants !

[p. 172] Il demandait la convocation d’un « congrès universel des hommes sages et érudits » élus par la « generalità del popolo » et qui se fût réuni en Sicile ou à Majorque pour délibérer d’une « constitution générale pour toute l’Europe » et de trois pactes ou codes réglant les relations morales, sociales et militaires entre les nations.

Le plan de Bentham ne fut publié qu’un demi-siècle après avoir été écrit, et celui de L’Aurora n’a été redécouvert que par des érudits italiens de notre siècle143. Beaucoup plus célèbre sera dès 1795 le plan de Kant, et beaucoup plus efficace la pensée de Gentz, homme politique mêlé aux grandes affaires du temps.

Emmanuel Kant (1724-1804) était âgé de 71 ans lorsqu’il publia en 1795 son traité Zum ewigen Friede. Il n’était sorti de sa ville natale de Königsberg qu’une seule fois en sa vie, mais suivait de près les grands mouvements de l’époque : on sait que l’annonce de la Révolution française lui fit modifier d’Est en Ouest la direction de sa promenade quotidienne. Il connaissait le Projet de l’abbé de Saint-Pierre (qu’il cite avec éloges dès 1750) et l’Extrait qu’en avait donné Rousseau. Dès 1760, l’influence de Rousseau l’amène à s’occuper de l’idée d’un « Völkerbund ». Il en précise les bases morales dans plusieurs de ses ouvrages rédigés à la veille de la Révolution. Puis dans un petit écrit datant de 1793 : Ueber den Gemeinspruch : Das mag in der Théorie richtigsein, taugt aber nicht für die Praxis144, il démontre que les tendances « antisociales » des États (conquêtes, guerres, impôts et armements toujours plus lourds, hausse des prix) ne peuvent être enrayées que si la souveraineté absolue est enlevée aux princes et passe aux peuples : c’est la doctrine rousseauiste dans toute sa pureté.

Le fameux ouvrage La Paix éternelle reprend ces idées sous une forme systématique, mais avec un souci manifeste de réalisme politique : il se réfère en effet (jusque dans l’ordonnance de son plan) à la Paix de Bâle, que la Prusse et l’Espagne viennent de signer avec la République Française. L’essai revêt la forme d’un traité international divisé en 6 articles préliminaires, [p. 173] 3 « articles définitifs » et 2 articles additionnels. C’est dans le commentaire au « Deuxième article définitif » que réside l’essentiel de la pensée fédéraliste européenne du grand philosophe :

Si l’on ne peut voir sans un profond mépris les sauvages, dans leur amour d’une indépendance sans règle, préférer se battre sans cesse, plutôt que se soumettre à une contrainte légale instituée par eux-mêmes, et préférer ainsi une liberté folle à une liberté raisonnable, et si l’on considère cela comme de la barbarie, comme un manque de civilisation et comme une dégradation brutale de l’humanité, dès lors ne devrions-nous pas penser que les peuples civilisés (dont chacun forme un État distinct) devraient se hâter de sortir au plus tôt d’un état si abject ? Au lieu de cela, chaque État fait bien plutôt consister sa majesté (car il est absurde de parler de la majesté populaire) à ne se soumettre à aucune contrainte légale extérieure ; et son souverain met sa gloire à pouvoir disposer, sans qu’il ait lui-même à courir aucun danger, de plusieurs milliers d’hommes qui se laissent sacrifier pour une cause qui ne les concerne pas. Toute la différence entre les sauvages de l’Amérique et ceux de l’Europe, consiste en ce que les premiers ont déjà mangé maintes tribus ennemies, tandis que les seconds savent tirer un meilleur parti des vaincus ; ils préfèrent, plutôt que de les manger, augmenter le nombre de leurs sujets, et, par conséquent, celui des instruments qu’ils destinent à de plus vastes conquêtes.

[…] Quand on considère la méchanceté de la nature humaine, qui se montre à nu dans les libres relations des peuples entre eux (alors que, dans l’État civil et juridique, elle est voilée par la contrainte du gouvernement), on s’étonne que le mot droit n’ait pas encore été tout à fait banni de la politique de la guerre comme une expression pédante, et qu’aucun État ne se soit enhardi à se rallier publiquement à cette dernière opinion. Car on cite encore ingénument, pour « justifier » une déclaration de guerre, Hugo Grotius, Pufendorf, Vattel et d’autres encore (tristes consolateurs), bien que leur code, conçu de manière philosophique ou diplomatique, n’ait ou ne puisse avoir la moindre force légale (puisque les États, comme tels, ne sont pas soumis à une contrainte commune et extérieure) ; mais il est sans exemple qu’un État ait été amené, par des arguments appuyés sur les écrits des personnalités aussi respectables, à abandonner ses desseins. Cet hommage que chaque État rend à l’idée de droit (du moins en paroles) prouve cependant qu’il y a en l’homme une disposition morale plus forte encore, bien qu’elle sommeille pour le moment, à se rendre maître un jour du mauvais principe qui est en lui (et qu’il ne peut nier), et à en espérer autant des autres. Sinon le mot « droit » ne serait jamais prononcé par les États qui veulent se faire la guerre, à moins que ce ne fût par ironie, et dans le sens où le définissait ce prince gaulois : « (le droit) est l’avantage que la nature donne au plus fort de se faire obéir par le plus faible. »

[p. 174] […] La possibilité de réaliser (il s’agit de réalité objective) cette idée de fédération, qui doit s’étendre progressivement à tous les États, et les conduire ainsi à la paix perpétuelle, peut se concevoir. Car s’il arrivait, par bonheur, qu’un peuple puissant et éclairé se constituât en une république (qui, par nature, doit incliner à la paix perpétuelle), il y aurait ainsi un centre d’alliance fédérative à laquelle les autres États pourraient adhérer, afin d’assurer ainsi leur liberté, conformément à l’idée du droit des gens, et d’étendre cette alliance peu à peu par d’autres associations de ce genre.

L’idée du droit des gens, comprise comme un droit à la guerre, est proprement inconcevable (puisque ce serait le droit de décider ce qui est juste non pas d’après des lois extérieures universellement valables et limitant la liberté de chaque individu, mais par la force, selon des maximes particulières). À moins d’entendre par là qu’il est tout à fait juste que des hommes dans de semblables dispositions se détruisent les uns les autres et trouvent la paix éternelle dans le vaste tombeau qui recouvre avec eux toutes les horreurs de la violence. Aux yeux de la raison, il n’y a pas, pour des États entretenant des relations réciproques, d’autre moyen de sortir de l’absence de légalité, source de guerres déclarées, que de renoncer, comme les individus, à leur liberté sauvage (anarchique), pour s’accommoder de la contrainte publique des lois et former ainsi un « État des nations (civitas gentium) » croissant sans cesse librement, qui s’étendrait à la fin à tous les peuples de la terre. Mais comme, d’après l’idée qu’ils se font du droit des gens, ils ne veulent point du tout de ce moyen, et rejettent in hypothesi ce qui est juste in thesi, à défaut de l’idée positive d’une « république mondiale », il n’y a (si l’on ne veut pas tout perdre) que l’ersatz « négatif » d’une « alliance » permanente, sans cesse élargie, qui puisse préserver de la guerre et contenir le torrent de ces dispositions hostiles et opposées au droit ; pourtant, le danger de leur déchaînement subsiste. (Furor impius intus frémit horridus ore cruento. Virgile.)

L’ampleur et la vivacité des discussions que le projet de Kant provoqua en Allemagne s’expliquent par l’intérêt qu’avait déjà soulevé dans l’élite prussienne la redécouverte des plans de Sully et de l’abbé de Saint-Pierre (grâce à l’édition des Œconomies royales due à l’abbé de l’Écluse en 1745, et à l’Extrait publié par Rousseau en 1762). Quant à l’influence qu’exercèrent très vite les idées de Kant, elle est illustrée par la publication, cinq ans après La Paix éternelle, d’un important essai de Gentz qui porte à peu près le même titre.

Friedrich von Gentz (1764-1832) ministre du roi de Prusse, puis conseiller intime de la politique autrichienne, bras droit de [p. 175] Metternich et secrétaire du congrès de Vienne, avait été dès sa jeunesse un disciple de Kant, dont il partagea au début l’enthousiasme pour la Révolution. Mais la lecture des Reflections on the Revolution in France, d’Edmund Burke, qu’il traduisit un an après leur publication en 1790, le jeta brusquement dans le camp des adversaires irréductibles du jacobinisme. Ses vues sur le problème européen, dans chacun de ses ouvrages comme dans sa carrière politique, manifestent le même balancement qui le fait passer régulièrement du oui qu’inspirerait la raison pure au non qu’il déduit de son expérience politique, et, vers la fin de sa vie, d’une lassitude désenchantée. Cet homme que le tsar Alexandre avait pu baptiser « le chevalier de l’Europe » et « le secrétaire général présomptif de l’Europe », finit par écrire en 1814 : « Ma politique devient tous les jours plus égoïste et plus étroitement autrichienne. Le mot d’Europe m’est devenu objet d’horreur » ; ou encore : « … j’ai perdu toute envie d’être un Européen. »

Ce qui retient notre attention dans son essai de 1800 intitulé Über den ewigen Frieden, c’est la critique lucide (quoique exagérément pessimiste) des diverses doctrines européennes proclamées par l’absolutisme et la Révolution, ou par l’abbé de Saint-Pierre, ou par Kant.

Trois moyens, selon Gentz, ont été proposés pour établir la paix perpétuelle : l’État mondial, les nations fermées, enfin la fédération des États soit par un système d’arbitrage, soit par des liens constitutionnels. Gentz repousse avec force l’utopie de la République universelle et unitaire des jacobins, qui n’est autre qu’une version renouvelée du vieux mythe effrayant de la Monarchie universelle : « L’Europe soumise à un seul gouvernement — cette seule image suffit presque à faire défaillir l’imagination. » Et pourtant il faut faire quelque chose pour prévenir le retour de guerres intestines qui ruinent l’Europe, cette « vingtième partie des terres fermes de la planète » qui n’a dû qu’à sa culture de dominer le monde. Cette hégémonie durera-t-elle ? L’Amérique ne va-t-elle pas la lui disputer ? Faut-il mêler toutes nos diversités en un seul État continental ? Gentz ne peut y croire. Mais il ne croit pas davantage à la solution que Fichte vient de proposer l’année même : la transformation de nos États en autarcies commerciales, politiques et culturelles (voir plus loin, p. 189). Reste donc la solution fédérative. C’est à sa critique [p. 176] d’abord sympathique puis de plus en plus sceptique que Gentz consacre la partie essentielle de son essai :

Le troisième moyen d’assurer ou de préparer la paix éternelle serait d’instaurer une libre fédération ou d’élaborer dans ses moindres détails une constitution fédérale entre les différents États. Pour réaliser ce plan, on pourrait prévoir plusieurs formes. Ainsi, les États fédérés se réserveraient le droit de nommer, en cas de litige, un ou plusieurs arbitres ; ou bien ils adopteraient le principe que la minorité des membres se soumette, chaque fois que la nécessité s’en ferait sentir, aux décisions de la majorité ; et enfin un congrès permanent serait institué, chargé de régler toutes les affaires communes des États confédérés, de mener à terme tous leurs procès et de mettre fin, en dernière instance, à tous les contentieux.

Suit une critique du Rousseau de L’Extrait :

S’il était vrai, comme dit Rousseau, que cette fédération à but pacifique ne saurait être réalisée parce que les dirigeants des États qui devraient en faire partie, ne souscriraient jamais à une constitution les empêchant d’être injustes quand il leur plaît ; s’il était vrai, comme il le prétend plus loin, que si elle pouvait être réalisée « un seul jour, ce serait assez pour la faire durer éternellement », nous ne devrions pas laisser s’évanouir l’espoir de la voir se réaliser. Il s’est trouvé plus d’un moment dans l’histoire récente de l’Europe, où tous les gouvernements eussent préféré avec empressement la sécurité d’une paix durable au succès incertain des guerres ; un tel moment peut et doit se retrouver et tout ce qui, parmi les hommes, dépend d’une décision instantanée, est possible et pratiquement réalisable. La difficulté, ou même la totale impossibilité de ce projet, réside moins dans la création de la fédération que dans les conditions mêmes de sa durée. Un libre contrat conclu entre les États n’entrera en considération que si aucun des signataires ne possède à la fois la volonté et la puissance de le rompre ; ou, en d’autres termes, que si la paix, que ce contrat devrait assurer, peut aussi durer sans lui.

C’est donc à un retour au système de l’« équilibre européen » que conclut Gentz, annonçant ainsi la politique de la Sainte-Alliance dont il sera l’un des grands artisans :

Le but de ce système n’a jamais été, comme on l’en a accusé à tort, de rendre tous les États également puissants, mais bien, autant que possible, de protéger les plus faibles, en les alliant avec les plus forts, contre les entreprises d’un État prépondérant. On se proposait d’organiser cette manière de constitution fédérale, qui s’est naturellement créée en Europe, de telle sorte que chaque poids dans la grande masse politique eût quelque part son contrepoids. À défaut [p. 177] de rendre les guerres impossibles — ce qu’aucune alliance générale ou particulière n’eût pu réaliser —, on voulait du moins en réduire le nombre ou l’ampleur. Pour ce faire, on opposait, chaque fois qu’il le fallait, à la tentation de la guerre les grandes difficultés que celle-ci soulève ; ou on cherchait à éliminer, par la peur ou l’intérêt, ce qu’en l’absence de toute autorité supérieure, ni la loi ni la moralité n’étaient capables de réprimer. On voulait, en un mot, obtenir par des pactes séparés ce que le projet de Saint-Pierre promettait de réaliser par un pacte général.

Quant à la quatrième possibilité, celle d’une Constitution fédérale, c’est hélas — dit Gentz — « une éternelle chimère », car :

1. Elle devrait, pour réaliser l’idéal de la paix éternelle, pouvoir régir la terre entière. Un système fédératif conçu jusque dans ses moindres détails, mais qui ne comprendrait qu’une partie des États du monde, n’offrirait en aucune façon une garantie de paix suffisante. L’état de nature, qui règne entre les différents pays, ne cessera véritablement sur toute la surface de la Terre que le jour où tous les États pourront s’unir en un seul ; ce qui est absolument impossible.

2. On ne parviendrait pas non plus à établir un système fédératif parachevé, en aucune condition, pour un nombre considérable de pays et surtout de grands pays. Une association de petits États, que relie entre eux un intérêt commun, peut certes vivre et se développer, si on l’a dotée d’une constitution de ce genre145. Mais s’il fallait appliquer le système fédératif à de grands États, s’il fallait transformer l’Europe en une véritable république fédérative — non pas d’après le plan insuffisant de Saint-Pierre, mais dans le sens indiqué ici et seul valable — il conviendrait d’investir le Sénat suprême de cette immense république d’une autorité qui ne souffrît aucune comparaison avec celle de chacun des États membres ; ce qui, une fois de plus, est absolument impossible.

3. Enfin, même si on pouvait imaginer, dans un immense État fédératif comme seule l’Europe pourrait en former un, une autorité assez grande pour imposer aux intérêts privés ses décisions et ses arrêts, la paix éternelle ne régnerait pas pour autant entre les peuples — et cette remarque concerne même l’aspect purement idéal du projet. Car il est impossible d’admettre que chaque État puisse se soumettre de plein gré aux jugements de la Haute Cour de la [p. 178] fédération. À l’intérieur des États il faut souvent avoir recours à la force pour faire régner la justice ; il en serait de même dans les procès entre les peuples, où, peut-être plus souvent encore que dans les litiges d’ordre privé, la bonne exécution des décisions du Tribunal devrait être assurée par des mesures coercitives. Or, les mesures coercitives contre un État ne signifient rien d’autre que la guerre ; par conséquent, la guerre reste inévitable, même si la Constitution européenne venait à voir le jour.

La guerre reste donc inévitable, et comme la Révolution française vient d’aggraver ses conditions — ici Gentz reprend la critique de Burke et de Bonald — tout ce que l’on est en droit d’espérer et de préparer, c’est un système d’équilibre qui « limite le mal » :

Les hommes de la Révolution croyaient unir tous les peuples de la terre en une grande fédération cosmopolite, et ils n’ont réussi qu’à allumer la plus cruelle guerre mondiale qui ait jamais ébranlé et déchiré la société.

À l’époque où éclata la Révolution française, l’Europe avait vraiment déjà fait quelques pas importants dans l’élaboration d’une constitution pacifique de droit international. Le pas le plus important de tous était sans contredit la découverte des vrais principes de l’économie politique. Une conception éclairée, libérale et bienfaisante des besoins et des intérêts véritables des nations faisait régresser le faux système selon lequel la grandeur et le bien-être de l’État reposent sur la guerre et les conquêtes. Les gouvernements apprenaient peu à peu que la source même de leur puissance, qu’ils avaient cherchée bien loin de leur patrie, gisait à leurs pieds, que le gain le plus considérable acquis grâce à une guerre ne peut jamais, si on le considère selon une optique juste, compenser les pertes que tout conflit armé entraîne inévitablement ; enfin, que les plus belles conquêtes se font à l’intérieur du pays. En même temps, les rapports entre États se trouvaient éclairés par une lumière jusqu’alors insoupçonnée. On se rendait compte que l’industrie, le commerce et la richesse étaient en réalité des biens communs, qui, même si on les trouvait en plus grand nombre dans tel ou tel État, contribuaient plus ou moins au bien-être de tous. Même la nation la plus riche retire de plus grands avantages de l’opulence que de la pauvreté de ses voisins et de toutes les autres nations. Quant aux ravages causés par la guerre, quelles que soient les régions touchées par ce fléau, ils sont toujours, en fin de compte, pris en charge par la société. Ces grandes et terribles vérités ne pouvaient pas être perdues pour la haute politique. S’emparant peu à peu des meilleurs esprits, développées dans les ouvrages des plus habiles écrivains, adoptées par les hommes d’État les plus perspicaces, elles semblaient bien avoir trouvé le chemin de plus d’un trône. Ainsi paraissait s’ouvrir [p. 179] en Europe, partout à la fois, une ère nouvelle de sagesse, d’humanité et de paix.

Cette terrible Révolution a fini par contaminer la vie politique de l’Europe entière, car elle ne trouvait plus à l’intérieur de la France de quoi satisfaire sa grande puissance destructrice. Son résultat final dépasse de loin toutes les évaluations des hommes. Mais actuellement une seule certitude a été acquise : loin d’avoir affermi la paix sur la terre, elle s’est mise au service de la guerre, lui fournissant maintes occasions d’éclater et maints moyens de se développer, disposant même les esprits en sa faveur.

Certes, des événements imprévus autant qu’imprévisibles peuvent s’opposer au destin hostile que ces sombres perspectives nous promettent. Dans le bouleversement des guerres, une nouvelle Constitution de droit international peut naître et se développer plus rapidement qu’on est en droit de l’espérer. Un ordre des choses plus pacifique, fondé sur de meilleurs principes, s’établirait alors de façon tout à fait inattendue pour la plus grande joie de l’humanité. Mais ce sont là de ces bienfaits de la Fortune, sur lesquels personne ne peut compter, surtout pas lorsqu’il s’agit d’édifier l’avenir. Dans l’état actuel des choses, une seule vérité subsiste : non seulement la paix, mais la simple possibilité de la paix est très éloignée de nous ; la guerre est notre destin sur terre, et si des changements et révolutions extraordinaires ne viennent pas conjurer ce mauvais sort, elle sera longtemps encore notre destin sur terre. On ne saurait crier assez fort et assez souvent cette vérité dans les antichambres de la politique, pour que diplomates et politiciens se rendent compte de la lourde tâche et de la grande vocation qui est désormais la leur ; et qu’ils redoublent de volonté, de courage et de force pour trouver enfin la voie du salut ou, du moins, une limite au mal.

Edmund Burke (1729-1797) que l’on a baptisé le « Cicéron anglais », écrivain politique abondant et brillant orateur de la Chambre des communes, fut à la fois le premier défenseur des droits américains et le premier adversaire de l’idéologie jacobine. Héritier de Montesquieu, maître de Gentz, il nous apparaît comme le précurseur des modérés, dont la basse continue va traverser le xixe siècle : Guizot, Tocqueville, Ranke, Bluntschli, Lord Acton, Burckhardt et Renan, s’inscrivent dans cette tradition. Mal entendue dans le vacarme qu’entretiennent les clameurs enthousiastes de la gauche et les anathèmes de la droite, sa voix s’élève de nouveau au xxe siècle, en Angleterre et aux États-Unis, où le « néo-conservatisme » s’autorise de la pondération et du sens réaliste qu’il défendit avec tant de violence et de généreux paradoxes.

[p. 180] Contrairement à Kant, il croit la guerre inévitable, mais il est loin de la diviniser comme J. de Maistre : il se fait l’avocat d’un équilibre difficile, précieux et toujours menacé, entre l’idéal chrétien et les réalités nationales, entre la communauté des Européens et les prétentions des Puissances.

Dans ses Reflections on the Revolution in France (1790), il définit ainsi l’Europe :

… nos Nations, notre civilisation, et toutes les autres valeurs qui se trouvent liées aux unes ou à l’autre, découlent dans notre monde européen de deux principes : … de l’esprit chevaleresque (spirit of gentleman) et de l’esprit religieux.

Mais les temps de la chevalerie sont révolus ; voici venu le temps de la « barbarie philosophique », des économistes et des cyniques. « La gloire de l’Europe est éteinte. »

Voici, tirée de ses quatre Letters on the Proposal for peace with the regicide Directory of France (1796) sa description classique de l’unité européenne :

La conformité et l’analogie dont j’ai parlé, quoique incapables de préserver à elles seules une parfaite confiance et tranquillité parmi les hommes, ne tendaient pas moins fortement à faciliter les accommodements et à produire un généreux oubli des rancœurs et des querelles. Grâce à cette similitude profonde des nations, la paix était davantage la paix, la guerre était un peu moins la guerre. J’irai plus loin. Il y eut des temps où des communautés apparemment en paix les unes avec les autres, furent plus parfaitement séparées les unes des autres que ne l’ont été plus tard bien des nations de l’Europe, au cours de guerres longues et sanglantes. La cause doit en être cherchée dans la similitude des religions, des lois et des mœurs qu’on observe à travers toute l’Europe : au fond, elles sont toutes pareilles. Ceux qui ont écrit sur le droit public ont souvent qualifié de Commonwealth cet agrégat de nations. Ils avaient raison. Car il représente virtuellement un seul grand État, ayant les mêmes bases de droit, malgré quelques diversités de coutumes régionales et d’ordonnances locales. Les nations de l’Europe ont eu la même religion chrétienne, s’accordant quant aux fondements, variant un peu quant aux cérémonies et aux doctrines subordonnées. Le régime politique et l’économie de chaque pays, dans leur ensemble, dérivaient des mêmes sources. Ils avaient été tirés des anciennes coutumes germaniques ou gothiques, améliorées et refondues par le droit romain, qui en avait fait un système et une discipline. De là naquirent les ordres multiples, avec ou sans monarque, qu’on nomme états dans tous les pays européens, et dont les traces bien marquées ne furent jamais totalement abolies ni confondues dans le despotisme, là où [p. 181] prévalait la monarchie. Dans les rares contrées qui avaient rejeté cette dernière, l’esprit de la monarchie européenne subsistait. On y trouvait encore les états, c’est-à-dire les classes, les ordres et les distinctions, tels qu’ils avaient existé autrefois, ou à peine changés. En fait, la vigueur et la forme de l’institution des états se maintenaient plus parfaitement dans ces communautés républicaines que sous les monarchies. De toutes ces sources s’était composé un système de mœurs et d’éducation qui était à peu près le même dans toute cette région du Globe et qui estompait, mêlait et harmonisait les couleurs de l’ensemble. Il y avait peu de variations dans le régime des universités et dans l’éducation qu’elles donnaient à leur jeunesse, soit qu’il s’agît des diverses facultés, ou des sciences, ou des formes plus libérales et élégantes de l’érudition. Cette ressemblance dans le mode des relations et dans toutes les formes et coutumes de la vie courante faisait que nul citoyen de l’Europe ne pouvait se regarder comme un exilé dans aucun de nos pays. Il n’y trouvait rien d’autre qu’une plaisante variété, récréant et instruisant l’esprit, enrichissant l’imagination et affinant le sentiment. Lorsqu’un homme voyageait ou séjournait loin de son pays pour son plaisir ou sa santé, pour ses affaires ou parce qu’il y était contraint, il ne se sentait jamais tout à fait étranger.146

Tout cela, le jacobinisme l’a compromis ou détruit sur le continent, et l’Angleterre s’en trouve ébranlée sur ses bases. Car, selon Burke, « les principes et les formes de l’antique constitution commune des États européens, améliorés et adaptés à la situation présente de l’Europe, ne se trouvent plus conservés qu’en Angleterre »147.

Mais de fait, l’Angleterre va devenir l’ennemie du continent conquis par les idées de la Révolution ; et la politique « d’équilibre des Puissances », telle que la Sainte-Alliance pourra la réaliser selon Burke, et par son disciple Gentz notamment, n’opposera qu’une barrière dérisoire à l’essor des nationalismes.