7.
Synthèses historico-philosophiques (II)

Novalis (Friedrich von Hardenberg) (1772-1802) avait écrit en 1799 déjà un essai intitulé La Chrétienté ou l’Europe, dont il avait donné lecture à un groupe d’amis (parmi lesquels les frères Schlegel et le jeune Schelling), mais que la revue Athenæum avait renoncé à publier, comme trop « catholicisant » selon l’avis de Goethe. L’écrit ne parut qu’en 1826, longtemps après la mort prématurée de son auteur. Mais si son influence ne s’est pas exercée sur la première génération des romantiques, il n’en exprime pas moins, par anticipation, l’idéal romano-germanique qui allait devenir la nostalgie commune de tous les amis de Novalis, penseurs, artistes et poètes, catholiques de naissance ou néophytes comme le fut Novalis lui-même : Schlegel, Schelling, Görres, Baader, Adam Müller, Clemens Brentano… Presque seuls, Fichte et Hegel restent à la fois protestants et tournés vers l’avenir du siècle.

Cependant, le mythe médiéval — transposition sur le plan historique du thème des Hymnes à la Nuit — qui a toujours fasciné Novalis, n’est pas seulement une vision utopique du passé, jetée à la face du présent, comme chez Görres ou chez Joseph de Maistre. C’est aussi le pressentiment d’une réconciliation des âmes et d’une renaissance religieuse, d’un grand « concile européen » réunissant dans une nouvelle Jérusalem chrétiens et libertaires, réformés et mystiques, pour célébrer le « Liebesmahl », l’agape, la Fête de la paix. Les fragments que nous citons restituent la succession des arguments ou thèmes lyriques évoqués par ce grand poète.

[p. 214] Belle et brillante époque, que celle où l’Europe était une terre chrétienne, où une seule et unique chrétienté habitait ce continent humainement articulé ; un seul grand intérêt commun unissait les provinces les plus éloignées de ce vaste empire spirituel. Un seul chef dénué de grandes possessions temporelles, dirigeait et unissait les grandes puissances politiques…

Le sage chef de l’Église s’opposait à bon droit aux empiètements insolents des institutions humaines quand elles lésaient les privilèges sacrés de l’esprit, ainsi qu’aux découvertes importunes et dangereuses dans le domaine du savoir… À sa cour se rassemblaient tous les hommes sages et vénérables de l’Europe. Tous les trésors y affluaient, Jérusalem détruite avait pris sa revanche, et Rome elle-même était devenue la Jérusalem nouvelle, le siège sacré du gouvernement divin sur la terre. Des princes soumettaient leurs différends au Père de la chrétienté, mettaient volontairement à ses pieds leurs couronnes et leur splendeur, et allaient jusqu’à tirer gloire, comme membres de cette sublime corporation, d’aller finir leur vie dans de pieuses méditations entre les murailles solitaires des monastères…

… Tels étaient les beaux traits essentiels de ces temps véritablement catholiques ou chrétiens. L’humanité n’était pas encore assez mûre ni tout à fait formée pour ce royaume de splendeur. C’était un premier amour qui mourut sous le poids de la vie temporelle, dont le souvenir fut effacé par des soucis égoïstes et dont le lien, plus tard décrié comme une imposture et une illusion et jugé d’après des expériences ultérieures, fut déchiré pour toujours par une grande partie des Européens. Ce grand schisme intérieur, qu’accompagnèrent des guerres destructrices, fut une démonstration remarquable de la nocivité de la culture pour le sens de l’invisible, à tout le moins de la nocivité temporelle d’un certain degré de culture…

[…] Les insurgés prirent avec raison le nom de protestants, car ils protestaient solennellement contre tout empiètement d’un pouvoir incommode et qui semblait illégitime, sur les consciences. Ils revendiquèrent provisoirement pour eux-mêmes le droit d’examiner, de définir et de choisir en matière religieuse, droit auquel ce pouvoir avait renoncé tacitement et qui demeurait vacant. Ils érigèrent aussi une foule de principes justes, introduisirent une foule de choses louables et abolirent une foule d’institutions néfastes ; mais ils perdirent de vue l’aboutissement nécessaire de leur action, ils séparèrent ce qui est inséparable, divisèrent l’Église indivisible et s’arrachèrent criminellement à la communauté universelle des chrétiens, par laquelle et dans laquelle était seule possible une véritable et durable renaissance…

La Réforme a sonné le glas de la chrétienté. Celle-ci n’existe plus désormais. Catholiques et protestants ou réformés sont plus éloignés les uns des autres, dans leur isolement sectaire, qu’ils ne le sont des musulmans et des païens. Les derniers États catholiques continuèrent à végéter, non sans se ressentir insensiblement de l’influence [p. 215] pernicieuse des États protestants voisins. La politique moderne ne date que d’alors et certains États puissants s’efforcèrent de prendre possession du siège de la puissance catholique, transformé en un trône…

La Réforme avait été un signe des temps. Elle importait à toute l’Europe, bien qu’elle n’eût éclaté ouvertement que dans l’Allemagne vraiment libre. Les bons esprits de toutes les nations s’étaient secrètement émancipés, et pleins du sentiment illusoire de leur vocation ils répudiaient avec d’autant plus d’insolence une contrainte périmée. Le savant est instinctivement l’ennemi du clergé dans sa forme ancienne ; la classe intellectuelle et la classe ecclésiastique se livrent nécessairement une guerre d’extermination, dès qu’elles sont séparées ; car elles se disputent une seule et même position. Cette séparation s’est accentuée de plus en plus, et les savants gagnèrent d’autant plus de terrain que l’histoire de l’humanité européenne approchait de l’ère de la science triomphante, et que le savoir et la foi s’affrontaient de façon de plus en plus marquée. On chercha dans la foi la cause de la stagnation générale que l’on espérait guérir grâce au savoir. Partout l’esprit religieux souffrait diverses persécutions de son mode ancien et de ses formes individuelles présentes. On donna au fruit de la nouvelle façon de penser le nom de philosophie et l’on comprit sous ce terme tout ce qui était contraire au passé, donc essentiellement tout ce qui s’attaquait à la religion. La haine toute particulière qui s’était d’abord attachée à la foi catholique devint peu à peu haine de la Bible, de la foi chrétienne et finalement de la religion. Bien plus : cette haine de la religion s’étendit de façon très naturelle et logique à tout ce qui peut être objet d’enthousiasme et condamna l’imagination et le sentiment, la morale et l’amour de l’art, l’avenir et le passé ; on en vint à placer nécessairement l’homme au sommet de l’échelle des êtres et à faire de la musique éternelle et inépuisable de l’univers le tic-tac monotone d’un immense moulin, mû et porté par le torrent du hasard, un moulin en soi, sans architecte ni meunier, un véritable « perpetuum mobile », un moulin qui se moud soi-même.

Un seul enthousiasme avait été généreusement laissé à la malheureuse race humaine et rendu obligatoire pour chacun de ses actionnaires, comme la pierre de touche de la plus haute culture — l’enthousiasme pour cette magnifique et grandiose philosophie et plus spécialement pour ses prêtres et ses mystagogues. La France eut le bonheur d’être le centre et le siège de cette religion nouvelle, faite de fragments de savoir mal recollés. Si décriée que fût la poésie dans cette nouvelle Église, elle avait pourtant dans son sein quelques poètes qui usaient encore, à cause de l’effet à produire, des ornements anciens et des lumières anciennes, mais qui de ce fait risquaient de consumer par ce feu ancien le nouveau système de l’univers. Des adeptes plus avisés surent arroser d’eau froide les auditeurs déjà trop échauffés. Ces adeptes étaient sans cesse occupés à nettoyer de toute poésie la nature, le sol, les âmes humaines et les sciences [p. 216] à détruire toutes les traces du divin, à déshonorer par des sarcasmes le souvenir de tous les événements et de tous les hommes dignes d’admiration, et à dépouiller le monde de toute sa parure bigarrée. À cause de sa docilité mathématique et de son impudeur, la lumière était devenue leur favorite. Ils se félicitaient qu’elle se laissât briser plutôt que de jouer avec les couleurs et c’est ainsi qu’ils nommèrent d’après elle ce qui était leur grande affaire, la philosophie des lumières…

En l’absence des dieux, règnent les fantômes, et la période qui a vu naître les fantômes en Europe, et qui en explique à peu près complètement la forme, c’est la période de transition entre la religion grecque et le christianisme. Entrez donc aussi, philanthropes et encyclopédistes dans cette loge de paix, et recevez le baiser fraternel, dépouillez ce voile gris et regardez avec un amour juvénile la miraculeuse splendeur de la nature, de l’histoire et de l’humanité. Je vous conduirai vers un frère à la parole duquel vos cœurs s’ouvriront, et vous revêtirez d’un corps nouveau l’âme défunte de votre pressentiment aimé, vous l’étreindrez à nouveau et reconnaîtrez ce que vous aviez entrevu et ce que la lourde intelligence terrestre ne pouvait pas vous procurer.

Ce frère, c’est le cœur battant de l’ère nouvelle ; quiconque l’a senti battre ne doute plus qu’elle n’arrive et, plein de la douce fierté d’appartenir à son époque, il se détache lui aussi de la foule pour se joindre à la troupe des disciples nouveaux…

Tournons-nous à présent vers le spectacle politique de notre temps. Le monde ancien et le monde nouveau sont en lutte, l’insuffisance et l’indigence des institutions politiques se sont manifestées dans des phénomènes terrifiants. Qui sait si, ici comme dans les sciences, la fin historique de la guerre ne serait point d’abord d’amener une connexion plus étroite et plus variée et un rapprochement entre les États européens ? Qui sait si l’Europe jusqu’alors sommeillante ne va pas se réveiller, si nous n’allons pas nous trouver en face d’un État des États, d’une Doctrine de la Science appliquée à la politique ! La hiérarchie, cette figure géométrique fondamentale des États, ne serait-elle pas le principe d’une société des États, étant l’intuition intellectuelle du moi politique ? Il est impossible que les forces de l’univers se mettent d’elles-mêmes en équilibre, seul un troisième élément, à la fois séculier et supra-terrestre, peut résoudre le problème. Aucune paix ne peut être conclue entre les puissances belligérantes, toute paix n’est qu’une illusion, un armistice ; du point de vue des politiciens de cabinet, de la conscience commune, aucune conciliation n’est possible. Les deux partis ont de grandes et nécessaires revendications et sont tenus de les faire valoir, pour obéir aux impulsions de l’esprit de l’univers et de l’humanité. Tous deux représentent des forces indestructibles au cœur de l’humanité ; d’une part le sentiment exaltant de la liberté, l’espoir illimité de puissantes sphères d’action, le goût de la nouveauté, et de la jeunesse, les relations familières entre tous les concitoyens, la fierté de [p. 217] vérités universellement humaines et valables, le goût du droit individuel et de la propriété collective, et le vigoureux sens civique. Que ni l’un ni l’autre n’espère détruire son partenaire, toutes les conquêtes ici ne signifient rien, car la capitale la plus intérieure de chaque empire ne se trouve pas derrière des murailles et ne saurait être prise d’assaut.

Qui sait si la guerre n’a pas assez duré ? Mais elle ne cessera jamais, tant qu’on n’aura pas saisi la palme que seule peut nous tendre une puissance spirituelle. Le sang coulera à flots en Europe jusqu’à ce que les nations prennent conscience de la redoutable folie qui les fait tourner en rond, jusqu’à ce que sensibles à une musique sacrée et par elle adoucies, elles se rendent toutes ensemble au pied des anciens autels, entreprenant des œuvres de paix et célébrant sur des champs de bataille fumants, sous un déluge de chaudes larmes, de grandes agapes en guise de fête de la paix. Seule la religion peut réveiller l’Europe et rassurer les peuples et installer visiblement sur terre la chrétienté dans sa neuve splendeur, en lui restituant son ancienne mission pacificatrice…

Les autres continents attendent la réconciliation et la résurrection de l’Europe pour se joindre à elle et devenir concitoyens du Royaume des cieux. Ne devrait-il pas y avoir bientôt de nouveau en Europe une foule d’esprits vraiment consacrés ? Tous les véritables membres de la famille religieuse ne devraient-ils pas aspirer ardemment à voir le Royaume des cieux s’établir sur terre, et y entrer de bon gré, et entonner des hymnes sacrées ?

Il faut que la chrétienté redevienne vivante et agissante et que se forme de nouveau une Église visible, sans égard aux frontières territoriales, une Église qui accueille dans son sein toutes les âmes altérées de ciel et qui s’offre à devenir médiatrice entre le monde ancien et le monde nouveau.

Il faut qu’elle déverse de nouveau sur les peuples la corne d’abondance de ses bénédictions. Du sein sacré d’un vénérable concile européen, la chrétienté renaîtra, et la tâche qui consistera dans le réveil de la religion sera menée selon un vaste plan divin où rien ne sera négligé. Personne ne protestera plus alors contre la contrainte chrétienne ou séculière, car l’essence de l’Église sera la vraie liberté, et toutes les réformes bienfaisantes s’accompliront sous sa direction, sous forme de développements politiques pacifiques et légaux.

Quand sera-ce ou quand ne sera-ce pas ? Patience, il vient, il viendra nécessairement, l’âge sacré de la paix éternelle où la Jérusalem nouvelle sera la capitale de l’univers. Jusque-là demeurez calmes et courageux dans les dangers du siècle, compagnons de ma foi, annoncez par la parole et par l’action l’évangile divin, et restez fidèles à la foi véritable et infinie, jusque dans la mort.

Josef Görres (1776-1848) est celui des penseurs politiques de la Restauration et du romantisme qui a le plus écrit sur l’Europe. Obscur, contradictoire, intempérant quant au style et [p. 218] arbitraire quant aux jugements, difficile à citer pour tout dire, il tient une place qui doit être marquée dans cet ouvrage, ne fût-ce que par un aperçu de ses thèses les plus constantes.

Comme tant d’autres Allemands, il s’est d’abord enthousiasmé pour la Révolution. Il écrit en 1795, dans un ouvrage intitulé Der allgemeine Frieden, ein Ideal :

Ainsi que Sparte un jour en Grèce, ô France, toi aussi tu vas te dresser pour libérer l’Europe de ses despotes !

Et il propose une organisation internationale dirigée par la France républicaine. Mais comme tant d’autres, il retourne ses batteries, dès les journées de Brumaire 1799 — Bonaparte a trahi, pense-t-il — et la Restauration le trouve dans le camp de la Sainte-Alliance. En 1815, il publie dans son journal Der Rheinische Merkur, un grand article anonyme sur « La République européenne » où l’Europe est décrite comme une création des Germains. En 1819, il salue la Sainte-Alliance comme la « fondation d’une République européenne au pied des autels du Dieu inconnu. »

Il annonce en même temps la grandeur allemande : si ce peuple a le bonheur de trouver un jour son Wallenstein, dit-il, celui-ci « soumettra l’Europe entière, jusqu’aux limites de l’Asie » !

En 1821, dans un écrit intitulé Europa und die Revolution, il attaque la Réformation, qu’il qualifie de « second péché originel », et il la compare aux autres catastrophes qui ont ruiné « la vieille forteresse Europe » : le schisme byzantin, l’islam, le démembrement du Saint-Empire, l’apparition des églises nationales, la Révolution, et finalement « l’empire de Satan », celui de Napoléon. Tous les thèmes favoris de Joseph de Maistre (Du pape vient de paraître deux ans plus tôt) sont repris, comme on le voit, dans leur version allemande.

Enfin, en 1822, dans un essai sur La Sainte-Alliance et les peuples au congrès de Vérone, il demande que l’Allemagne redevienne

… l’Autorité supérieure honorifique de la république européenne, l’Instance de conciliation qui apaise les différends, et tout cela parce que sa position, sa situation, sa façon de penser, tout la pousse vers la paix et non vers la conquête ; c’est elle la grande Autorité qui tranche, défend et fixe des limites, c’est elle qui sépare l’Orient de l’Occident, le Nord du Sud, c’est elle le point d’appui de tout le système des États européens, le centre naturel de ce nouveau [p. 219] Saint-Empire romain germanique, plus grand que l’ancien, fondé sans aucune contrainte par la Sainte-Alliance sous la forme d’une confédération d’États.

Et quels seront les ennemis de cet Empire germano-catholique enfin relevé ? Non pas la Russie, « colonie de l’Europe » qui va s’ouvrir librement à notre culture, mais bien l’Asie et l’Amérique…

Franz von Baader (1765-1841), philosophe bavarois, théosophe et mystique, longtemps disciple de Claude de Saint-Martin, voit lui aussi dans une renaissance religieuse le seul salut de la « Société européenne ». Mais loin d’exiger comme condition préalable l’anéantissement du protestantisme et le retour au giron de l’orthodoxie, comme Görres et Maistre, il communie dans l’espérance œcuménique de Novalis.

Dans un écrit qu’il adresse en 1814 aux empereurs de Russie et d’Autriche, et au roi de Prusse, il propose une fédération chrétienne de l’Europe, fondée sur « une liaison nouvelle et plus intime de la religion et de la politique », et sur l’union des trois grandes confessions représentées par ces monarques. L’idée centrale paraît être de ramener la Russie dans le concert européen comme une hérétique repentante ou une demi-barbare à éduquer. Un certain messianisme russe commence même à se faire jour, dès cette époque, chez Baader et plusieurs de ses contemporains : les premiers slavophiles ne furent pas Russes mais Allemands !

Friedrich von Schlegel (1772-1829) publia la première revue européenne du xixe siècle, Europa, de 1803 à 1805. (Il la dirigeait de Paris, mais elle paraissait à Francfort.) Il y développa les mêmes idées générales qui font de sa Philosophie de l’histoire universelle le monument de la pensée romantique. L’Asie — l’Inde en particulier — est la patrie de toute religion véritable mais le christianisme a fait l’Europe et peut seul sauvegarder son unité, en dépit des oppositions fondamentales qui la divisent, la déchirent et la fécondent : opposition du Nord et du Sud, du romantisme et du classicisme, du moderne et de l’antique, du christianisme et de l’hellénisme. L’Empire de Charlemagne, puis la papauté (Schlegel allait devenir catholique en 1808) ont représenté les plus hautes institutions de la « république européenne », et depuis lors, tout n’est que décadence. [p. 220] Nous ne sommes pas encore au bas de la courbe, en ce début du xixe siècle. Pourtant nous aurions tort de désespérer de l’Europe, car elle reste la terre décisive, si l’on pense que

c’est ici, étant donné l’organisation même des forces telluriennes, que se trouve le siège véritable du conflit, que c’est ici que le bien lutte avec le plus de véhémence sur la terre avec le mal, et que c’est donc ici que doit être scellé le sort de l’Humanité… La véritable Europe doit d’abord voir le jour.184

Semblables déclarations de foi dans l’avenir européen (qu’on rapprochera de celles de Hegel sur l’Europe considérée comme « fin de l’Histoire »)185 reviennent maintes fois dans Europa et dans les Leçons sur l’Histoire moderne. Elles distinguent fortement Schlegel et les romantiques allemands, même romanisés, de Joseph de Maistre et des catholiques français préromantiques. On ne l’oubliera pas en lisant les pages fameuses de Schlegel sur l’unité de l’Europe médiévale, écho direct de la ferveur et des illusions de Novalis186 :

L’idée qui présidait à l’ensemble de l’empire chrétien était celle d’une grande autorité protectrice, partant du centre d’une puissance fondée sur le droit, qui servirait d’égide à tous les pays et à tous les peuples chrétiens, et c’était dans l’unité des principes religieux qu’on cherchait la force qui devait unir et soutenir tout ce grand corps. Sitôt que cette force cessa d’agir, tout l’édifice dut nécessairement s’écrouler.

Aussi dans les conflits des siècles plus récents, en y substituant la relation purement artificielle d’un équilibre dynamique et d’une égalité républicaine entre les divers États, sans aucune tendance chrétienne, ou sans aucune autre vue bien arrêtée, n’a-t-on pu, comme atteste l’expérience, remplacer que bien mal cette ancienne unité chrétienne des États, et cette alliance des peuples de l’Europe occidentale ; et n’a-t-on réussi à faire sortir de cette révolution générale et antichrétienne qui s’opéra dans les mœurs, qu’une habile anarchie, et qu’une confusion symétriquement organisée.

Si le partage de l’empire de Charlemagne était conforme aux usages antiques et fondé sur les droits d’héritage usités dans les familles des grands, il n’annonce pas moins une confiance pleine d’une naïveté antique, une confiance presque héroïque en une conformité et unité de tendance, dont on supposait l’existence, à ce qu’il paraît. Car on croyait pouvoir concilier de cette manière la nécessité de la [p. 221] présence d’un souverain dans un pays d’une étendue raisonnable avec l’unité d’ensemble d’une grande monarchie collective…

Dans la première monarchie allemande, le besoin d’un gouvernement indigène, résidant dans le pays, et régnant comme un père au sein de sa famille, fut concilié d’une manière beaucoup moins imparfaite avec la puissante unité de l’ensemble, par le moyen des quatre grands duchés nationaux soumis à la suzeraineté d’un seul roi ou empereur ; quoique là aussi l’union ne soit pas restée inébranlable, et que la discorde ait fini par prendre le dessus. Dès le principe, comme plus tard, les pouvoirs dans l’État et dans l’Église se trouvaient partagés, et s’exerçaient même sous des formes différentes ; de sorte que l’on ne cherchait l’unité qui subsistait malgré ce partage ou tout à côté de lui, que dans la tendance chrétienne ou nationale ; et tant que cette tendance resta inaltérée, l’ensemble demeura inébranlablement uni. D’ailleurs il faut observer qu’on n’a jamais encore imaginé ou découvert une forme de constitution ou de système politique qui pût résister à la longue au manque et au changement de tendance.

Les parlements, les états généraux, les droits civils et politiques, les immunités et les corporations, toutes ces choses qui se développèrent plus tard étaient précisément contenues en germe dans les assemblées nationales des États, grands et petits, de ce temps-là, dans les conciliabules et les délibérations des ducs et des princes, des évêques, des comtes et des seigneurs, des nobles et des gens libres, auxquels se joignirent plus tard à mesure qu’elles s’émancipèrent, les communes des villes avec leurs privilèges et leurs droits.

Ces divers établissements se constituèrent et se maintinrent alors, sous une forme tout à fait locale, suivant les mœurs de la nation et les usages de la vie ; de même qu’ils étaient basés sur des coutumes positives et sur le droit individuel, au lieu d’être fondés sur la théorie purement spéculative d’une égalité parfaite et générale ; on ne cherchait pas l’unité et la solidité de l’ensemble dans la combinaison d’un équilibre appuyé sur une forme artificielle, mais bien dans les mœurs consacrées par le temps et l’habitude, ou en un mot, dans le sentiment général. La puissance ecclésiastique, quoique ses limites et ses attributions ne fussent pas aussi bien posées, aussi bien définies qu’elles l’ont été depuis, et bien qu’elle existât à côté du pouvoir souverain et se mêlât quelquefois à lui, était dès lors une puissance purement spirituelle, tout en exerçant une influence importante et qui lui était particulière.

Pour se convaincre que, si le sentiment reste bon et qu’il demeure chrétiennement parlant unique même dans la vie, l’union de la force et de l’esprit peut subsister malgré la division des pouvoirs, on n’a qu’à se rappeler ce fait historique que tous les empires, tous les États chrétiens ont pris leur origine dans cet heureux accord du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, et que cet accord faisait leur solidité. Tant qu’il se maintint, tant que cette harmonie se [p. 222] conserva, les temps furent prospères, la paix et la justice croissaient de jour en jour et les peuples jouissaient du bien-être…

L’Église était comme un toit protecteur, comme une voûte céleste qui embrassait tout, et sous l’abri hospitalier de laquelle ces peuples guerriers [du Nord] commencèrent à se ranger paisiblement, à se former, et à se constituer selon les principes de l’équité. Le soin de l’enseignement, le patrimoine des connaissances, l’étude des sciences et le développement de l’esprit, étaient confiés à sa sollicitude protectrice, et se distribuaient dans le cercle des écoles chrétiennes. Si la science avait peu d’étendue, elle n’était pas du moins ensevelie sans utilité dans les cabinets des savants, ou dans des bibliothèques, comme elle le fut plus tard, comme elle l’était en partie chez les Grecs d’alors ; puis elle répondait suffisamment aux forces et à la civilisation de cette époque ; attendu qu’en fait de développement, on ne peut franchir tous les degrés d’un seul bond, mais qu’il faut les monter progressivement, et les uns après les autres.

Le peu qu’on possédait était partout appliqué avec succès à la vie et employé avec la raison pratique et le tact propre à cet Occident alors si actif, et à l’excellent clergé de ce temps ; car le savoir n’était pas encore entré en opposition hostile avec la vraie croyance et avec la vie, comme il le fit, d’une manière si arrogante et si dédaigneuse, dans la période subséquente. Les connaissances utiles ainsi que les pensées salutaires descendirent donc de la voûte céleste de la foi, non comme un déluge envahissant, mais comme une douce ondée, comme une rosée rafraîchissante, et comme une pluie féconde, pour tomber sur le terrain de la vie, continuellement agité dans la guerre et dans la paix, dans les métiers et dans les arts.

Dans ses Vorlesungen über die neuere Geschichte (Vorlesung I), Schlegel décrit, une fois de plus, le contraste classique, depuis Aristote, entre l’Asie et l’Europe, surtout en ce qui concerne la conception de la liberté ; après celui de l’Unité, voici l’éloge de nos diversités :

Si les invasions barbares n’avaient pas eu lieu, si les peuplades germaniques n’avaient pas réussi à briser le joug romain, si au contraire tout le nord de l’Europe non occupé avait pu aussi être incorporé à l’Empire et que là aussi les nations se soient vu ravir leur liberté et leur caractère propre et transformer avec la même uniformité en provinces, il n’y aurait pas eu cette lutte magnifique ni cet ample développement de l’esprit humain au sein de ces nouvelles nations. Et cependant c’est justement cette richesse, cette diversité qui fait de l’Europe ce qu’elle est, qui lui donne l’avantage d’être le siège le plus favorable de la vie et de la culture de l’Humanité. Cette Europe, libre et riche, n’existerait donc pas et à sa place il n’y aurait qu’une Unique Rome, dans laquelle tout serait dissous et fondu ; et, en lieu et place de cette copieuse histoire [p. 223] européenne, les annales de l’Unique Empire romain feraient pendant à ces chroniques chinoises d’une si triste uniformité.

… Jetons d’abord un coup d’œil sur la situation la plus ancienne de l’Europe. C’est un spectacle étrange et attirant que de voir l’homme si richement doté par la nature, plein d’une force extraordinaire, revêtir un aspect si différent de l’état auquel nous sommes accoutumés. Avant que cette propension à la domination du monde ait passé d’Asie en Grèce pour se transmettre ensuite aux Romains, l’état de l’Europe était à peu près le même partout. Les rudiments de la culture étaient déjà connus, l’agriculture était répandue et quelques pays avaient déjà une population relativement forte. Il y avait des villes en quantité, mais il y avait presque autant de petits États que de villes importantes. Dans l’ensemble d’ailleurs tout était particulier et sans cohésion. L’Europe était peuplée et habitée principalement par des hommes appartenant à trois ou quatre grandes nations, mais aucune d’elles n’était « une » ni ne formait un tout. Chacune se subdivisait en une grande quantité de petites peuplades et tribus composant tout autant d’États particuliers. Chacune de ces peuplades n’entendait que très peu parler de celles qui étaient très éloignées, mais était en guerre avec les plus proches.

… En général, si misérable que puisse paraître la condition de ces anciennes peuplades, celles-ci n’en possédaient pas moins presque toutes un bien très important, que nous sacrifions le plus souvent à nos autres avantages, — la liberté. Cette liberté était favorisée et conservée par ce particularisme et cette dissémination des petits États et peuplades. Cette liberté originelle doit être considérée, par opposition à l’Asie, comme le caractère distinctif de l’Europe. En Asie nous trouvons dès le commencement de grandes quantités d’États et de nations ainsi qu’une domination universelle. En Europe tout était originellement particularisé, par conséquent en état de lutte et de rivalité constantes, chacun se développant selon les possibilités de sa propre liberté. L’Asie, pourrait-on dire, est le pays de l’unité, où tout s’épanouit en grandes masses et dans des circonstances on ne peut plus simples. L’Europe est le pays de la liberté, c’est-à-dire de la formation, par la rivalité entre États, de forces particulières et différentes l’une de l’autre. Cette diversité est devenue, tout au long des siècles, le caractère distinctif de la formation de l’Europe ; car, même après que de plus grands États et nations furent constitués, ce qu’il y a d’essentiel dans ce caractère originel est resté intact.

Et dans ses Vorlesungen über Karl V (15e leçon), il déplore la fin de cette synthèse vivante entre l’unité et la diversité, que l’empereur avait rêvé de faire revivre :

… Ainsi se retira à nouveau du monde l’homme qui, en tant qu’empereur, avait poursuivi les plus nobles buts dans un combat qu’il mena infatigablement ; l’homme qui, dans son cœur et son esprit, [p. 224] assuma, porta et perçut l’Europe, toute son époque, toutes les situations inextricables, tous les coups du sort qui menacèrent dangereusement l’Europe. À sa mort les États chrétiens rivalisèrent de splendeur et de pompe lors des cérémonies funèbres, pour glorifier son nom et sa grandeur ; même dans la capitale de l’empire turc un noble ennemi honora par un service funèbre public la mémoire du grand monarque qui avait quitté le monde. L’Europe parut sentir que le héros et le défenseur d’une époque n’était plus, époque à laquelle allait succéder, d’autant plus sûrement que cette ultime force au service de l’unité avait disparu, un siècle de guerre et d’ébranlement.

Pour Georg Friedrich Hegel (1770-1831), l’Histoire mondiale reflète et traduit la dialectique de « l’Idée qui se réalise », de l’Idée de liberté, c’est-à-dire du « devenir réel de l’Esprit ». C’est donc, au vrai, une Théodicée. Conformément au Système qu’il a élaboré, l’Histoire doit donc se diviser en trois périodes, qui correspondent en termes théologiques au Père, au Fils et au Saint-Esprit ; en termes philosophiques à ce qu’il appelle l’en soi, le pour soi, et l’en soi-et-pour soi (« an und für sich »). Dans ses Leçons sur la Philosophie de l’Histoire (publication posthume), Hegel décrit l’évolution de l’Asie, de l’Antiquité et de l’Europe moderne, comme s’il s’agissait réellement d’une évolution de l’Esprit. Le terme ultime de ce grandiose processus n’est autre que l’Europe « vraiment fin de l’Histoire », éminemment représentée par sa composante germanique, et comme le préciseront les hégéliens de droite, par l’État prussien.

Deux citations célèbres (empruntées à l’Introduction) suffiront ici à caractériser le rôle de l’Europe dans l’Histoire mondiale, selon Hegel :

J’ai dit que les Orientaux ont su seulement qu’un seul homme était libre, — que le monde grec et romain a su que quelques-uns étaient libres, — mais que nous savons que tous les hommes sont libres, que l’homme en tant qu’homme est libre. Ces stades dans la connaissance de la Liberté constituent la division que nous ferons dans l’Histoire universelle et selon laquelle nous l’étudierons…

L’Histoire universelle va de l’est à l’ouest, car l’Europe est vraiment la fin de l’Histoire, dont l’Asie est le commencement. Pour l’Histoire universelle, il existe un Est en soi, κατ`έξοχήν, l’Est pour-soi étant quelque chose de tout relatif ; car, quoique la Terre soit une sphère, l’Histoire ne décrit pourtant pas un cercle autour d’elle, mais elle a bien plutôt un Est déterminé, et c’est l’Asie. Là se lève le soleil physique, extérieur, et à l’Ouest il se couche : c’est pourquoi. [p. 225] ici, se lève le soleil intérieur de la conscience de soi, qui répand un plus haut éclat.187

Wilhelm Josef von Schelling (1775-1854) fut le dernier survivant de la grande génération des philosophes romantiques. Avec la fin de sa carrière, nous voyons se fermer les cycles inaugurés par Herder, Kant et Novalis, et c’est pourquoi nous le plaçons ici, quoique son « Système » porte la même date que « l’État fermé » de Fichte et l’essai sur l’Europe de Gentz.

Ami de Novalis dans sa jeunesse et devenu plus tard catholique comme lui, il fut l’un des maîtres les plus influents de la pensée européenne du xixe siècle : car on ne compte pas seulement au nombre de ses disciples ses camarades du cercle de l’Athenæum (tous ceux qu’on a cités dans les pages qui précèdent), mais Schopenhauer, Kierkegaard (qui suivit ses cours à Berlin), plus tard Bergson, et la plupart des penseurs russes, surtout slavophiles, de son temps.

Déjà, dans l’Introduction à son System der Transcendentalen Idealismus188 publié en 1800, Schelling défend l’idée d’une fédération et d’une Cour de justice internationales, dans lesquelles il voit le couronnement nécessaire de l’ère historique de la « Nature » succédant à celle du « Destin » et annonçant celle de la « Providence ».

L’histoire dans son ensemble est une révélation continue et progressive de l’absolu.

Nous pouvons distinguer trois périodes dans cette manifestation et, par conséquent, aussi trois périodes dans l’histoire.

La première période est celle où seul domine le destin ; force absolument aveugle, il détruit impitoyablement et inconsciemment ce qu’il y a de plus grand et de plus noble. Cette période de l’histoire, que nous pouvons appeler tragique, est celle de la décadence de la splendeur et des merveilles du monde ancien, et de la chute des grands empires dont le souvenir s’est à peine conservé et dont les ruines seules nous font présumer la grandeur : la décadence de l’humanité la plus noble qui ait jamais fleuri et dont le retour sur la terre est l’objet de vœux éternels.

La seconde période est celle où ce qui dans la première apparaissait comme destin, c’est-à-dire comme force complètement aveugle, se révèle comme nature. Elle paraît commencer avec l’expansion de la république romaine qui, dans sa soif de conquêtes et d’asservissement —  [p. 226] manifestations du despotisme effréné qui y régnait — unit d’abord les peuples les uns aux autres, et fit entrer en contact des coutumes et des lois, des arts et des sciences qui, jusqu’alors avaient été le monopole de quelques peuples isolés, contrainte qu’elle était, sans en avoir conscience et même contre sa volonté, de s’adapter à un plan naturel dont l’aboutissement verra l’union universelle des peuples et l’État universel.

La troisième période sera celle où les forces que dans les périodes précédentes l’on attribuait au destin ou à la nature, se développeront et se manifesteront comme l’œuvre de la providence ; ainsi même ce qui paraissait l’œuvre du destin ou de la nature n’était que le commencement d’une providence qui ne se révélait qu’imparfaitement. Quand cette période commencera, nous ne pouvons le dire. Mais quand cette période sera, Dieu aussi sera.

On ne saurait donc envisager l’existence durable d’une constitution politique unique — fût-elle parfaite dans sa forme — sans une organisation se superposant à l’État individuel, sans une fédération de tous les États où chacun d’entre eux serait le garant de la constitution de l’autre. Cependant, d’une part, cette garantie générale et mutuelle n’est elle-même possible que si les États acceptent les principes d’un véritable ordre judiciaire, de sorte que chaque État ait intérêt à sauvegarder la constitution des autres ; et si d’autre part ils se soumettent à une loi collective.

En 1806, il écrit, à propos de Napoléon :

Je forme des vœux pour la réconciliation complète de tous les peuples européens et veux croire qu’ils adopteront à nouveau une politique commune à l’égard de l’Orient. Qu’il en soit conscient ou non, c’est dans ce sens que travaille le Destructeur.

Par la suite, Schelling en viendra, lui aussi, à n’attendre d’autre salut pour l’Europe que de la libre coopération de l’État et de l’Église, seule base d’une union durable des peuples :

L’étude de l’histoire moderne qui débute, au fond, avec l’apparition du christianisme en Europe fait ressortir deux tentatives de l’humanité dans sa quête de l’unité.

La première qui visait la création d’une unité spirituelle au sein de l’Église était vouée à l’échec, car elle tendait en même temps à assurer une unité extérieure à l’Église. La seconde cherchait à réaliser cette unité extérieure par l’intermédiaire de l’État.

L’erreur que commit l’Église à l’époque de la hiérarchie ecclésiastique ne fut pas d’intervenir dans le domaine de l’État mais au contraire, de laisser celui-ci s’immiscer dans le sien propre. Au lieu de se garder pure de tout élément extérieur, elle se livra à l’État en épousant certaines de ses formes. La violence extérieure ne pourra jamais servir la cause du vrai et du divin, et l’Église s’écarta [p. 227] de sa vraie vocation dès qu’elle commença à persécuter les hérétiques.

L’État a acquis de l’importance au moment du renversement de la hiérarchie ecclésiastique, et il est évident que le joug des tyrans s’est toujours appesanti dans la mesure même où ils croyaient pouvoir se passer de l’unité spirituelle.

Il est certain en tout cas que, quel que puisse être le but ultime, la vraie unité ne peut être réalisée que par la voie de la religion. Il ne s’agit pas là de la domination de l’Église par l’État ou vice versa, mais de la nécessité ou se trouve l’État lui-même de développer les principes religieux de façon que l’union de tous les peuples puisse se fonder sur la communauté des convictions religieuses.189

Auguste Comte (1798-1857) représente en France à cette époque, l’un des seuls équivalents des auteurs de grands systèmes historico-philosophiques que nous venons de citer. Mais il ne se rattache de près ni de loin à aucun d’eux. Disciple préféré de Saint-Simon, auprès duquel il a remplacé Augustin Thierry dans le rôle de « fils adoptif », il fonde à son tour une secte, la religion positiviste, dont il sera le grand prêtre. Il fonde surtout, la sociologie moderne.

Comme tous les saint-simoniens (d’Eichthal, Pierre Leroux, Feugueray, Considérant, Pecqueur, Littré et tant d’autres, tous auteurs de traités sur l’unité européenne), Auguste Comte est un défenseur convaincu, quasi mystique, de l’européocentrisme, du rôle privilégié et redoutable que l’Europe doit jouer pour toute l’humanité, avec laquelle, d’ailleurs, elle finira par se confondre, parce qu’elle seule peut l’unir, après s’être elle-même unifiée. Le titre d’une de ses publications donnera une idée de l’espèce de délire rationnel (et romantique à sa façon, quoiqu’il se dise « positif ») dans lequel se meut généralement la pensée européenne des saint-simoniens, et celle de Comte en particulier :

Calendrier positiviste ou système général de commémoration publique, destiné surtout à la transition finale de la grande République occidentale, formée des cinq populations avancées, française, italienne, germanique, britannique et espagnole, toujours solidaires depuis Charlemagne. — Paris 1850.

Cependant, dans son œuvre capitale, le Cours de philosophie positive190 Comte entend donner une solide base critique [p. 228] à son européisme, en concentrant son « analyse scientifique » sur une seule « série sociale », la plus achevée que l’on puisse trouver : l’Europe. Il se propose donc de

… considérer exclusivement le développement effectif des populations les plus avancées, en écartant, avec une scrupuleuse persévérance, toute vaine et irrationnelle digression sur les divers autres centres de civilisation indépendante, dont l’évolution a été, par des causes quelconques, arrêtée jusqu’ici à un état plus imparfait ; à moins que l’examen comparatif de ces séries accessoires ne puisse utilement éclairer le sujet principal, comme je l’ai expliqué en traitant de la méthode sociologique. Notre exploration historique devra donc être presque uniquement réduite à l’élite ou l’avant-garde de l’humanité, comprenant la majeure partie de la race blanche ou des nations européennes, en nous bornant même, pour plus de précision, surtout dans les temps modernes, aux peuples de l’Europe occidentale.

… On ne peut certainement espérer de reconnaître d’abord la véritable marche fondamentale des sociétés humaines que par la considération exclusive de l’évolution la plus complète et la mieux caractérisée, à l’éclaircissement de laquelle doivent être constamment subordonnées toutes les observations collatérales relatives à des progressions plus imparfaites et moins prononcées. Quelque intérêt propre que celles-ci puissent d’ailleurs offrir, leur appréciation spéciale doit être systématiquement ajournée jusqu’au moment où, les lois principales du mouvement social ayant été ainsi appréciées dans le cas le plus favorable à leur pleine manifestation, il deviendra possible, et même utile, de procéder à l’explication rationnelle des modifications plus ou moins importantes qu’elles ont dû subir chez les populations qui, à divers titres, sont restées plus ou moins en arrière d’un tel type de développement. Jusqu’alors, ce puéril et inopportun étalage d’une érudition stérile et mal dirigée, qui tend aujourd’hui à entraver l’étude de notre évolution sociale par le vicieux mélange de l’histoire des populations qui, telles que celles de l’Inde, de la Chine, etc., n’ont pu exercer sur notre passé aucune véritable influence, devra être hautement signalé comme une source inextricable de confusion radicale dans la recherche des lois réelles de la sociabilité humaine, dont la marche fondamentale et toutes les modifications diverses devraient être ainsi simultanément considérées, ce qui, à mon gré, rendrait le problème essentiellement insoluble. Sous ce rapport, le génie du grand Bossuet, quoique seulement guidé sans doute par le principe purement littéraire de l’unité de composition, me paraît avoir d’avance senti instinctivement les conditions logiques imposées par la nature du sujet, lorsqu’il a spontanément circonscrit son appréciation historique à l’unique examen d’une série homogène et continue, et néanmoins justement qualifiée d’universelle ; restriction éminemment judicieuse, qui lui a été si étrangement reprochée par tant d’esprits [p. 229] antiphilosophiques, et vers laquelle nous ramène aujourd’hui essentiellement l’analyse approfondie de la marche intellectuelle propre à de telles études.

Voilà pourquoi Auguste Comte bornera son étude à « l’explication spéciale de l’agent et du théâtre de l’évolution sociale la plus complète », à l’Europe. Et il exposera dans les volumes qui suivent les raisons pour lesquelles « la race blanche possède, d’une manière si prononcée, le privilège effectif du principal développement social », tandis que « l’Europe a été le lien essentiel de cette civilisation prépondérante ».