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Protohistoire d’un continent sans nom

La quatrième période glaciaire avait recouvert près de la moitié des plaines et des montagnes d’une épaisse calotte, dont la fonte transforma le continent en marécage puis en forêt vierge. Ainsi fut anéantie, vers l’an 8000 av. J.-C., la civilisation qui avait produit les fascinantes peintures rupestres de Lascaux et d’Altamira.

C’est dans le Moyen-Orient qu’une tout autre civilisation va naître. Agricole et urbaine — non plus nomade ou chasseresse — elle envahira d’abord le pourtour de la Méditerranée, pour remonter de là sur notre continent et pénétrer profondément dans sa forêt centrale, au-delà des régions côtières et des immenses oliveraies qui s’étendent du Portugal jusqu’aux rivages de l’Asie Mineure.

Le continent prend sa forme actuelle. Vers 6000 av. J.-C., l’Angleterre s’en détache et la Manche s’élargit, tandis que les isthmes et marécages qui reliaient le Danemark à l’Écosse sont recouverts par la mer du Nord.

Partis de l’Asie Mineure et de l’Égée, des colons remontent le cours du Vardar et du Danube pour aller défricher les fertiles terres noires de l’Ukraine, les rives de la Baltique et de la mer du Nord, enfin la vallée du Rhin et la Belgique, poussant jusqu’à la Seine et à la Loire. Ils avancent en brûlant la forêt, cultivent les terres enrichies par la cendre, les abandonnent bientôt, brûlent d’autres pans de forêts, avancent lentement.

Un autre courant de colons venus par mer des rives de l’Égypte actuelle et du Proche-Orient, remonte peu à peu l’Italie et la vallée du Rhône, se répand en Espagne, dans le Languedoc et dans les Cévennes, atteint le plateau suisse où il établit ses cités lacustres, occupe le bassin de la Seine, et s’aventure même jusqu’en Angleterre.

Vers la fin du iiie millénaire avant notre ère, la métallurgie et ses techniques inventées dans le Proche-Orient (or, cuivre et bronze) se répand dans tout le continent. Ici nous cédons la parole à M. André Varagnac, l’un de nos meilleurs guides dans la protohistoire du continent :

[p. 11] Avec cette métallurgie naissante apparaît en Occident la première grande religion : celle des Mégalithes — dolmens et menhirs. L’histoire des religions ignore généralement cet étrange courant mystique, dont la puissance et la durée sont encore attestées par des milliers et des milliers de monuments dans presque toute l’Europe occidentale. Ses origines demeurent encore mystérieuses, mais sont certainement proche-orientales. Son élan associe étrangement la conquête du métal à la conquête des âmes, comme feront, après plus de trois-mille ans, les conquistadors. Quels qu’aient pu être ces rituels mystérieux, ils ont profondément implanté, dans la conscience paysanne, la vénération des morts. De hardis prospecteurs ont porté jusqu’aux îles lointaines du nord de l’Écosse, ce culte et son architecture. Ils atteignirent le Jutland, la Scandinavie, l’Allemagne septentrionale. Avec eux voyageaient armes et outils de cuivre. Ainsi s’établit, dès la première moitié du iie millénaire avant notre ère, un système d’échanges maritimes associant à la Méditerranée cette Méditerranée du Nord que constituent la Baltique, la mer du Nord et la Manche.2

Aux approches du dernier millénaire avant notre ère, il semble bien qu’une sorte de civilisation commune se soit étendue à la majeure partie du continent : elle est marquée par le rite généralisé de l’incinération (« Champs d’urnes »).

Puis la Grèce et l’Italie des Étrusques, quelques siècles plus tard, envoient vers l’ouest et le nord les produits raffinés de leurs arts et métiers : le vase de Vix illustre cette période dite de Hallstatt. Celle-ci fera place à la civilisation des Celtes, au ve siècle av. J.-C.

Des Gaëls d’Irlande, d’Angleterre et de Bretagne, en passant par les Gaulois, jusqu’aux Galates parvenus en Asie Mineure au iiie siècle av. J.-C., les Celtes ont recouvert la majeure partie de la péninsule occidentale, à l’exclusion toutefois de l’Italie et de la Grèce, où ils n’ont fait que de rapides incursions (à Rome et à Delphes). Leur empire décentralisé, leur vague fédération continentale, liée par le culte druidique, préfigure comme en négatif l’Europe à venir : celle qui sera conformée, justement, par la pensée, l’art et les lois de ces deux peuples de la mer du Sud, mystérieusement inaccessibles aux Celtes. La conquête de la Gaule par César va marquer le début de la fusion séculaire du monde continental et du monde méditerranéen. Et cette fusion fera l’Europe3.

[p. 12] Quant à la préhistoire, ou mieux protohistoire dont on vient d’indiquer quelques étapes, c’est celle d’un continent sans nom, lentement peuplé, civilisé et travaillé par des hommes, des idées et des techniques venus des rives du Proche-Orient.

Mais qui va baptiser ce continent ? À quelle date ? Et sous quels auspices ? Et que signifiera son nom ?