4.
De l’historisme au pessimisme

Lorsqu’on passe sans transition des pages passionnément ambivalentes ou apocalyptiques consacrées par les Russes à l’Europe, aux ouvrages sereins, objectifs et classiques du grand historien allemand Léopold von Ranke (1795-1886), un sentiment d’incongruité profond s’empare de l’esprit : ou bien les descriptions des Russes sont délirantes et ne reflètent que leur propre esprit, ou bien le sobre interprète de l’Europe n’a simplement pas vu les réalités parmi lesquelles il a vécu pendant près d’un siècle. Les deux mondes en tout cas ne sont pas contemporains, en dépit de leurs dates identiques. Que si l’on demandait lequel est le plus vrai, il serait vain d’espérer aucune réponse sérieuse : les méthodes ne sont pas comparables ici et là, et les fins d’ordres différents.

Ranke est en plus d’un sens l’anti-Hegel, par sa volonté d’objectivité, de sobriété spirituelle, de description contrôlée de « ce qui s’est vraiment passé », et par son refus de tout système dialectique permettant de survoler les faits et dotant l’évolution d’on ne sait quelle énergie intrinsèque : « Chaque génération est immédiate à Dieu », écrit-il en une formule célèbre.

Une nation ou une société, selon lui, ne conquiert que par sa « culture » le droit de jouer un rôle actif dans l’histoire mondiale. La primauté appartient donc à l’ensemble européen, qu’il définit comme le domaine « romano-germanique » : Italie — France — Espagne d’un côté, Allemagne — Angleterre — Scandinavie de l’autre. César, par sa conquête des Gaules a rendu possible cette configuration, dont Charlemagne, « prince de la culture », a créé la première unité. Sous la conduite des papes romains et des empereurs germains, la « liaison de l’Europe entière » n’a cessé de se développer et de s’affirmer. Ranke ne croit nullement que le conflit de la papauté et de l’Empire, puis du Catholicisme et de la Réforme, aient été des grands malheurs pour l’Europe, car cette bipolarité

[p. 290] … a de profondes racines dans la nature même des choses et c’est même grâce à ces conflits que l’esprit de l’Europe a mûri.

Tensions fécondes donc, et non pas déchirements catastrophiques ; elles ne doivent pas empêcher l’historien fidèle aux faits de constater

… que le complexe des États chrétiens d’Europe doit être considéré comme un ensemble, en quelque sorte comme un État.

Certes, Ranke a vu le danger beaucoup plus grave que représentent pour l’unité foncière de l’Europe les souverainetés nationales absolues :

Cependant, celui qui s’efforce de ne voir qu’une simple tendance de l’histoire universelle dans cette importance de plus en plus grande que prennent les souverainetés nationales, ignore complètement ce que le tocsin annonce. En effet, à la suite de tous ces efforts, tant de tendances destructives se sont réunies que, si celles-ci venaient à l’emporter, la culture et la chrétienté mêmes seraient menacées.243

Sans doute a-t-il sous-estimé l’urgence et l’ampleur du péril. Ses derniers ouvrages — contemporains du Journal d’un écrivain de Dostoïevski ! — sont à la gloire de la civilisation et du génie chrétien de l’Europe, summum bonum de l’humanité.

Élevons notre pensée, non par l’imagination, mais par une considération rigoureuse du déroulement des faits, afin d’avoir une vue générale de l’histoire universelle…

Si variés que puissent être nos déchirements intérieurs, si différentes et souvent même hostiles nos tendances, nous n’en formons pas moins, par rapport au reste du monde, une unité. Autrefois d’autres nations et d’autres ensembles de peuples furent florissants, qui étaient animés par d’autres principes, qui se sont donné des institutions internes et qui les ont développées jusqu’à un achèvement remarquable en soi : il n’en reste pour ainsi dire rien maintenant. Combien menaçant et puissant était autrefois l’islam, face à l’Occident. Il n’y a pas si longtemps que les Tartares, déferlant à travers la Pologne, s’approchaient des frontières allemandes ; que le Turc occupait la Hongrie et assiégeait Vienne ; et pourtant ces dangers sont maintenant loin de nous…

L’Empire ottoman est écrasé, traversé de tous côtés par le fait chrétien. Disons-le tout net : par « fait chrétien » nous n’entendons pas exclusivement la religion ; les mots « culture » et « civilisation », eux aussi, ne désignent qu’incomplètement la chose. C’est le génie [p. 291] de l’Occident. C’est l’esprit qui transforme les peuples en armées bien organisées, qui construit les routes, creuse les canaux, s’approprie les mers en les couvrant de flottes, remplit les lointains continents de colonies, sonde les mystères de la nature par la recherche scientifique, pénètre dans tous les domaines du savoir en les renouvelant par un travail incessant, sans pour autant perdre de vue la vérité éternelle, enfin qui fait régner l’ordre et la loi parmi les hommes malgré la diversité de leurs passions. Cet esprit, nous le voyons accomplir des progrès énormes. Il a conquis l’Amérique, l’enlevant aux forces brutes de la nature et aux peuplades indomptables qui l’habitaient, puis il l’a transformée complètement ; par différentes voies il pénètre jusqu’au fond de la lointaine Asie où il n’y a guère que la Chine qui puisse encore lui barrer le passage ; il enserre l’Afrique, ayant occupé toutes ses côtes. Irrésistible, multiforme, inégalable, invincible grâce à ses armes et à sa science, il se rend maître du monde.244

Ernest Renan (1823-1892) lui aussi vit dans un univers spirituel et historique où la prééminence de l’Europe dans la civilisation mondiale ne saurait être mise en question. Si Renan plus que Ranke croit au progrès, non sans se faire à son sujet quelques illusions rationalistes (ainsi dans L’Avenir de la Science), il a su voir mieux que Ranke le danger du nationalisme pour l’Europe, pour « les intérêts de la raison et de la civilisation ». C’est la guerre de 1870, illustrant les conséquences tragiques du nationalisme d’État, qui l’oblige, toutes affaires cessantes, à faire face aux problèmes historiques et moraux que pose le fait national.

À l’idée romantique et herdérienne d’une nation fondée sur la race, la langue, la naissance, le passé, Renan oppose l’idée d’une nation fédérée par le « consentement actuel » des populations et par leur « volonté de vivre ensemble » en vue d’un avenir commun. Cette analyse capitale pour toute l’évolution de l’idée européenne dont il formule la thèse en plein drame collectif, il choisit de l’adresser personnellement à l’un de ses pairs dans la science neuve des civilisations, le professeur allemand David Strauss. Sa première lettre est datée du début de la guerre, sa seconde lettre de la fin. L’idée de fédération y surgit une fois de plus, comme la solution évidente des déchirements absurdes de l’Europe :

La paix ne peut, à ce qu’il semble, être conclue directement entre [p. 292] la France et l’Allemagne ; elle ne peut être l’ouvrage que de l’Europe, qui a blâmé la guerre et qui doit vouloir qu’aucun des membres de la famille européenne ne soit trop affaibli. Vous parlez à bon droit de garanties contre le retour de rêves malsains ; mais quelle garantie vaudrait celle de l’Europe, consacrant de nouveau les frontières actuelles et interdisant à qui que ce soit de songer à déplacer les bornes fixées par les anciens traités ? Toute autre solution laissera la porte ouverte à des vengeances sans fin. Que l’Europe fasse cela, et elle aura posé pour l’avenir le germe de la plus féconde institution, je veux dire d’une autorité centrale, sorte de congrès des États-Unis d’Europe, jugeant les nations, s’imposant à elles, et corrigeant le principe des nationalités par le principe de fédération…

Le principe de la fédération européenne peut ainsi offrir une base de médiation semblable à celle que l’Église offrait au Moyen Âge.245

… La guerre sera sans fin, si l’on n’admet des prescriptions pour les violences du passé. La Lorraine a fait partie de l’empire germanique, sans aucun doute ; mais la Hollande, la Suisse, l’Italie même, jusqu’à Bénévent, et en remontant au-delà du traité de Verdun, la France entière, en y comprenant même la Catalogne, en ont aussi fait partie. L’Alsace est maintenant un pays germanique de langue et de race ; mais, avant d’être envahie par la race germanique, l’Alsace était un pays celtique, ainsi qu’une partie de l’Allemagne du Sud. Nous ne concluons pas de là que l’Allemagne du Sud doive être française ; mais qu’on ne vienne pas non plus soutenir que, par droit ancien, Metz et Luxembourg doivent être allemands. Nul ne peut dire où cette archéologie s’arrêterait. Presque partout où les patriotes fougueux de l’Allemagne réclament un droit germanique, nous pourrions réclamer un droit celtique antérieur, et avant la période celtique, il y avait, dit-on, les allophyles, les Finnois, les Lapons ; et avant les Lapons, il y eut les hommes des cavernes ; et avant les hommes des cavernes, il y eut les orangs-outangs. Avec cette philosophie de l’histoire, il n’y aura de légitime dans le monde que le droit des orangs-outangs, injustement dépossédés par la perfidie des civilisés.

Soyons moins absolus ; à côté du droit des morts, admettons pour une petite part le droit des vivants.

… Les nations européennes telles que les a faites l’histoire sont les pairs d’un grand sénat où chaque membre est inviolable. L’Europe est une confédération d’États réunis par l’idée commune de la civilisation. L’individualité de chaque nation est constituée sans doute par la race, la langue, l’histoire, la religion, mais aussi par quelque chose de beaucoup plus tangible, par le consentement actuel, par la volonté qu’ont les différentes provinces d’un État de vivre ensemble.246

[p. 293] Douze ans plus tard, dans une conférence à la Sorbonne sur le thème « Qu’est-ce qu’une nation ? »247, Renan approfondit son analyse en lui ajoutant des précisions importantes. Et tout d’abord, dans une préface à l’édition de son texte, datée du 8 mai 1887, il réitère sa thèse fondamentale :

L’homme n’appartient ni à sa langue, ni à sa race : il n’appartient qu’à lui-même, car c’est un être libre, c’est un être moral. On n’admet plus qu’il soit permis de persécuter les gens pour leur faire changer de religion ; les persécuter pour leur faire changer de langue ou de patrie nous paraît tout aussi mal…

Ce qui constitue une nation, ce n’est pas de parler la même langue ou d’appartenir au même groupe ethnographique, c’est d’avoir fait ensemble de grandes choses dans le passé et de vouloir en faire encore dans l’avenir.

De la conférence elle-même, qui marque une date, et dont on a si souvent cité telle ou telle phrase que le contexte renforce, voici les articulations maîtresses.

Introduction et précautions liminaires :

À l’époque de la Révolution française, on croyait que les institutions de petites villes indépendantes, telles que Sparte et Rome, pouvaient s’appliquer à nos grandes nations de trente à quarante millions d’âmes. De nos jours, on commet une erreur plus grave : on confond la race avec la nation, et l’on attribue à des groupes ethnographiques ou plutôt linguistiques, une souveraineté analogue à celle des peuples réellement existants. Tâchons d’arriver à quelque précision en ces questions difficiles, où la moindre confusion sur le sens des mots, à l’origine du raisonnement, peut produire à la fin les plus funestes erreurs. Ce que nous allons faire est délicat ; c’est presque de la vivisection ; nous allons traiter les vivants comme d’ordinaire on traite les morts. Nous y mettrons la froideur, l’impartialité la plus absolue…

L’Europe s’est constituée par le refus de toute hégémonie d’une de ses nations ou régions :

Depuis la fin de l’Empire romain, ou, mieux, depuis la dislocation de l’empire de Charlemagne, l’Europe occidentale nous apparaît divisée en nations, dont quelques-unes, à certaines époques, ont cherché à exercer une hégémonie sur les autres, sans jamais y réussir d’une manière durable. Ce que n’ont pu Charles-Quint, Louis XIV, Napoléon Ier, personne probablement ne le pourra dans l’avenir. [p. 294] L’établissement d’un nouvel Empire romain ou d’un nouvel empire de Charlemagne est devenu une impossibilité. La division de l’Europe est trop grande pour qu’une tentative de domination universelle ne provoque pas très vite une coalition qui fasse rentrer la nation ambitieuse dans ses bornes naturelles.

La nation et sa citoyenneté sont des concepts spécifiquement européens et modernes :

Les nations, entendues de cette manière, sont quelque chose d’assez nouveau dans l’histoire. L’antiquité ne les connut pas : l’Égypte, la Chine, l’antique Chaldée, ne furent à aucun degré des nations. C’était des troupeaux menés par un fils du Soleil ou un fils du Ciel. Il n’y eut pas de citoyens égyptiens, pas plus qu’il n’y a de citoyens chinois. L’antiquité classique eut des républiques et des royautés municipales, des confédérations de républiques locales, des empires ; elle n’eut guère la nation au sens où nous la comprenons. Athènes, Sparte, Sidon, Tyr sont de petits centres d’admirable patriotisme ; mais ce sont des cités avec un territoire relativement restreint. La Gaule, l’Espagne, l’Italie, avant leur absorption dans l’Empire romain, étaient des ensembles de peuplades, souvent liguées entre elles, mais sans institutions centrales, sans dynasties. L’empire assyrien, l’empire persan, l’empire d’Alexandre ne furent pas non plus des patries. Il n’y eut jamais de patriotes assyriens…

La race, la langue, la culture, définissent-elles à bon droit une nation ?

La conscience instinctive qui a présidé à la confection de la carte d’Europe n’a tenu aucun compte de la race, et les premières nations de l’Europe sont des nations de sang essentiellement mélangé.

Le fait de la race, capital à l’origine, va donc toujours perdant de son importance. L’histoire humaine diffère essentiellement de la zoologie. La race n’y est pas tout, comme chez les rongeurs ou les félins, et on n’a pas le droit d’aller par le monde tâter le crâne des gens, puis les prendre à la gorge en leur disant : — Tu es de notre sang tu nous appartiens !…

… Ce que nous venons de dire de la race, il faut le dire de la langue. La langue invite à se réunir ; elle n’y force pas. Les États-Unis et l’Angleterre, l’Amérique espagnole et l’Espagne parlent la même langue et ne forment pas une seule nation. Au contraire, la Suisse, si bien faite, puisqu’elle a été faite par l’assentiment de ses différentes parties, compte trois ou quatre langues. Il y a dans l’homme quelque chose de supérieur à la langue : c’est la volonté. La volonté de la Suisse d’être unie, malgré la variété de ses idiomes, est un fait bien plus important qu’une similitude de langage souvent obtenue par des vexations.

[p. 295] La nation serait-elle mieux définie par ses « frontières naturelles » ?

La géographie, ce qu’on appelle les frontières naturelles, a certainement une part considérable dans la division des nations. La géographie est un des facteurs essentiels de l’histoire… Peut-on dire cependant, comme le croient certains partis, que les limites d’une nation sont écrites sur la carte et que cette nation a le droit de s’adjuger ce qui est nécessaire pour arrondir certains contours, pour atteindre telle montagne, telle rivière, à laquelle on prête une sorte de faculté limitante a priori ? Je ne connais pas de doctrine plus arbitraire ni plus funeste. Avec cela, on justifie toutes les violences. Et, d’abord, sont-ce les montagnes ou bien sont-ce les rivières qui forment ces prétendues frontières naturelles ? Il est incontestable que les montagnes séparent ; mais les fleuves réunissent plutôt. Et puis toutes les montagnes ne sauraient découper des États. Quelles sont celles qui séparent et celles qui ne séparent pas ? De Biarritz à Tomea, il n’y a pas une embouchure de fleuve qui ait plus qu’une autre un caractère bornal. Si l’histoire l’avait voulu, la Loire, la Seine, la Meuse, l’Elbe, l’Oder auraient, autant que le Rhin, ce caractère de frontière naturelle qui a fait commettre tant d’infractions au droit fondamental, qui est la volonté des hommes.

Une nation est une « âme », mais non pas immortelle :

Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent.

Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l’avenir un même programme à réaliser ; avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques ; voilà ce que l’on comprend malgré les diversités de race et de langue.

… Par leurs facultés diverses, souvent opposées, les nations servent à l’œuvre commune de la civilisation ; toutes apportent une note à ce grand concert de l’humanité, qui, en somme, est la plus haute réalité idéale que nous atteignions. Isolées, elles ont leurs parties faibles. Je me dis souvent qu’un individu qui aurait les défauts tenus chez les nations pour des qualités, qui se nourrirait de vaine gloire ; qui serait à ce point jaloux, égoïste, querelleur ; qui ne pourrait rien supporter sans dégainer, serait le plus insupportable des hommes.

… Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera.

L’auteur de La Culture de la Renaissance et des Considérations sur l’Histoire universelle, l’historien bâlois Jakob [p. 296] Burckhardt (1818-1897) a incarné la tradition d’une cité humaniste, allemande par la langue et suisse par le civisme, mais nourrie d’influences françaises et italiennes. On ne trouve pas dans son œuvre de système d’interprétation ou de construction métaphysique ; mais une espèce d’impersonnalité classique, secrètement passionnée, et la pénétration d’un regard imaginatif qui ressuscite le passé qu’il aime, « taxe » avec une rigueur « haute et distante, comme il convient à l’historien » les réalités du présent, et par la seule lucidité du diagnostic, prévoit l’avenir avec une précision qu’on ne saurait attendre des prophètes inspirés. Nietzsche l’excessif n’a cessé de rechercher l’amitié de Burckhardt le mesuré. Et certes, ce dernier avait chaudement soutenu le jeune philologue prodige lors de ses premiers cours à Bâle, mais il a poliment écarté les avances pathétiques du prophète de Zarathoustra. Au moment de sombrer, à Turin, Nietzsche envoie deux dépêches suprêmes : l’une à Cosima Wagner (« Ariane je t’aime, signé Dionysos ») et l’autre à Burckhardt qui se tait. Le principal confident du grand professeur bâlois se trouve être un « Polizeidirektor » de Karlsruhe, Friedrich von Preen.

Lorsque Burckhardt parle de « l’histoire mondiale », il se limite très consciemment à l’Europe, comme le faisait Auguste Comte :

Seuls appartiennent à l’histoire, au sens le plus élevé du mot, les peuples à l’état de civilisation, et non ceux qui sont à l’état de nature.

Et même parmi les peuples civilisés, l’histoire n’inclut pas dans son champ ceux dont la culture n’est pas embranchée sur celle de l’Europe, par exemple le Japon et la Chine. Pour ce qui est des Indes également, seules nous concernent les époques très reculées, celles d’abord où vécurent les peuples aryens en Inde et aussi en Perse, ensuite celles où des contacts s’établirent entre les Hindous et les Assyriens, Perses, Macédoniens et autres peuples. Notre objet d’étude se circonscrit donc au seul passé qui ait un rapport distinct avec le présent et l’avenir.248

Et cette Europe centre du monde est centrée à son tour sur la tradition antique :

Dès que l’on sait que cette époque heureuse appelée l’âge d’or, au sens mythique du mot, n’a jamais existé et n’existera jamais, on s’abstient de surévaluer follement un certain passé ou de désespérer follement du présent ou enfin d’espérer follement en l’avenir ; [p. 297] mais on voit cependant dans l’étude des temps passés une des plus nobles occupations. Le passé n’est rien d’autre que l’histoire de la vie et des souffrances de l’humanité considérée dans son ensemble.

Et cependant l’Antiquité a déjà, pour certaines raisons, une très grande importance : c’est à elle que nous devons notre conception de l’État ; elle vit naître nos religions et est encore aujourd’hui l’élément le plus durable de notre civilisation. Ses créations, dans le domaine des arts plastiques et littéraires, sont des modèles inégalés. Son héritage compte, autant par ce que nous avons en commun avec elle que par ce qui nous oppose à elle…

Et même si nous sommes issus de peuples qui, encore en leur enfance, sommeillèrent à côté des grands peuples civilisés de l’Antiquité, nous ne nous sentons pas moins les descendants de ceux-ci, parce que leur âme a passé en nous et que leur labeur, leur vocation et leur destin revivent en nous.249

Mais l’Europe des vingt siècles qui suivent, qui est-ce qui la tient ensemble, se demande Burckhardt ? Et il répond : la papauté, le Saint-Empire, la conquête de l’Outremer, quelques grandes individualités, et la lutte permanente contre toute hégémonie d’un des grands États :

Un seul danger mortel a paru constamment menacer l’Europe : l’écrasante puissance mécanique, qu’elle provienne d’un peuple barbare conquérant ou d’une accumulation des moyens de guerre au service d’un État ou d’une tendance, ou peut-être même des masses actuelles.

Ce ne sont pas les pires ennemis de Rome qui ont sauvé l’Europe, mais bien les ennemis les plus opiniâtres de l’Espagne : les Hollandais, l’Angleterre (la protestante et la catholique) et Henri IV malgré sa conversion. Plus encore, celui-là sauve l’Europe qui l’arrache au danger que constituent les tentatives d’unification et de nivellement politico-socialo-religieux qu’on cherche à lui imposer par la force et qui menacent sa qualité la plus spécifique, la richesse infiniment variée de son esprit. C’est bien un lieu commun de répéter que l’esprit est invincible et qu’il vaincra toujours, alors que réellement il ne dépend parfois que du degré d’énergie d’un seul homme à un certain moment pour que des peuples ou des civilisations entières soient ou non appelés à disparaître. Il faut de grands individus et ceux-ci ont besoin de réussir. Mais l’Europe a fréquemment eu de grands hommes aux moments cruciaux de son histoire.250

Mais qu’est-ce que l’Europe, en fin de compte ? Burckhardt [p. 298] en a donné, peut-être, la définition historique, mais aussi civique, la plus satisfaisante et la moins discutable :

Il est une chose que nous n’avons pas à désirer, puisque nous l’avons à notre disposition (on peut s’en réjouir ou le déplorer, peu importe), c’est l’Europe en tant que foyer, à la fois vieux et nouveau, d’une vie aux mille aspects, lieu de naissance des plus riches créations, patrie de tous les contrastes qui se résorbent en la seule unité ; ici, tout ce qui est spirituel s’exprime par le mot ou tout autre moyen.

Voilà qui est européen : la manifestation de toutes les forces, y compris l’individu, par le truchement du monument, de la représentation plastique, du mot, des institutions, des partis ; l’expérience vécue du spirituel dans tous les sens et toutes les directions ; cette aspiration de l’esprit à vouloir absolument faire connaître tout ce qui est en lui et à ne pas se livrer sans un mot aux monarchies ou théocraties mondiales, comme c’est le cas en Orient. Si on se place à un point de vue suffisamment élevé et lointain, comme doit le faire l’historien, on constate que les cloches sonnent en harmonie, même si, de tout près, elles font entendre quelques dissonances : Discordia concors.

… Il se peut qu’un obscur besoin ait conduit certaines branches d’Indo-européens vers l’Occident simplement parce qu’ici un autre sol, un autre climat (celui de la liberté et de la diversité), tout un monde déchiqueté d’îles et de caps les attendaient. Car, voilà qui est aussi européen : aimer non seulement la puissance, les idoles et l’argent, mais aussi l’esprit. Ce sont ces peuples-là qui créèrent les civilisations hellénique, romaine, celte et germanique ; civilisations qui dépassent de beaucoup celles d’Asie par le fait qu’elles sont d’aspect et de forme multiples et qu’en elles l’individu put se développer pleinement et rendre les plus grands services à l’ensemble dont il faisait partie…

L’historien ne peut que se réjouir de cette richesse et laisser tous les appétits de victoire aux partisans de telle ou telle tendance. Étant donné la violence extrême des combats du passé, le désir constant d’anéantir l’ennemi, nous ne pourrions, nous autres tard-venus de l’humanité, tenir pour un parti, même s’il s’agit de celui qu’en nous-mêmes nous croyons être le nôtre.251

« Nous autres tards-venus de l’humanité »… Cette incidente (qui fait penser à Nietzsche) trahit le pessimisme irrépressible de l’historien de la civilisation. Bien qu’il ait observé qu’en Europe toute évolution conduit à une transition, à un dépassement, plutôt qu’à un déclin, il ne peut s’empêcher, dans ses [p. 299] Lettres à von Preen, de porter sur l’avenir prochain (le xxe siècle) un jugement des plus durs, aujourd’hui confirmé :

Vous ne croirez jamais quel cas on fait de ces roulements de tambour au fur et à mesure que les années passent ; la grande masse, dans sa confusion, a besoin d’un rythme pour marcher, sans lequel elle n’aurait « aucune façon ». Entre-temps on nous laisse en paix et nous pouvons alors nous livrer à nos pensées.

… Un destin des plus étranges attend les travailleurs. La vision que j’ai de leur avenir confine, pour le moment, à la folie ; mais je ne peux m’en débarrasser : l’état militaire doit devenir un fabricant en gros. Ces amas d’humains dans les usines ne doivent pas éternellement être abandonnés à leur misère et à leurs envies. Un certain degré de misère contrôlée, avec de l’avancement, et en uniforme, chaque journée commencée et terminée par un roulement de tambour, voilà ce qui devrait logiquement se produire. (Mais j’en connais assez en histoire pour me rendre compte que les choses ne se passent pas toujours selon la logique.)

Il ne m’apparaît que trop clairement, depuis fort longtemps, que le monde se trouve irrémédiablement placé devant l’alternative d’une démocratie totale ou d’un despotisme sans loi et absolu, ce dernier n’étant d’ailleurs pas le fait des dynasties qui ont maintenant le cœur trop tendre, mais de dictatures militaires prétendues républicaines. On n’aime guère se représenter le monde sous la botte de gouvernants qui fassent entièrement abstraction des notions de droit, de prospérité, de travail et d’industrie toujours plus enrichissants, de crédit, etc. et qui gouvernent, au contraire, brutalement. Cependant, c’est justement dans les mains de gens pareils que l’on précipite le monde, par cette folle concurrence actuelle que se font les partis pour obtenir, dans toutes les questions les concernant, la participation des masses.

… Ma vision de ces « terribles simplificateurs » que l’Europe va connaître, est loin d’être agréable ; et de temps en temps, lors de mes rêveries, je vois ces gaillards presque en chair et en os et je vous les décrirai, quand nous serons, en septembre, devant un demi.

… De temps à autre je suppute ce que pourront devenir notre érudition et nos recherches quelque peu byzantines, quand ces choses n’en seront encore qu’à leur début et que la civilisation aura à peine commencé son déclin. Il m’arrive parfois aussi d’imaginer un des beaux côtés de ces temps nouveaux : comment, sur tous les efforts et aspirations, s’étendra l’horreur livide de la mort, parce qu’une fois de plus la force nue aura le dessus et la consigne de fermer son bec sera donnée partout.

Friedrich Nietzsche (1844-1900) couronne son siècle, meurt avec lui, et le dépasse. Avec Kierkegaard et Baudelaire d’une part, Tocqueville et Burckhardt de l’autre, il le sauve de la stupidité [p. 300] spirituelle et de la sottise politique, mais c’est pour mieux le condamner dans son ensemble et dans sa réalité sociale et culturelle. Tout est contradictoire en Nietzsche, y compris sa passion pour l’Europe, pourtant constante, mais qui le porte au sarcasme aussi bien qu’à l’éloge, selon l’époque considérée. Or il se trouve que les époques qu’il vénère ou qu’il méprise sont les mêmes que Burckhardt a louées ou négligées. Son Europe est grecque, puis Renaissante ; elle met au premier rang les moralistes français et la musique non romantique, les valeurs dures, nettes, sans mélange. Quant au chaos moderne, il nous conduit au pire, mais il se peut que « l’esprit finisse par y trouver son profit ». La période « plébéienne » et « demi-barbare » que notre civilisation doit traverser — qui sait si elle ne va pas favoriser, par une réaction instinctive, « l’éducation d’une caste nouvelle destinée à régner sur l’Europe », — et c’est là, écrit Nietzsche, « la question qui me tient le plus à cœur au seuil du problème européen tel que je l’entends »252.

Les aphorismes 242 et 243 de Par-delà le bien et le mal décrivent sans aucun ménagement pour les tabous de l’époque, ce processus européen :

Qu’on appelle « civilisation », ou « humanisation », ou « progrès » ce qui distingue aujourd’hui les Européens ; qu’on appelle cela simplement, sans louange ni blâme, avec une formule politique, le mouvement démocratique en Europe : derrière tous les premiers plans politiques et moraux, désignés par une telle formule, s’accomplit un énorme processus physiologique, dont le mouvement grandit chaque jour, — le phénomène du rapprochement des Européens, des Européens qui s’éloignent de plus en plus des conditions qui font naître des races liées par le climat et les mœurs, et qui s’affranchissent chaque jour davantage de tout milieu défini qui voudrait s’implanter pendant des siècles, dans les âmes et dans les corps, avec les mêmes revendications, — donc la lente apparition d’une espèce d’hommes essentiellement surnationale et nomade qui, comme signe distinctif, possède physiologiquement parlant, un maximum de faculté et de force d’assimilation. Ce phénomène de création de l’Européen, qui pourra être retardé dans son allure par de grands retours en arrière, mais qui, par cela même, gagnera peut-être et grandira en véhémence et en profondeur — l’impétuosité toujours vivace du « sentiment national » en fait partie, de même l’anarchisme montant : ce phénomène aboutira probablement à des résultats que les naïfs promoteurs et protagonistes, les apôtres [p. 301] de l’« idée moderne », voudraient le moins faire entrer en ligne de compte. Ces mêmes conditions nouvelles qui aboutiront en moyenne au nivellement et à l’abaissement de l’homme — de la bête de troupeau humain, habile, laborieuse, utile et utilisable de façon multiple, — ces conditions sont au plus haut degré aptes à produire des êtres d’exception, de la qualité la plus dangereuse et la plus attrayante […]253

Mais plusieurs maladies de l’esprit affectent l’Europe, selon Nietzsche. Tout d’abord le nationalisme, déguisé en patriotisme « jovial et solennel » :

Nous autres « bons Européens », nous aussi nous avons des heures où nous nous permettons un patriotisme plein de courage, un bond et un retour à de vieilles amours et de vieilles étroitesses — je viens d’en donner une preuve —, des heures d’effervescence nationale, d’angoisse patriotique, des heures où bien d’autres sentiments antiques nous submergent. Des esprits plus lourds que nous mettront plus de temps à en finir avec ce qui chez nous n’occupe que quelques heures et se passe en quelques heures : pour les uns, il faut la moitié d’une année, pour les autres la moitié d’une vie humaine, selon la rapidité de leurs facultés d’assimilation et de renouvellement. Je saurais même me figurer des races épaisses et hésitantes, qui, dans notre Europe hâtive, auraient besoin de demi-siècles pour surmonter de tels excès de patriotisme atavique et d’attachement à la glèbe, pour revenir à la raison, je veux dire au « bon européanisme ».254

L’exemple privilégié de la musique, cette création essentiellement européenne, permet de suivre le processus de décomposition qui conduit de l’européanisme cosmopolite au nationalisme borné :

Le « bon vieux temps » est mort : avec Mozart il a chanté sa dernière chanson : — quel bonheur pour nous, que son rococo ait encore un sens pour nous, que ce qu’il a de « bonne compagnie », de tendres ardeurs, de goût enfantin pour la chinoiserie et la fioriture, de politesse du cœur, d’aspiration vers ce qui est précieux, amoureux, dansant, sentimental, de foi au Midi, que tout cela trouve encore en nous quelque chose qui l’entende ! Hélas ! le temps viendra où tout cela sera bien fini. — Mais n’en doutez pas, l’intelligence et le goût de Beethoven passeront plus vite encore ; car celui-là ne fut que le dernier écho d’une transformation et d’une brisure du style ; au lieu que Mozart fut la dernière expression de tout un goût européen vivant depuis des siècles. Beethoven est l’intermède entre une vieille [p. 302] âme usée qui s’effrite, et une âme plus que jeune, à venir, qui surgit ; sur sa musique est épandue la lueur crépusculaire d’une éternelle déception, et d’une éternelle et errante espérance, — cette même lueur qui baignait l’Europe alors qu’elle rêvait avec Rousseau, qu’elle dansait autour de l’arbre révolutionnaire de la liberté, qu’elle s’agenouillait enfin aux pieds de Napoléon. Comme tous ces sentiments pâlissent vite, comme il nous est difficile déjà de les comprendre, comme elle est lointaine et étrange la langue des Rousseau, des Schiller, des Shelley, des Byron, la langue où s’exprima cette même destinée de l’Europe qui chantait en Beethoven ! Puis ce fut, dans la musique allemande, le tour du romantisme : mouvement historique plus court encore, plus fuyant et plus superficiel que n’avait été le grand entracte, le passage de Rousseau à Napoléon et à la démocratie montante. […] Schuman était déjà, en musique, un fait purement allemand, et n’était plus ce qu’avait été Beethoven, ce qu’avait été Mozart à un plus haut degré, un phénomène européen ; — et avec lui la musique allemande courait cet immense risque de cesser d’être la voix par où s’énonce l’âme de l’Europe et de tomber au rang médiocre d’une chose purement nationale.255

Le nationalisme est issu du romantisme, par une fatalité à laquelle les plus grands hommes de la première moitié du xixe siècle semblent avoir tous succombé :

Grâce aux divisions morbides que la folie des nationalités a mises et met encore entre les peuples de l’Europe, grâce aux politiciens à la vue courte et aux mains promptes qui règnent aujourd’hui avec l’aide du patriotisme, sans soupçonner à quel point leur politique de désunion est fatalement une simple politique d’entracte, — grâce à tout cela, et à bien des choses encore qu’on ne peut dire aujourd’hui, on méconnaît ou on déforme mensongèrement les signes qui prouvent de la manière la plus manifeste que l’Europe veut devenir une. Tous les hommes un peu profonds et d’esprit large qu’a vus ce siècle ont tendu vers ce but unique le travail secret de leur âme : ils voulurent frayer les voies à un nouvel accord et tentèrent de réaliser en eux-mêmes l’Européen à venir ; s’ils appartinrent à une patrie, ce ne fut jamais que par les régions superficielles de leur intelligence, ou aux heures de défaillance, ou l’âge venu : ils se reposaient d’eux-mêmes en devenant « patriotes ». Je songe à des hommes comme Napoléon, Goethe, Beethoven, Stendhal, Henri Heine, Schopenhauer. Qu’on ne m’en veuille pas trop de nommer à leur suite Richard Wagner.256

[p. 303] Avec le romantisme est né le sens historique, qui domine la pensée européenne du siècle. La position de Nietzsche devant l’historisme est nécessairement ambiguë, car sa vision de l’Europe est historique, mais ses jugements de valeur se veulent de plus en plus intemporels :

Ce sens historique que nous autres Européens revendiquons comme notre spécialité, nous est venu à la suite de l’ensorcelante et folle demi-barbarie où l’Europe a été précipitée par le mélange démocratique des rangs et des races. Le xixe siècle est le premier qui connaisse ce sens devenu son sixième sens. Toutes les formes, toutes les manières de vivre, toutes les civilisations du passé, autrefois entassées les unes près des autres, les unes sur les autres, font invasion dans nos « âmes modernes », grâce à cette confusion. Nos instincts se dispersent maintenant de tous côtés, nous sommes nous-mêmes une sorte de chaos ; enfin « l’esprit », je le répète, finit par y trouver son profit. Par la demi-barbarie de notre âme et de nos désirs, nous avons des échappées secrètes de toutes espèces, telles qu’une époque noble n’en a jamais eu, surtout l’accès aux labyrinthes des civilisations incomplètes et aux enchevêtrements de toutes les demi-barbaries qu’il y eut jamais au monde. Et, dans la mesure où la part la plus importante de la culture fut jusqu’à présent une demi-barbarie, le « sens historique » signifie presque le sens et l’instinct propres à comprendre toutes choses, le goût et le tact pour toutes choses : ce qui démontre clairement que c’est un sens sans noblesse.

… Nous autres hommes du « sens historique », nous avons comme tels nos vertus, ce n’est pas contestable. Nous sommes sans prétentions, désintéressés, modestes, endurants, pleinement capables de nous dominer nous-mêmes, pleins d’abandon, très reconnaissants, très patients, très accueillants. Avec tout cela nous n’avons peut-être pas beaucoup de goût. Avouons-le en fin de compte : ce qui, pour nous autres hommes du « sens historique », est le plus difficile à saisir, à sentir, à goûter, à aimer, ce qui, au fond, nous trouve prévenus et presque hostiles, c’est précisément le point de perfection, de maturité dernière dans toute culture et tout art, la marque propre d’aristocratie dans les œuvres et les hommes, leur aspect de mer [p. 304] unie et de contentement alcyonien, l’éclat d’or brillant et froid qui apparaît sur toute chose achevée.257

Si l’Europe est plus loin que jamais de concevoir et d’assurer ce plus haut idéal d’elle-même, c’est qu’elle souffre d’une maladie de la volonté, d’une impuissance à se vouloir une, dont la Russie va profiter :

Notre Europe contemporaine, ce foyer d’un effort soudain et irréfléchi pour mélanger radicalement les rangs et, par conséquent, les races, est, par cela même, sceptique du haut en bas de l’échelle, tantôt animée de ce scepticisme mobile, qui impatient et lascif, saute d’une branche à l’autre, tantôt troublé et comme obscurci par un nuage de questions — et parfois las de sa volonté à en mourir ! Paralysie de la volonté, où ne rencontre-t-on pas aujourd’hui cette infirmité ! Et parfois on la trouve même vêtue avec une certaine élégance, avec des dehors séducteurs ! Pour cacher cette maladie on a des habits d’apparat, des parures menteuses ; par exemple ce qu’on étale aujourd’hui sous le nom d’« objectivité », d’« esprit scientifique », d’« art pour l’art », de « connaissance pure, indépendante de la volonté », tout cela n’est que du scepticisme fardé, la paralysie de la volonté qui se déguise. Je me porte garant du diagnostic de cette maladie européenne. — La maladie de la volonté s’est propagée à travers l’Europe d’une façon inégale ; elle sévit avec le plus de force et sous les aspects les plus variés partout où la civilisation est depuis le plus longtemps acclimatée ; elle tend à disparaître dans la mesure où le « barbare » réussit à maintenir — ou à revendiquer — ses droits sous les vêtements lâches de la civilisation occidentale. En conséquence, c’est dans la France contemporaine, comme il est facile de le montrer et de le démontrer, que la volonté est le plus malade ; et la France qui a toujours possédé une habileté souveraine à présenter, sous une forme charmante et séduisante, jusqu’aux tournures les plus néfastes de son esprit, apparaît aujourd’hui à l’Europe, dans l’excès de son génie national, comme la véritable école et le théâtre du scepticisme dans ce qu’il a de plus attrayant. La force du vouloir, la force de vouloir longtemps dans un même sens, est déjà un peu plus accentuée en Allemagne, davantage dans l’Allemagne du Nord, moins dans l’Allemagne centrale ; beaucoup plus forte en Angleterre, en Espagne et en Corse, là grâce au flegme, ici grâce à la dureté des crânes — sans parler de l’Italie qui est trop jeune pour savoir encore ce qu’elle veut, et qui devra d’ailleurs montrer d’abord ce qu’elle peut vouloir. — Mais la volonté est la plus forte et la plus étonnante dans ce prodigieux empire du milieu, où l’Europe reflue pour ainsi dire vers l’Asie — en Russie. C’est là que la volonté latente est depuis longtemps comprimée et accumulée, là que la volonté — on ne sait si elle sera affirmative ou [p. 305] négative — attend d’une façon menaçante le moment où elle sera déclenchée, pour emprunter leur mot favori aux physiciens d’aujourd’hui. Ce n’est pas à la guerre avec l’Inde, ni aux complications en Asie que l’Europe devrait demander de la protéger contre le danger le plus sérieux qui la menace, mais à un bouleversement intérieur, à une explosion émiettant l’empire et surtout à l’importation de l’absurdité parlementaire, avec l’obligation pour chacun de lire le journal à son déjeuner… Je voudrais voir l’Europe, en face de l’attitude de plus en plus menaçante de la Russie, se décider à devenir menaçante à son tour, à se créer, au moyen d’une nouvelle caste qui la régirait, une volonté unique, formidable, capable de poursuivre un but pendant des milliers d’années, afin de mettre un terme à la trop longue comédie de sa petite politique et à ses mesquines et innombrables volontés dynastiques ou démocratiques. Le temps de la petite politique est passé ; déjà le siècle qui s’annonce fait prévoir la lutte pour la souveraineté du monde — et l’irrésistible poussée vers la grande politique.258

Mais l’Europe sera-t-elle capable de mener cette « grande politique » à l’échelle mondiale, donc d’affronter ce que lui réserve le xxe siècle ? Dans la préface à Par-delà le bien et le mal, Nietzsche répond par un « peut-être » (en pensant aux tensions fécondes dont l’Europe est le théâtre dramatique) :

Mais la lutte contre Platon, ou, plutôt, pour parler plus clairement, comme il convient au « peuple », la lutte contre l’oppression christiano-ecclésiastique exercée depuis des milliers d’années — car le christianisme est du platonisme à l’usage du « peuple » — cette lutte a créé en Europe une merveilleuse tension de l’esprit, telle qu’il n’y en eut pas encore sur terre : et avec un arc si fortement tendu il est possible, dès lors, de tirer sur les cibles les plus lointaines. Il est vrai que l’homme d’Europe souffre de cette tension et, par deux fois, l’on fit de vastes tentatives pour détendre l’arc ; ce fut d’abord par le jésuitisme et ensuite par le rationalisme démocratique. À l’aide de la liberté de la presse, de la lecture des journaux, il se pourrait que l’on obtînt véritablement ce résultat : l’esprit ne mettrait plus tant de complaisance à se considérer comme un « péril » Mais nous, nous qui ne sommes ni jésuites, ni démocrates, ni même assez Allemands, nous autres bons Européens et esprits libres, très libres esprits — nous sentons encore en nous tout le péril de l’intelligence et toute la tension de son arc ! Et peut-être aussi la flèche, la mission, qui sait ? le but peut-être…259

Par la suite, c’est le pessimisme, voire le catastrophisme, qui dominera la conception nietzschéenne du xxe siècle. Certes, il [p. 306] note dans ses cahiers inédits (à l’époque où il écrit Humain, trop humain) :

La diversité des langues, surtout, empêche de voir ce qui se passe au fond : la disparition de l’homme national et l’apparition de l’homme européen.

et dans la Volonté de Puissance :

Un peu d’air pur ! Il ne faut pas que cet absurde état de l’Europe dure plus longtemps ! Y a-t-il une pensée quelconque derrière ce nationalisme de bêtes à cornes ? À présent que tout s’oriente vers de plus larges intérêts communs, à quoi rime d’exciter ces égoïsmes galeux ? Et cela au moment où l’absence d’indépendance intellectuelle et la déchéance des nationalismes sautent aux yeux, où toute la valeur, tout le sens de la civilisation présente consiste à se fondre en un seul ensemble où les parties se féconderont réciproquement !260

Mais les conditions d’une restauration, telles qu’il les énumère dans ses notes inédites des années 1880, sont clairement irréalisables, et il le sent bien : le pessimisme, ce « marteau de la philosophie », reste la dernière arme à la disposition des « bons Européens ». Plutôt la mort que la médiocrité qui vient :

Pour la lutte suprême, il faut une arme nouvelle. Le marteau. Provoquer la décision terrible, placer l’Europe devant son choix : veut-elle sa décadence ? Se garder de la médiocrisation. Plutôt périr.261

C’est à l’historien suédois Harald Hjärne que nous emprunterons nos conclusions sur le xixe siècle, considéré comme « Siècle du nationalisme » : tel est le titre d’un article qu’il publia le 31 décembre 1899 dans le Svenska Dagbladet, grand journal libéral de Stockholm :

Le siècle qui se termine ce soir a été le témoin de bien des efforts et de bien des illusions dans la vie des peuples. Savoir laquelle de ses innombrables tendances fut la plus importante, c’est peut-être une question de goût. Pour ma part, en ces dernières heures du siècle, je voudrais méditer sur l’une des forces qui ont été à la fois les plus créatrices et les plus dissolvantes des communautés auxquelles elles s’appliquaient : le nationalisme […]. Certes, les tendances nationales ont aussi servi la culture, en ce sens qu’elles ont permis de surmonter bien des obstacles qui, jusqu’alors, avaient [p. 307] empêché les peuples dispersés de participer à une communauté culturelle. Mais ces avantages pèsent moins lourd que les inconvénients qui en ont résulté, et qui ont fait du nationalisme le facteur politique dominant. La revendication de la pleine égalité de droits par toutes les nationalités ayant pris forme d’État souverain est aussi contraire à l’Histoire et étrangère à la réalité, que l’État mondial vers quoi certains tendent […]. La haine de tout ce qui est étranger, entretenue au nom du patriotisme, est proche parente de la passion de persécuter les hérétiques ; elle transforme rapidement le sentiment national en un instinct qui échappe au contrôle de la raison. Du même coup, le nationalisme cesse d’être un facteur de développement culturel et devient superstition. Dans quelle mesure le siècle qui vient favorisera-t-il l’apaisement des passions nationales, nul ne peut le prévoir à l’heure où j’écris. Il semble au moins aussi vraisemblable de penser que le nationalisme, en se combinant avec d’autres forces, anciennes et modernes, nous conduit irrésistiblement vers de nouvelles catastrophes, qui ne seront pas de moindre envergure que la guerre de Trente Ans ou la Révolution française et ses suites.

Mais le xixe siècle politique et culturel ne s’arrête pas à 1900 : car c’est la Première Guerre mondiale qui l’achève, aux deux sens du terme. De cet achèvement normal, logique, et pourtant criminel, le témoin le plus cynique et lucide fut Georges Sorel (1857-1922). Ses Réflexions sur la Violence passent pour avoir exercé une influence directe sur Lénine et Mussolini. (Ce dernier n’aurait-il pas dit : « Ce que je suis, je le dois à Sorel. » ?) Pourtant Sorel ne voulait être qu’un « théoricien désintéressé ». Plus européen, sans doute, qu’aucun de ses compatriotes au début de ce siècle, il n’a parlé de l’Europe que sur le ton d’un sombre dépit prophétique. Voici quelques extraits de ses Propos recueillis par l’un de ses disciples à la veille de la Première Guerre mondiale262 :

Octobre 1908. — L’Europe est, par excellence, la terre des cataclysmes guerriers. Les pacifistes sont ou des imbéciles qui ignorent des lois élémentaires, ou des malins qui font de la démagogie et vivent de leurs mensonges.

Personne n’a le courage de dire ou d’écrire que l’état de paix en Europe est un état anormal.

Pourquoi l’Europe est-elle par excellence la terre des cataclysmes guerriers ? Parce qu’elle est habitée par une quantité de races qui sont singulièrement opposées les unes aux autres, et dans leurs intérêts immédiats, et dans leurs mœurs, et dans leurs ambitions. L’Europe [p. 308] n’a pas de chance. Tous ses habitants ne peuvent faire que mauvais voisinage.

… Et il y a le Slavisme qui met son grain de sel là-dedans. La politique panslave… C’est gai pour demain !

Je vous dis que la guerre viendra de la Russie.

12 octobre 1908. — En Amérique on a fédéré des gens tous pareils les uns aux autres, vivant dans des états tout pareils… La belle affaire ! Mais comment ferez-vous pour fédérer des Slaves, ou religieux ou mystiques révolutionnaires ; des Scandinaves assagis ; des Allemands ambitieux ; des Anglais jaloux d’autorité ; des Français avares ; des Italiens souffrant d’une crise de croissance ; des Balkaniques braconniers ; des Hongrois guerriers ? Comment calmerez-vous ce panier rempli de crabes qui se pincent toute la sainte journée ?

Malheureuse Europe ! pourquoi lui cacher ce qui l’attend ? Avant dix ans, elle sombrera dans la guerre et l’anarchie, comme elle a toujours fait deux ou trois fois par siècle.

8 novembre 1912. — Rien n’améliorera le sort de l’Europe. Pourquoi voulez-vous qu’il s’améliore ? Que signifie ce vieux fond d’optimisme qui attend que les choses s’arrangent ? Il n’y a aucune raison pour cela. Des composés chimiques, qui sont séparément amorphes, provoquent le feu s’ils sont amalgamés dans un récipient. L’Europe est un récipient rempli de cette sorte de composés chimiques. Ça met le feu ; que diable ! Prenez-en votre parti !

18 décembre 1912. — L’Europe, ce cimetière, est peuplée par des peuples qui chantent avant d’aller s’entretuer. Les Français et les Allemands chanteront bientôt.

Sorel, désespérant de « cette Europe qui est la terre-type du malheur de l’humanité », et réinventant le mot d’Ivan Karamazov sur le « cimetière européen263 », fut sans doute l’observateur le plus pessimiste de la fatalité nationaliste ; et c’est à lui que 1914 donna raison.

Car 1914 sonna le glas du rôle mondial de l’Europe des nations.

Cette catastrophe fut déclenchée dans l’allégresse de nationalismes pimpants, « fleur au fusil », dans l’inconscience générale du véritable enjeu de la guerre. Car en 1914, ainsi que l’écrira plus tard Jules Romains :

Ni les rois, ni les empereurs ni les peuples ne savaient au juste pourquoi ils tenaient tant à se faire la guerre, ni ce qu’ils y cherchaient. Ni les uns ni les autres n’avaient présents à l’esprit le miracle de ce continent, ni le miracle plus fragile encore qu’était [p. 309] sa chance dans le monde. Cette Europe, la leur, devenue mère ou tutrice de tous les peuples, source des pensées et des inventions, détentrice des plus hauts secrets, leur était moins précieuse qu’un drapeau, qu’un chant national, qu’un dialecte, qu’un tracé de frontière, qu’un nom de bataille à inscrire sur un socle, qu’un gisement de phosphates, qu’une statistique du tonnage comparé, que le plaisir d’humilier le voisin.264

Il nous plaît de citer ici cette page de l’un des rares auteurs français vivants qui aient eu le courage et la lucidité de militer pour une Europe unie, — Europe, mon pays que j’ai voulu chanter ! — tout au long d’une œuvre importante qui s’étend du poème intitulé « Europe », publié en 1915, jusqu’à des campagnes de presse en faveur de la CED, en passant par la suite romanesque des Hommes de Bonne Volonté. En pleine guerre des nations, Romains avait lancé un pamphlet : Pour que l’Europe soit, dont l’écho fut vite étouffé par les clameurs du chauvinisme célébrant sa fête sacrée. Même sort ou pire, fut réservé aux appels d’un Romain Rolland qui, dès septembre 1914, en publiant son pamphlet Au-dessus de la mêlée, avait eu

l’intuition du crime contre l’Europe et contre la civilisation, où les peuples avaient été conduits par la politique de leurs gouvernements et la faillite des puissances chargées de défendre la paix : socialisme et christianisme.265

La renaissance des projets d’union date des lendemains de la Première Guerre mondiale.

Et la naissance d’une action politique, économique et culturelle pour faire de ces projets une réalité date du lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Il fallait toucher le fond, c’est fait. L’Europe unie naît à l’histoire parmi les ruines de sa dernière grande guerre civile. Et nous allons voir les prophètes de sa décadence finale controuvés par les faits et réfutés par une génération mieux avertie.