3.
L’Europe et le Monde

Pour nous connaître mieux, comparons-nous. Nul moins que nous, Européens, ne saurait se soustraire à ce risque, mais il faut se garder de le sous-estimer : aux premiers pas de toute enquête sur les jugements que le Monde porte sur nous, c’est tout d’abord la haine que nous rencontrerons, et d’aveuglantes raisons de douter de nous-mêmes.

Le grand historien comparatiste, Arnold Toynbee, a tenté cette enquête dans l’espace et le temps. Ses conclusions sont consternantes :

L’Occidental qui désire s’attaquer à ce problème doit essayer de sortir, pour un instant, de sa peau d’Occidental et considérer la lutte entre le monde et l’Occident avec les yeux des non-Occidentaux, lesquels constituent la grande majorité de l’humanité. Les peuples non occidentaux peuvent différer par la race, la langue, la civilisation, la religion, ils seront tous d’accord sur un point : si un Occidental leur demande leur opinion sur l’Occident, ils fourniront tous la même réponse, qu’ils soient russes, musulmans, hindous, chinois ou japonais. Ils diront tous que l’Occident a été le grand agresseur des temps modernes et chaque peuple pourra invoquer ses propres expériences pour justifier cette assertion. Les Russes rappelleront que leur pays a été envahi par les armées occidentales en 1941, 1915, 1812, 1709 et 1610 ; les peuples d’Asie et d’Afrique rappelleront que, depuis le xve siècle, les Occidentaux, qu’ils soient missionnaires, commerçants ou soldats, sont venus par mer et se sont infiltrés à l’intérieur des différents pays. Les Asiatiques pourront également rappeler que, pendant la même période, les Occidentaux se sont taillé la part du lion dans les parties du globe qui restaient encore disponibles : en Amérique, en Australie, en Nouvelle-Zélande, dans le sud et l’est de l’Afrique. Les Africains rappelleront qu’ils furent réduits en esclavage et transportés de l’autre côté de l’Atlantique pour servir les Européens qui avaient colonisé les Amériques, et qu’entre leurs mains, ils devinrent de simples instruments, chargés de leur procurer les richesses dont ils avaient soif. En Amérique du Nord, [p. 372] les descendants des peuplades autochtones rappelleront que leurs ancêtres furent écartés pour faire place aux envahisseurs européens et à leurs esclaves venus d’Afrique. La plupart des Occidentaux d’aujourd’hui seront surpris, choqués et peinés par ce réquisitoire…

Voici donc notre Europe sommée de confesser devant le monde une culpabilité sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Toynbee va-t-il relever le défi ? Loin de là, il donne raison à la « sagesse des peuples », et du peuple romain au surplus :

« Lorsque le monde émet des jugements, on peut être sûr qu’il aura le dernier mot », dit un proverbe latin. Et le jugement que le monde porte sur l’Occident est certainement justifié, du moins pour une période de quatre siècles et demi, période qui s’achève en 1945. Jusqu’à cette date, aux yeux du monde, c’est l’Occident qui a toujours été l’agresseur ; et si, aujourd’hui, la Russie et la Chine ont renversé les rôles, c’est que nous entamons un nouveau chapitre de cette histoire, chapitre qui ne commence qu’après la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’inquiétude et la colère que provoquèrent en Occident les récentes agressions russes et chinoises contre l’Occident, prouvent bien que, pour nous Occidentaux, c’est une expérience toute nouvelle que de subir de la part du monde ce que le monde a subi, depuis des siècles, de la part des Occidentaux…

Mais l’Europe découvrant le Monde et répandant sur tous les continents ce que le Monde entier nomme civilisation, n’a-t-elle pas apporté autre chose que l’agression, la tyrannie et leurs souffrances ? Toynbee taxe d’orgueil cette objection :

Nous Occidentaux, parce qu’humains, avons tendance à croire que tout ce que nous avons fait dans le monde, pendant ces derniers siècles, est sans commune mesure avec tout ce qui a précédé. Pour nous guérir de cette illusion occidentale qui est la nôtre, il suffit de jeter un regard en arrière sur ce qu’accomplirent les Grecs et les Romains dans le monde, il n’y a pas si longtemps. Nous verrons qu’eux aussi, à leur époque, ont dominé le monde et qu’ils s’imaginèrent eux aussi, durant quelque temps, être différents du reste des humains…

Au iie siècle avant Jésus-Christ, les Grecs conquirent toute l’Inde, jusqu’au Bengale, et au même siècle, les Romains établirent, au profit du monde gréco-romain, une tête de pont sur l’océan Atlantique, à l’emplacement de ce qui est aujourd’hui l’Espagne du Sud et le Portugal. Le grec « populaire » dans lequel fut rédigé le Nouveau Testament, au Ier siècle de notre ère, était parlé et compris de Travancore à Marseille. À la même époque, la Grande-Bretagne était annexée au monde gréco-romain par les armées romaines, tandis [p. 373] que l’art grec, au service d’une religion hindoue — le bouddhisme — accomplissait une conquête pacifique en partant de l’Afghanistan et en se dirigeant au nord-est, pour atteindre éventuellement la Chine, la Corée et le Japon. Si l’on se place à un point de vue purement kilométrique, la culture gréco-romaine se répandit, en son temps, sur le monde antique aussi largement que de nos jours la culture occidentale. À une époque où la civilisation indigène des Amériques n’avait pas encore fait son apparition, les Grecs pouvaient se vanter, comme nous pouvons le faire aujourd’hui, d’avoir atteint et pénétré par le rayonnement de leur culture toutes les civilisations de la planète, dont ils avaient d’ailleurs calculé avec précision la forme et les dimensions.

Cette emprise de la culture grecque, à partir du ive siècle avant Jésus-Christ, fut pour le monde un choc aussi considérable que la rencontre de notre civilisation occidentale moderne, depuis le xve siècle de notre ère. Et la nature humaine n’ayant guère changé depuis cette époque, il n’y a rien d’étonnant à ce que l’assaut d’une civilisation étrangère provoque aujourd’hui les mêmes réactions psychologiques de défense qu’au temps des Grecs et des Romains…

Naturellement, je ne veux pas insinuer par là que nous pouvons lire notre horoscope en observant ce qui est arrivé dans l’histoire gréco-romaine, au-delà du point où s’arrête notre propre expérience, et en transposant littéralement les données gréco-romaines en des équivalences occidentales modernes. L’histoire ne se répète pas automatiquement et tout ce que peut faire pour nous l’oracle gréco-romain c’est de nous révéler, parmi beaucoup d’autres, un des dénouements possibles de notre drame personnel. Dans notre cas, il se peut très bien que les choses se terminent tout autrement que pour les Grecs et les Romains. La rencontre contemporaine entre le monde et l’Occident aboutira peut-être à une conclusion sans aucun rapport avec ce qui a eu lieu dans l’histoire gréco-romaine. En scrutant l’avenir, nous tâtonnons dans l’obscurité et devons nous garder de croire que nous pourrons tracer l’itinéraire à suivre. Tout de même ce serait de la folie de ne pas tenir compte de la lueur qui s’offre à nous, car la lumière projetée sur notre avenir par le miroir du passé gréco-romain est en tout cas de celles qui peuvent le mieux éclairer ce qui pour nous reste encore dans l’ombre…304

Ces textes appellent plusieurs réponses.

Laissons d’abord un autre Anglais, le poète et critique Stephen Spender, nous rappeler que les torts de l’Europe, bien réels, ne lui ôtent pourtant ni le droit ni le devoir d’affirmer sa fonction culturelle dans le monde :

De bien des manières, nous autres Occidentaux, nous nous sommes rendus moralement incapables de riposter à nos adversaires. [p. 374] En partie parce que nous sommes coupables d’avoir recouru dans le passé à des méthodes brutales, mais en partie aussi parce que nous avons réellement atteint un niveau de civilisation qui nous porte à éviter la franchise brutale. Culpabilité, respect d’autrui et conscience de notre histoire concourent ainsi à nous désarmer. Ce goût de l’autocritique ne tirerait pas à conséquence si nous étions certains que ceux qui ne nous aiment pas et qui entendent bien nous remplacer, sont meilleurs que nous. Mais semblables aux parents qui, par crainte de paraître tyranniques, se laissent détruire par les jeunes Œdipes, nous courons le danger de sacrifier notre passé et notre présent à un avenir plus tyrannique et plus brutal que ne le fut notre propre histoire. Au stade où nous voici, pleins de remords quant à notre passé colonialiste, et conscients de tant d’insuffisances actuelles, — la question que nous devons nous poser est moins de savoir si nous sommes meilleurs que les autres, que de savoir si les autres ne sont pas pires que nous. Car s’ils sont pires, notre devoir est alors de vivre pour nos valeurs et de les affirmer.

… Il n’est certes pas facile de reconnaître ses torts et de rester malgré tout conscient du fait que, par comparaison, l’on est encore dans son droit. Mais c’est à ce prix que la reconnaissance des torts prend un sens. À cette condition seulement, elle peut exercer une influence créatrice au lieu de devenir plus destructrice encore.

… Ce principe ne vaut pas seulement en politique. Sur le plan culturel également, l’Europe ne pourra faire autrement que d’appliquer ce procédé assez compliqué de comparaison et de mesure. Il est évident que nous ne pouvons plus établir notre supériorité en arguant de notre peau blanche ou de notre glorieux passé, des cathédrales gothiques ou de la peinture de la Renaissance. Nous ne pouvons que nous demander si de tous ces facteurs, et de beaucoup d’autres encore, ne continue pas de résulter un potentiel qui légitime notre réalité présente ; si, privé de ces traditions européennes que nous nous devons de gérer, le monde ne serait pas dans un état pire encore ; et si, en vivant ces traditions, l’Europe ne remplit pas encore une mission que nul autre ne saurait remplir à sa place.

Personnellement, je ne doute pas un instant qu’il faille répondre oui à toutes ces questions… Je crois à la mission de la culture européenne, et j’ai foi dans son aptitude à contribuer à la solution des problèmes mondiaux les plus difficiles, y compris ceux qui dépassent de loin les limites du champ culturel proprement dit. J’y crois, parce que seule la culture européenne a su allier la plus grande force révolutionnaire au sens hautement développé des traditions ; parce que de tous temps elle s’est efforcée d’assurer une relation étroite entre ce que j’appellerais la « constante humaine » et les circonstances extérieures éternellement mouvantes ; parce que même ses révolutions de style les plus étonnantes n’ont jamais cessé d’exprimer les valeurs traditionnelles, tout en s’adaptant aux changements du moment. La culture européenne s’est soumise à l’épreuve sans fin qui consiste à « soutenir le rythme », et elle y a, jusqu’ici, toujours [p. 375] réussi. La somme de son passé — alors même que les contemporains ne s’en rendent pas toujours clairement compte — restera sans cesse calculée dans la somme de son présent.

Au plan politique, l’Europe a peut-être failli, mais au plan culturel elle représente, pour utiliser un slogan commercial populaire, le plus grand succès mondial de tous les temps, et, ne serait-ce que pour cette raison, elle justifie son droit à survivre politiquement. Sans l’Europe, la coupure entre le passé et le présent, qui se manifeste déjà dans d’autres cultures, mettrait fin à toute continuité humaine.

… Que l’on compare seulement la situation actuelle avec celle qui régnait avant l’invention de la bombe atomique et l’on admettra qu’il n’a pas fallu moins d’un miracle du génie européen pour que les ponts entre le passé et le présent ne soient pas coupés, et continuent même d’être fréquentés. On ne doit pas se lasser de le répéter : notre vieille Europe est la seule partie du monde où nul fossé ne sépare aujourd’hui d’hier. Cette vérité éclate avec le plus de force dans l’œuvre des deux écrivains (que les Soviétiques considèrent comme décadents), à savoir James Joyce et Marcel Proust. Ce sont deux exemples typiques de ce que l’Europe est capable de donner au monde. Ils sont tous les deux modernes, dans le plein sens du mot, et en même temps traditionnels au plus haut degré. Ils ont modelé une matière classique et l’ont adaptée aux conditions présentes. Le titre même du chef-d’œuvre de Joyce exprime ce sens profond des traditions : Ulysse. Et chaque fois qu’un Picasso avance d’un pas dans la vie moderne, il avance en même temps d’un pas dans le passé européen…

Hors d’Europe, le fossé entre le présent et le passé se creuse de plus en plus. Conséquence directe, presque toujours, d’une politique totalitaire dont les chefs avides de pouvoir savent très bien pourquoi ils interdisent à leurs « sujets » de se raccrocher à un passé quelconque. Parfois aussi, la rupture résulte d’un choc entre l’Est et l’industrialisation importée de l’Ouest. En Europe, l’industrialisation est apparue et s’est développée en vertu d’un processus organique ; c’est par conséquent en Europe qu’elle a été le mieux absorbée. Tandis qu’en Asie, où tel un corps étranger elle a été imposée de l’extérieur, son apparition a provoqué de profonds remous. Remous qui dans le domaine culturel se traduisent par une rupture d’autant plus brutale avec toutes les traditions : tel ou tel produit d’un « art prolétarien moderne » dans la Chine d’aujourd’hui n’a plus rien de commun avec ce que nous connaissons de la peinture chinoise. Non seulement les révolutions asiatiques s’opèrent sans la moindre tradition mais elles s’opposent délibérément à la tradition.

Que nous soyons capables de constater ces faits et d’en tirer des conclusions (et même, à mon avis, des conclusions encourageantes), voilà qui fournit la meilleure preuve de ce que l’Europe et sa culture ont le droit de vivre. Peut-être ce « traditionalisme révolutionnaire » de l’Europe, comme tant de mouvements avant lui, [p. 376] gagnera-t-il d’autres parties du monde, Russie comprise. Pour ce qui est de l’Amérique, l’évolution va déjà dans ce sens. Car l’Amérique se souvient de façon beaucoup plus vivante de ses origines européennes, et s’« européanise » beaucoup plus en profondeur, que l’Europe ne s’« américanisera » jamais à coups de millions de bouteilles de Coca-Cola.

L’Europe doit vivre et continuer de vivre. Mais elle ne le pourra que sur la base d’une autoaffirmation culturelle.305

Au-delà, ou en deçà de la morale, quelques grands faits incontestables demeurent et doivent être remémorés :

Ce sont les Européens qui ont découvert la Terre entière, alors qu’aucun autre peuple n’a songé à les découvrir. Ce sont eux qui ont permis à l’humanité de prendre conscience de son unité. L’idée d’universalité, l’idée même de « genre humain » sont des créations de l’Europe chrétienne et technicienne.

2° Les prophètes de la décadence de l’Europe, Spengler, Valéry et Toynbee, se fondaient tous sur le précédent de la chute de Rome, du monde gréco-romain. Cet exemple est-il valable pour nous ? La civilisation européenne est-elle une civilisation comme les autres ? Son destin peut-il être prédit par extrapolation des exemples antiques ? N’a-t-elle pas dépassé un certain seuil mondial au-delà duquel son destin deviendrait proprement incomparable ?

La civilisation européenne est la seule qui soit effectivement devenue universelle. Alexandre le Grand et les empereurs chinois s’imaginèrent qu’ils dominaient le monde entier : ils se trompaient tout simplement ; l’agence Cook suffirait aujourd’hui pour les mettre à l’abri de ce genre d’illusion. Der Erdenkreis ist mir genug bekannt, dit Faust, le grand Européen moderne.

Toutes les créations de l’Europe (l’Église et la philosophie, les sciences et la technique, l’histoire et la géographie, la sociologie et la psychologie, le Musée et le Laboratoire, etc.) sont en expansion vers Le Monde, l’appellent et s’en nourrissent, préparent son unité. Et elles sont seules à l’avoir fait.

On ne voit pas de candidats sérieux à la Relève de notre civilisation devenue mondiale. On ne voit pas qui saurait mieux qu’elle prescrire les modes d’emploi de ses créations, et trouver les remèdes aux maladies dont elle a répandu les germes.

[p. 377] Sur tout cela en général et sur Toynbee en particulier, l’historien espagnol Luis Diez del Corral a beaucoup à nous dire, et l’a bien dit, dans un ouvrage intitulé Le Rapt de l’Europe, méditation sur le sort d’une culture « dépossédée » de ses conquêtes par ce monde même qu’elle a suscité.

Voici la donnée du problème :

Le déséquilibre entre le cadre européen (au sens géographique) et le cadre mondial (d’origine européenne) s’est agrandi au point qu’en marge des vieilles nations d’Europe se sont constituées des puissances politiques qui vont se retourner contre elles et bouleverser littéralement le paysage historique de l’Europe. Par sa fécondité même, son objectivité rationnelle, la vertu expansive de la plupart de ses créations, l’histoire universelle de l’Occident va se retourner contre l’histoire concrète de l’Europe géographique. C’est une espèce de renversement gigantesque où les idées, les habitudes, les styles propres à l’Europe, après des transformations et plus encore des simplifications étrangères, s’insurgent contre le sein maternel.

… Déjà Sophocle mettait les mots suivants dans la bouche d’Œdipe, victime suprême de la fatalité : De toutes les souffrances, les plus douloureuses sont celles dont nous sommes les auteurs.

Créatrice par excellence, l’Europe s’est créé aussi, directement ou indirectement, la plupart de ses malheurs. Son esprit d’aventure, son élan de jeunesse, son incapacité de renoncement ont fait sa perte.

Plutôt sa « crise » que sa « perte », d’ailleurs. Car le pire, prévu par Toynbee, n’est pas sûr :

Dans A Study of History de Toynbee, l’histoire universelle est comme une grande salle d’hôpital comptant vingt-et-un lits. La plupart des occupants sont déjà morts ; quelques-uns ne connaissent plus guère qu’un état léthargique ; le principal patient, l’Europe, est en proie à un mal soudain et grave contre lequel sa robuste nature lutte énergiquement. En vain, hélas ! Le médecin sait que les jours du malade sont comptés. Il s’agit, en effet, d’un être sujet à la mort, à quoi le mène un épuisement de ses forces organiques contre lequel la politique n’est qu’une médecine impuissante. Tout ce qu’on peut faire, c’est de compter les jours restants de vie, savoir les mettre à profit, n’en point accélérer le cours et accepter son sort. Spengler calcule que la civilisation occidentale entrera vers 2200 dans un stade semblable à celui du monde antique entre 100 et 300 après J.-C., par conséquent de Trajan et Marc-Aurèle à Septime-Sévère, époque, après tout, assez séduisante, ne serait-ce que par ses déficiences, et dont la « pétrification sans histoire » que lui attribue Splengler, ne peut manquer de tenter l’esprit fébrile de nos contemporains comme une promesse de repos.

[p. 378] La vérité est que la situation de l’Europe prête à la fois à plus d’optimisme et de pessimisme que ne l’imaginent ces historiens. À plus d’optimisme à long terme en ce qui concerne la signification positive de la culture européenne ; à plus de pessimisme en ce qui concerne le présent. Pour ce qui est de la science, de la technique, de la vitalité et de la volonté d’organisation, le monde occidental est beaucoup moins en décadence que ne le suppose Spengler. Mais sa culture est beaucoup moins étanche qu’il ne l’avait imaginé, et par son énorme fécondité, le déchaînement spontané de conséquences qu’elle suppose, sa vertu inouïe d’expansion, peut faire passer, et à bref délai, quelques mauvais moments au Continent qui lui a donné naissance.

Diez del Corral reprend le précédent de la décadence hellénistique, invoqué par Toynbee, mais il y trouve des raisons nouvelles de croire en l’avenir européen ;

L’Hellade, elle aussi, devint pays hellénistique, avec ses problèmes particuliers, politiques, économiques, spirituels, etc. Fruit de l’hellénisme après son expansion, le monde hellénistique reflua sur la terre maternelle et en fit un nouveau facteur historique, fragment désormais d’une vaste constellation qui élargissait et multipliait les problèmes de la « polis » grecque. Mais, dans la perspective où nous le voyons maintenant, le moment où s’emboîtent l’époque hellène et l’époque hellénistique, ce demi-tour du temps qui grinçait si fort pour les oreilles d’un Démosthène, à peine s’il est perceptible pour l’historien qui, s’efforçant de découvrir les grands enchaînements de l’histoire, voit, sous les événements, les lignes directrices de la philosophie, l’art, la science, la technique de la Grèce se prolonger en substance dans l’époque hellénistique.

Les lignes directrices analogues de la culture européenne semblent montrer plus de vigueur encore tandis que cette culture s’universalise, et rien ne laisse prévoir une réaction comparable à celles des peuples du Proche-Orient contre l’hellénisation. Si nous. Européens, avons un reproche à faire aux peuples asiatiques, c’est leur ductilité, leur rapide accommodation aux idéologies européennes, leur défaut de véritable résistance. L’empreinte européenne sur eux est plus profonde que celle du monde grec sur l’Orient ; elle s’insinue, d’une façon ou d’une autre, et d’aventure par de pauvres succédanés, jusqu’au tréfonds religieux, lequel fut la ligne de défense et de contre-attaque de l’Asie contre la Grèce.

En prolongeant les lignes et les problèmes de la culture européenne dans leur projection universelle, on pourrait estimer qu’il y a plus d’intérêt à étudier leurs modalités nouvelles, du fait même de cette projection, leurs infléchissements dans le nouveau milieu où ils pénètrent plutôt que la conjoncture même du rapt, pour une bonne part dépassée déjà par les événements qu’elle a suscités. Il ne reste plus à l’Europe qu’à s’adapter à sa situation nouvelle, oublier les [p. 379] grandeurs passées, tirer de ses propres entrailles un renouveau de vitalité, unifier ses forces dispersées jusqu’ici dans le fractionnement national, se mettre au niveau des récents, jeunes et gigantesques protagonistes de l’histoire présente.

Au reste, le problème de l’avenir des Européens et de leur civilisation « dépossédée » n’est plus séparable, en fait, de celui de l’avenir du reste des hommes :

Le problème du rapt n’intéresse pas seulement sa victime, mais aussi le spoliateur. Celui-ci aura beau se saisir de l’objet, il n’en sera pas moins toujours en état de déficience. Il va agencer sa vie selon des formes venues du dehors, qui peuvent ou se dessécher par déracinement ou, à la longue, le serrer et blesser ses membres et étouffer sa vitalité…

Il y a quelques dizaines d’années encore, on croyait la civilisation européenne monopole exclusif de l’Europe. Tout au plus admettait-on que certaines modalités extérieures et purement techniques étaient à la portée de l’imitation étrangère. Mais « leur point d’origine, écrivait Ranke, c’est-à-dire non seulement le fondement historique, mais l’esprit qui unit présent et passé et donne vie au futur, comment pourrait-on l’imiter ? » Et cependant cela a été imité par d’autres corps sociaux, qui s’en sont emparés et en ont fait leur bien propre.

La vérité est que ces étrangers ne se sont pas bornés à copier les produits élaborés par cette civilisation ; ils s’en sont approprié les données et le moteur même, sur le plan où la distinction entre culture et civilisation disparaît ou s’atténue fortement. La technique n’appartient pas au seul épiderme de la culture européenne ; elle s’est nourrie du suc intime, des aspirations spirituelles de cette dernière et a pris une telle ampleur qu’elle englobe, conditionne et entraîne tout. Véhicule aisé d’exportation, elle porte avec elle, même si c’est sous une forme larvée et implicite, les élans, les valeurs et les idéaux les plus divers de la vie européenne.

Sans doute, ne peut-elle pas les porter tous, ni peut-être les plus essentiels…

La mission de l’Europe n’est pas achevée, loin de là, même si, sur certains points, celle-ci semble amoindrie ou attardée. Non seulement l’Europe a fourni les prémisses qu’ont développées ensuite les peuples extraeuropéens, mais elle a aussi fourni les hommes de science, nés dans ses vieilles villes moyenâgeuses, formés dans ses vieilles universités, toujours en tête de la connaissance, auteurs des grandes, des prodigieuses découvertes réalisées hors d’Europe. Nous n’en voulons, pour exemple, que la physique nucléaire, dont la découverte théorique appartient presque exclusivement à l’Europe, si les grandes applications pratiques en ont été réalisées ailleurs. Nulle part notre phénomène de rapt n’offre de traits mieux discernables.

[p. 380] Mais ce phénomène est si neuf et si soudain que nous ne savons quelles conséquences il entraînera à la longue sous de nouveaux cieux. L’expropriation a porté, dans une très large mesure, sur des éléments essentiels du trésor amassé par l’Europe ; mais la vieille matrice spirituelle n’est pas, en fin de compte, expropriable. L’activité intellectuelle est quelque chose de si délicat, est conditionnée par de si multiples facteurs qu’on peut se demander si, sous une apparente continuité, la science européenne connaîtra ailleurs l’élan génial avec lequel elle s’est affirmée pendant ces cinquante dernières années sur le vieux Continent.

La mission de l’Europe n’est-elle pas, désormais, de repenser pour l’Homme le bon usage de ses conquêtes ?

D’autre part, après une avance aussi décisive que celle réalisée dans la technique, la science, le bien-être, l’organisation sociale, un répertoire et un réajustement des gains s’impose, centrés autour d’une plus vaste poussée d’humanisme intégral. Et qui, mieux que l’Europe, peut faire face à ce grand problème actuel ? Elle, et elle seule, dispose d’un point de vue assez ample et assez pondéré pour englober les différents ordres de vie, si diversement développés dans l’expansion du monde contemporain. Elle seule est en mesure de redonner actualité et efficacité au vieux trésor impérissable de l’humanisme antique et chrétien. Ses devoirs envers l’avenir ont pu se réduire sur quelques points ; mais ils se sont accrus sur d’autres, du fait qu’elle se trouve responsable du destin historique, non plus seulement d’elle-même et d’une planète qui lui était soumise, mais d’une planète qui a atteint sa majorité et conquis son indépendance et, en outre, se retourne contre elle avec une énergie et des forces issues du patrimoine paternel, de l’usage duquel le « pater familias » est toujours solidaire.306

Sur la mission mondiale de l’Europe, interrogeons maintenant deux grands aînés qui eurent le droit de parler du Monde : peu d’hommes l’auront aussi passionnément interrogé leur vie durant, dans toutes les dimensions de sa réalité, physiques, traditionnelles et spirituelles, que Keyserling et André Siegfried.

Le comte Hermann de Keyserling (1880-1946), rendu célèbre par son Journal de voyage d’un Philosophe (qui décrit l’Inde, entre autres, à coup d’intuitions fulgurantes), n’en vint à l’« analyse spectrale » de l’Europe qu’au terme d’un périple planétaire. Il n’en est que plus frappant de constater que c’est à l’Europe finalement — cette Europe si souvent méprisée par les spirituels [p. 381] de l’Orient, tandis que leurs masses envient son régime matériel — que Keyserling attribue la mission de sauver l’Esprit :

Il s’agit de tirer de chaque peuple le meilleur, et rien que cela, de ce dont il est capable. Et ce, non plus pour s’élever soi-même à l’exclusion des autres, mais au profit d’un organisme supérieur ; non pas aux dépens des autres, mais pour le bien de tous.

… Bornons-nous donc à montrer dans quel sens l’Europe, en tant qu’ensemble, doit changer d’orientation et en quoi elle doit voir sa tâche véritable pour continuer d’être un facteur positif dans le développement de l’humanité.

Sa suprématie matérielle est évidemment finie. Elle est devenue très faible, très petite en face du Nouveau Monde. Sa position prépondérante en Orient, elle aussi, prendra bientôt fin. Peut-être même le centre industriel de notre planète se transportera-t-il en Asie. L’invention est difficile, mais le singe même est capable d’imitation. Bientôt toute notre capacité technique sera le bien commun de l’humanité entière. Bientôt nous, Européens, si nous nous vantons de nos conquêtes scientifiques, nous serons regardés comme le serait Cornélius Népos s’il se présentait parmi nous revendiquant un droit à la vénération universelle : nous sommes devenus nos propres classiques. Ainsi notre prestige, le plus important de tous les facteurs de puissance, est périmé. Mais surtout les conquêtes sociales des dernières décennies minent notre puissance matérielle. Dans ces circonstances, le simple esprit de conservation oblige l’Europe à se concentrer sur ce qu’elle peut faire de mieux, sur ce que personne ne peut lui ravir. C’est-à-dire sur sa spiritualité.

… Nous ne serions pas les porteurs qualifiés de la spiritualité intellectuelle sur terre, nous ne serions pas les mains de Dieu, si chez nous l’accent significatif ne reposait pas exclusivement sur l’esprit. La forme grecque est encore à la racine de l’art de l’Extrême-Orient, et l’Éthos juif est à la racine de tout Éthos qui s’affirme dans le monde. Toute science est d’origine européenne. Mais pour ce qui est du christianisme, sa force expansive et active vient précisément de ce qu’il incarne la compréhension tournée vers le pratique. Il y a en Asie des religions sinon plus profondes du moins incontestablement aussi profondes ; mais en elles ne vit pas le principe de l’Esprit dominateur de la Terre. En lui-même, l’esprit est terrestrement impuissant ; même la spiritualité la plus forte ne peut rien où celui à qui elle s’adresse ne l’accueille pas ; qu’on songe à la légende du deuxième larron sur la croix. Or, en Europe, l’esprit est essentiellement dominateur de la terre. Grâce à lui l’Européen peut avoir sur terre une action historique. Il représente une synthèse d’esprit, d’âme et de corps, grâce à laquelle, en vertu de la loi de correspondance du sens et de l’expression, l’esprit suprême peut agir terrestrement.

Le fait que l’Europe ait été, parfois, puissante aussi au point de vue extérieur, ne fut pas l’expression primaire de l’esprit européen, [p. 382] mais sa conséquence dans le domaine des applications pratiques, tout comme des fortunes naissent d’inventions faites dans un intérêt purement intellectuel par un savant étranger au monde. Or, aujourd’hui, l’importance de l’Europe repose plus que jamais sur sa spiritualité intellectuelle. Car c’est la seule chose en quoi elle soit encore unique. En même temps, c’est la seule chose qui maintenant soit capable d’être développée à un degré inouï.

… La raison principale pour laquelle l’Europe a, dans cet ordre d’idées, les plus grandes perspectives d’avenir vient de ce que l’esprit ne peut régner que là où tout l’accent est placé sur l’unique et sa valeur. Toutes les valeurs sont personnelles. De même que le Christ proclama la valeur infinie de l’âme humaine et enseigna qu’aucun gain temporel ne compense le dommage subi par l’âme, de même que toute éthique a son sens dans la libre résolution de l’individu, de même que toute originalité créatrice a sa racine dans l’individu et qu’il n’y a d’autre compréhension que celle qui est personnelle, — de même la souveraineté de l’esprit sur la terre est liée à ce que l’accent significatif repose sur l’individu et sur lui uniquement. Or, aujourd’hui il n’en est ainsi que chez l’Européen.

… Que l’Europe puisse remplir cette mission, cela est dû à ce que son entrée dans le monde qui naît, et son entrée à elle seule, s’opère sans solution de continuité. La science et la technique sont les enfants authentiques de son esprit : par conséquent, leur réception ne détermine aucune révolution dans sa structure psychique. Ainsi le socialisme n’est, pour nous, qu’une conséquence entre d’autres du christianisme ; il remonte directement à des racines spirituelles extrêmement profondes. Par conséquent, non seulement les élites européennes, mais encore les masses sont immunisées contre l’américanisme et le bolchévisme. Aucun grand mouvement ne pourra plus, en Europe, renier l’esprit au profit de la matière. L’Europe a psychologiquement le pas sur tout le reste du monde.307

Dans l’un de ses derniers écrits — une préface à la traduction française du Rapt de l’Europe de Diez del Corral308 —, André Siegfried résume, avec son sens admirable des grands ensembles, les données du problème crucial de notre temps : celui que pose la diffusion mondiale d’une technique séparée de l’esprit qui l’a créée.

Siegfried enregistre d’abord la victoire « sensationnelle, presque invraisemblable » de l’influence civilisatrice de l’Europe :

Le monde est en train de prendre à notre Europe ses armes, ses méthodes et, pense-t-il, jusqu’à son esprit. Ces instruments de puissance, l’Europe se les est laissé ravir ; bien plus, elle les a libéralement offerts à ceux-là mêmes qui allaient s’en servir contre elle. Mais [p. 383] c’est peut-être le génie des civilisations créatrices de travailler pour d’autres qu’elles-mêmes.

Du point de vue de son influence civilisatrice, la victoire de l’Europe est extraordinaire, sensationnelle, presque invraisemblable, puisque la planète entière emprunte non seulement sa technique, mais ses manières de vivre et jusqu’à ses façons de se vêtir. Mais c’est au prix de son ancienne hégémonie, qui lui échappe, au prix peut-être de son intégrité spirituelle, que compromettent de subtiles et dangereuses contre-pénétrations. Une ère de toute-puissance depuis le xvie siècle, de haute et unique culture depuis le vie siècle avant Jésus-Christ, est, je le crains, sur le point de finir, pour laisser la place à un âge nouveau dont la technique est le ressort véritable. Tel est le drame, plus que shakespearien, vraiment apocalyptique, auquel nous assistons. L’enjeu en sera demain l’existence même de notre continent.

Nous mesurons la différence qui sépare la civilisation européenne de la civilisation occidentale, la seconde issue de la première, mais la transformant, la trahissant peut-être en la débordant. « Rome n’est plus dans Rome », disait le héros cornélien. Il se pourrait que, dès aujourd’hui, le centre de gravité de l’Occident ne soit plus en Europe, et ceci nous invite à analyser les traits essentiels qui marquent la civilisation proprement européenne. À pareille analyse nous n’avions pas beaucoup pensé avant que la Première Guerre mondiale n’eût compromis la solidité et ce que nous avions cru être l’intangibilité de notre puissance. Il suffisait à nos yeux que l’Europe existât, irrésistible, éclatante comme le soleil, mais nous ne nous demandions pas ce qu’elle était, où résidait le secret ressort de son incomparable hégémonie.

Le secret de cette hégémonie, aux temps modernes, semble bien avoir résidé dans la puissance industrielle et technique de notre continent. Mais le secret de cette puissance industrielle, où se cache-t-il ?

La source initiale peut en être cherchée dans l’antiquité grecque, car celle-ci avait discerné déjà l’essence de nos méthodes scientifiques modernes ; mais elle ne s’en était servie que pour la contemplation, pour la recherche désintéressée de la connaissance (qu’on se rappelle les réserves de Platon sur la technique, les excuses d’Archimède d’avoir utilisé sa science pour des fins pratiques !). Les réalisations industrielles modernes, qui ont attendu paradoxalement deux millénaires pour se manifester, n’ont été possibles, dans un milieu géographique nouveau, que par une mise au point des méthodes anciennes de pensée. Le centre de gravité de la civilisation s’était déplacé vers les contrées du Nord où il faisait froid, où il fallait mieux se loger, se nourrir, se vêtir, bref se soucier davantage des nécessités physiques. Dès la fin du Moyen Âge, l’extraction et [p. 384] l’usage du charbon avaient orienté l’Angleterre vers une industrie déjà quantitative, annonçant la révolution industrielle. Toutefois, celle-ci, née, au moins symboliquement, en 1764, avec la machine à vapeur de Watt, n’eût pu produire toutes ses immenses conséquences si ces « maîtres à penser » que sont Descartes, l’ancêtre véritable de la rationalisation, Bacon, le père de l’induction, n’avaient mis au point l’instrument de raisonnement intellectuel sans lequel la technique mécanique n’eût pas connu son étonnante fécondité.

C’est de là qu’est issue, au xixe siècle, l’irrésistible hégémonie de l’Europe. Jusqu’alors, l’Asie pouvait en somme opposer à l’Occident des techniques ou des armées comparables aux siennes. Désormais, pendant cent-cinquante ans, l’Europe allait bénéficier d’une avance industrielle telle que toute concurrence se manifesterait contre elle inopérante et que rien, nulle part, ne résisterait à ses conquêtes.

1764, 1914, voilà les deux dates qui encadrent cette période de l’histoire pendant laquelle l’Europe a indiscutablement dominé le monde. Pour elle, c’était un optimum, car, alors qu’elle bénéficiait déjà de tous les avantages de la machine, elle continuait à alimenter sa force du dynamisme qu’elle tenait de sa double conception de la connaissance et de l’individu. Il était cependant impossible que ce monopole extraordinaire pût durer toujours, car sa technique pouvait lui être empruntée, d’autant plus qu’elle ne se faisait pas faute de la distribuer libéralement.

Cependant, loin de porter au crédit de l’Europe ce qu’elle lui a donné (mais en le conquérant !), le « tiers-monde » va retourner contre elle ses propres armes :

Révolte d’abord simplement technique, affaire d’ingénieurs et d’outillage, à laquelle l’Europe prêtait négligemment et imprudemment son concours. Mais, avec la révolution socialiste, puis avec la révolution chinoise, cette protestation prend, sous l’égide du marxisme, la résonance passionnée d’un dynamisme tourné contre l’Occident. Doctrine étonnante de puissance infuse, le marxisme se mue en instrument de revanche contre nous. Tel que pratiqué en Russie, puis en Asie, il apparaît tout autant revendication nationaliste antioccidentale que réclamation sociale ou programme d’industrialisation. Dans cette atmosphère nouvelle, l’acquisition d’un appareil mécanique, acclamé comme libérateur, se charge de passion et c’est en termes mystiques qu’on salue le tracteur ou la centrale électrique. Marx lui-même pensait que son système serait d’abord accepté des Sociétés industriellement les plus évoluées. C’est justement auprès des humanités techniquement les plus retardées qu’il trouve aujourd’hui l’accueil le plus convaincu. Quel sujet de réflexion pour le philosophe, pour un Bossuet du xixe siècle : la leçon technique de l’Europe, transmise à l’Asie non par ses initiateurs, [p. 385] mais par l’entremise d’une Russie à peine européenne, disciple sans doute mais disciple révolté de l’Europe !

Mais que fera le « tiers-monde » de nos techniques, s’il ignore les secrets de leur origine et de leur vraie fin, la liberté de la personne ?

Ici se pose une question fondamentale, celle de savoir dans quelle mesure la civilisation européenne, transmise en tant que technique peut également l’être en tant que culture. La discussion est essentielle, parce qu’elle nous invite à déterminer ce qui, dans notre conception européenne, est primordial, intransmissible.

La révolution industrielle n’eût pas porté tous ses fruits si sa technique, quelque merveilleuse qu’elle fût, ne s’était alimentée à la source profonde d’une pensée créatrice, en possession de toutes les ressources du raisonnement logique. La charnière de l’esprit logique et de son application pratique, ne nous y trompons pas, c’est chose jusqu’ici exclusivement européenne, occidentale par extension. C’est dans ce joint que réside la véritable supériorité occidentale, la pratique de l’Europe est efficace parce qu’elle se nourrit d’esprit. L’esprit souffle où il veut, c’est sa nature, mais il lui faut un branchement particulier pour se transposer en résultats pratiques. Dans ces conditions, la technique ne saurait à elle seule suffire, du moins à certaine échéance. À la longue, en effet, le praticien ne trouve pas en soi-même de quoi se renouveler et l’industrie s’étiole si elle croit tout devoir à l’atelier, rien à la pensée pure. Quand le monde emprunte à l’Europe ses machines et les recettes qui y sont attachées, lui emprunte-t-il de ce fait son esprit créateur ? Les dons intellectuels de l’Asie sont incontestables ; mais il y a une atmosphère, essentiellement créatrice, de l’Europe, dont on peut se demander si elle est effectivement transportable.

La revendication d’un domaine où règne la liberté de l’esprit est typiquement européenne, et si nous y renoncions, nous ne serions plus nous-mêmes. Mais elle n’est nullement le fait de ces pays qui, sous l’égide Marx, se sont récemment engagés à fond dans une révolution à la fois technique, sociale et politique. Leurs conceptions totalitaires ne se contentent pas de méconnaître, elles condamnent intégralement tout dualisme susceptible de ménager quelque jardin secret où la pensée puisse fleurir selon ses propres lois. L’individu n’y est pas respecté en tant que tel, mais seulement le travailleur, agent presque anonyme d’une collectivité qui l’absorbe. Or l’individu seul est créateur, et il l’est plus encore par l’esprit que par la technique. Telle est la leçon de deux-mille ans d’histoire ayant abouti à ce nouveau miracle qu’est l’étonnante marée technique qui déferle sur le monde.

En indiquant le principe d’un « programme pour l’Europe » [p. 386] assumant les contradictions inéluctables qui étaient dans sa nature et qu’elle retrouve dans le Monde, projetées par sa propre action, Siegfried rejoint les conclusions de Keyserling :

À la vérité, il y a dans l’Europe une destinée contradictoire, due au caractère contradictoire de son génie. Pour renouveler le monde, il fallait que l’esprit européen eût sa source dans un esprit de liberté critique, générateur de créations sans cesse renouvelées parce que sans cesse discutées : la division du vieux continent en nations ambitieuses, perpétuellement en opposition les unes avec les autres, reflète cette atmosphère de liberté créatrice. Mais c’est aussi de cette division invétérée que l’Europe finit par pâtir, du fait de ses guerres fratricides dans lesquelles elle s’épuise. Et cependant, une Europe unifiée par Hitler ou passée au rouleau compresseur des Soviets serait-elle encore elle-même et surtout conserverait-elle la puissance de rénovation qui a marqué d’un trait de feu son passage dans l’histoire ?

De ce fait commence sous nos yeux une période nouvelle de l’évolution humaine, faisant suite à la période gréco-romaine-européenne, mais à vrai dire ne remplaçant pas celle-ci dans ce qu’elle a eu d’ailé, de spirituel, de divinement libre dans le rayonnement de son esprit. L’âge qui vient, d’inspiration surtout technique, mesurant la supériorité de l’homme moins par la pensée que par le niveau de vie, repose sur une société collective et anonyme, où la masse, dont on attend tout efficacité, prime l’individu. Il semble que ce que nous avons estimé essentiel doive lui manquer.

On pourrait, dans ce contraste, trouver la base d’un programme pour l’Europe d’aujourd’hui et de demain. Encore faudrait-il qu’elle conserve un corps, susceptible de servir de support à ce qui lui reste d’âme.