2.
Le mythe de l’enlèvement d’Europe

Quant à l’Europe, il ne paraît pas que l’on sache, ni d’où elle a tiré ce nom ni qui le lui a donné, à moins que nous ne disions qu’elle l’a pris d’Europe de Tyr, car, auparavant, ainsi que les deux autres parties du monde, elle n’avait point de nom. Il est certain qu’Europe était Asiatique et qu’elle n’est jamais venue dans ce pays que les Grecs appellent maintenant l’Europe, mais qu’elle passa seulement de Phénicie en Crète et de Crète en Lycie.4

Hérodote

Europe fut d’abord une déesse, l’une des trois-mille Océanides, « race sainte de filles qui, avec Apollon et les fleuves, nourrissent la jeunesse des hommes », nous dit Hésiode. À ce poète qui vécut en Béotie vers l’an 900 avant J.-C., nous devons la première mention connue du nom d’Europe, au vers 357 de sa Théogonie. Parmi les innombrables sœurs Océanides — dont il ne cite qu’une quarantaine — Hésiode nomme encore Asie, et Métis ou la Raison, première épouse de Zeus.

Beaucoup plus tard, nous retrouvons Europe non plus déesse mais femme légendaire. Agénor, roi de Tyr en Phénicie, et descendant de Neptune, est son père. Elle est si belle quant aux yeux — comme son nom grec l’indique — et d’une si éclatante blancheur, que Zeus lui-même s’en éprend. Métamorphosé en taureau, il l’enlève aux rives de l’Asie pour la conduire en Crète, où elle deviendra reine, et mère des rois de la dynastie de Minos.

De cette légende, qui inspira sans nul doute beaucoup d’œuvres perdues de poètes antérieurs, et dont nous parlent Hérodote et Thucydide entre autres, nous possédons une version grecque tardive : la célèbre « Idylle » de Moschos, qui date du iie siècle avant notre ère, en pleine littérature alexandrine. Il est probable [p. 13] que Moschos, poète sicilien de Syracuse, artiste érudit et précieux, s’est inspiré de peintures traditionnelles, fresques, mosaïques ou cratères, vases décorés ou pierres gravées. Il a fixé pour nous le décor printanier où les poètes, sculpteurs et peintres de vingt siècles occidentaux feront jouer leur imagination sensuelle du Mythe, et cela va du métope de Sélinonte au bas-relief ornant une gare moderne — celle de Genève —, d’Ovide à Victor Hugo et de l’auteur des mosaïques d’Aquilée jusqu’aux décorateurs du xxe siècle, en passant par Véronèse, le Titien, le Lorrain et Tiepolo.

L’Idylle de Moschos5

Une fois, Kypris envoya à Europé un doux songe. C’était l’heure où commence le troisième tiers de la nuit et où l’aurore est proche, l’heure où le sommeil, plus doux que le miel, posé sur les paupières des hommes, détend leurs membres et les enchaîne en mettant à leurs yeux un tendre lien, l’heure aussi où s’ébat la troupe des songes véridiques ; alors, la fille encore vierge de Phoinix, Europé, qui dormait dans sa chambre à l’étage supérieur, crut voir deux terres se disputer à son sujet, la terre d’Asie et la terre d’en face ; leur aspect était celui de femmes. L’une avait les traits d’une étrangère ; l’autre ressemblait à une femme du pays ; elle s’attachait plus fort à la jeune fille, comme à sa fille, représentait qu’elle l’avait mise au jour et que seule elle avait pris soin d’elle ; mais l’autre, la saisissant de force de ses mains puissantes, l’entraînait sans qu’elle résistât, et déclarait que, de par la volonté de Zeus porteur d’égide, il était décidé qu’Europé lui appartenait. Celle-ci se précipita hors de son lit garni de couvertures ; elle avait peur et son cœur palpitait car le songe qu’elle venait de voir avait été aussi net que ce que l’on voit quand on veille. Longtemps, la jeune fille demeura assise et silencieuse, ayant encore les deux femmes devant ses yeux ouverts ; puis enfin elle éleva une voix craintive : « Qui, des habitants du ciel, m’a envoyé de semblables visions ? Que signifient les songes, qui, planant dans ma chambre au-dessus de ma couche garnie de couvertures, m’ont dressée tout émue, pendant que je dormais doucement ? Qui était cette étrangère que j’ai vue dans mon sommeil ? Quel désir d’elle a envahi mon âme ! Et elle, de son côté, avec quelle affection elle me faisait accueil et me regardait comme sa propre fille. Ah ! fassent les Immortels que ce songe s’accomplisse heureusement pour moi ! »

Cela dit, elle se leva, et alla chercher ses compagnes, nobles filles de son âge, nées la même année qu’elle, qui plaisaient à son cœur et [p. 14] étaient associées à tous ses jeux, qu’elle se préparât pour prendre part à un chœur de danse, qu’elle baignât son corps à l’embouchure des rivières, ou qu’elle cueillît dans la prairie les lys à l’haleine parfumée. Elles, aussitôt, se montrèrent à ses yeux. Chacune avait dans les mains une corbeille pour recevoir des fleurs ; elles gagnèrent les prairies voisines de la mer, qui étaient le lieu de réunion habituel de leur troupe, charmées par la beauté des roses et par le bruit des flots. Europé elle-même portait une corbeille d’or magnifique, admirable merveille, admirable travail d’Héphaistos ; il l’avait donnée à Libye, quand elle était entrée dans le lit du dieu qui ébranle la terre ; Libye l’avait donnée à la toute belle Téléphaassa, qui était de son sang ; et Téléphaassa, mère d’Europé, avait remis ce superbe présent à sa fille non mariée. L’objet était orné de beaucoup d’ouvrages d’orfèvrerie brillant d’un vif éclat. Il y avait, en or, Io fille d’Inachos, dans le temps qu’elle était encore génisse et qu’elle n’avait pas forme de femme ; vagabonde elle marchait sur les chemins de la plaine salée, comme si elle eût nagé ; la mer était faite de métal azuré. Haut placés, deux hommes se tenaient debout sur l’escarpement du rivage, serrés l’un contre l’autre ; ils regardaient la vache qui traversait la mer. Il y avait aussi Zeus fils de Cronos, effleurant doucement de la main la génisse fille d’Inachos, qu’auprès du Nil aux sept bouches, de vache cornue, il transforma de nouveau en femme ; le cours du Nil était d’argent ; la vache, de bronze ; quant à Zeus, il était fait en or. Autour de la corbeille ronde, au-dessous de la bordure circulaire, était représenté Hermès ; près de lui gisait tout de son long Argos, orné d’yeux rebelles au sommeil ; du sang rouge d’Argos, surgissait un oiseau, fier de son plumage fleuri et multicolore ; il déployait ses pennes — tel un navire qui fend rapidement les flots — et de ses pennes déployées couvrait les bords de la corbeille d’or. Telle était la corbeille de la toute belle Europé.

Arrivées dans les prés fleuris, les jeunes filles se divertissaient à chercher chacune telle ou telle sorte de fleur ; l’une prenait le narcisse odorant, une autre l’hyacinthe, celle-ci la violette, celle-là le serpolet ; car sur le sol foisonnaient les pétales qui ornent les prairies au printemps. Elles coupaient ensuite, luttant à qui en couperait le plus, les touffes parfumées du jaune safran ; mais la princesse, cueillant à pleines mains les roses resplendissantes à la couleur de flamme, attirait parmi elles les regards comme parmi les Charites la déesse née de l’écume.

Elle ne devait pas longtemps prendre plaisir à ces fleurs, ni conserver intacte sa ceinture virginale. Aussitôt que le fils de Cronos l’eut aperçue, de quel vertige saisi il fut dompté par les traits imprévus de Kypris, seule capable de dompter Zeus lui-même ! Voulant à la fois éviter le courroux de la jalouse Héra et décevoir l’esprit naïf de la jeune fille, il mit un masque au dieu, transforma sa personne, se changea en taureau ; non pas en taureau comme ceux qui sont nourris dans les étables, ni comme ceux qui tirant la charrue [p. 15] recourbée tracent la coupure des sillons, ni comme ceux qui paissent avec les troupeaux, ni comme ceux qui, domptés par l’aiguillon, traînent des chars porteurs de lourds fardeaux. Tout son corps était de couleur blonde, à l’exception d’un cercle blanc pur qui brillait au milieu de son front ; ses yeux, dessous, étincelaient et lançaient des éclairs chargés d’amour ; ses cornes s’élevaient, l’une en face de l’autre, égales au-dessus de sa tête, pareilles au croissant demi-circulaire de la lune cornue.

Il vint dans la prairie, et son apparition n’effraya point les jeunes filles ; toutes furent prises du désir de s’approcher, de toucher le joli animal, dont la divine odeur, se répandant au loin, dominait même le souffle embaumé de la prée. Il s’arrêta en face de l’irréprochable Europé ; il lui lécha le cou et la jeune fille fut sous le charme. Elle le caressait, essuyait doucement de ses mains l’écume qui lui tombait, abondante, de la bouche ; et au taureau elle donna un baiser. Lui, poussa un tendre mugissement ; on aurait cru entendre résonner le chant harmonieux de la flûte mygdonienne. Il s’agenouilla aux pieds d’Europé ; tournant le col, il la regardait et lui montrait son large dos. Elle dit alors, au milieu des vierges aux longues tresses : « Venez, chères compagnes, compagnes de mon âge, asseyons-nous sur ce taureau, pour notre divertissement ; à coup sûr, il nous recevra toutes sur son dos étalé, tant il a l’air paisible et doux, et aimable, sans aucune ressemblance avec les autres taureaux ; un esprit intelligent l’anime, comme un humain ; il ne lui manque que la parole. »

Elle dit, et elle s’assit sur le dos du taureau, souriante ; et les autres jeunes filles allaient en faire autant ; mais il se releva d’un bond, enlevant celle qu’il voulait et gagna rapidement la mer. Europé, se retournant en arrière, appelait ses compagnes et leur tendait les bras ; mais elles ne pouvaient pas l’atteindre. Le taureau parvint au rivage et poursuivit sa course, comme un dauphin, marchant sans mouiller ses sabots sur la vaste étendue des vagues. Sur son passage, la mer se faisait calme ; les énormes poissons, alentour, s’ébattaient devant les pas de Zeus ; le dauphin, sorti de l’abîme, cabriolait joyeux au-dessus de l’eau qui s’enflait. Les Néréides surgirent du fond de l’onde, et, assises sur le dos de poissons, défilaient en cortège ; à la surface des flots, qu’il gouvernait, le dieu sonore qui ébranle la terre guidait en personne son frère sur la route marine ; autour de lui s’assemblaient les tritons, bruyants musiciens de la mer ; soufflant dans de longs coquillages, ils faisaient retentir le chant nuptial. Assise sur le dos du taureau, Europé d’une main, serrait la grande corne de la bête ; de l’autre, elle maintenait contre elle le pli pourpré de sa robe, pour éviter que, traînant derrière elle, il ne fût mouillé par l’onde immense de la mer blanchissante. Aux épaules, le péplos d’Europé se gonfla en une poche profonde, comme la voile d’un navire, et allégeait le poids de la jeune fille.

Déjà elle était loin de la terre natale ; il n’y avait en vue ni rivage [p. 16] battu par les flots ni montagne escarpée, rien que le ciel en haut et en bas la mer sans limites. Alors, promenant autour d’elle ses regards, elle fit entendre ces mots : « Où m’emportes-tu, taureau divin ? Qui es-tu ? Comment peux-tu parcourir des chemins dangereux aux animaux qui marchent en tournant les pieds et ne pas craindre la mer ? Ce sont les navires qui courent sur la mer, les navires prompts à fendre les flots ; mais les taureaux ont peur de la voie marine. Quelle boisson capable de te plaire, quelle nourriture trouves-tu dans l’onde salée ? Sans doute tu es un dieu ; ce que tu fais ressemble à ce que font les dieux. Les dauphins marins ne circulent pas sur terre, ni les taureaux sur la mer ; toi, tu bondis sans peur et sur terre et sur mer, et tes sabots te tiennent lieu de rames. Bientôt, je pense, tu vas t’élever aussi dans les hauteurs de l’air étincelant et tu voleras comme les oiseaux rapides. Hélas, grande est mon infortune, à moi qui ai quitté la demeure de mon père, et, suivant ce taureau, accomplis une étrange navigation, errante et solitaire. Mais toi, souverain de la mer blanchissante, ébranleur de la terre, montre-toi pour moi bienveillant, toi qu’il me semble voir diriger cette traversée et me tracer la route. Ce n’est pas sans le vouloir d’un dieu que je suis ces humides chemins. »

Elle dit ; et le taureau aux belles cornes lui répondit : « Rassure-toi, jeune fille ; ne crains pas les vagues de la mer ; je suis Zeus en personne, bien que, de près, j’aie l’air d’être un taureau ; il est en ma puissance de paraître ce que je veux. C’est mon amour pour toi qui m’a poussé à parcourir une telle étendue marine, sous l’aspect d’un taureau. Mais la Crète te recevra bientôt ; elle m’a nourri moi-même ; c’est là que se célébreront tes noces. Et je te rendrai mère de nobles fils, qui tous, parmi les hommes, seront porteurs de sceptre. »

Il dit ; et ce qu’il avait dit était chose accomplie. Déjà apparaissait la Crète ; par un nouveau changement, Zeus reprenait sa figure ; il détacha la ceinture d’Europé ; les Heures lui préparaient une couche ; elle qui était vierge auparavant, sans tarder devint l’épouse de Zeus ; sans tarder, elle conçut des enfants du fils de Cronos et devint mère.

C’est sans nul doute le songe du début de l’Idylle qui contient, pour nous tout au moins, la véritable signification du mythe ; ces deux terres qui se disputent Europe, « la terre d’Asie et la terre d’en face », le continent déjà civilisé et celui qui n’a pas de nom, qui veut un nom et un esprit, et qui va l’arracher par la violence, mais non sans l’aide de Zeus lui-même.

Le thème du songe où deux femmes se disputent apparaît déjà dans les Perses, l’admirable récit de Salamine qu’Eschyle fit jouer sept ans après la bataille, en 473. Il s’agit, là aussi, de la rivalité entre l’Europe et l’Asie, l’une représentée par la Grèce indomptable, l’autre par la Perse docile :

[p. 17]

Songe de la reine, mère de Xerxès

Deux femmes, bien mises, ont semblé s’offrir à mes yeux, l’une parée de la robe perse, l’autre vêtue en Dorienne, toutes deux surpassant de beaucoup les femmes d’aujourd’hui, aussi bien par leur taille que par leur beauté sans tache. Quoique sœurs du même sang, elles habitaient deux patries, l’une la Grèce, dont le sort l’avait lotie, l’autre la terre barbare. Il me semblait qu’elles menaient quelque querelle et que mon fils, s’en étant aperçu, cherchait à les contenir et à les calmer — cependant qu’il les attelle à son char et leur met le harnais sur la nuque. Et l’une alors de tirer vanité de cet accoutrement et d’offrir une bouche toute docile aux rênes, tandis que l’autre trépignait, puis, soudain, de ses mains met en pièces le harnais qui la lie au char, l’entraîne de vive force en dépit du mors, brise enfin le joug en deux. Mon fils tombe ; son père, prêt à le plaindre, Darios, paraît à ses côtés ; mais, dès qu’il le voit, Xerxès déchire les vêtements qui couvrent son corps ! Voilà d’abord mes visions de la nuit. Mais je me lève, je trempe mes mains au cours d’une onde pure et, les chargeant d’offrandes, je m’approche de l’autel, pour y consacrer le gâteau rituel aux dieux préservateurs à qui est dû l’hommage : et j’aperçois alors un aigle qui fuit vers l’autel bas de Phoibos ! Muette d’effroi, je m’arrête, amis. Mais bientôt, sous mes yeux, un milan fond du ciel, à grands coups d’ailes rapides et, de ses serres, se met à déchirer la tête de l’aigle, qui ne sait plus que se pelotonner sans défense !

Le milan grec qui fond sur l’aigle perse annonce la défaite de Xerxès et sa dernière apparition, abandonné et désarmé, à la fin du drame. L’événement que prédit le Songe est donc purement historique, non mythique. Ce sont des réalités plus générales et plus anciennes d’un millénaire au moins, comme nous le verrons, que symbolise l’Idylle de Moschos, si tardive qu’elle soit.

Selon la plupart des commentateurs récents du Mythe grec6, Europe fut d’abord une déité asiatique avant de devenir une héroïne : elle serait en somme une manifestation locale et poétique de la Grande Déesse, dont le culte dominait le Proche-Orient, de l’Euphrate au Bosphore et au Nil.

Un autre érudit, le poète Robert Graves7, traduit Europe par « large face » et y voit un symbole lunaire, tandis que Zeus et le Taureau seraient tous les deux solaires par excellence.

[p. 18] À la vérité, l’arrière-plan du mythe grec est sémitique. Il se situe dans un complexe assyrio-hébraïque auquel la Bible fait de fréquentes et très précises allusions et au centre duquel se situent des poèmes légendaires comme l’épopée de Keret (retrouvée à Ras Shamra en 1929). Keret est roi des Sidoniens-Tyriens, c’est-à-dire des Cananéens, que les Grecs nommeront Phéniciens et qui sont des Sémites : les Hébreux de la mer. Or, Keret est le nom de la Crète ; les Keretites que mentionne le prophète Sophonie (II, 5) sont des Crétois. D’autre part, le dieu El, père du Jahwé des Hébreux, est un dieu-taureau qui a coutume d’enlever des filles sur les rives de Canaan, de Tyr et de Sidon, donc de la « Phénicie » des Grecs. Il a son siège en Kaphtor (Crète) et il est aussi le grand dieu d’Edom, qui est le même nom qu’Adam, qui signifie « rouge » ou Phœnix, — d’où Phéniciens. (Hérodote pense que les Phéniciens viennent de la mer Érythrée, qui est la mer Rouge.) Notons enfin, d’après Victor Bérard, que le symbole fréquent dans les intailles grecques archaïques « du disque solaire et du croissant géminés, proclame l’origine phénicienne de cette représentation »8. Tout concourt à prouver l’ascendance sémitique du mythe grec, ce qui n’a rien pour étonner le lecteur des travaux de Bérard sur les poèmes homériques et la Bible et sur les origines sémitiques de tant de noms de dieux et de lieux grecs. Et tout cela nous renvoie, historiquement, à des événements situés au xvie siècle avant notre ère, selon les anciennes chroniques grecques, méprisées par le xixe siècle mais confirmées par les recherches et trouvailles archéologiques les plus récentes.

Quoi qu’il en soit de toutes ces hypothèses, ou de ces preuves, si l’on en revient au mythe grec, on voit qu’Europe reste le nom d’une puissance féminine enlevée à l’Asie, puis fécondée par le dieu mâle qui règne sur l’Olympe des Grecs continentaux : le grand masque d’or retrouvé sous les ruines de Mycènes, un Zeus solaire contemporain du déclin de la Crète et de son culte de la Grande Mère, éclaire et reflète à la fois la naissance de l’Europe hellénique. Ainsi le mythe traduit la mutation religieuse d’une civilisation venue du Proche-Orient sur l’obscur continent occidental, qui va prendre le nom de sa précieuse proie.

Nous ne donnerons pas ici d’autres versions fameuses de l’Enlèvement, celle d’Ovide et celle de Diodore (ier siècle av. J.-C.) : [p. 19] elles ne font qu’imiter le modèle de Moschos, que nous avons tenu à citer en entier parce qu’il figure en quelque sorte l’étymologie d’une tradition de l’Art qui traversera les siècles.

Mais les traits de cette gracieuse allégorie décorative — le songe du début mis à part — n’évoquent ou ne préfigurent aucune réalité historique ou psychologique. Rien de commun entre l’Idylle et le destin de l’Europe dans l’histoire à venir.

Il n’en va pas de même avec Horace. Bien qu’il adopte le décor traditionnel du mythe, il est le premier à lui donner son sens historique et mondial dans l’émouvante et solennelle apostrophe finale de Vénus :

… bene ferre magnum
Disce fortunam ; tua sectus orbis
Nomina ducet.

L’ode d’Horace
À Galatée

Ainsi Europe confia au taureau séducteur son flanc de neige, Europe, devant les monstres pullulant sur la mer et les pièges qui l’environnaient, pâlit de son audace.

Elle qui, naguère dans les prés, n’était occupée que des fleurs, et en faisait, habile ouvrière, une couronne vouée aux nymphes, maintenant, à la clarté douteuse de la nuit, elle ne voit rien que les astres et les flots.

Mais dès qu’elle eut atteint la puissante Crète aux cent villes : « Ô mon père, dit-elle, ô nom de fille que j’ai trahi, ô piété qu’a vaincue mon délire !

D’où suis-je venue, et où ? Une seule mort est trop légère pour la faute des vierges. Suis-je éveillée, pleurant un acte honteux ? ou bien, sans reproche, suis-je le jouet d’une image

Dont le vol trompeur, par la porte d’ivoire, m’amène un songe ? Valait-il mieux s’en aller à travers les flots immenses ou bien cueillir les fleurs nouvelles ?

Si quelqu’un, maintenant, le livrait à ma colère, ce taureau qui me déshonore, je voudrais, de toutes mes forces, déchirer, briser avec le fer les cornes du monstre tant aimé.

Sans pudeur, j’ai abandonné les pénates paternels, sans pudeur, je fais attendre Orcus. Ô Dieu (si quelqu’un des dieux entend mes paroles) fais que j’erre nue au milieu des lions !

Avant qu’une affreuse maigreur n’ait envahi l’éclat de mes joues, que cette proie, tendre et pleine de sève, se soit desséchée, je veux belle encore nourrir les tigres.

Méprisable Europe ! ton père absent te presse : que tardes-tu à mourir ? Tu peux, à cet orne, avec ta ceinture qui t’a heureusement suivie, suspendre et briser ton cou.

[p. 20] Ou bien, si tu préfères les roches, les écueils aiguisés pour la mort, allons, confie-toi à la bourrasque rapide, à moins que tu n’aimes mieux filer ta tâche d’esclave.

Toi, le sang des rois, livrée à une maîtresse des pays barbares. »

Ainsi elle se lamentait, mais à côté d’elle se tenait Vénus, souriant malignement, et son fils, l’arc détendu.

Puis, quand la déesse se fut assez divertie : « Trêve, dit-elle, de colères et de bouillantes querelles, quand l’odieux taureau viendra te donner ses cornes à déchirer.

Tu es, sans le savoir, la femme de l’invincible Jupiter. Laisse là les sanglots, apprends à bien porter une haute fortune : une part du globe recevra ton nom. »

Quatre siècles plus tard, voici le mythe attaqué et dénoncé — preuve qu’il est encore bien vivant — par les polémistes chrétiens. Les uns, comme Prudence, dénoncent son immoralité, les autres, comme Lactance, qui sera suivi par saint Jérôme, s’efforcent d’en évacuer le merveilleux :

Europe fut enlevée par les Crétois dans un navire dont l’insigne était un taureau.9

Cependant, Isidore de Séville, au viie siècle, se borne à résumer en deux lignes le récit primitif : il l’introduira de la sorte, grâce au succès durable de ses Étymologies, dans les écoles du Moyen Âge.

À l’inverse de Lactance et de Jérôme, qui avaient privé le mythe de son contenu religieux païen, le Moyen Âge tente parfois de lui rendre un contenu religieux chrétien, un peu comme Simone Weil, de nos jours, le fera pour d’autres mythes, celui de Prométhée notamment. En voici un exemple touchant : le moine Pierre Bersuire, au xive siècle, imagine que la rive phénicienne représente la vie du siècle, tandis que la Crète serait la vie contemplative. Le rapt d’Europe symbolise à ses yeux le passage de l’âme du temporel à l’éternel :

Cette pucelle Europe signifie l’âme… Jupiter signifie le fils de Dieu qui pour sauver l’âme se mua en taureau, c’est-à-dire qu’il prit une forme corporelle en prenant l’humaine chair. Comme l’un de nous il vint demeurer en ce monde terrestre plein de tribulations… l’âme dévote doit le suivre et se tenir à lui comme à un très ferme appui.

[p. 21] Pour le géographe Mercator, dont le célèbre Atlas parut en 1595, le dieu taurin « ne représente pas mal à propos le naturel des Européens ». Cet auteur croit moins à la fable divine qu’à la possible valeur ethnographique du mythe :

Aucuns, méprisants ces fables la disent (Europe) avoir été ravie et enlevée en un navire, portant en proue la figure d’un taureau. Et aucuns reconnaissent la nef, portant l’effigie de Jupin tutélaire et du taureau. Palephatus dit qu’un Candiot nommé Taurus enleva d’Italie ou région des Tyrrhènes, avec autres filles, Europe fille du roi prisonnière. Y en a qui disent, qu’il y eut une légion de gens de guerre, qui portait entre autres enseignes un taureau. Quelques-uns disent qu’elle fut ainsi appelée, à cause de sa beauté par la ressemblance de cette fille ravie. Le taureau certes, par lequel ils veulent qu’Europe fût portée, ne représente pas mal à propos les mœurs et naturel des Européens. Il est d’un courage un peu élevé, insolent, embelli par ses cornes, de couleur blanche, d’un gosier large, d’un col gras, guide et commandeur des haras ; de très grande continence, mais s’il est amené à sexe dissemblable, il se montre être de chaleur extrême, toutefois en après chaste et modéré. Tel est quasi le naturel des Européens, nommément les plus Septentrionaux.

Dès la Renaissance, cependant, le mythe ne sera plus qu’un « beau sujet », soit pour les peintres, soit pour les poètes. Rémy Belleau, Ronsard, André Chénier, Victor Hugo, en font une sorte d’exercice de description, dans le style de l’Idylle antique. Citons Hugo :

Un ouvrier d’Égine a sculpté sur la plinthe
Europe dont un dieu n’écoute pas la plainte.
Le taureau blanc l’emporte. Europe, sans espoir,
Crie, et baissant les yeux, s’épouvante de voir
L’Océan monstrueux qui baise ses pieds roses.

Seul, Leconte de Lisle retrouve un peu de l’accent d’Horace, dans le discours qu’il attribue à Zeus lui-même, non plus à Vénus :

Et quand la terre, au loin, se fut toute perdue
Quand le silencieux espace Ouranien
Rayonna, seul ardent, sur la glauque étendue,
Le divin Taureau dit : — Ô Vierge ne crains rien.
Viens ! Voici l’île sainte aux antres prophétiques
Où tu célébreras ton hymen glorieux,
Et de toi sortiront des Enfants héroïques
Qui régiront la terre et deviendront des Dieux !

[p. 22] Entre le mythe primitif et la réalité — le drame de l’Europe dans l’histoire — ces poètes ont mis toute la distance qui sépare l’archétype profond de la littérature décorative. Revenons au réel, c’est-à-dire à la relation entre le mythe, l’évolution religieuse qu’il symbolise et l’Europe naissant à l’histoire. Un de nos grands historiens contemporains, G. de Reynold, nous y aidera mieux que personne :

Europe nous est venue d’Asie, mère de toutes les grandes religions, génératrice de tous les grands mythes. Europe est une des formes prises par le premier de ces mythes, par le panthéisme primitif et informe : l’adoration de la terre et de la fécondité, la Grande Mère où tout est un et divers à la fois.

Dès que ce mythe arrive au bord de la Méditerranée orientale, il se rencontre avec une intense vie maritime, une vie de piraterie et de commerce, de conflits et d’échanges, une vie dont il se colore à tel point que l’on a longtemps cru facile de l’expliquer par l’histoire et par les mœurs.

Sitôt méditerranéen, le mythe Europe passe en Crète. Il y devient le symbole de toute une civilisation intermédiaire entre la Grèce et l’Asie.

État puissant par son organisation, ses lois, ses arts, ses richesses, État maritime et colonisateur, la Crète des Minos répand le culte d’Europe associé à celui de Zeus dans le monde égéen, dans la Grèce continentale. Et voici le moment où le génie grec s’en empare pour le faire entrer dans son polythéisme et pour l’humaniser. Alors, le principe mâle l’emporte sur le principe femelle, par une remise en place des valeurs qui est déjà européenne.

Qu’est-ce que l’Europe ?

Europe est venue d’Asie.

Elle a été enlevée à l’Orient par un dieu du Nord.


Zeus-Jupiter devient alors le dieu par excellence, le principe, la racine de tout le polythéisme grec. Il maintient l’unité entre toutes ces divinités qui se multiplient et toutes ces traditions locales qui se diversifient. En lui se termine et s’achève la longue et obscure évolution durant laquelle les énergies élémentaires, d’hypostase en hypostase, sont arrivées à se concrétiser, à s’humaniser. Mais avec lui commence une autre évolution qui mène des dieux aux hommes. Dans le Cronide Zeus apparaît le dieu-homme dont la mission est de dominer le monde et de le gouverner, afin que les hommes puissent y vivre. Il prendra pour première femme l’Océanide Métis, qui est la raison ; mais il l’absorbera en soi, dans la crainte d’en avoir un fils plus fort que lui-même, et il engendrera par la tête Athéné-Minerve, qui est l’intelligence inventrice, active et artiste, le symbole du génie hellénique. Sa deuxième épouse sera Thémis, la justice. Plus tard, il prendra pour femme Mnémosyne, la mémoire, et il en [p. 23] aura les Muses. Et la dernière, Junon la jalouse, Héra-Junon, sera la morale. Ces mythes ne font-ils pas de lui le symbole de la grande civilisation génératrice de toute la civilisation européenne ?


Au culte de Zeus, celui d’Europe est associé, mais comme une manifestation secondaire. Comment va-t-il évoluer ?

Nous verrons ce culte monter vers le nord, se répandre peu à peu dans l’Hellade entière. De Crète, il prend trois directions : vers Corinthe, la Thessalie, puis, à travers la Thrace, jusqu’à la partie septentrionale de l’Asie Mineure — vers la Béotie, la Locride, la Phocide, jusque dans cette Épire montagneuse dont Europe sera l’éponyme — ; enfin, par les îles et le long des côtes, jusque dans les régions syriennes et phéniciennes où le mythe retrouve son point de départ. Cependant, les légendes et les traditions s’embrouillent, se compliquent, s’effacent. Tandis que disparaît la déesse, paraît le continent.10