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III. L’Europe s’unit

Les organes vitaux de notre société, pris un à un, me paraissent donc en assez bon état. Reste à savoir si le sujet Europe possède encore une volonté de vivre suffisante pour remplir les fonctions nouvelles qui lui sont assignées désormais, dans le monde.

Je voudrais vous montrer aujourd’hui que la volonté de vivre de l’Europe signifie, pratiquement : volonté de s’unir.

Remarquez que cette thèse ne va pas de soi. Il peut sembler qu’il y ait contradiction entre mon constat de santé, et le besoin d’union. En effet, si tout va bien, pourquoi s’unir ? Les peuples n’éprouvent ce besoin qu’en temps de crise, pour réagir contre des maux internes ou contre un péril extérieur. L’union n’est pas un but en soi, c’est le moyen d’un but qui est de survivre ou de mieux vivre ; c’est même pratiquement un remède ; or qui parle de remède parle de maladie. Quelle est alors la maladie qui affecte cette Europe dont les organes sont bons ? Je la crois d’origine psychique. Dans l’ensemble, elle consiste a transformer nos vivantes et vitales diversités en divisions rigides et morbides — divisions politiques, puis économiques, et qui finissent par s’attaquer même à cette base commune de nos diversités : l’unité de notre culture traditionnelle et créatrice. En bref, cette maladie peut être désignée par le terme de nationalisme, qui est la prétention des États à la souveraineté absolue, dans laquelle ils enferment leur économie, leur culture même, mais hélas pas toujours leurs soldats. Car c’est bien par la [p. 46]faute des nationalismes exaspérés que l’Europe a failli périr à deux reprises dans la première moitié de notre siècle. Et c’est aussi ce mal, disséminé par nous sur plusieurs continents naguère colonisés, qui cause les fièvres et les poussées de haine contre l’Europe que subissent depuis quelques années tant de pays neufs de l’Afrique, du monde arabe et de l’Asie.

La volonté d’union qui, si elle se vérifie, fournirait à mon sens la preuve d’une nouvelle volonté de vivre de l’Europe, c’est donc la volonté de surmonter nos divisions nationalistes et de libérer par là même le jeu normal et sain de nos diversités. La volonté d’union sera le signe d’une santé renouvelée du corps européen, dans la mesure où elle prendra pour but de fédérer nos différences et non pas de les effacer ni d’uniformiser la vie du continent — car à cela, la technique suffirait bien, si on la laissait proliférer sans freins. La volonté d’union sera saine si elle tend à éliminer le virus du nationalisme et non pas à lui ouvrir un champ d’action plus vaste, aux dimensions du continent transformé en super-nation et doté d’un super-nationalisme.

Je tenais à placer en exergue à mon exposé d’aujourd’hui ces définitions de l’union, situant ainsi d’emblée ma position par rapport aux débats actuels sur l’Europe. Deux conceptions extrêmes s’y affrontent en effet. L’une, qu’on nomme depuis peu « L’Europe des patries » — expression foncièrement impropre —, voudrait s’en tenir à une alliance des États nationaux, gardant intactes leurs souverainetés. C’est la position minimaliste. L’autre, qui est en gros celle du Marché commun, voudrait unifier les nations sur la base d’une totale intégration économique. C’est la position maximaliste. La première insiste avant tout sur les diversités, et la seconde sur l’unité. Je crois que la seule union conforme au génie propre de l’Europe, à son passé, à ses réalités, comme à sa vocation présente, c’est l’union dans la diversité, l’union solide et souple dont la Suisse a mis au point le prototype : et c’est la position fédéraliste.

Discuter les mérites intrinsèques des trois écoles : celle des alliances, celle de l’intégration et celle de la fédération, [p. 47]sortirait de mon propos, qui n’est pas politique, et du cadre de ces leçons.

Il me paraît en revanche indispensable de remonter aux origines de ces tendances de notre esprit, et de rechercher d’où procède la discussion sur l’union de l’Europe qui bat son plein depuis quelques années dans la presse et dans les congrès du continent. (Elle vient même de gagner l’Angleterre sur son île et les États-Unis tout récemment.)

Car il est impossible de comprendre l’enjeu et les motifs des grands débats en cours, sans les replacer tout d’abord dans le contexte de notre histoire. Ils apparaissent au terme provisoire d’une longue évolution, qui a formé la pensée, la sensibilité et les réflexes des Européens, et qui détermine de la sorte leurs résistances instinctives ou leur adhésion enthousiaste aux différentes solutions proposées.

L’idée d’unir ou de fédérer l’Europe n’est pas née d’hier. Elle remonte très précisément au début du xive siècle, si l’on s’en tient aux documents connus. Et il est très remarquable que ses motifs soient demeurés presque les mêmes au cours des siècles. Ce qui est en passe de se réaliser sous nos yeux, d’une manière encore bien imparfaite il est vrai, c’est ce que préconisaient en vain, depuis exactement six siècles et demi, des poètes visionnaires et de grands philosophes et quelques fortes têtes politiques, de Dante à Victor Hugo en passant par Goethe, de Sully à Churchill en passant par Montesquieu, Rousseau et Saint-Simon, et de Leibniz à Nietzsche en passant par Kant.

Pour tous ces hommes, et pour des centaines d’autres que j’ai cités et commentés dans un ouvrage récent — Vingt-huit siècles d’Europe21 —, les motifs impérieux de l’union européenne se ramènent en dernière analyse à quelques thèmes simples et grands, presque toujours coexistants, bien que, selon les époques et les écoles, l’un ou l’autre prenne plus d’importance. Voici donc ces motifs constants.

La paix d’abord, qu’il s’agit d’assurer entre nos peuples, déchirés par des guerres intérieures à l’Europe et cela par le moyen d’une instance d’arbitrage supérieure aux Nations [p. 48]et aux Princes, et réprimant toute ambition d’hégémonie. Ce motif domine tous les autres au Moyen Âge.

Ensuite, la communauté spirituelle et juridique à établir. Déjà présent chez Dante, ce thème devient dominant après la Réforme et tout au long de l’ère absolutiste, ère de la formation des États souverains, du xvie au xviiie siècle.

Enfin, la prospérité générale qu’il faut organiser à l’échelle du continent, non des États. Motif typique de l’ère moderne, de Saint-Simon et Bentham, vers 1800, jusqu’au Marché commun de nos jours.

Le thème de la menace étrangère, ou de la défense commune, que tant d’auteurs modernes estiment indispensable pour éveiller le besoin d’union, est souvent invoqué au cours des âges — le rôle d’épouvantail étant tenu par les Turcs jusqu’au xviiie siècle, puis par les Russes et par le péril jaune au xixe, et finalement par les Deux-Grands-qui-ont-la-bombe. Mais en fait, ce motif de la peur est accessoire, et se révèle d’ailleurs inopérant dans notre histoire. Soit contre les Turcs soit contre les Soviets, il sert de prétexte opportun, il permet de dramatiser la thèse positive que l’on défend, c’est-à-dire la paix, la communauté spirituelle ou la prospérité. C’est surtout un moyen de propagande auprès des princes, plus tard de l’opinion publique.

D’une manière générale, on veut l’union pour surmonter l’anarchie permanente qu’entretiennent les États et les Nations, dès lors qu’ils se déclarent absolument souverains, et ne reconnaissent donc plus l’autorité commune supérieure à leurs intérêts ou à leurs ambitions — qu’ils baptisent droits.

Quant au motif de l’impérialisme — « Partons ensemble à la conquête du monde ! » — je ne le trouve jamais invoqué dans aucun plan ou plaidoyer, à la seule exception de ceux des jacobins. Il a certes inspiré Napoléon, puis Hitler, dans leurs brèves tentatives avortées — une douzaine d’années chacun — pour unifier l’Europe par la force. Mais les prophètes et partisans de l’union fédérale de l’Europe ont toujours soutenu que cette union aurait pour effet, notamment, d’écarter toute tentation impérialiste ou même colonialiste.

[p. 49]Les quatre thèmes principaux (paix, communauté spirituelle, prospérité, défense) sont, je le répète, tous présents à l’esprit de tous les promoteurs que je vais nommer, mais inégalement importants selon les époques : d’où l’évolution des motifs que l’on observe au cours des siècles, et qu’il n’est pas sans intérêt de retracer.

Je passerai donc rapidement en revue les grands noms qui jalonnent cette évolution et les principaux plans d’union qui en illustrent les étapes.

Les deux premiers datent des années 1306 et 1308. L’un est l’œuvre de Dante, c’est le De Monarchia, l’autre d’un conseiller de Philippe le Bel, Pierre Dubois. Tous les deux réagissent à l’anarchie croissante qu’entretiennent en Europe les querelles entre l’Empire et l’Église, les princes, les communes et les innombrables souverainetés régionales, voire déjà nationales avec le roi de France, lequel survient comme un troisième larron dans le conflit entre le pape et l’empereur.

L’idée de Dante est simple : il préconise l’établissement d’une monarchie universelle, seule capable, en bonne logique, d’arbitrer les litiges survenus entre princes « indépendants et égaux », donc n’ayant pas de pouvoir l’un sur l’autre. Chacun d’eux serait maître de son domaine, et chaque royaume ou ville retiendrait ses « lois différentes », adaptées à ses coutumes ; mais « sur les points communs qui intéressent tous les hommes », le genre humain serait gouverné par un seul monarque, et « orienté vers la paix par une seule loi ». Ainsi, sur une Europe que Dante déclare « malade en ses deux intellects et en sa sensibilité », et qu’il décrit comme « un monstre aux multiples têtes qui se perd en efforts contradictoires », reviendrait la paix impériale, assimilée par Dante à la « plénitude des temps » selon saint Paul22.

À l’utopie sublime du poète, exaltant un but inaccessible mais qui ne cessera de hanter les esprits pendant des siècles, s’oppose l’empirisme sans vergogne de l’avocat normand, Pierre Dubois. À la question concrète qu’il pose en ces termes : « Si les cités et les princes ne reconnaissent pas de supérieurs au monde, et s’ils sont en conflit, devant qui doivent-ils plaider ? », Dubois répond : non pas devant le [p. 50]monarque universel, mais bien devant un tribunal européen. Ce tribunal d’arbitrage, formé de trois prélats et de trois laïques « prudents et experts », disposerait de sanctions pénales : le pays récalcitrant serait cerné, isolé, et réduit par la faim ; quant aux trouble-paix individuels, ils seraient déportés : on les enverrait se battre contre les infidèles en Terre sainte — comme une sorte de Légion étrangère — plutôt que de les laisser mettre à feu et à sang la « République chrétienne », lisons européenne23.

Inutile de dire que ce plan ne rencontra guère plus d’écho que l’utopie de Dante. Non qu’il manquât de réalisme, au contraire, comme l’écrit un commentateur : « Il était trop réaliste pour son époque, qui ne l’était guère. »24

Tel est le refrain qui saluera désormais toutes les propositions de paix et d’union, jusqu’à nos jours. (Il faudra la menace de la bombe atomique pour que les peuples et leurs chefs découvrent enfin qu’il pourrait être plus réaliste de s’entraider que de s’entretuer, et que par suite, les promoteurs de plans d’union ne sont pas tous, nécessairement, de doux rêveurs ou de dangereux imbéciles.)

L’idée de Pierre Dubois devait pourtant survivre. Cent-cinquante ans plus tard, en 1462, un pauvre gentilhomme hussite, Georges Podiebrad, devenu roi de Bohême, reprend le flambeau. Il propose aux princes chrétiens et au pape un Traité d’alliance qui est, en vérité, un plan de fédération25 : car il limite expressément les souverainetés tout en garantissant l’autonomie des États membres. Il porte création d’une assemblée — qui siégerait d’abord à Bâle —, d’une cour de justice, d’une procédure d’arbitrage international, d’une force armée commune et d’un budget commun. Tout cela, beaucoup plus progressiste et moderne, on le voit, qu’un projet qui sera proposé cinq-cents ans plus tard, exactement, sous le nom d’Europe des patries, et qui nous ramènerait à une Europe des États souverains, alliance paradoxale en son principe, et dont on peut craindre qu’elle ne soit guère plus facile à réaliser qu’une amicale des misanthropes.

Refusé par le roi de France Louis XI et par le pape Pie II, le plan de Podiebrad n’eut aucune suite. Et pourtant, [p. 51]ce pape n’était autre que le grand Æneas Silvius Piccolomini, qui essayait vainement, dans le même temps, d’organiser une nouvelle croisade — Byzance venait de tomber aux mains des Turcs — et qui avait été le premier à parler de l’Europe comme d’une patrie commune, dans sa mémorable lettre à Mahomet II : « Maintenant, disait-il, c’est en Europe même, c’est-à-dire dans notre patrie, dans notre propre maison, que nous sommes attaqués et tués. »26

Deux siècles passent, et la face de l’Europe a changé : les grandes découvertes, la Réforme et la formation des États, au sens moderne, ont provoqué un vaste remue-ménage — notamment, la guerre de Trente Ans. Le temps est venu de repenser les relations entre les nations, c’est-à-dire entre les princes.

Quatre plans de grande envergure vont contribuer à cet effort de mise en ordre, qui est la devise du xviie siècle. Tous les quatre expriment avec force la vocation fédérale de l’Europe, et la sourde angoisse de l’époque devant les prétentions absolutistes des États. Tous les quatre émanent d’esprits profondément religieux, et donc « œcuméniques » au sens qu’a pris ce terme de nos jours, impliquant le rapprochement des confessions chrétiennes. C’est donc, en plus du motif de la paix, celui de la communauté spirituelle qui les inspire au premier chef. Tous les quatre, enfin, ont passé inaperçus de leurs contemporains, mais ils survivent dans la mémoire humaine aux traités « fédéralistes » de l’époque, rapidement effacés par l’histoire. Ils n’ont cessé d’agir sur l’imagination des créateurs d’institutions européennes, jusqu’à nous.

Ces quatre plans, dans l’ordre chronologique, sont : le Nouveau Cynée d’Émeric Crucé, moine parisien, 1623 ; le Grand dessein de Sully, ministre huguenot d’Henri IV, 1638 ; le Réveil universel d’Amos Comenius, évêque morave, 1645 ; et l’Essai sur la paix présente et future de l’Europe, de William Penn, quaker anglais et fondateur d’État en Amérique, 1692. S’y ajoutera, au début du xviiie siècle, un cinquième plan : le Projet de paix perpétuelle, du trop fameux abbé de Saint-Pierre, 1712.

[p. 52]À franchement dire, ces plans n’améliorent pas sensiblement celui de Podiebrad, bien qu’ils en redécouvrent en partie ou en complètent sur plusieurs points, les mesures principales, dictées par l’examen des faits : tous proposent un Tribunal d’arbitrage supérieur aux États — nous dirions supranational ; une Assemblée, ou Conseil de l’Europe ; des mesures économiques prises à l’échelle du continent ; et une force armée commune, substituée aux armées des Princes. Je vais donc me borner à relever brièvement les traits originaux ou pittoresques qui les caractérisent, respectivement.

Le plus moderne sans nul doute est celui qui parut le premier et qui resta le moins connu : celui d’Émeric Crucé, dont on sait seulement qu’il fut un obscur « moine pédagogue » dans un collège de Paris27. Il se signale entre autres par trois propositions fort étonnantes pour l’époque : 1° englober les Turcs dans la fédération européenne, ce qui équivaudrait aujourd’hui à inviter les Soviétiques à se joindre au Marché commun, voire à l’OTAN ; 2° mettre fin à la guerre des religions, car toutes les religions tendent à la même fin d’adoration et leurs cérémonies se valent donc. « Seul un esprit borné, écrit-il, croit que tous sont tenus de vivre comme lui, et ne prise que ses [propres] coutumes, à la façon de ces niais d’Athènes, qui estimaient la Lune de leur pays meilleure que celle des autres » ; et 3° remplacer la formation militaire par une éducation du peuple pour les sciences et les industries artisanales, et développer un plan de grands travaux européens : canaux joignant « les deux mers », aménagement des territoires en friche, uniformisation des poids et mesures, monnaie commune et suppression des douanes et péages.

Ce plan, d’une étonnante richesse, n’eut pas de suite. Mais Leibniz, bon Européen et œcuméniste lui aussi, le dira et s’en servira…

Le Grand Dessein que le duc de Sully feint d’attribuer à Henri IV, est moins original mais beaucoup plus célèbre : toujours cité, jamais lu, et pour cause. Ce n’est en réalité, à l’origine, qu’un projet purement politique de pacte supranational des princes protestants et catholiques contre la [p. 53]maison de Habsbourg ; mais ses éléments sont épars dans les milliers de pages des Mémoires des sages et royales oeconomies28, rédigés bien après la mort du roi, par quatre secrétaires qui s’adressent au duc à la deuxième personne du pluriel — vous arrivâtes, vous dîtes, vous fûtes reçu… — et qui lui racontent ainsi sa propre vie. Le plan prévoit — autant qu’on peut le reconstituer — des conseils provinciaux et un Conseil général de l’Europe, limitant la souveraineté des États et garantissant la liberté du commerce. Son mérite historique est d’avoir attaché le prestige d’un grand roi à un beau titre, « le Grand Dessein », qui sera repris et invoqué par d’innombrables partisans de l’union, de William Penn et de l’abbé de Saint-Pierre jusqu’à Churchill.

Du Réveil universel de Comenius29, fondateur de la pédagogie moderne, précurseur visionnaire du mouvement œcuménique et de la fédération mondiale, retenons le projet grandiose d’un triple tribunal supérieur aux États : celui des lettrés, ou « Conseil de la lumière », celui des ecclésiastiques ou « Consistoire », et celui des hommes politiques, ou « Cour de justice ». Et citons cette phrase mémorable : « La lumière doit être apportée aux autres peuples au nom de notre patrie européenne ; et c’est pourquoi nous devons tout d’abord nous unir entre nous ; car, nous autres Européens, nous devons être considérés comme des voyageurs embarqués sur un seul et même navire. » (Ceci fut écrit, je le rappelle, il y a plus de trois-cents ans.)

De l’Essay de William Penn30, fondateur, gouverneur et presque roi de la Pennsylvanie, relevons surtout le pacifisme intransigeant, le sens pratique et le souci de l’économie. Il propose lui aussi, comme Crucé, que l’on enseigne à la jeunesse « la mécanique, la connaissance de la nature, la culture des arts utiles et agréables, et la connaissance du monde où ils sont nés », plutôt que le maniement des armes. Il demande un passeport européen. Et il suggère que la salle des séances de la Diète européenne soit ronde, et non carrée, et percée d’autant de portes qu’il y aura de délégations, cela pour éviter les discussions de préséances…

[p. 54]Et enfin, du Projet de paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre31, surtout célèbre pour les railleries qu’il provoqua pendant tout le xviiie siècle, et qui n’apporte en six volumes médiocrement écrits pas grand-chose de neuf, sinon la proposition de commencer l’union de l’Europe par un congrès réuni à La Haye — ce qui se fera effectivement 236 ans plus tard — retenons ce jugement de Rousseau : « Si le projet demeure sans exécution, ce n’est pas qu’il soit chimérique ; c’est que les hommes sont insensés, et que c’est une sorte de folie que d’être sage au milieu des fous. »32

Certains de ces plans devinrent célèbres, comme celui de Sully, certains furent beaucoup lus, comme celui de Saint-Pierre, mais aucun n’entraîna la moindre suite pratique.

Tournons la page du xviiie siècle cosmopolite — Montesquieu, Voltaire et Wieland croient l’Europe faite, parce qu’elle l’est dans leurs esprits et doit donc exister en raison — et passons à la Révolution française. L’un de ses orateurs d’extrême gauche, Anacharsis Cloots, dépose en 1792 sur la tribune de la Convention, un projet de République universelle dont la commune de Paris serait le centre omnipotent. Curieuse réplique laïque de la monarchie universelle de Dante, à la différence près que cette utopie devrait être imposée au genre humain, précise Cloots, par « la guerre ! la guerre ! cri de tous les patriotes répandus sur la surface de l’Europe ». À cette croisade dont la devise serait « Les jacobins partout ! », répond le projet tout contraire d’un Anglais, d’ailleurs décrété citoyen français par la même Convention, le célèbre économiste Jeremy Bentham : c’est un projet de paix perpétuelle33. Il demande d’une part une Europe neutre, armée et unie, sur le modèle de la « Ligue helvétique », d’autre part l’abandon par la France et la Grande-Bretagne de toutes leurs coûteuses « dépendances d’outre-mer », ainsi que l’on nommait alors les colonies. Ce plan, faut-il le dire, resta sans suite…

Un peu plus tard, le comte Henri de Saint-Simon, précurseur du socialisme et des grands travaux industriels — le canal de Suez sera fait par ses disciples — propose lui aussi dans son projet d’Organisation de la société européenne34, [p. 55]la fusion des intérêts franco-anglais et la création d’un parlement européen élu par les élites professionnelles et « placé au-dessus de tous les gouvernements nationaux ». Saint-Simon est le véritable ancêtre du Marché commun, en ceci que, pour lui, l’union doit naître de la « force coactive » des institutions économiques, force qui « concerte les mouvements, rend les intérêts communs et les engagements solides ».

Mais le siècle, une fois de plus, n’est pas assez réaliste pour comprendre un message aussi précis, un message d’ingénieur politique. L’âge industriel, inauguré par l’espérance libertaire des démocrates, verra naître en fait les nationalismes populaires, propagés et surtout provoqués par la conquête napoléonienne. À l’idéal du Saint-Empire et de la Sainte-Alliance des rois de Metternich, il substitue l’idée de la « Sainte-Alliance des peuples » de Béranger. Mais ce sont les États-nations qui mangeront les marrons ainsi tirés du feu par les Mazzini, Garibaldi, Fourier, Heine, Lamartine et Mickiewicz, tous partisans d’États-Unis d’Europe basés sur la volonté des peuples, chantés par les poètes aux larges vues, mais exploités par les politiciens aux courtes ruses. D’innombrables congrès européens remplissent le xixe siècle. Ils n’aboutissent exactement à rien. Mais nous y retrouvons, pendant vingt ans, environné d’un long tonnerre d’acclamations, Victor Hugo, ce poète qu’il faut saluer comme le plus grand lyrique de l’idéal d’union européenne.

Voici d’abord un extrait du discours qu’il prononce à l’Assemblée législative française en 1851 ; je cite le journal officiel :

M. Hugo. — Le premier peuple du monde a fait trois révolutions comme les dieux d’Homère faisaient trois pas. Ces trois révolutions qui n’en font qu’une, ce n’est pas une révolution locale, c’est la révolution humaine…

Après de longues épreuves, cette révolution a enfanté en France la république… Le peuple français a taillé dans un granit indestructible et posé au milieu même du continent monarchique [p. 56]la première assise de cet immense édifice de l’avenir, qui s’appellera un jour les États-Unis d’Europe !

M. de Montalembert. — Les États-Unis d’Europe ! C’est trop fort. Hugo est fou.

M. Molé. — Les États-Unis d’Europe ! Voilà une idée ! Quelle extravagance !

M. Quentin-Bauchard. — Ces poètes !35

Hugo, nullement impressionné par ces nigauds, avait prévu leurs réactions. Mieux que bien des nationalistes, il se rappelait l’histoire réelle de sa nation. Deux ans plus tôt, au congrès de la Paix réuni à Paris, il s’était écrié :

Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces se sont fondues dans la France. Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées. Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le véritable arbitrage d’un grand sénat souverain qui sera à l’Europe ce que le parlement est à l’Angleterre, ce que la diète est à l’Allemagne, ce que l’assemblée législative est à la France !… Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d’Amérique, les États-Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies, défrichant le globe, colonisant les déserts, améliorant la création sous le regard du Créateur…36

En 1868, paraissait la grande prédiction de Proudhon : « Le xxe siècle ouvrira l’ère des fédérations, ou l’humanité recommencera un purgatoire de mille ans. »37 Un an plus tôt, Hugo avait écrit :

Au xxe siècle, il y aura une nation extraordinaire. Cette nation sera grande, ce qui ne l’empêchera pas d’être libre. Elle sera illustre, riche, pensante, pacifique, cordiale au reste de [p. 57]l’humanité. Elle aura la gravité douce d’une aînée. […] Cette nation aura pour capitale Paris, et ne s’appellera point la France ; elle s’appellera l’Europe. Elle s’appellera l’Europe au xxe siècle et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s’appellera l’Humanité. L’Humanité, nation définitive, et dès à présent entrevue par les penseurs, ces contemplateurs des pénombres ; mais ce à quoi assiste le xixe siècle, c’est à la formation de l’Europe.38

Hugo, hélas, avançait de cent ans sur l’histoire. Car le xixe siècle, en fait, vit au contraire le triomphe du principe nationalitaire — comme disait Mazzini — bientôt transformé en nationalisme étatique et chauvin, puis autarcique. Vers la fin du siècle, tous les bons observateurs de cette évolution, Jacob Burckhardt, mais aussi Dostoïevski, Ernest Renan mais aussi Nietzsche, prédisent le pire. Nietzsche écrit dans la Volonté de Puissance : « Un peu d’air pur ! Il ne faut pas que cet absurde état de l’Europe dure plus longtemps ! Y a-t-il une pensée quelconque derrière ce nationalisme de bêtes à cornes ? À présent que tout s’oriente vers de plus larges intérêts communs, à quoi rime d’exciter ces égoïsmes galeux ? » Il croyait pouvoir constater que « chez tous les esprits étendus et profonds de ce siècle, l’œuvre commune de l’âme consiste à préparer et à anticiper cette nouvelle synthèse : l’Europe une, l’Européen de l’avenir »39. Mais en même temps, il dénonçait la « paralysie de la volonté », maladie dont l’Europe risquait de mourir, et dont seule la Russie lui paraissait rester indemne, attendant son heure…

Enfin, Georges Sorel, dans un de ses Propos datés de 1912 :

L’Europe, ce cimetière, est peuplée par des peuples qui chantent avant d’aller s’entretuer. Les Français et les Allemands chanteront bientôt.40

On sait la suite. Car cette fois-ci, il y en eut une !

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Paul Valéry pouvait écrire :

Tout ne s’est pas perdu, mais tout s’est senti périr… Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.41

L’Europe avait touché le fond, une première fois. C’est de ce moment-là que date la renaissance des plans d’union [p. 58]— la Paneurope du comte Coudenhove-Kalergi puis d’Aristide Briand et d’Alexis Léger, entre 1923 et 193242. Et c’est au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale que s’organise une action politique, économique et culturelle, bien décidée à transformer en réalités immédiates une attente frustrée depuis plus de six siècles.

Le temps des plans qui n’ont pas eu de suite est révolu. Désormais, tout s’enchaîne et s’entraîne : chaque pas nouveau devient indispensable pour assurer le précédent. Voici la succession rapide des événements.

Au printemps 1944, se réunissent clandestinement dans une villa de Genève, et à quatre reprises, des militants de la Résistance de neuf pays européens. Ils élaborent une déclaration commune, constatant la solidarité qui unit les peuples en lutte contre l’oppression nazie. Ils désignent les buts moraux, sociaux, économiques et politiques d’une union de leurs pays et ils déclarent :

Ces buts ne peuvent être atteints que si les divers pays du monde acceptent de dépasser le dogme de la souveraineté absolue des États en s’intégrant dans une unique organisation fédérale.

La paix européenne est la clé de voûte de la paix du monde. En effet, dans l’espace d’une seule génération, l’Europe a été l’épicentre de deux conflits mondiaux qui ont eu avant tout pour origine l’existence sur ce continent de trente États souverains. Il importe de remédier à cette anarchie par la création d’une Union fédérale entre les peuples européens.43

Vous avez reconnu, dans ce langage, les principaux motifs des Plans que j’ai cités. Rien de nouveau, sinon ceci, qui est décisif : nous n’avons plus affaire à des voix isolées, à vingt ou cent années de distance l’une de l’autre, parlant dans le désert et pour l’avenir, mais à des groupes de militants en plein combat ; et non plus à des vœux, mais à des volontés.

Ces idées et ces volontés vont agir, dès la guerre finie. Il en naît, dans tous nos pays, un foisonnement de petits groupes, associations, mouvements et ligues fédéralistes. Leurs chefs rassemblés à Montreux à l’automne 194744 décident de convoquer pour le printemps suivant, [p. 59]des états généraux de l’Europe. Churchill vient de faire à Zurich son célèbre discours appelant à l’union tous les peuples du continent (sauf les Anglais)45. On lui offrira la présidence.

Et c’est ainsi que de la conjonction d’une vingtaine de mouvements fédéralistes ou unionistes, de quelques grands hommes politiques, et de plus de 800 députés, dirigeants syndicalistes, intellectuels et économistes — conjonction combien difficile et improbable, pourtant réalisée en quelques mois par un extraordinaire animateur, le Polonais Joseph Retinger46 — résulte le Congrès de l’Europe, qui se réunit à La Haye au mois de mai 1948.

Tout est parti de là, on ne le dira jamais assez. Car le congrès de La Haye est la synthèse vivante des grands motifs traditionnels d’union représentés en fait par ses trois commissions : la politique, l’économique et la culturelle, c’est-à-dire la paix par la fédération, jugulant l’anarchie des États souverains ; la prospérité par une économie à la fois libérée et organisée ; et la communauté spirituelle, par le rassemblement des forces vives de la culture, au-delà des frontières et des nationalismes. Il est remarquable que le quatrième motif, presque toujours invoqué jusque-là, celui de la défense commune, soit totalement absent des débats et du Manifeste final47.

Tout est parti de La Haye, je le répète car, de chacun des trois motifs retenus et rassemblés par le Congrès, donc de chacune des commissions qui le composent, vont sortir, en quelques années, trois grandes lignées d’institutions aujourd’hui solidement établies, donc trois succès, — tandis que du motif de la défense, non retenu à La Haye, ne sortira qu’un échec, celui de la CED, en 1954.

(Soit dit en passant : s’il était vrai que la peur de Staline et de l’impérialisme communiste ait été, comme on le répète, le vrai moteur de notre union, son fédérateur par l’angoisse, la première institution européenne acceptée eût été, eût dû être logiquement la CED : or c’est en fait la seule qui ait été refusée.)

Voici donc ce qui s’est réalisé.

[p. 60]La commission politique de La Haye avait demandé l’institution d’un Conseil de l’Europe, doté d’une Cour des droits de l’Homme et d’une Assemblée européenne. Neuf mois plus tard, le Conseil de l’Europe et la Cour sont créés. Puis l’Assemblée (seulement consultative, hélas) est inaugurée à Strasbourg.

La commission économique avait demandé la création d’institutions communes, permettant la fusion des intérêts essentiels de nos nations : production industrielle, législation sociale, tarifs douaniers, liberté des échanges. Deux ans plus tard, Robert Schuman et Jean Monnet proposent et font accepter la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier, ou CECA, à laquelle viendront s’ajouter, dès 1957, l’Euratom et le Marché commun, aujourd’hui en pleine expansion.

La commission culturelle, enfin, avait demandé l’institution d’un Centre européen de la culture. Et celui-ci se crée à Genève, dès 1949, tandis qu’on voit depuis une douzaine d’années se multiplier autour de lui, bien souvent grâce à lui, parfois sans lui, et même quelquefois contre lui — mais ainsi le veut le pluralisme européen, vrai fondement de notre unité — plus d’une centaine d’instituts, associations, maisons de l’Europe et fondations48, qui se proposent tous et toutes de réveiller et d’entretenir le sentiment de notre commune appartenance à l’aventure spirituelle de l’Europe.

Le mouvement vers l’union paraît irréversible au plan économique, où déjà les ententes industrielles spontanées anticipent sur les buts fort prudents des traités. Il semble bien que cet élan doive trouver sous peu son couronnement politique, dans quelque forme d’association, d’intégration ou de fédération. Enfin, grâce aux efforts multipliés d’une trentaine d’Instituts universitaires d’études européennes et de vastes groupements éducatifs, tels que l’Association européenne des enseignants, qui agit au niveau de l’école primaire et secondaire, dans une dizaine de nos pays, le sens de l’union s’enracine dans les nouvelles générations. Progrès décisif ! Car c’est ainsi seulement que la construction de l’Europe peut trouver son assise populaire ; c’est ainsi seulement [p. 61]que pourra s’opérer la transmutation indispensable de la volonté militante de quelques groupes en consentement raisonné du grand nombre. Aujourd’hui, l’Europe des cadres. Demain, l’Europe des peuples !

Tout ceci s’est passé en une quinzaine d’années, durant lesquelles les militants de l’Europe unie n’ont cessé de se plaindre de l’indifférence qui répondait à leurs appels, et de la lenteur scandaleuse des progrès vers la fédération ! Cette impatience est nécessaire. C’est l’une des conditions vitales de l’action et de la volonté d’action. Une autre condition est de savoir où l’on va, donc de mesurer d’où l’on vient. J’ai tenté de vous rappeler, par mon survol rapide de six siècles et demi de frustration, les origines lointaines et les motifs constants du mouvement vers l’union qui s’amorce et s’accélère sous nos yeux. Je voudrais vous montrer, dans ma dernière leçon, vers quoi ce grand mouvement nous mène, peut nous mener, doit nous mener. Et je crois que c’est vers le monde, vers l’unité finale du genre humain, dans le sens de la vraie vocation de l’Europe.

[p. 45]

III. L’Europe s’unit

Les organes vitaux de notre société, pris un à un, me paraissent donc en assez bon état. Reste à savoir si le sujet Europe possède encore une volonté de vivre suffisante pour remplir les fonctions nouvelles qui lui sont assignées désormais, dans le monde.

Je voudrais vous montrer aujourd’hui que la volonté de vivre de l’Europe signifie, pratiquement : volonté de s’unir.

Remarquez que cette thèse ne va pas de soi. Il peut sembler qu’il y ait contradiction entre mon constat de santé, et le besoin d’union. En effet, si tout va bien, pourquoi s’unir ? Les peuples n’éprouvent ce besoin qu’en temps de crise, pour réagir contre des maux internes ou contre un péril extérieur. L’union n’est pas un but en soi, c’est le moyen d’un but qui est de survivre ou de mieux vivre ; c’est même pratiquement un remède ; or qui parle de remède parle de maladie. Quelle est alors la maladie qui affecte cette Europe dont les organes sont bons ? Je la crois d’origine psychique. Dans l’ensemble, elle consiste a transformer nos vivantes et vitales diversités en divisions rigides et morbides — divisions politiques, puis économiques, et qui finissent par s’attaquer même à cette base commune de nos diversités : l’unité de notre culture traditionnelle et créatrice. En bref, cette maladie peut être désignée par le terme de nationalisme, qui est la prétention des États à la souveraineté absolue, dans laquelle ils enferment leur économie, leur culture même, mais hélas pas toujours leurs soldats. Car c’est bien par la [p. 46]faute des nationalismes exaspérés que l’Europe a failli périr à deux reprises dans la première moitié de notre siècle. Et c’est aussi ce mal, disséminé par nous sur plusieurs continents naguère colonisés, qui cause les fièvres et les poussées de haine contre l’Europe que subissent depuis quelques années tant de pays neufs de l’Afrique, du monde arabe et de l’Asie.

La volonté d’union qui, si elle se vérifie, fournirait à mon sens la preuve d’une nouvelle volonté de vivre de l’Europe, c’est donc la volonté de surmonter nos divisions nationalistes et de libérer par là même le jeu normal et sain de nos diversités. La volonté d’union sera le signe d’une santé renouvelée du corps européen, dans la mesure où elle prendra pour but de fédérer nos différences et non pas de les effacer ni d’uniformiser la vie du continent — car à cela, la technique suffirait bien, si on la laissait proliférer sans freins. La volonté d’union sera saine si elle tend à éliminer le virus du nationalisme et non pas à lui ouvrir un champ d’action plus vaste, aux dimensions du continent transformé en super-nation et doté d’un super-nationalisme.

Je tenais à placer en exergue à mon exposé d’aujourd’hui ces définitions de l’union, situant ainsi d’emblée ma position par rapport aux débats actuels sur l’Europe. Deux conceptions extrêmes s’y affrontent en effet. L’une, qu’on nomme depuis peu « L’Europe des patries » — expression foncièrement impropre —, voudrait s’en tenir à une alliance des États nationaux, gardant intactes leurs souverainetés. C’est la position minimaliste. L’autre, qui est en gros celle du Marché commun, voudrait unifier les nations sur la base d’une totale intégration économique. C’est la position maximaliste. La première insiste avant tout sur les diversités, et la seconde sur l’unité. Je crois que la seule union conforme au génie propre de l’Europe, à son passé, à ses réalités, comme à sa vocation présente, c’est l’union dans la diversité, l’union solide et souple dont la Suisse a mis au point le prototype : et c’est la position fédéraliste.

Discuter les mérites intrinsèques des trois écoles : celle des alliances, celle de l’intégration et celle de la fédération, [p. 47]sortirait de mon propos, qui n’est pas politique, et du cadre de ces leçons.

Il me paraît en revanche indispensable de remonter aux origines de ces tendances de notre esprit, et de rechercher d’où procède la discussion sur l’union de l’Europe qui bat son plein depuis quelques années dans la presse et dans les congrès du continent. (Elle vient même de gagner l’Angleterre sur son île et les États-Unis tout récemment.)

Car il est impossible de comprendre l’enjeu et les motifs des grands débats en cours, sans les replacer tout d’abord dans le contexte de notre histoire. Ils apparaissent au terme provisoire d’une longue évolution, qui a formé la pensée, la sensibilité et les réflexes des Européens, et qui détermine de la sorte leurs résistances instinctives ou leur adhésion enthousiaste aux différentes solutions proposées.

L’idée d’unir ou de fédérer l’Europe n’est pas née d’hier. Elle remonte très précisément au début du xive siècle, si l’on s’en tient aux documents connus. Et il est très remarquable que ses motifs soient demeurés presque les mêmes au cours des siècles. Ce qui est en passe de se réaliser sous nos yeux, d’une manière encore bien imparfaite il est vrai, c’est ce que préconisaient en vain, depuis exactement six siècles et demi, des poètes visionnaires et de grands philosophes et quelques fortes têtes politiques, de Dante à Victor Hugo en passant par Goethe, de Sully à Churchill en passant par Montesquieu, Rousseau et Saint-Simon, et de Leibniz à Nietzsche en passant par Kant.

Pour tous ces hommes, et pour des centaines d’autres que j’ai cités et commentés dans un ouvrage récent — Vingt-huit siècles d’Europe21 —, les motifs impérieux de l’union européenne se ramènent en dernière analyse à quelques thèmes simples et grands, presque toujours coexistants, bien que, selon les époques et les écoles, l’un ou l’autre prenne plus d’importance. Voici donc ces motifs constants.

La paix d’abord, qu’il s’agit d’assurer entre nos peuples, déchirés par des guerres intérieures à l’Europe et cela par le moyen d’une instance d’arbitrage supérieure aux Nations [p. 48]et aux Princes, et réprimant toute ambition d’hégémonie. Ce motif domine tous les autres au Moyen Âge.

Ensuite, la communauté spirituelle et juridique à établir. Déjà présent chez Dante, ce thème devient dominant après la Réforme et tout au long de l’ère absolutiste, ère de la formation des États souverains, du xvie au xviiie siècle.

Enfin, la prospérité générale qu’il faut organiser à l’échelle du continent, non des États. Motif typique de l’ère moderne, de Saint-Simon et Bentham, vers 1800, jusqu’au Marché commun de nos jours.

Le thème de la menace étrangère, ou de la défense commune, que tant d’auteurs modernes estiment indispensable pour éveiller le besoin d’union, est souvent invoqué au cours des âges — le rôle d’épouvantail étant tenu par les Turcs jusqu’au xviiie siècle, puis par les Russes et par le péril jaune au xixe, et finalement par les Deux-Grands-qui-ont-la-bombe. Mais en fait, ce motif de la peur est accessoire, et se révèle d’ailleurs inopérant dans notre histoire. Soit contre les Turcs soit contre les Soviets, il sert de prétexte opportun, il permet de dramatiser la thèse positive que l’on défend, c’est-à-dire la paix, la communauté spirituelle ou la prospérité. C’est surtout un moyen de propagande auprès des princes, plus tard de l’opinion publique.

D’une manière générale, on veut l’union pour surmonter l’anarchie permanente qu’entretiennent les États et les Nations, dès lors qu’ils se déclarent absolument souverains, et ne reconnaissent donc plus l’autorité commune supérieure à leurs intérêts ou à leurs ambitions — qu’ils baptisent droits.

Quant au motif de l’impérialisme — « Partons ensemble à la conquête du monde ! » — je ne le trouve jamais invoqué dans aucun plan ou plaidoyer, à la seule exception de ceux des jacobins. Il a certes inspiré Napoléon, puis Hitler, dans leurs brèves tentatives avortées — une douzaine d’années chacun — pour unifier l’Europe par la force. Mais les prophètes et partisans de l’union fédérale de l’Europe ont toujours soutenu que cette union aurait pour effet, notamment, d’écarter toute tentation impérialiste ou même colonialiste.

[p. 49]Les quatre thèmes principaux (paix, communauté spirituelle, prospérité, défense) sont, je le répète, tous présents à l’esprit de tous les promoteurs que je vais nommer, mais inégalement importants selon les époques : d’où l’évolution des motifs que l’on observe au cours des siècles, et qu’il n’est pas sans intérêt de retracer.

Je passerai donc rapidement en revue les grands noms qui jalonnent cette évolution et les principaux plans d’union qui en illustrent les étapes.

Les deux premiers datent des années 1306 et 1308. L’un est l’œuvre de Dante, c’est le De Monarchia, l’autre d’un conseiller de Philippe le Bel, Pierre Dubois. Tous les deux réagissent à l’anarchie croissante qu’entretiennent en Europe les querelles entre l’Empire et l’Église, les princes, les communes et les innombrables souverainetés régionales, voire déjà nationales avec le roi de France, lequel survient comme un troisième larron dans le conflit entre le pape et l’empereur.

L’idée de Dante est simple : il préconise l’établissement d’une monarchie universelle, seule capable, en bonne logique, d’arbitrer les litiges survenus entre princes « indépendants et égaux », donc n’ayant pas de pouvoir l’un sur l’autre. Chacun d’eux serait maître de son domaine, et chaque royaume ou ville retiendrait ses « lois différentes », adaptées à ses coutumes ; mais « sur les points communs qui intéressent tous les hommes », le genre humain serait gouverné par un seul monarque, et « orienté vers la paix par une seule loi ». Ainsi, sur une Europe que Dante déclare « malade en ses deux intellects et en sa sensibilité », et qu’il décrit comme « un monstre aux multiples têtes qui se perd en efforts contradictoires », reviendrait la paix impériale, assimilée par Dante à la « plénitude des temps » selon saint Paul22.

À l’utopie sublime du poète, exaltant un but inaccessible mais qui ne cessera de hanter les esprits pendant des siècles, s’oppose l’empirisme sans vergogne de l’avocat normand, Pierre Dubois. À la question concrète qu’il pose en ces termes : « Si les cités et les princes ne reconnaissent pas de supérieurs au monde, et s’ils sont en conflit, devant qui doivent-ils plaider ? », Dubois répond : non pas devant le [p. 50]monarque universel, mais bien devant un tribunal européen. Ce tribunal d’arbitrage, formé de trois prélats et de trois laïques « prudents et experts », disposerait de sanctions pénales : le pays récalcitrant serait cerné, isolé, et réduit par la faim ; quant aux trouble-paix individuels, ils seraient déportés : on les enverrait se battre contre les infidèles en Terre sainte — comme une sorte de Légion étrangère — plutôt que de les laisser mettre à feu et à sang la « République chrétienne », lisons européenne23.

Inutile de dire que ce plan ne rencontra guère plus d’écho que l’utopie de Dante. Non qu’il manquât de réalisme, au contraire, comme l’écrit un commentateur : « Il était trop réaliste pour son époque, qui ne l’était guère. »24

Tel est le refrain qui saluera désormais toutes les propositions de paix et d’union, jusqu’à nos jours. (Il faudra la menace de la bombe atomique pour que les peuples et leurs chefs découvrent enfin qu’il pourrait être plus réaliste de s’entraider que de s’entretuer, et que par suite, les promoteurs de plans d’union ne sont pas tous, nécessairement, de doux rêveurs ou de dangereux imbéciles.)

L’idée de Pierre Dubois devait pourtant survivre. Cent-cinquante ans plus tard, en 1462, un pauvre gentilhomme hussite, Georges Podiebrad, devenu roi de Bohême, reprend le flambeau. Il propose aux princes chrétiens et au pape un Traité d’alliance qui est, en vérité, un plan de fédération25 : car il limite expressément les souverainetés tout en garantissant l’autonomie des États membres. Il porte création d’une assemblée — qui siégerait d’abord à Bâle —, d’une cour de justice, d’une procédure d’arbitrage international, d’une force armée commune et d’un budget commun. Tout cela, beaucoup plus progressiste et moderne, on le voit, qu’un projet qui sera proposé cinq-cents ans plus tard, exactement, sous le nom d’Europe des patries, et qui nous ramènerait à une Europe des États souverains, alliance paradoxale en son principe, et dont on peut craindre qu’elle ne soit guère plus facile à réaliser qu’une amicale des misanthropes.

Refusé par le roi de France Louis XI et par le pape Pie II, le plan de Podiebrad n’eut aucune suite. Et pourtant, [p. 51]ce pape n’était autre que le grand Æneas Silvius Piccolomini, qui essayait vainement, dans le même temps, d’organiser une nouvelle croisade — Byzance venait de tomber aux mains des Turcs — et qui avait été le premier à parler de l’Europe comme d’une patrie commune, dans sa mémorable lettre à Mahomet II : « Maintenant, disait-il, c’est en Europe même, c’est-à-dire dans notre patrie, dans notre propre maison, que nous sommes attaqués et tués. »26

Deux siècles passent, et la face de l’Europe a changé : les grandes découvertes, la Réforme et la formation des États, au sens moderne, ont provoqué un vaste remue-ménage — notamment, la guerre de Trente Ans. Le temps est venu de repenser les relations entre les nations, c’est-à-dire entre les princes.

Quatre plans de grande envergure vont contribuer à cet effort de mise en ordre, qui est la devise du xviie siècle. Tous les quatre expriment avec force la vocation fédérale de l’Europe, et la sourde angoisse de l’époque devant les prétentions absolutistes des États. Tous les quatre émanent d’esprits profondément religieux, et donc « œcuméniques » au sens qu’a pris ce terme de nos jours, impliquant le rapprochement des confessions chrétiennes. C’est donc, en plus du motif de la paix, celui de la communauté spirituelle qui les inspire au premier chef. Tous les quatre, enfin, ont passé inaperçus de leurs contemporains, mais ils survivent dans la mémoire humaine aux traités « fédéralistes » de l’époque, rapidement effacés par l’histoire. Ils n’ont cessé d’agir sur l’imagination des créateurs d’institutions européennes, jusqu’à nous.

Ces quatre plans, dans l’ordre chronologique, sont : le Nouveau Cynée d’Émeric Crucé, moine parisien, 1623 ; le Grand dessein de Sully, ministre huguenot d’Henri IV, 1638 ; le Réveil universel d’Amos Comenius, évêque morave, 1645 ; et l’Essai sur la paix présente et future de l’Europe, de William Penn, quaker anglais et fondateur d’État en Amérique, 1692. S’y ajoutera, au début du xviiie siècle, un cinquième plan : le Projet de paix perpétuelle, du trop fameux abbé de Saint-Pierre, 1712.

[p. 52]À franchement dire, ces plans n’améliorent pas sensiblement celui de Podiebrad, bien qu’ils en redécouvrent en partie ou en complètent sur plusieurs points, les mesures principales, dictées par l’examen des faits : tous proposent un Tribunal d’arbitrage supérieur aux États — nous dirions supranational ; une Assemblée, ou Conseil de l’Europe ; des mesures économiques prises à l’échelle du continent ; et une force armée commune, substituée aux armées des Princes. Je vais donc me borner à relever brièvement les traits originaux ou pittoresques qui les caractérisent, respectivement.

Le plus moderne sans nul doute est celui qui parut le premier et qui resta le moins connu : celui d’Émeric Crucé, dont on sait seulement qu’il fut un obscur « moine pédagogue » dans un collège de Paris27. Il se signale entre autres par trois propositions fort étonnantes pour l’époque : 1° englober les Turcs dans la fédération européenne, ce qui équivaudrait aujourd’hui à inviter les Soviétiques à se joindre au Marché commun, voire à l’OTAN ; 2° mettre fin à la guerre des religions, car toutes les religions tendent à la même fin d’adoration et leurs cérémonies se valent donc. « Seul un esprit borné, écrit-il, croit que tous sont tenus de vivre comme lui, et ne prise que ses [propres] coutumes, à la façon de ces niais d’Athènes, qui estimaient la Lune de leur pays meilleure que celle des autres » ; et 3° remplacer la formation militaire par une éducation du peuple pour les sciences et les industries artisanales, et développer un plan de grands travaux européens : canaux joignant « les deux mers », aménagement des territoires en friche, uniformisation des poids et mesures, monnaie commune et suppression des douanes et péages.

Ce plan, d’une étonnante richesse, n’eut pas de suite. Mais Leibniz, bon Européen et œcuméniste lui aussi, le dira et s’en servira…

Le Grand Dessein que le duc de Sully feint d’attribuer à Henri IV, est moins original mais beaucoup plus célèbre : toujours cité, jamais lu, et pour cause. Ce n’est en réalité, à l’origine, qu’un projet purement politique de pacte supranational des princes protestants et catholiques contre la [p. 53]maison de Habsbourg ; mais ses éléments sont épars dans les milliers de pages des Mémoires des sages et royales oeconomies28, rédigés bien après la mort du roi, par quatre secrétaires qui s’adressent au duc à la deuxième personne du pluriel — vous arrivâtes, vous dîtes, vous fûtes reçu… — et qui lui racontent ainsi sa propre vie. Le plan prévoit — autant qu’on peut le reconstituer — des conseils provinciaux et un Conseil général de l’Europe, limitant la souveraineté des États et garantissant la liberté du commerce. Son mérite historique est d’avoir attaché le prestige d’un grand roi à un beau titre, « le Grand Dessein », qui sera repris et invoqué par d’innombrables partisans de l’union, de William Penn et de l’abbé de Saint-Pierre jusqu’à Churchill.

Du Réveil universel de Comenius29, fondateur de la pédagogie moderne, précurseur visionnaire du mouvement œcuménique et de la fédération mondiale, retenons le projet grandiose d’un triple tribunal supérieur aux États : celui des lettrés, ou « Conseil de la lumière », celui des ecclésiastiques ou « Consistoire », et celui des hommes politiques, ou « Cour de justice ». Et citons cette phrase mémorable : « La lumière doit être apportée aux autres peuples au nom de notre patrie européenne ; et c’est pourquoi nous devons tout d’abord nous unir entre nous ; car, nous autres Européens, nous devons être considérés comme des voyageurs embarqués sur un seul et même navire. » (Ceci fut écrit, je le rappelle, il y a plus de trois-cents ans.)

De l’Essay de William Penn30, fondateur, gouverneur et presque roi de la Pennsylvanie, relevons surtout le pacifisme intransigeant, le sens pratique et le souci de l’économie. Il propose lui aussi, comme Crucé, que l’on enseigne à la jeunesse « la mécanique, la connaissance de la nature, la culture des arts utiles et agréables, et la connaissance du monde où ils sont nés », plutôt que le maniement des armes. Il demande un passeport européen. Et il suggère que la salle des séances de la Diète européenne soit ronde, et non carrée, et percée d’autant de portes qu’il y aura de délégations, cela pour éviter les discussions de préséances…

[p. 54]Et enfin, du Projet de paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre31, surtout célèbre pour les railleries qu’il provoqua pendant tout le xviiie siècle, et qui n’apporte en six volumes médiocrement écrits pas grand-chose de neuf, sinon la proposition de commencer l’union de l’Europe par un congrès réuni à La Haye — ce qui se fera effectivement 236 ans plus tard — retenons ce jugement de Rousseau : « Si le projet demeure sans exécution, ce n’est pas qu’il soit chimérique ; c’est que les hommes sont insensés, et que c’est une sorte de folie que d’être sage au milieu des fous. »32

Certains de ces plans devinrent célèbres, comme celui de Sully, certains furent beaucoup lus, comme celui de Saint-Pierre, mais aucun n’entraîna la moindre suite pratique.

Tournons la page du xviiie siècle cosmopolite — Montesquieu, Voltaire et Wieland croient l’Europe faite, parce qu’elle l’est dans leurs esprits et doit donc exister en raison — et passons à la Révolution française. L’un de ses orateurs d’extrême gauche, Anacharsis Cloots, dépose en 1792 sur la tribune de la Convention, un projet de République universelle dont la commune de Paris serait le centre omnipotent. Curieuse réplique laïque de la monarchie universelle de Dante, à la différence près que cette utopie devrait être imposée au genre humain, précise Cloots, par « la guerre ! la guerre ! cri de tous les patriotes répandus sur la surface de l’Europe ». À cette croisade dont la devise serait « Les jacobins partout ! », répond le projet tout contraire d’un Anglais, d’ailleurs décrété citoyen français par la même Convention, le célèbre économiste Jeremy Bentham : c’est un projet de paix perpétuelle33. Il demande d’une part une Europe neutre, armée et unie, sur le modèle de la « Ligue helvétique », d’autre part l’abandon par la France et la Grande-Bretagne de toutes leurs coûteuses « dépendances d’outre-mer », ainsi que l’on nommait alors les colonies. Ce plan, faut-il le dire, resta sans suite…

Un peu plus tard, le comte Henri de Saint-Simon, précurseur du socialisme et des grands travaux industriels — le canal de Suez sera fait par ses disciples — propose lui aussi dans son projet d’Organisation de la société européenne34, [p. 55]la fusion des intérêts franco-anglais et la création d’un parlement européen élu par les élites professionnelles et « placé au-dessus de tous les gouvernements nationaux ». Saint-Simon est le véritable ancêtre du Marché commun, en ceci que, pour lui, l’union doit naître de la « force coactive » des institutions économiques, force qui « concerte les mouvements, rend les intérêts communs et les engagements solides ».

Mais le siècle, une fois de plus, n’est pas assez réaliste pour comprendre un message aussi précis, un message d’ingénieur politique. L’âge industriel, inauguré par l’espérance libertaire des démocrates, verra naître en fait les nationalismes populaires, propagés et surtout provoqués par la conquête napoléonienne. À l’idéal du Saint-Empire et de la Sainte-Alliance des rois de Metternich, il substitue l’idée de la « Sainte-Alliance des peuples » de Béranger. Mais ce sont les États-nations qui mangeront les marrons ainsi tirés du feu par les Mazzini, Garibaldi, Fourier, Heine, Lamartine et Mickiewicz, tous partisans d’États-Unis d’Europe basés sur la volonté des peuples, chantés par les poètes aux larges vues, mais exploités par les politiciens aux courtes ruses. D’innombrables congrès européens remplissent le xixe siècle. Ils n’aboutissent exactement à rien. Mais nous y retrouvons, pendant vingt ans, environné d’un long tonnerre d’acclamations, Victor Hugo, ce poète qu’il faut saluer comme le plus grand lyrique de l’idéal d’union européenne.

Voici d’abord un extrait du discours qu’il prononce à l’Assemblée législative française en 1851 ; je cite le journal officiel :

M. Hugo. — Le premier peuple du monde a fait trois révolutions comme les dieux d’Homère faisaient trois pas. Ces trois révolutions qui n’en font qu’une, ce n’est pas une révolution locale, c’est la révolution humaine…

Après de longues épreuves, cette révolution a enfanté en France la république… Le peuple français a taillé dans un granit indestructible et posé au milieu même du continent monarchique [p. 56]la première assise de cet immense édifice de l’avenir, qui s’appellera un jour les États-Unis d’Europe !

M. de Montalembert. — Les États-Unis d’Europe ! C’est trop fort. Hugo est fou.

M. Molé. — Les États-Unis d’Europe ! Voilà une idée ! Quelle extravagance !

M. Quentin-Bauchard. — Ces poètes !35

Hugo, nullement impressionné par ces nigauds, avait prévu leurs réactions. Mieux que bien des nationalistes, il se rappelait l’histoire réelle de sa nation. Deux ans plus tôt, au congrès de la Paix réuni à Paris, il s’était écrié :

Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces se sont fondues dans la France. Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées. Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le véritable arbitrage d’un grand sénat souverain qui sera à l’Europe ce que le parlement est à l’Angleterre, ce que la diète est à l’Allemagne, ce que l’assemblée législative est à la France !… Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d’Amérique, les États-Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies, défrichant le globe, colonisant les déserts, améliorant la création sous le regard du Créateur…36

En 1868, paraissait la grande prédiction de Proudhon : « Le xxe siècle ouvrira l’ère des fédérations, ou l’humanité recommencera un purgatoire de mille ans. »37 Un an plus tôt, Hugo avait écrit :

Au xxe siècle, il y aura une nation extraordinaire. Cette nation sera grande, ce qui ne l’empêchera pas d’être libre. Elle sera illustre, riche, pensante, pacifique, cordiale au reste de [p. 57]l’humanité. Elle aura la gravité douce d’une aînée. […] Cette nation aura pour capitale Paris, et ne s’appellera point la France ; elle s’appellera l’Europe. Elle s’appellera l’Europe au xxe siècle et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s’appellera l’Humanité. L’Humanité, nation définitive, et dès à présent entrevue par les penseurs, ces contemplateurs des pénombres ; mais ce à quoi assiste le xixe siècle, c’est à la formation de l’Europe.38

Hugo, hélas, avançait de cent ans sur l’histoire. Car le xixe siècle, en fait, vit au contraire le triomphe du principe nationalitaire — comme disait Mazzini — bientôt transformé en nationalisme étatique et chauvin, puis autarcique. Vers la fin du siècle, tous les bons observateurs de cette évolution, Jacob Burckhardt, mais aussi Dostoïevski, Ernest Renan mais aussi Nietzsche, prédisent le pire. Nietzsche écrit dans la Volonté de Puissance : « Un peu d’air pur ! Il ne faut pas que cet absurde état de l’Europe dure plus longtemps ! Y a-t-il une pensée quelconque derrière ce nationalisme de bêtes à cornes ? À présent que tout s’oriente vers de plus larges intérêts communs, à quoi rime d’exciter ces égoïsmes galeux ? » Il croyait pouvoir constater que « chez tous les esprits étendus et profonds de ce siècle, l’œuvre commune de l’âme consiste à préparer et à anticiper cette nouvelle synthèse : l’Europe une, l’Européen de l’avenir »39. Mais en même temps, il dénonçait la « paralysie de la volonté », maladie dont l’Europe risquait de mourir, et dont seule la Russie lui paraissait rester indemne, attendant son heure…

Enfin, Georges Sorel, dans un de ses Propos datés de 1912 :

L’Europe, ce cimetière, est peuplée par des peuples qui chantent avant d’aller s’entretuer. Les Français et les Allemands chanteront bientôt.40

On sait la suite. Car cette fois-ci, il y en eut une !

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Paul Valéry pouvait écrire :

Tout ne s’est pas perdu, mais tout s’est senti périr… Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.41

L’Europe avait touché le fond, une première fois. C’est de ce moment-là que date la renaissance des plans d’union [p. 58]— la Paneurope du comte Coudenhove-Kalergi puis d’Aristide Briand et d’Alexis Léger, entre 1923 et 193242. Et c’est au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale que s’organise une action politique, économique et culturelle, bien décidée à transformer en réalités immédiates une attente frustrée depuis plus de six siècles.

Le temps des plans qui n’ont pas eu de suite est révolu. Désormais, tout s’enchaîne et s’entraîne : chaque pas nouveau devient indispensable pour assurer le précédent. Voici la succession rapide des événements.

Au printemps 1944, se réunissent clandestinement dans une villa de Genève, et à quatre reprises, des militants de la Résistance de neuf pays européens. Ils élaborent une déclaration commune, constatant la solidarité qui unit les peuples en lutte contre l’oppression nazie. Ils désignent les buts moraux, sociaux, économiques et politiques d’une union de leurs pays et ils déclarent :

Ces buts ne peuvent être atteints que si les divers pays du monde acceptent de dépasser le dogme de la souveraineté absolue des États en s’intégrant dans une unique organisation fédérale.

La paix européenne est la clé de voûte de la paix du monde. En effet, dans l’espace d’une seule génération, l’Europe a été l’épicentre de deux conflits mondiaux qui ont eu avant tout pour origine l’existence sur ce continent de trente États souverains. Il importe de remédier à cette anarchie par la création d’une Union fédérale entre les peuples européens.43

Vous avez reconnu, dans ce langage, les principaux motifs des Plans que j’ai cités. Rien de nouveau, sinon ceci, qui est décisif : nous n’avons plus affaire à des voix isolées, à vingt ou cent années de distance l’une de l’autre, parlant dans le désert et pour l’avenir, mais à des groupes de militants en plein combat ; et non plus à des vœux, mais à des volontés.

Ces idées et ces volontés vont agir, dès la guerre finie. Il en naît, dans tous nos pays, un foisonnement de petits groupes, associations, mouvements et ligues fédéralistes. Leurs chefs rassemblés à Montreux à l’automne 194744 décident de convoquer pour le printemps suivant, [p. 59]des états généraux de l’Europe. Churchill vient de faire à Zurich son célèbre discours appelant à l’union tous les peuples du continent (sauf les Anglais)45. On lui offrira la présidence.

Et c’est ainsi que de la conjonction d’une vingtaine de mouvements fédéralistes ou unionistes, de quelques grands hommes politiques, et de plus de 800 députés, dirigeants syndicalistes, intellectuels et économistes — conjonction combien difficile et improbable, pourtant réalisée en quelques mois par un extraordinaire animateur, le Polonais Joseph Retinger46 — résulte le Congrès de l’Europe, qui se réunit à La Haye au mois de mai 1948.

Tout est parti de là, on ne le dira jamais assez. Car le congrès de La Haye est la synthèse vivante des grands motifs traditionnels d’union représentés en fait par ses trois commissions : la politique, l’économique et la culturelle, c’est-à-dire la paix par la fédération, jugulant l’anarchie des États souverains ; la prospérité par une économie à la fois libérée et organisée ; et la communauté spirituelle, par le rassemblement des forces vives de la culture, au-delà des frontières et des nationalismes. Il est remarquable que le quatrième motif, presque toujours invoqué jusque-là, celui de la défense commune, soit totalement absent des débats et du Manifeste final47.

Tout est parti de La Haye, je le répète car, de chacun des trois motifs retenus et rassemblés par le Congrès, donc de chacune des commissions qui le composent, vont sortir, en quelques années, trois grandes lignées d’institutions aujourd’hui solidement établies, donc trois succès, — tandis que du motif de la défense, non retenu à La Haye, ne sortira qu’un échec, celui de la CED, en 1954.

(Soit dit en passant : s’il était vrai que la peur de Staline et de l’impérialisme communiste ait été, comme on le répète, le vrai moteur de notre union, son fédérateur par l’angoisse, la première institution européenne acceptée eût été, eût dû être logiquement la CED : or c’est en fait la seule qui ait été refusée.)

Voici donc ce qui s’est réalisé.

[p. 60]La commission politique de La Haye avait demandé l’institution d’un Conseil de l’Europe, doté d’une Cour des droits de l’Homme et d’une Assemblée européenne. Neuf mois plus tard, le Conseil de l’Europe et la Cour sont créés. Puis l’Assemblée (seulement consultative, hélas) est inaugurée à Strasbourg.

La commission économique avait demandé la création d’institutions communes, permettant la fusion des intérêts essentiels de nos nations : production industrielle, législation sociale, tarifs douaniers, liberté des échanges. Deux ans plus tard, Robert Schuman et Jean Monnet proposent et font accepter la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier, ou CECA, à laquelle viendront s’ajouter, dès 1957, l’Euratom et le Marché commun, aujourd’hui en pleine expansion.

La commission culturelle, enfin, avait demandé l’institution d’un Centre européen de la culture. Et celui-ci se crée à Genève, dès 1949, tandis qu’on voit depuis une douzaine d’années se multiplier autour de lui, bien souvent grâce à lui, parfois sans lui, et même quelquefois contre lui — mais ainsi le veut le pluralisme européen, vrai fondement de notre unité — plus d’une centaine d’instituts, associations, maisons de l’Europe et fondations48, qui se proposent tous et toutes de réveiller et d’entretenir le sentiment de notre commune appartenance à l’aventure spirituelle de l’Europe.

Le mouvement vers l’union paraît irréversible au plan économique, où déjà les ententes industrielles spontanées anticipent sur les buts fort prudents des traités. Il semble bien que cet élan doive trouver sous peu son couronnement politique, dans quelque forme d’association, d’intégration ou de fédération. Enfin, grâce aux efforts multipliés d’une trentaine d’Instituts universitaires d’études européennes et de vastes groupements éducatifs, tels que l’Association européenne des enseignants, qui agit au niveau de l’école primaire et secondaire, dans une dizaine de nos pays, le sens de l’union s’enracine dans les nouvelles générations. Progrès décisif ! Car c’est ainsi seulement que la construction de l’Europe peut trouver son assise populaire ; c’est ainsi seulement [p. 61]que pourra s’opérer la transmutation indispensable de la volonté militante de quelques groupes en consentement raisonné du grand nombre. Aujourd’hui, l’Europe des cadres. Demain, l’Europe des peuples !

Tout ceci s’est passé en une quinzaine d’années, durant lesquelles les militants de l’Europe unie n’ont cessé de se plaindre de l’indifférence qui répondait à leurs appels, et de la lenteur scandaleuse des progrès vers la fédération ! Cette impatience est nécessaire. C’est l’une des conditions vitales de l’action et de la volonté d’action. Une autre condition est de savoir où l’on va, donc de mesurer d’où l’on vient. J’ai tenté de vous rappeler, par mon survol rapide de six siècles et demi de frustration, les origines lointaines et les motifs constants du mouvement vers l’union qui s’amorce et s’accélère sous nos yeux. Je voudrais vous montrer, dans ma dernière leçon, vers quoi ce grand mouvement nous mène, peut nous mener, doit nous mener. Et je crois que c’est vers le monde, vers l’unité finale du genre humain, dans le sens de la vraie vocation de l’Europe.