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IV. Les nouvelles chances de l’Europe

Donc l’Europe est en train de s’unir, nous avons vu pour quelles raisons, à la fois séculaires et modernes. Trois écoles, il est vrai, s’opposent encore quand il s’agit d’en venir à l’union politique. Celle de l’alliance des États, celle de l’intégration totale, et celle de la fédération. Mais une raison nouvelle doit forcer leur accord : c’est la nécessité matérielle et morale de répondre aux appels que le monde nous adresse, par sa faim, par sa peur et même par sa haine. C’est la nécessité de nous porter enfin à la hauteur de notre vocation universelle.

S’il est vrai que la fonction crée l’organe, c’est de cette vocation elle-même que doit venir l’impulsion décisive, qui nous oblige à rassembler les forces dispersées de nos nations, de manière à réaliser, pour la première fois dans l’histoire, la « capacité globale » de notre continent. La vocation d’un homme, d’un groupe ou d’une culture, c’est cela qui les tient debout, c’est cela qui leur permet de transcender leurs données naturelles et natives — leur horoscope ; c’est leur chance contre leur destin… Cela dit, regardons notre jeu.

L’appel du monde, provoqué par nos œuvres, atteint l’Europe dans une situation qui me paraît définie par trois grands faits dont je voudrais maintenant mettre en valeur la nature et les relations.

Premier fait : c’est au cours des quinze années pendant lesquelles nos États ont perdu leurs empires, que l’Europe s’est mise à s’unir.

Les dates de la décolonisation successive du Proche-Orient, de l’Inde, du Sud-Est asiatique, et de l’Afrique, sont [p. 66]les mêmes dates, exactement, que celles de nos premières étapes vers l’union 1945 à 1962, et tout porte à prévoir que les deux processus s’achèveront simultanément d’ici quelques années, l’un par l’indépendance des derniers îlots de colonies subsistants, et l’autre par la mise en place d’institutions politiques communes.

Coïncidence très remarquable, et qui mériterait de susciter des études sérieuses. Il y aurait lieu de vérifier d’abord s’il existe des liens latéraux de cause à effet entre les deux phénomènes, ou si plutôt, comme je le crois, ils ne résultent pas tous les deux d’une seule et même évolution dialectique : celle du nationalisme. Dès la fin du xviiie siècle, les disciples de Rousseau, puis Herder, Bentham et Fichte avaient dénoncé l’expansion coloniale comme un péché mortel de l’Europe, en ce sens qu’il devait aggraver la dissolution du corps européen en nations rivales. Et de fait, la nécessité alléguée par les États colonialistes de s’ouvrir des débouchés outre-mer — un espace vital, dira Hitler — a joué un rôle important à l’origine des deux guerres mondiales. Mais ces mêmes guerres ont déclenché deux séries de réactions de sens contraire : d’une part, elles ont répandu aux quatre coins de la terre l’idée du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, idée au nom de laquelle les Alliés s’étaient battus, et avaient conclu les traités de 1919, et ceci devait amener les colonies à réclamer leur émancipation, voire à découvrir pour leur compte les ivresses du nationalisme ; d’autre part, ces mêmes guerres ont fait comprendre aux Européens qu’il était temps de juguler leurs sanglants chauvinismes, et cela devait amener, nous l’avons vu, le réveil des projets d’union.

Accessoirement, il ne serait pas sans intérêt de souligner que les défaitistes européens, nationalistes ou marxistes, qui soutenaient depuis cinquante ans que l’Europe n’était riche que de l’exploitation des colonies, disaient les uns, de leur pillage, disaient les autres, sont en train de recevoir un démenti tel que l’histoire en offre peu d’exemples. Car en effet, s’ils avaient eu raison, le retrait colonial eût signifié l’arrêt de mort de notre économie. Or ce retrait se trouve coïncider non seulement avec notre union, mais avec une [p. 67]prospérité sans précédent de l’ensemble du continent. Jamais notre cap de l’Asie n’avait connu croissance économique aussi rapide que depuis qu’il a renoncé, bon gré, mal gré, à ses possessions d’outre-mer.

Décolonisation, union, prospérité — simultanées. Ce premier fait, définissant les rapports de l’Europe avec le monde actuel, je me l’explique, en résumé, comme suit :

L’expansion coloniale d’États rivaux, pour criminelle qu’on veuille la juger, a réveillé en fait les peuples du tiers-monde. Ils ont découvert qu’ils étouffaient dans leurs régimes traditionnels. Au nom de quelques-unes de nos plus vraies valeurs — la liberté, la dignité de la personne, l’égalité des peuples et des races — mais aussi de quelques-unes de nos folies les plus contagieuses, comme le nationalisme, ils se sont mis à revendiquer les avantages de notre civilisation et la souveraineté de leurs États, pour la plupart créés par nous. Quant aux nations colonialistes de l’Europe, presque ruinées à deux reprises par le délire nationaliste, obligées de refaire leur bilan, cédant à la pression d’une opinion mondiale formée par leurs principes, d’une classe nouvelle éduquée par leurs soins dans les pays colonisés, et de leur intérêt mieux compris — un peu poussées aussi par les États-Unis, qui les sauvaient alors de la faillite —, elles ont l’une après l’autre « décroché ». Mais dans le même temps, et pour les mêmes raisons, elles ont compris ce qu’elles refusaient de comprendre depuis près de six-cent-cinquante ans : la nécessité de leur union. Elles ont perdu le monde et retrouvé l’Europe.

Mais voici le deuxième grand fait, non moins paradoxal, qui domine notre situation : le retrait politique de l’Europe coïncide avec l’adoption accélérée de notre civilisation par le tiers-monde.

Je le disais d’entrée de jeu : l’Europe a fait le monde, et cela non seulement parce qu’elle a découvert la Terre entière, mais surtout parce qu’elle lui a donné sa première civilisation effectivement universelle.

Cette civilisation, nous le savons tous, est tenue pour responsable, à tort ou à raison, d’autant de méfaits que de [p. 68]bienfaits. Mais ceci n’empêche pas qu’elle soit la seule qui ait su se rendre transportable et intégrable hors du contexte de ses origines raciales, politiques et religieuses. Nous savons tous aussi comment s’est opérée sa diffusion mondiale dès la Renaissance, et par quels procédés, qui ne furent pas tous chrétiens ! Animés par les ambitions les plus diverses : missionnaires, commerciales, politiques, ou simplement aventurières, les Européens, en désordre, et sans le moindre plan d’ensemble, du xvie au xixe siècle fondent sur tous les continents des églises et des comptoirs, des cités et des industries, des écoles et des plantations, des journaux et des parlements. S’imposant par la force ou reçus comme des dieux — ainsi Cortés à Mexico —, voulant sauver des âmes ou exploiter des mines, ils conquièrent, civilisent, pillent, évangélisent, font trafic des esclaves, ouvrent des hôpitaux, répandent des théories humanitaires qu’ils ne pratiquent pas toujours sans réserve, emprisonnent ceux qui osent s’en réclamer contre eux, mais libèrent en même temps des peuples entiers, habitués depuis des siècles aux plus cruels régimes d’oppression autochtone. C’est tout cela que l’on confond aujourd’hui dans un seul mot : colonialisme. Je n’en connais pas de plus injuste, puisqu’il ne veut retenir que l’injustice, dans l’immense processus chargé d’humanité et de charité héroïque autant que de crimes et de cupidité, d’une aventure dont le bilan est encore très loin d’être fait. Et rien ne prouve que ce bilan sera finalement négatif : c’est en somme celui du Progrès, selon les conceptions occidentales, adoptées même par ceux qui dénoncent l’Occident.

Nulle autre civilisation n’avait été mondiale de cette manière. Là-dessus, l’historien Toynbee m’arrête : Alexandre le Grand et les empereurs chinois s’imaginaient, eux aussi, qu’ils dominaient le monde entier. Eh bien ! ils se trompaient tout simplement. L’Agence Cook suffirait aujourd’hui à les mettre à l’abri de ce genre d’illusion. La Terre est connue désormais dans toutes ses dimensions physiques, nous ne pouvons plus faire d’erreurs de cette taille ; son histoire également est explorée dans toutes ses grandes lignes, et l’archéologie occidentale ressuscite inlassablement [p. 69]bien plus de traditions oubliées par leurs peuples que nos armées et nos missions n’en ont jamais détruites ou dénaturées.

Mais alors, le retrait de l’Europe qu’on nomme décolonisation, ne va-t-il pas entraîner l’effacement progressif de cette « européisation » de la planète ? Il est difficile d’en juger, puisque le retrait s’achève à peine. Mais tous les signes vérifiables indiquent une tendance prononcée vers l’expansion de notre culture dans les colonies libérées.

Le retrait des Anglais de l’Inde n’a pas été suivi par le rejet du parlementarisme britannique, aussitôt adopté tel quel, mais bien par l’abolition légale des castes, tradition trois fois millénaire à laquelle les Anglais n’avaient jamais touché. Les partis politiques prolifèrent, l’industrie lourde se développe, le contrôle des naissances s’acclimate… Au total, l’Inde indépendante se veut bien plus anglaise, donc plus occidentale que n’était l’Inde colonisée. Elle a peut-être tort, mais c’est ainsi.

En Afrique noire, récemment libérée, la culture et les langues européennes font des progrès spectaculaires. Je cite le directeur des affaires culturelles françaises, qui disait en janvier de cette année :

Au Cambodge, toute la jeunesse parle le français, alors que dans la génération des hommes de quarante à cinquante ans, celle de l’époque coloniale, seule l’élite sait notre langue… On n’apprend plus le français dans ces pays parce qu’on y est obligé, mais parce qu’on a besoin de cette langue, qu’elle est devenue un facteur de cohésion nationale, qu’elle constitue en outre un moyen d’accès aisé à la vie internationale… L’intérêt paraît ici, comme ailleurs, plus efficace que la contrainte.

Et partout, dans les nations neuves du tiers-monde, il a suffi que nos administrateurs civils et militaires s’en aillent, pour que soit décrétée l’adoption immédiate de mesures politiques et sociales, hygiéniques, urbanistes, techniques, industrielles, tout simplement copiées sur celles de l’Occident. Bien plus, ces administrateurs ne sont partis qu’en vertu d’idéaux européens adoptés par l’élite indigène. Ces idéaux, on les retourne contre nous, et contre nos pratiques trop [p. 70]souvent immorales : c’est qu’ils valaient sans doute mieux que nous ne l’avions cru, et mieux que nous : tant pis pour nous, et tant mieux pour nos idéaux ! Je ne les vois, pour ma part, nullement menacés par la décolonisation, bien au contraire ! Jamais l’Europe, jamais l’Occident tout entier n’ont autant progressé dans l’âme et dans les mœurs des peuples hier encore colonisés.

Mais voici le troisième grand fait : nos idéaux et nos pratiques ont été diffusés en désordre, sans aucun plan, sans nulle sagesse régulatrice.

Il en résulte deux séries de conséquences qui risquent d’être aussi fâcheuses pour nous, Européens, que pour les peuples du tiers-monde.

Fâcheuses pour nous d’abord. Car il est évident que notre civilisation ne s’est rendue assimilable et transportable qu’au prix d’une périlleuse disjonction entre ses produits de tous ordres et ses valeurs fondamentales. Le monde accepte nos machines et quelques-uns de nos slogans, mais non pas l’arrière-plan religieux, philosophique et culturel qui a permis non seulement les sciences et la technique, mais aussi leur intégration, bon an mal an, dans le complexe de nos coutumes et de nos équilibres humains. Il faut l’admettre : les versions simplifiées de la civilisation occidentale se prêtent mieux à l’exportation que la version originale. D’où l’avantage incontestable des Américains, et surtout des Soviétiques, lorsqu’il s’agit de moderniser — c’est-à-dire d’occidentaliser — d’une manière rapide et massive, les colonies récemment libérées. Ces nouveaux venus dans le tiers-monde ont des notions beaucoup plus simples du progrès, tant social et moral que purement matériel. Les premiers n’ont pas les scrupules et la mauvaise conscience qui étaient le fait des élites européennes pendant les derniers temps de la colonisation et le respect des cultures indigènes n’a jamais arrêté les seconds, pas plus dans leur empire qu’en Afrique ou en Asie49. Donc, à court terme, il peut sembler que leurs chances soient meilleures que les nôtres. Le tiers-monde les accueille sans méfiance de principe. Il ne dit pas de leurs dons, comme il le dit des nôtres : « C’est du néo-colonialisme ! » Et pourtant, [p. 71]le tiers-monde, en cette affaire, a bien plus à perdre que nous. Ses meilleurs esprits le découvrent. Mais aussitôt, ils nous accablent de reproches.

Je vous citerai, à ce propos, un professeur indien enseignant à Oxford, le Dr Raghavan Iyer qui, lors d’un tout récent congrès européen, entendait se faire l’écho des ressentiments du tiers-monde à l’égard de notre culture et de sa diffusion désordonnée. Rappelant que les pays sous-développés imitent maladroitement tout ce qu’a fait l’Occident, ce professeur rendait l’Europe responsable de tous les maux qui en résultent, et de la reviviscence, en Asie et en Afrique, de ce qu’il appelait « les conceptions partielles ou discréditées de l’esprit européen ». Il en donnait l’impressionnante liste que voici :

L’évangile du progrès matériel automatique, un nationalisme agressif, voire une haine raciale à peine dissimulée, un utilitarisme à la Bentham, un collectivisme militant et un socialisme messianique, un libéralisme à la Hayek, l’adoration de la puissance militaire et politique, une bureaucratie qu’on ne pourra plus extirper, la multiplication des besoins nouveaux, une consommation stupéfiante, la passion du bizarre, des prétentions à l’exclusivité dans le domaine religieux, un fanatisme idéologique, un athéisme arrogant, le culte du cynisme, la concurrence sans frein et le philistinisme culturel.50

C’est une assez bonne liste de nos vices, tels qu’ils se sont manifestés, du moins à partir des débuts de l’ère industrielle. Il serait trop facile de répondre à ceux qui nous tiennent ce langage : pourquoi n’avez-vous pas adopté nos vertus, dont la liste est aussi facile à faire ? Et pourquoi nous imitez-vous, en général ? Pourquoi nous reprochez-vous notre athéisme et plus encore, notre matérialisme, quand c’est notre aide matérielle que vous exigez à grands cris, et pas du tout nos missionnaires ?

Cette réponse serait trop facile, car nous sommes largement responsables des erreurs que commet le tiers-monde quand il nous juge. Ce ne sont pas nos meilleurs représentants, les plus conscients des vraies valeurs européennes, que nous envoyons outre-mer, mais des agents de nos États et de nos [p. 72]firmes, qui transportent là-bas toutes nos rivalités, des assistants techniques qui ne savent pas grand-chose du milieu où ils vont agir, et moins encore de ce que l’Europe peut signifier dans son ensemble et vue de loin, des agitateurs politiques, des commerçants incultes et nos plus mauvais films. Nous exportons pêle-mêle nos sous-produits, nos aventuriers et nos livres, nos querelles nationales, nos machines et nos dogmes, dans l’irresponsabilité la plus totale, sans respect ni pour leurs cultures ni pour la nôtre.

Telle est la situation concrète de l’Europe dans le monde actuel. Je la résume : la décolonisation, loin de nous ruiner, coïncide avec notre union, laquelle promet une prospérité sans précédent ; le monde entier se met à l’école de notre civilisation ; mais il n’en tire pas le meilleur, loin de là, et nous méprise autant qu’il nous jalouse. C’est en fin de compte notre faute, car nous n’avons jamais conçu une politique de civilisation répondant à l’ampleur des exigences du siècle et de nos responsabilités mondiales.

La question qui se pose est dès lors la suivante : l’Europe va-t-elle être évincée par ses produits les plus vendables, par ses slogans les plus démagogiques, au seul profit de leurs exploitants ou exploiteurs, plus efficaces ? Va-t-elle être évincée du tiers-monde par ses vices, au détriment de ses valeurs authentiques ? Ou peut-elle encore réagir ? En a-t-elle les moyens matériels et moraux ?

Un certain défaitisme européen, de Spengler à Toynbee et de Sorel à Sartre51, semble avoir persuadé nos élites comme nos masses que l’Europe est une pauvre chose écrasée entre deux colosses. Cette conviction, ou cette angoisse, m’apparaît curieusement indépendante des faits. Dès le xviiie siècle, elle hantait nos esprits. Voici ce qu’écrit à Catherine de Russie le baron Grimm, gazetier littéraire de Paris, à l’aube de la Révolution :

Deux empires se partageront [le monde] : la Russie du côté de l’Orient, et l’Amérique, devenue libre de nos jours, du côté de l’Occident ; et nous autres, peuple du noyau, nous serons trop dégradés, trop [p. 73]avilis, pour savoir autrement que par une vague et stupide tradition, ce que nous avons été.52

En 1847, Sainte-Beuve résume ainsi l’opinion de l’historien Adolphe Thiers :

Il n’y a plus que deux peuples. La Russie, c’est barbare encore, mais c’est grand… La vieille Europe aura à compter avec cette jeunesse. L’autre jeunesse, c’est l’Amérique… L’avenir du monde est là, entre ces deux grands mondes.53

Et vingt autres ainsi, y compris Tocqueville, durant tout le xixe siècle, donc bien avant l’ascension des deux grands, qui date exactement de la fin de la dernière guerre, au plan mondial. L’Europe se sentait écrasée entre les deux colosses encore à venir. Ils sont là. Mesurons leur taille réelle.

J’ai inventé un petit jeu graphique, très simple. Prenez une feuille de papier quadrillé. Dessinez trois rectangles verticaux posés côte à côte, ayant chacun pour base dix carrés. Celui de gauche a 18 carrés de hauteur, celui de droite 22 carrés, et celui du milieu 43 carrés : il est donc à lui seul plus grand que les deux autres additionnés. Question : que signifie ce rectangle du milieu ? Réponse : c’est l’Europe entre les deux Grands. Chaque carré représente un million d’habitants. L’Europe à l’ouest du rideau de fer compte 330 millions ; les sept États européens actuellement soumis à l’URSS, 95 millions ; total 425 millions. Tandis que les deux Grands ensemble font à peine 400 millions54.

Ajoutez à cette quantité démographique les qualités humaines de l’Européen, qui est encore le meilleur ouvrier, le meilleur philosophe et le meilleur artiste — vous avouerez qu’il est au moins curieux que l’Europe se sente écrasée entre deux colosses plus petits qu’elle, qui n’atteindraient même pas sa taille en montant l’un sur l’autre et qui, au surplus, sont très loin d’additionner leurs forces contre nous : ils sont plutôt rivaux, et l’un est notre allié.

Mais vous me direz que la puissance réelle de l’Europe n’est pas à proportion de sa population ? C’est exact, en ce sens que, par tête d’habitant, la production américaine dépasse encore celle de l’Europe. Mais le rythme d’accroissement est beaucoup plus rapide en Europe qu’aux États-Unis. [p. 74]Et quant aux chiffres absolus, l’Europe occupe le premier rang pour la production de l’acier, de la fonte, de la houille, du ciment, du beurre et du lait — produits de base — les États-Unis tenant le deuxième rang et l’URSS le troisième. Voilà pour la quantité. Pour la qualité, l’évaluation précise est évidemment plus malaisée. Voici cependant un exemple chiffré, et qui ne me paraît pas dénué de toute signification : production de savants de premier ordre, calculée en prix Nobel pour les sciences, de 1901 — date de la création du Prix — à 1961 : Russie et démocraties populaires : 9 lauréats. États-Unis : 52. Europe de l’Ouest : 147. Autres pays : 855.

Mais vous me direz encore : « Ces chiffres sont abstraits ! Je persiste à me sentir écrasé… » C’est vrai ! C’est que vous ne vous sentez pas encore le citoyen d’une nation de 335 millions, voire de 430 millions (en comptant les satellites européens de l’URSS), mais seulement le citoyen d’un petit État de 5, de 10 ou de 50 millions, qui n’est plus à l’échelle du monde nouveau. C’est que l’Europe unie n’est pas faite et qu’il faut donc absolument la faire, pour que notre capacité globale se réalise, non seulement dans les statistiques, mais dans notre conscience.

L’Europe a tout ce qu’il faut pour être encore la première puissance de la Terre, non par ses dimensions mais par son potentiel démographique, économique et culturel.

Cependant, le sort d’une civilisation ne dépend pas seulement de cette espèce-là de chances. Il dépend tout autant de sa vocation active — j’entends de la prise de conscience de cette vocation assumée par ceux qui en sont les responsables — et d’autre part de la puissance d’autres cultures ou civilisations, qui prétendent à sa succession.

Je ne vous apprendrai rien en vous rappelant qu’une bonne partie de l’élite intellectuelle occidentale désespère bruyamment de nos valeurs et dénie toute espèce de vocation à l’Occident, tel que le représentent l’Europe en train de s’unir, et les États-Unis. Il est courant d’entendre dire que l’Occident est en pleine décadence morale, et surtout qu’il n’a plus d’idéal à opposer aux valeurs neuves et conquérantes du communisme.

[p. 75]À cela, je vais répondre en renvoyant aux faits, une fois de plus : la prospérité économique de l’Occident et sa vitalité intellectuelle, que rien ne dépasse et n’atteint même de loin, ni en Orient, ni en Afrique, indiquent une renaissance et non une décadence. Mais il y a plus : on nous dit que les valeurs nouvelles, capables d’entraîner le monde et de lui rendre un idéal, sont celles que représente le communisme russe. Je demande à voir — et je ne vois rien de neuf. Qu’est-ce au total que le communisme soviétique ? Un mélange de 50 % de traditions proprement russes et même tsaristes, comme le rôle de la police et des fonctionnaires, le passeport intérieur, la censure omniprésente, ou l’habitude de récrire l’histoire chaque fois qu’il s’agit de justifier la politique du souverain ou du parti au pouvoir56 ; à quoi s’ajoute 50 % du marxisme plus ou moins fidèlement appliqué. Or le marxisme n’est tout de même pas d’invention russe. Ce n’est pas Popov qui l’a créé, mais c’est Karl Marx. Et qui était Karl Marx ? Un juif allemand, dont le père s’était fait protestant, et qui écrivait en Angleterre des articles pour le New York Herald Tribune. (Ces articles, réunis plus tard, ont fourni de nombreux chapitres de Das Kapital57.) Marx est l’un des produits les plus typiques des débats philosophiques, théologiques et politiques qui définissent l’esprit européen au xixe siècle. Ce sont donc des valeurs qui nous sont propres que les Russes nous renvoient aujourd’hui, fort simplifiées et appauvries d’ailleurs, sous le nom de marxisme dialectique.

Qu’en serait-il alors d’un autre successeur, hypothétique, reprenant de nos mains débiles ce qu’on appelait jadis « le flambeau de la civilisation » ? Là encore, je ne le distingue pas. Je ne vois pas une seule culture indépendante de la nôtre, foncièrement différente de la nôtre, qui serait mieux capable que nous d’exercer la fonction planétaire unifiante qui sera désormais, dans l’ère technique, l’obligation première d’une civilisation. Un regard sur le globe nous fait voir au contraire que les peuples nouveaux se tournent vers l’Europe, même quand ils l’injurient en la copiant. Pour le dire en une phrase, voici ce que je constate : le Sud-Est de [p. 76]l’Asie jalouse la Chine et voudrait secrètement l’imiter ; mais la Chine court après la Russie, en espérant la battre sur son propre terrain ; et la Russie proclame depuis trente ans qu’elle fera mieux que l’Amérique — laquelle est, après tout, une création de l’Europe ! Le cycle se referme, nous ramenant à l’Europe.

Où trouver, dans tout cela, nos successeurs ? Je ne vois que des imitateurs, un peu en retard, qui bien souvent caricaturent nos pires défauts. Non, nous n’échapperons pas à notre vocation en prétextant notre faiblesse, ou ces crimes d’un passé récent dont le tiers-monde nous tient pour responsables. Car cette faiblesse, je l’ai montré, ne traduit rien qu’une division de nos forces — et nous sommes en bon train de les unir — mai non pas une absence de force potentielle. Et ces crimes, qui furent ceux de nos nationalismes, du racisme, et dans une certaine mesure du colonialisme, exigent de nous bien autre chose qu’un mea culpa rageur et masochiste, tellement plus facile que l’action. Les vertus et les vices de l’Europe, son passé et son expérience la rendent doublement responsable — au sens actif du mot, cette fois — d’assumer face au monde une vocation dont personne ne saurait la relever, dont nulle autre culture et nul autre régime ne me paraît posséder les moyens de se charger, si elle s’y dérobe.

Cette vocation, comme j’aime à dire, ou cette fonction mondiale, si l’on préfère, se résume à mes yeux dans ces trois verbes : animer, équilibrer, fédérer.

En les commentant brièvement, je vais résumer du même coup la substance de mes quatre leçons.

Animer les échanges mondiaux, tout d’abord. Pour les échanges de biens matériels cela va de soi, puisque l’Europe les a créés, institués, au lendemain des grandes découvertes, et que seules les techniques qu’elle a su inventer sont en mesure de les entretenir. L’Europe reste le cœur de tout système d’échanges mondiaux et cela, non seulement à cause de la place qu’elle occupe au centre de l’hémisphère privilégié (dont je vous parlais dans ma deuxième leçon), [p. 77]mais parce que son commerce international représente en valeur plus du double de celui des États-Unis, et près de dix fois celui de l’URSS. La vocation mondiale de l’Europe est inscrite dans des faits de ce genre : nos exportations représentent à peu près 40 % de notre commerce et nos importations atteignent le même taux, cependant que les États-Unis ne dépendent du reste du monde que pour 5 % au maximum de leur produit national. Le monde est vital pour l’Europe, il ne l’est guère pour les États-Unis, bien moins encore pour la Russie actuelle.

Et quant aux échanges culturels, voire spirituels, il m’est permis de vous en parler en praticien : tout désigne l’Europe pour les mettre en mouvement et pour les orienter vers un dialogue fécond. Tout, et d’abord nos traditions, non seulement de curiosité mais de respect des valeurs spirituelles, même, et parfois surtout, différentes des nôtres : ce n’est point par hasard que l’Europe a créé l’ethnographie et l’archéologie, et la science des religions comparées, dont on ne trouve pas trace, avant elle, sur la Terre. L’Amérique, en tout cela, apporte une aide puissante, mais les initiatives sont venues de l’Europe, et c’est vers elle, naturellement, que je vois se tourner les élites du tiers-monde : c’est à travers l’Europe qu’elles conçoivent la nécessité et les moyens de dialoguer, non seulement avec nous, mais entre elles.

Équilibrer les créations humaines est le second aspect de la vocation de l’Europe. Équilibrer technique et tradition, par exemple.

C’est en Allemagne, en Angleterre, en France, en Suisse, que les techniques industrielles ont pris le départ à l’orée du xixe siècle : c’est aussi là qu’elles ont trouvé des résistances traditionnelles et coutumières qui les ont obligées lentement à s’intégrer aux rythmes de la vie. Adaptation très lente dans l’ensemble, mais non moins dramatique dans ses péripéties, qui s’appelleront socialisme, marxisme, libéralisme, syndicalisme, planification, orientation et formation professionnelle… Adaptation pénible mais féconde, marquée tout au [p. 78]début, à Lyon ou à Zurich, par les révoltes ouvrières contre les machines à tisser, puis contre les chaînes de production en Amérique, et récemment contre l’automation à Coventry : tout cela représente une expérience humaine dont le tiers-monde devrait beaucoup apprendre, lui qui veut à tout prix nos belles machines, sans se douter qu’elles peuvent détruire de proche en proche ses traditions les plus valables et ses équilibres psychiques, par les champs de force invisibles qu’elles transportent, à la manière du Cheval de Troie.

Et faut-il rappeler tant d’autres formes d’équilibre entre les extrêmes, que j’ai été amené à citer en touchant les domaines les plus divers de l’existence européenne : équilibre entre autorité et liberté, entre humanités et sciences, dans l’éducation ; entre agressivité critique et imagination poétique dans les sciences ; entre tons purs ou voix distinctes et harmonie d’ensemble dans les arts ; entre innovation et continuité dans la cité ; entre diversité et unité dans l’organisation politique ; et tout d’abord mais aussi finalement : entre la passion et l’aventure quoi qu’il advienne et l’expérience enregistrée et méditée, qui composent la sagesse d’Ulysse, prototype de l’Européen.

Et ceci nous conduit naturellement au troisième verbe typique de notre vocation, qui est fédérer.

Défendre et illustrer le fédéralisme, c’est peut-être la plus grande tâche dont l’Occident soit responsable à l’égard du tiers-monde comme de lui-même. Car c’est l’Europe qui a répandu dans le monde entier le virus du nationalisme, dont elle a bien failli périr elle-même à deux reprises. Et ce mal enfièvre aujourd’hui la plupart des pays du tiers-monde, les pousse aux pires excès du chauvinisme, et à des mesures économiques ou politiques visiblement indéfendables du point de vue de leurs propres intérêts, mais qu’ils imposent pour le prestige58. Sous prétexte de se libérer des dernières traces de notre impérialisme, ils copient trop souvent ses tares les plus visibles. L’Europe se doit donc de produire, d’attester et de diffuser les anticorps de ce virus mortel, hérité du xixe siècle.

[p. 79]Or l’antidote du nationalisme, du chauvinisme, racial ou partisan, et finalement des dictatures totalitaires qui en sont l’aboutissement logique dans notre siècle, c’est l’attitude et la pratique fédéraliste : l’union dans la diversité, l’équilibre vivant des libertés locales et des obligations communautaires, et la mise en commun des droits « souverains » qu’aucun de nos pays n’est plus en mesure d’exercer à lui seul, dans le monde actuel.

La vocation de l’Europe, aujourd’hui pour demain, c’est donc d’offrir au monde nouveau l’exemple réussi d’une grande fédération. Dans la coïncidence que j’ai révélée entre la fin de notre impérialisme colonial, les débuts de notre union fédérale, et l’essor de notre économie, il y a sans doute une grande leçon pour le tiers-monde, mais aussi et peut-être d’abord pour l’ensemble de l’Occident — l’Amérique et Russie comprises — pour l’ensemble d’un Occident qui devra bien se réconcilier avec lui-même… Nous pourrons voir cela, dans cette génération, si l’Europe, d’où le mal est venu, réussit à s’unir librement, achevant ainsi son aventure et faisant le monde en se faisant. Le nouvel idéal que réclame la jeunesse, il est là, dans l’Europe fédérée, modèle mondial.

Le temps n’est plus de douter sans vergogne de nos valeurs occidentales. Au contraire, le temps est venu de les prendre nous-mêmes au sérieux. Nous n’avons simplement pas le droit de répondre à l’attente des jeunes nations et de la jeunesse soviétique plus qu’on ne le croit tournées vers l’Occident, par un tardif et impuissant mea culpa. Nous ne sommes pas seuls en cause dans cette affaire. Nous sommes pour les autres un espoir, qu’il s’agit de ne pas frustrer.

Et je conclus.

L’avenir de l’Europe est gagé sur de grands faits géoéconomiques d’une portée désormais mondiale. Il me paraît ensuite gagé sur une fonction universelle, qui s’enracine dans le passé de notre culture, dans les données constitutives de l’Occident, et que tout appelle dans le monde de cette seconde moitié du xxe siècle.

[p. 80]Cette vocation fera notre force principale, si nous l’assumons dès maintenant, si nous prenons résolument l’initiative d’une politique mondiale de civilisation. Les vraies chances de l’Europe ne dépendent pas d’une juste prévision de ce que d’autres feront. Elles dépendent de l’esprit, agissant par nos mains. Le temps n’est plus pour nous de chercher anxieusement à deviner le cours prochain de notre histoire : c’est à la faire que nous sommes appelés.

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IV. Les nouvelles chances de l’Europe

Donc l’Europe est en train de s’unir, nous avons vu pour quelles raisons, à la fois séculaires et modernes. Trois écoles, il est vrai, s’opposent encore quand il s’agit d’en venir à l’union politique. Celle de l’alliance des États, celle de l’intégration totale, et celle de la fédération. Mais une raison nouvelle doit forcer leur accord : c’est la nécessité matérielle et morale de répondre aux appels que le monde nous adresse, par sa faim, par sa peur et même par sa haine. C’est la nécessité de nous porter enfin à la hauteur de notre vocation universelle.

S’il est vrai que la fonction crée l’organe, c’est de cette vocation elle-même que doit venir l’impulsion décisive, qui nous oblige à rassembler les forces dispersées de nos nations, de manière à réaliser, pour la première fois dans l’histoire, la « capacité globale » de notre continent. La vocation d’un homme, d’un groupe ou d’une culture, c’est cela qui les tient debout, c’est cela qui leur permet de transcender leurs données naturelles et natives — leur horoscope ; c’est leur chance contre leur destin… Cela dit, regardons notre jeu.

L’appel du monde, provoqué par nos œuvres, atteint l’Europe dans une situation qui me paraît définie par trois grands faits dont je voudrais maintenant mettre en valeur la nature et les relations.

Premier fait : c’est au cours des quinze années pendant lesquelles nos États ont perdu leurs empires, que l’Europe s’est mise à s’unir.

Les dates de la décolonisation successive du Proche-Orient, de l’Inde, du Sud-Est asiatique, et de l’Afrique, sont [p. 66]les mêmes dates, exactement, que celles de nos premières étapes vers l’union 1945 à 1962, et tout porte à prévoir que les deux processus s’achèveront simultanément d’ici quelques années, l’un par l’indépendance des derniers îlots de colonies subsistants, et l’autre par la mise en place d’institutions politiques communes.

Coïncidence très remarquable, et qui mériterait de susciter des études sérieuses. Il y aurait lieu de vérifier d’abord s’il existe des liens latéraux de cause à effet entre les deux phénomènes, ou si plutôt, comme je le crois, ils ne résultent pas tous les deux d’une seule et même évolution dialectique : celle du nationalisme. Dès la fin du xviiie siècle, les disciples de Rousseau, puis Herder, Bentham et Fichte avaient dénoncé l’expansion coloniale comme un péché mortel de l’Europe, en ce sens qu’il devait aggraver la dissolution du corps européen en nations rivales. Et de fait, la nécessité alléguée par les États colonialistes de s’ouvrir des débouchés outre-mer — un espace vital, dira Hitler — a joué un rôle important à l’origine des deux guerres mondiales. Mais ces mêmes guerres ont déclenché deux séries de réactions de sens contraire : d’une part, elles ont répandu aux quatre coins de la terre l’idée du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, idée au nom de laquelle les Alliés s’étaient battus, et avaient conclu les traités de 1919, et ceci devait amener les colonies à réclamer leur émancipation, voire à découvrir pour leur compte les ivresses du nationalisme ; d’autre part, ces mêmes guerres ont fait comprendre aux Européens qu’il était temps de juguler leurs sanglants chauvinismes, et cela devait amener, nous l’avons vu, le réveil des projets d’union.

Accessoirement, il ne serait pas sans intérêt de souligner que les défaitistes européens, nationalistes ou marxistes, qui soutenaient depuis cinquante ans que l’Europe n’était riche que de l’exploitation des colonies, disaient les uns, de leur pillage, disaient les autres, sont en train de recevoir un démenti tel que l’histoire en offre peu d’exemples. Car en effet, s’ils avaient eu raison, le retrait colonial eût signifié l’arrêt de mort de notre économie. Or ce retrait se trouve coïncider non seulement avec notre union, mais avec une [p. 67]prospérité sans précédent de l’ensemble du continent. Jamais notre cap de l’Asie n’avait connu croissance économique aussi rapide que depuis qu’il a renoncé, bon gré, mal gré, à ses possessions d’outre-mer.

Décolonisation, union, prospérité — simultanées. Ce premier fait, définissant les rapports de l’Europe avec le monde actuel, je me l’explique, en résumé, comme suit :

L’expansion coloniale d’États rivaux, pour criminelle qu’on veuille la juger, a réveillé en fait les peuples du tiers-monde. Ils ont découvert qu’ils étouffaient dans leurs régimes traditionnels. Au nom de quelques-unes de nos plus vraies valeurs — la liberté, la dignité de la personne, l’égalité des peuples et des races — mais aussi de quelques-unes de nos folies les plus contagieuses, comme le nationalisme, ils se sont mis à revendiquer les avantages de notre civilisation et la souveraineté de leurs États, pour la plupart créés par nous. Quant aux nations colonialistes de l’Europe, presque ruinées à deux reprises par le délire nationaliste, obligées de refaire leur bilan, cédant à la pression d’une opinion mondiale formée par leurs principes, d’une classe nouvelle éduquée par leurs soins dans les pays colonisés, et de leur intérêt mieux compris — un peu poussées aussi par les États-Unis, qui les sauvaient alors de la faillite —, elles ont l’une après l’autre « décroché ». Mais dans le même temps, et pour les mêmes raisons, elles ont compris ce qu’elles refusaient de comprendre depuis près de six-cent-cinquante ans : la nécessité de leur union. Elles ont perdu le monde et retrouvé l’Europe.

Mais voici le deuxième grand fait, non moins paradoxal, qui domine notre situation : le retrait politique de l’Europe coïncide avec l’adoption accélérée de notre civilisation par le tiers-monde.

Je le disais d’entrée de jeu : l’Europe a fait le monde, et cela non seulement parce qu’elle a découvert la Terre entière, mais surtout parce qu’elle lui a donné sa première civilisation effectivement universelle.

Cette civilisation, nous le savons tous, est tenue pour responsable, à tort ou à raison, d’autant de méfaits que de [p. 68]bienfaits. Mais ceci n’empêche pas qu’elle soit la seule qui ait su se rendre transportable et intégrable hors du contexte de ses origines raciales, politiques et religieuses. Nous savons tous aussi comment s’est opérée sa diffusion mondiale dès la Renaissance, et par quels procédés, qui ne furent pas tous chrétiens ! Animés par les ambitions les plus diverses : missionnaires, commerciales, politiques, ou simplement aventurières, les Européens, en désordre, et sans le moindre plan d’ensemble, du xvie au xixe siècle fondent sur tous les continents des églises et des comptoirs, des cités et des industries, des écoles et des plantations, des journaux et des parlements. S’imposant par la force ou reçus comme des dieux — ainsi Cortés à Mexico —, voulant sauver des âmes ou exploiter des mines, ils conquièrent, civilisent, pillent, évangélisent, font trafic des esclaves, ouvrent des hôpitaux, répandent des théories humanitaires qu’ils ne pratiquent pas toujours sans réserve, emprisonnent ceux qui osent s’en réclamer contre eux, mais libèrent en même temps des peuples entiers, habitués depuis des siècles aux plus cruels régimes d’oppression autochtone. C’est tout cela que l’on confond aujourd’hui dans un seul mot : colonialisme. Je n’en connais pas de plus injuste, puisqu’il ne veut retenir que l’injustice, dans l’immense processus chargé d’humanité et de charité héroïque autant que de crimes et de cupidité, d’une aventure dont le bilan est encore très loin d’être fait. Et rien ne prouve que ce bilan sera finalement négatif : c’est en somme celui du Progrès, selon les conceptions occidentales, adoptées même par ceux qui dénoncent l’Occident.

Nulle autre civilisation n’avait été mondiale de cette manière. Là-dessus, l’historien Toynbee m’arrête : Alexandre le Grand et les empereurs chinois s’imaginaient, eux aussi, qu’ils dominaient le monde entier. Eh bien ! ils se trompaient tout simplement. L’Agence Cook suffirait aujourd’hui à les mettre à l’abri de ce genre d’illusion. La Terre est connue désormais dans toutes ses dimensions physiques, nous ne pouvons plus faire d’erreurs de cette taille ; son histoire également est explorée dans toutes ses grandes lignes, et l’archéologie occidentale ressuscite inlassablement [p. 69]bien plus de traditions oubliées par leurs peuples que nos armées et nos missions n’en ont jamais détruites ou dénaturées.

Mais alors, le retrait de l’Europe qu’on nomme décolonisation, ne va-t-il pas entraîner l’effacement progressif de cette « européisation » de la planète ? Il est difficile d’en juger, puisque le retrait s’achève à peine. Mais tous les signes vérifiables indiquent une tendance prononcée vers l’expansion de notre culture dans les colonies libérées.

Le retrait des Anglais de l’Inde n’a pas été suivi par le rejet du parlementarisme britannique, aussitôt adopté tel quel, mais bien par l’abolition légale des castes, tradition trois fois millénaire à laquelle les Anglais n’avaient jamais touché. Les partis politiques prolifèrent, l’industrie lourde se développe, le contrôle des naissances s’acclimate… Au total, l’Inde indépendante se veut bien plus anglaise, donc plus occidentale que n’était l’Inde colonisée. Elle a peut-être tort, mais c’est ainsi.

En Afrique noire, récemment libérée, la culture et les langues européennes font des progrès spectaculaires. Je cite le directeur des affaires culturelles françaises, qui disait en janvier de cette année :

Au Cambodge, toute la jeunesse parle le français, alors que dans la génération des hommes de quarante à cinquante ans, celle de l’époque coloniale, seule l’élite sait notre langue… On n’apprend plus le français dans ces pays parce qu’on y est obligé, mais parce qu’on a besoin de cette langue, qu’elle est devenue un facteur de cohésion nationale, qu’elle constitue en outre un moyen d’accès aisé à la vie internationale… L’intérêt paraît ici, comme ailleurs, plus efficace que la contrainte.

Et partout, dans les nations neuves du tiers-monde, il a suffi que nos administrateurs civils et militaires s’en aillent, pour que soit décrétée l’adoption immédiate de mesures politiques et sociales, hygiéniques, urbanistes, techniques, industrielles, tout simplement copiées sur celles de l’Occident. Bien plus, ces administrateurs ne sont partis qu’en vertu d’idéaux européens adoptés par l’élite indigène. Ces idéaux, on les retourne contre nous, et contre nos pratiques trop [p. 70]souvent immorales : c’est qu’ils valaient sans doute mieux que nous ne l’avions cru, et mieux que nous : tant pis pour nous, et tant mieux pour nos idéaux ! Je ne les vois, pour ma part, nullement menacés par la décolonisation, bien au contraire ! Jamais l’Europe, jamais l’Occident tout entier n’ont autant progressé dans l’âme et dans les mœurs des peuples hier encore colonisés.

Mais voici le troisième grand fait : nos idéaux et nos pratiques ont été diffusés en désordre, sans aucun plan, sans nulle sagesse régulatrice.

Il en résulte deux séries de conséquences qui risquent d’être aussi fâcheuses pour nous, Européens, que pour les peuples du tiers-monde.

Fâcheuses pour nous d’abord. Car il est évident que notre civilisation ne s’est rendue assimilable et transportable qu’au prix d’une périlleuse disjonction entre ses produits de tous ordres et ses valeurs fondamentales. Le monde accepte nos machines et quelques-uns de nos slogans, mais non pas l’arrière-plan religieux, philosophique et culturel qui a permis non seulement les sciences et la technique, mais aussi leur intégration, bon an mal an, dans le complexe de nos coutumes et de nos équilibres humains. Il faut l’admettre : les versions simplifiées de la civilisation occidentale se prêtent mieux à l’exportation que la version originale. D’où l’avantage incontestable des Américains, et surtout des Soviétiques, lorsqu’il s’agit de moderniser — c’est-à-dire d’occidentaliser — d’une manière rapide et massive, les colonies récemment libérées. Ces nouveaux venus dans le tiers-monde ont des notions beaucoup plus simples du progrès, tant social et moral que purement matériel. Les premiers n’ont pas les scrupules et la mauvaise conscience qui étaient le fait des élites européennes pendant les derniers temps de la colonisation et le respect des cultures indigènes n’a jamais arrêté les seconds, pas plus dans leur empire qu’en Afrique ou en Asie49. Donc, à court terme, il peut sembler que leurs chances soient meilleures que les nôtres. Le tiers-monde les accueille sans méfiance de principe. Il ne dit pas de leurs dons, comme il le dit des nôtres : « C’est du néo-colonialisme ! » Et pourtant, [p. 71]le tiers-monde, en cette affaire, a bien plus à perdre que nous. Ses meilleurs esprits le découvrent. Mais aussitôt, ils nous accablent de reproches.

Je vous citerai, à ce propos, un professeur indien enseignant à Oxford, le Dr Raghavan Iyer qui, lors d’un tout récent congrès européen, entendait se faire l’écho des ressentiments du tiers-monde à l’égard de notre culture et de sa diffusion désordonnée. Rappelant que les pays sous-développés imitent maladroitement tout ce qu’a fait l’Occident, ce professeur rendait l’Europe responsable de tous les maux qui en résultent, et de la reviviscence, en Asie et en Afrique, de ce qu’il appelait « les conceptions partielles ou discréditées de l’esprit européen ». Il en donnait l’impressionnante liste que voici :

L’évangile du progrès matériel automatique, un nationalisme agressif, voire une haine raciale à peine dissimulée, un utilitarisme à la Bentham, un collectivisme militant et un socialisme messianique, un libéralisme à la Hayek, l’adoration de la puissance militaire et politique, une bureaucratie qu’on ne pourra plus extirper, la multiplication des besoins nouveaux, une consommation stupéfiante, la passion du bizarre, des prétentions à l’exclusivité dans le domaine religieux, un fanatisme idéologique, un athéisme arrogant, le culte du cynisme, la concurrence sans frein et le philistinisme culturel.50

C’est une assez bonne liste de nos vices, tels qu’ils se sont manifestés, du moins à partir des débuts de l’ère industrielle. Il serait trop facile de répondre à ceux qui nous tiennent ce langage : pourquoi n’avez-vous pas adopté nos vertus, dont la liste est aussi facile à faire ? Et pourquoi nous imitez-vous, en général ? Pourquoi nous reprochez-vous notre athéisme et plus encore, notre matérialisme, quand c’est notre aide matérielle que vous exigez à grands cris, et pas du tout nos missionnaires ?

Cette réponse serait trop facile, car nous sommes largement responsables des erreurs que commet le tiers-monde quand il nous juge. Ce ne sont pas nos meilleurs représentants, les plus conscients des vraies valeurs européennes, que nous envoyons outre-mer, mais des agents de nos États et de nos [p. 72]firmes, qui transportent là-bas toutes nos rivalités, des assistants techniques qui ne savent pas grand-chose du milieu où ils vont agir, et moins encore de ce que l’Europe peut signifier dans son ensemble et vue de loin, des agitateurs politiques, des commerçants incultes et nos plus mauvais films. Nous exportons pêle-mêle nos sous-produits, nos aventuriers et nos livres, nos querelles nationales, nos machines et nos dogmes, dans l’irresponsabilité la plus totale, sans respect ni pour leurs cultures ni pour la nôtre.

Telle est la situation concrète de l’Europe dans le monde actuel. Je la résume : la décolonisation, loin de nous ruiner, coïncide avec notre union, laquelle promet une prospérité sans précédent ; le monde entier se met à l’école de notre civilisation ; mais il n’en tire pas le meilleur, loin de là, et nous méprise autant qu’il nous jalouse. C’est en fin de compte notre faute, car nous n’avons jamais conçu une politique de civilisation répondant à l’ampleur des exigences du siècle et de nos responsabilités mondiales.

La question qui se pose est dès lors la suivante : l’Europe va-t-elle être évincée par ses produits les plus vendables, par ses slogans les plus démagogiques, au seul profit de leurs exploitants ou exploiteurs, plus efficaces ? Va-t-elle être évincée du tiers-monde par ses vices, au détriment de ses valeurs authentiques ? Ou peut-elle encore réagir ? En a-t-elle les moyens matériels et moraux ?

Un certain défaitisme européen, de Spengler à Toynbee et de Sorel à Sartre51, semble avoir persuadé nos élites comme nos masses que l’Europe est une pauvre chose écrasée entre deux colosses. Cette conviction, ou cette angoisse, m’apparaît curieusement indépendante des faits. Dès le xviiie siècle, elle hantait nos esprits. Voici ce qu’écrit à Catherine de Russie le baron Grimm, gazetier littéraire de Paris, à l’aube de la Révolution :

Deux empires se partageront [le monde] : la Russie du côté de l’Orient, et l’Amérique, devenue libre de nos jours, du côté de l’Occident ; et nous autres, peuple du noyau, nous serons trop dégradés, trop [p. 73]avilis, pour savoir autrement que par une vague et stupide tradition, ce que nous avons été.52

En 1847, Sainte-Beuve résume ainsi l’opinion de l’historien Adolphe Thiers :

Il n’y a plus que deux peuples. La Russie, c’est barbare encore, mais c’est grand… La vieille Europe aura à compter avec cette jeunesse. L’autre jeunesse, c’est l’Amérique… L’avenir du monde est là, entre ces deux grands mondes.53

Et vingt autres ainsi, y compris Tocqueville, durant tout le xixe siècle, donc bien avant l’ascension des deux grands, qui date exactement de la fin de la dernière guerre, au plan mondial. L’Europe se sentait écrasée entre les deux colosses encore à venir. Ils sont là. Mesurons leur taille réelle.

J’ai inventé un petit jeu graphique, très simple. Prenez une feuille de papier quadrillé. Dessinez trois rectangles verticaux posés côte à côte, ayant chacun pour base dix carrés. Celui de gauche a 18 carrés de hauteur, celui de droite 22 carrés, et celui du milieu 43 carrés : il est donc à lui seul plus grand que les deux autres additionnés. Question : que signifie ce rectangle du milieu ? Réponse : c’est l’Europe entre les deux Grands. Chaque carré représente un million d’habitants. L’Europe à l’ouest du rideau de fer compte 330 millions ; les sept États européens actuellement soumis à l’URSS, 95 millions ; total 425 millions. Tandis que les deux Grands ensemble font à peine 400 millions54.

Ajoutez à cette quantité démographique les qualités humaines de l’Européen, qui est encore le meilleur ouvrier, le meilleur philosophe et le meilleur artiste — vous avouerez qu’il est au moins curieux que l’Europe se sente écrasée entre deux colosses plus petits qu’elle, qui n’atteindraient même pas sa taille en montant l’un sur l’autre et qui, au surplus, sont très loin d’additionner leurs forces contre nous : ils sont plutôt rivaux, et l’un est notre allié.

Mais vous me direz que la puissance réelle de l’Europe n’est pas à proportion de sa population ? C’est exact, en ce sens que, par tête d’habitant, la production américaine dépasse encore celle de l’Europe. Mais le rythme d’accroissement est beaucoup plus rapide en Europe qu’aux États-Unis. [p. 74]Et quant aux chiffres absolus, l’Europe occupe le premier rang pour la production de l’acier, de la fonte, de la houille, du ciment, du beurre et du lait — produits de base — les États-Unis tenant le deuxième rang et l’URSS le troisième. Voilà pour la quantité. Pour la qualité, l’évaluation précise est évidemment plus malaisée. Voici cependant un exemple chiffré, et qui ne me paraît pas dénué de toute signification : production de savants de premier ordre, calculée en prix Nobel pour les sciences, de 1901 — date de la création du Prix — à 1961 : Russie et démocraties populaires : 9 lauréats. États-Unis : 52. Europe de l’Ouest : 147. Autres pays : 855.

Mais vous me direz encore : « Ces chiffres sont abstraits ! Je persiste à me sentir écrasé… » C’est vrai ! C’est que vous ne vous sentez pas encore le citoyen d’une nation de 335 millions, voire de 430 millions (en comptant les satellites européens de l’URSS), mais seulement le citoyen d’un petit État de 5, de 10 ou de 50 millions, qui n’est plus à l’échelle du monde nouveau. C’est que l’Europe unie n’est pas faite et qu’il faut donc absolument la faire, pour que notre capacité globale se réalise, non seulement dans les statistiques, mais dans notre conscience.

L’Europe a tout ce qu’il faut pour être encore la première puissance de la Terre, non par ses dimensions mais par son potentiel démographique, économique et culturel.

Cependant, le sort d’une civilisation ne dépend pas seulement de cette espèce-là de chances. Il dépend tout autant de sa vocation active — j’entends de la prise de conscience de cette vocation assumée par ceux qui en sont les responsables — et d’autre part de la puissance d’autres cultures ou civilisations, qui prétendent à sa succession.

Je ne vous apprendrai rien en vous rappelant qu’une bonne partie de l’élite intellectuelle occidentale désespère bruyamment de nos valeurs et dénie toute espèce de vocation à l’Occident, tel que le représentent l’Europe en train de s’unir, et les États-Unis. Il est courant d’entendre dire que l’Occident est en pleine décadence morale, et surtout qu’il n’a plus d’idéal à opposer aux valeurs neuves et conquérantes du communisme.

[p. 75]À cela, je vais répondre en renvoyant aux faits, une fois de plus : la prospérité économique de l’Occident et sa vitalité intellectuelle, que rien ne dépasse et n’atteint même de loin, ni en Orient, ni en Afrique, indiquent une renaissance et non une décadence. Mais il y a plus : on nous dit que les valeurs nouvelles, capables d’entraîner le monde et de lui rendre un idéal, sont celles que représente le communisme russe. Je demande à voir — et je ne vois rien de neuf. Qu’est-ce au total que le communisme soviétique ? Un mélange de 50 % de traditions proprement russes et même tsaristes, comme le rôle de la police et des fonctionnaires, le passeport intérieur, la censure omniprésente, ou l’habitude de récrire l’histoire chaque fois qu’il s’agit de justifier la politique du souverain ou du parti au pouvoir56 ; à quoi s’ajoute 50 % du marxisme plus ou moins fidèlement appliqué. Or le marxisme n’est tout de même pas d’invention russe. Ce n’est pas Popov qui l’a créé, mais c’est Karl Marx. Et qui était Karl Marx ? Un juif allemand, dont le père s’était fait protestant, et qui écrivait en Angleterre des articles pour le New York Herald Tribune. (Ces articles, réunis plus tard, ont fourni de nombreux chapitres de Das Kapital57.) Marx est l’un des produits les plus typiques des débats philosophiques, théologiques et politiques qui définissent l’esprit européen au xixe siècle. Ce sont donc des valeurs qui nous sont propres que les Russes nous renvoient aujourd’hui, fort simplifiées et appauvries d’ailleurs, sous le nom de marxisme dialectique.

Qu’en serait-il alors d’un autre successeur, hypothétique, reprenant de nos mains débiles ce qu’on appelait jadis « le flambeau de la civilisation » ? Là encore, je ne le distingue pas. Je ne vois pas une seule culture indépendante de la nôtre, foncièrement différente de la nôtre, qui serait mieux capable que nous d’exercer la fonction planétaire unifiante qui sera désormais, dans l’ère technique, l’obligation première d’une civilisation. Un regard sur le globe nous fait voir au contraire que les peuples nouveaux se tournent vers l’Europe, même quand ils l’injurient en la copiant. Pour le dire en une phrase, voici ce que je constate : le Sud-Est de [p. 76]l’Asie jalouse la Chine et voudrait secrètement l’imiter ; mais la Chine court après la Russie, en espérant la battre sur son propre terrain ; et la Russie proclame depuis trente ans qu’elle fera mieux que l’Amérique — laquelle est, après tout, une création de l’Europe ! Le cycle se referme, nous ramenant à l’Europe.

Où trouver, dans tout cela, nos successeurs ? Je ne vois que des imitateurs, un peu en retard, qui bien souvent caricaturent nos pires défauts. Non, nous n’échapperons pas à notre vocation en prétextant notre faiblesse, ou ces crimes d’un passé récent dont le tiers-monde nous tient pour responsables. Car cette faiblesse, je l’ai montré, ne traduit rien qu’une division de nos forces — et nous sommes en bon train de les unir — mai non pas une absence de force potentielle. Et ces crimes, qui furent ceux de nos nationalismes, du racisme, et dans une certaine mesure du colonialisme, exigent de nous bien autre chose qu’un mea culpa rageur et masochiste, tellement plus facile que l’action. Les vertus et les vices de l’Europe, son passé et son expérience la rendent doublement responsable — au sens actif du mot, cette fois — d’assumer face au monde une vocation dont personne ne saurait la relever, dont nulle autre culture et nul autre régime ne me paraît posséder les moyens de se charger, si elle s’y dérobe.

Cette vocation, comme j’aime à dire, ou cette fonction mondiale, si l’on préfère, se résume à mes yeux dans ces trois verbes : animer, équilibrer, fédérer.

En les commentant brièvement, je vais résumer du même coup la substance de mes quatre leçons.

Animer les échanges mondiaux, tout d’abord. Pour les échanges de biens matériels cela va de soi, puisque l’Europe les a créés, institués, au lendemain des grandes découvertes, et que seules les techniques qu’elle a su inventer sont en mesure de les entretenir. L’Europe reste le cœur de tout système d’échanges mondiaux et cela, non seulement à cause de la place qu’elle occupe au centre de l’hémisphère privilégié (dont je vous parlais dans ma deuxième leçon), [p. 77]mais parce que son commerce international représente en valeur plus du double de celui des États-Unis, et près de dix fois celui de l’URSS. La vocation mondiale de l’Europe est inscrite dans des faits de ce genre : nos exportations représentent à peu près 40 % de notre commerce et nos importations atteignent le même taux, cependant que les États-Unis ne dépendent du reste du monde que pour 5 % au maximum de leur produit national. Le monde est vital pour l’Europe, il ne l’est guère pour les États-Unis, bien moins encore pour la Russie actuelle.

Et quant aux échanges culturels, voire spirituels, il m’est permis de vous en parler en praticien : tout désigne l’Europe pour les mettre en mouvement et pour les orienter vers un dialogue fécond. Tout, et d’abord nos traditions, non seulement de curiosité mais de respect des valeurs spirituelles, même, et parfois surtout, différentes des nôtres : ce n’est point par hasard que l’Europe a créé l’ethnographie et l’archéologie, et la science des religions comparées, dont on ne trouve pas trace, avant elle, sur la Terre. L’Amérique, en tout cela, apporte une aide puissante, mais les initiatives sont venues de l’Europe, et c’est vers elle, naturellement, que je vois se tourner les élites du tiers-monde : c’est à travers l’Europe qu’elles conçoivent la nécessité et les moyens de dialoguer, non seulement avec nous, mais entre elles.

Équilibrer les créations humaines est le second aspect de la vocation de l’Europe. Équilibrer technique et tradition, par exemple.

C’est en Allemagne, en Angleterre, en France, en Suisse, que les techniques industrielles ont pris le départ à l’orée du xixe siècle : c’est aussi là qu’elles ont trouvé des résistances traditionnelles et coutumières qui les ont obligées lentement à s’intégrer aux rythmes de la vie. Adaptation très lente dans l’ensemble, mais non moins dramatique dans ses péripéties, qui s’appelleront socialisme, marxisme, libéralisme, syndicalisme, planification, orientation et formation professionnelle… Adaptation pénible mais féconde, marquée tout au [p. 78]début, à Lyon ou à Zurich, par les révoltes ouvrières contre les machines à tisser, puis contre les chaînes de production en Amérique, et récemment contre l’automation à Coventry : tout cela représente une expérience humaine dont le tiers-monde devrait beaucoup apprendre, lui qui veut à tout prix nos belles machines, sans se douter qu’elles peuvent détruire de proche en proche ses traditions les plus valables et ses équilibres psychiques, par les champs de force invisibles qu’elles transportent, à la manière du Cheval de Troie.

Et faut-il rappeler tant d’autres formes d’équilibre entre les extrêmes, que j’ai été amené à citer en touchant les domaines les plus divers de l’existence européenne : équilibre entre autorité et liberté, entre humanités et sciences, dans l’éducation ; entre agressivité critique et imagination poétique dans les sciences ; entre tons purs ou voix distinctes et harmonie d’ensemble dans les arts ; entre innovation et continuité dans la cité ; entre diversité et unité dans l’organisation politique ; et tout d’abord mais aussi finalement : entre la passion et l’aventure quoi qu’il advienne et l’expérience enregistrée et méditée, qui composent la sagesse d’Ulysse, prototype de l’Européen.

Et ceci nous conduit naturellement au troisième verbe typique de notre vocation, qui est fédérer.

Défendre et illustrer le fédéralisme, c’est peut-être la plus grande tâche dont l’Occident soit responsable à l’égard du tiers-monde comme de lui-même. Car c’est l’Europe qui a répandu dans le monde entier le virus du nationalisme, dont elle a bien failli périr elle-même à deux reprises. Et ce mal enfièvre aujourd’hui la plupart des pays du tiers-monde, les pousse aux pires excès du chauvinisme, et à des mesures économiques ou politiques visiblement indéfendables du point de vue de leurs propres intérêts, mais qu’ils imposent pour le prestige58. Sous prétexte de se libérer des dernières traces de notre impérialisme, ils copient trop souvent ses tares les plus visibles. L’Europe se doit donc de produire, d’attester et de diffuser les anticorps de ce virus mortel, hérité du xixe siècle.

[p. 79]Or l’antidote du nationalisme, du chauvinisme, racial ou partisan, et finalement des dictatures totalitaires qui en sont l’aboutissement logique dans notre siècle, c’est l’attitude et la pratique fédéraliste : l’union dans la diversité, l’équilibre vivant des libertés locales et des obligations communautaires, et la mise en commun des droits « souverains » qu’aucun de nos pays n’est plus en mesure d’exercer à lui seul, dans le monde actuel.

La vocation de l’Europe, aujourd’hui pour demain, c’est donc d’offrir au monde nouveau l’exemple réussi d’une grande fédération. Dans la coïncidence que j’ai révélée entre la fin de notre impérialisme colonial, les débuts de notre union fédérale, et l’essor de notre économie, il y a sans doute une grande leçon pour le tiers-monde, mais aussi et peut-être d’abord pour l’ensemble de l’Occident — l’Amérique et Russie comprises — pour l’ensemble d’un Occident qui devra bien se réconcilier avec lui-même… Nous pourrons voir cela, dans cette génération, si l’Europe, d’où le mal est venu, réussit à s’unir librement, achevant ainsi son aventure et faisant le monde en se faisant. Le nouvel idéal que réclame la jeunesse, il est là, dans l’Europe fédérée, modèle mondial.

Le temps n’est plus de douter sans vergogne de nos valeurs occidentales. Au contraire, le temps est venu de les prendre nous-mêmes au sérieux. Nous n’avons simplement pas le droit de répondre à l’attente des jeunes nations et de la jeunesse soviétique plus qu’on ne le croit tournées vers l’Occident, par un tardif et impuissant mea culpa. Nous ne sommes pas seuls en cause dans cette affaire. Nous sommes pour les autres un espoir, qu’il s’agit de ne pas frustrer.

Et je conclus.

L’avenir de l’Europe est gagé sur de grands faits géoéconomiques d’une portée désormais mondiale. Il me paraît ensuite gagé sur une fonction universelle, qui s’enracine dans le passé de notre culture, dans les données constitutives de l’Occident, et que tout appelle dans le monde de cette seconde moitié du xxe siècle.

[p. 80]Cette vocation fera notre force principale, si nous l’assumons dès maintenant, si nous prenons résolument l’initiative d’une politique mondiale de civilisation. Les vraies chances de l’Europe ne dépendent pas d’une juste prévision de ce que d’autres feront. Elles dépendent de l’esprit, agissant par nos mains. Le temps n’est plus pour nous de chercher anxieusement à deviner le cours prochain de notre histoire : c’est à la faire que nous sommes appelés.