9. La crise moderne du mariagebd

Puisqu’il n’y a pas de famille au sens occidental du terme, sans un mariage à l’origine, il est clair que tous les problèmes de la famille sont pratiquement subordonnés à ceux du couple. Tout ce qui touche aux relations du couple atteint donc la famille dans sa racine. Il s’en suit que les problèmes familiaux changeraient radicalement d’aspect dans une société qui mettrait systématiquement en question les causes, les modes, les buts et la durée de l’union d’un homme et d’une femme en un couple fondant une famille. Cette éventualité n’est pas imaginaire : notre société actuelle est bien près de la réaliser. La crise du couple, qui existe à l’état larvé dans le monde occidental depuis des siècles, atteint de nos jours une phase aiguë qu’un seul chiffre suffit à caractériser : il se prononce aux États-Unis, en 1961be, deux divorces pour cinq mariages.

Ainsi, pour la première fois dans l’ère chrétienne, la famille se voit sérieusement menacée. Elle avait échappé jusqu’ici à tous les bouleversements politiques, sociaux et économiques. La féodalité, la monarchie, la distinction des classes, le capitalisme étaient tombés les uns après les autres en divers pays, sans entraîner de modifications notables de statut familial. Mais de nos jours, une révolution beaucoup plus profonde s’opère sans bruit. Ses conséquences ne sont pas faciles à prévoir. Je me bornerai dans cette étude à décrire quelques-uns de ses symptômes, et à marquer l’une de ses causes, la plus généralement inaperçue.

Le mariage moderne, fondé sur l’amour

Si l’on considère l’ensemble des institutions matrimoniales des grandes civilisations et des peuplades primitives, on s’aperçoit que le mariage occidental moderne se distingue de tous les autres par un premier caractère bien précis : il tend de plus en plus à reposer sur un choix libre, purement individuel de ses motivations.

Dans toutes les autres civilisations, et la nôtre jusqu’à l’époque moderne, le choix mutuel des époux dépendait largement de facteurs collectifs : règles sacrées de l’exogamie ou de l’endogamie, du lévirat ou du sororat pour ne mentionner que les plus connues ; rang social, race, religion, et plus tard, niveau d’éducation et de fortune. La marge de choix purement individuel que ménagèrent ces ensembles de règles, de tabous et de conventions, restait dans bien des cas pratiquement négligeable. Aujourd’hui, la situation s’est retournée. Dans la majorité des cas, les facteurs collectifs que l’on vient d’indiquer non seulement ne jouent plus le rôle décisif, mais encore ne suffisent même plus à jouer le rôle d’obstacle ou de frein qu’on pouvait encore leur attribuer au xixe siècle. Cette évolution semble parallèle à celle de la sexualité qui, avec l’époque chrétienne, se détache en partie de l’inconscient collectif, s’affranchit des rites sacrés, et tend à s’intégrer à la dialectique individuelle, par un processus d’intériorisation et d’accession à la conscience. (Notons que l’expression de « problème sexuel » est toute récente, elle n’apparaît que vers 1830.)

Ce choix qu’on peut dire « libre » dans la mesure où il n’est plus prédéterminé ou limité par des règles collectives, ce choix individuel, sur quoi va-t-il se baser maintenant ? De tous les éléments qui, traditionnellement, contribuaient à le motiver, un seul subsiste : c’est l’amour.

Encore faut-il se demander de quelle sorte d’amour il s’agit, et si ce sentiment isolé du complexe dans lequel il se trouvait pris au temps des sociétés sacrées, religieuses, ou dotées de conventions sévères, n’a pas changé de caractère, ou peut-être même de nature.

La romance

L’espèce d’amour sur lequel se fonde la grande majorité des mariages modernes, en Occident, est une fièvre généralement légère, considérée comme infiniment intéressante à subir, et que les Anglo-Saxons appellent « romance », d’un mot qui indique son origine romane (Midi de la France), sur laquelle je reviendrai tout à l’heure.

Comme je parlais à l’éditeur d’un magazine américain d’un article où je voulais décrire l’extraordinaire inflation du love interest dans les films, les romans et la publicité, il m’arrêta par l’objection suivante : « Mais mon cher, si l’on ne se mariait plus à cause d’une romance, pourquoi diable se marierait-on ? » Cette phrase toute spontanée, sincère et directe, dans sa naïveté, exprime exactement la situation présente. L’homme moderne, et surtout en Amérique, ne conçoit simplement pas d’autre raison possible au mariage que la romance. Il ne lui vient pas à l’esprit qu’on puisse ou qu’on doive se marier pour une douzaine de raisons différentes, hétérogènes mais concomitantes, dont la romance ne serait que l’une et peut-être la moindre. À ses yeux, toutes les considérations de niveau social ou d’éducation, de convenance des caractères, d’origine, d’âge, de ressources matérielles, de perspectives d’avenir, de milieux familiaux, de carrière, de confession religieuse, de conceptions éducatives, de communion intellectuelle ou spirituelle, sont devenues secondaires : ce qui prime tout, c’est la romance. S’ils s’aiment, pense-t-il (de cette espèce d’amour), qu’ils se marient ! Car la romance a tous les droits, et l’on agit comme si elle avait tous les pouvoirs. En présence de son « excitment », les raisons raisonnables importent pour peu ou pour rien. Le temps n’est plus, croit-on, des mariages de raison, de convention ou de convenance. Nous sommes libres, et cela signifie que nous épousons la femme ou l’homme que nous aimons, pour cela seul, advienne que pourra. La seule chose importante est de s’assurer de l’authenticité du sentiment. S’il est vrai, il vaincra tous les obstacles. Bien plus, il s’en nourrira, il s’exaltera d’être combattu par les conventions (jugées stupides par définition, ou tyranniques) et ce sera pour lui une promesse de durée, s’il en faut une.

Mais c’est ici, précisément, qu’apparaît la faiblesse de cette vue de la vie. Si l’on admet avec tous les romans, les chansons populaires, les films, les magazines, la publicité et les women’s clubs, que la romance peut et doit vaincre tous les obstacles, on est cependant bien forcé de reconnaître qu’il est une chose contre laquelle elle ne peut rien, et qui en retour peut tout contre elle : c’est la durée. Or il se trouve que la durée est le sens même, la raison d’être du mariage, du point de vue de la famille et de la vie en société.

On peut donc affirmer que dans l’état présent de nos mœurs occidentales, dans l’atmosphère morale où baignent l’immense majorité de nos contemporains, le mariage (et donc la famille) se voit systématiquement sapé et saboté par le motif même au nom duquel on le contracte encore.

Telle est, à mon avis, la raison principale (je ne dis pas unique) du nombre des divorces et de sa constante croissance. Nous sommes en train d’essayer — et de rater — l’une des expériences les plus folles qu’ait jamais imaginées une société civilisée : baser le mariage, qui est durée, sur la romance, qui est excitation passagère. De tous les motifs de mariage que je résumais tout à l’heure, nous ne gardons pratiquement que le plus instable, disons même le plus volatil. Et je ne nierai pas un instant que dans un ordre social solide, l’amour ou la romance ne doive jouer un rôle, mais je dirai que c’est alors le rôle mineur et décisif d’un catalyseur — qui peut s’évaporer sans nul dommage une fois la combinaison opérée grâce à sa présence. Nous voyons au contraire toute une littérature de magazines pour-les-familles s’évertuer sans espoir à suggérer aux femmes des moyens de sauver la romance dans le mariage. C’est une manière indirecte d’avouer que romance et durée ne sont pas compatibles. Au lieu de s’épuiser en vains efforts pour résoudre cette contradiction de nature, ne ferait-on pas mieux de face the facts, et d’admettre au départ les deux thèses suivantes :

1° La romance est par nature incompatible avec le mariage (même si elle l’a provoqué) car il est de son essence de se nourrir d’obstacles, de retards, de séparation et de rêve), tandis qu’il est de l’essence du mariage de réduire ou de supprimer quotidiennement même les obstacles, de se réaliser dans l’immédiat et la proximité constante.

2° Le résultat logique et normal d’un mariage fondé sur la romance seule, c’est le divorce ; car le mariage tue la romance, et si une romance renaît, elle tuera le mariage pour les raisons précises au nom duquel il fut conclu.

Éros et Agapè

Il est clair qu’en parlant de « romance » je n’ai pas en vue l’amour en général, mais une certaine espèce d’amour qui est celle que cultive notre époque, et qu’elle prend trop souvent pour l’amour même.

La romance, la fièvre amoureuse, le sentiment que décrivent et qu’exaltent la grande majorité de nos romans à succès et tous nos films, représente un type (pattern) très particulier de relations entre l’homme et la femme. Pour faire voir à quel point ce pattern de relation est peu compatible avec le mariage, il convient d’en indiquer d’abord l’origine.

« Romance » vient de « roman » qui veut dire à la foi novel et histoire dans le style de la Provence, du Midi de la France. C’est à la grande révolution sentimentale opérée par les troubadours au xiie siècle qu’il nous faut donc remonter pour trouver le thème romanesque dans toute sa pureté. Une expression qui revient dans les poèmes des troubadours suffit à la caractériser : l’amour de lonh, l’amour lointain, l’amour à grande distance, c’est-à-dire l’amour dont un obstacle quelconque vient empêcher la réalisation tout en l’exaltant dans l’imagination. Jeoffroy Rudel, prince de Blaye, illustre cet amour par ses poèmes adressés à la comtesse de Tripoli, la « princesse lointaine ». Le roman de Tristan et Iseut, un peu plus tard, va fixer pour des siècles le modèle de presque tous les romans d’amour en Occident : un homme, une femme, et un obstacle entre eux, interdisant et nourrissant tout à la fois la passion réciproque mais malheureuse. Cet obstacle sera d’abord le mari légitime (le roi Marc), et nous avons le fameux triangle. Puis l’obstacle deviendra la loi féodale chrétienne ; ou bien il sera symbolisé tout simplement par la séparation dans l’espace ; enfin il se révélera plus intérieur à la psychologie des amants, lorsque Tristan déposera entre Iseut et lui, chassés dans la forêt et libres de s’abandonner à leur amour, une épée nue, signe de chasteté.

Quel est le rapport entre l’homme et la femme, dans cette passion ? C’est un rapport essentiellement imaginaire. Ce n’est pas une communication réelle d’être à être, mais au contraire une double projection, une double fabulation, une sorte de complicité dans la création perpétuelle d’obstacles et de résistances, calculés exactement de manière à enflammer le sentiment tout en lui refusant l’accomplissement où il s’apaiserait. Il semble que la violence de la passion soit en raison directe de la solidité des obstacles, et non pas des qualités réelles des amants (lesquelles sont indiquées de la manière la plus vague et conventionnelle, dans le roman : Tristan est simplement « le plus fort », Iseut « la plus belle et blonde »). Si bien qu’on est en droit de dire que Tristan n’aime pas l’Iseut réelle, ni Iseut le Tristan réel, mais que l’un et l’autre n’aiment en réalité que l’amour qu’ils ressentent. Le sentiment brûlant dans leur cœur, la brûlure elle-même, l’autre n’étant que prétexte à brûler. Enfin, il faut relever le caractère d’intoxication que comporte cette passion. Le goût d’aimer, ou mieux, de se sentir aimer, d’être in love, s’il s’est choisi des obstacles convenables, peut aller jusqu’à faire préférer à ses victimes le « mal délicieux » à la santé, à la carrière sociale, à l’ambition, à toutes les formes du bonheur terrestre, et finalement à la vie même. « Höchste Lust ! », joie suprême, s’écrie l’Isolde de Wagner en mourant sur le cadavre de Tristan : l’obstacle suprême qu’est la mort a porté la passion à son climax.

Cet amour lointain s’oppose diamétralement et point par point à l’amour du prochain selon l’Évangile. L’amour lointain languit et souffre, tandis que l’autre, selon saint Augustin, « court, vole et se réjouit ». L’un se nourrit d’absence, de rêve et de nostalgie, l’autre de présence, de connaissance et d’échange immédiat. L’un s’exalte dans la lutte, la poursuite et l’échec, l’autre s’accomplit dans une construction quotidienne de la paix. L’un est désir, l’autre don et possession. L’un est passion (chose subie), l’autre est action.

L’amour-passion relève d’Éros, et l’amour-action d’Agapè21.

On sait que la poésie des troubadours, qui répandit dans le monde occidental la contagion de l’amor de lonh, d’où devaient sortir pendant des siècles tous nos poèmes et nos romans, combattait le mariage, ouvertement. En termes de morale courante, Tristan peut être défini comme une glorification de l’adultère. Et l’on a vu que tous les éléments de l’Éros passionnel sont propres à ruiner le mariage, ou au contraire à péricliter si le mariage résiste heureusement et dure.

Pour découvrir le grand secret de la crise moderne du mariage, il nous suffira maintenant de marquer que la romance parmi nous n’est que le sous-produit vulgarisé de la passion illustrée par Tristan.

Comme la passion, la romance est une intoxication qui fait dire à ses victimes complaisantes : « C’est plus fort que moi… » Mais elle a perdu sa virulence mortelle, parce que tous les obstacles sociaux et moraux ont perdu leur solidité et finissent toujours par être vaincus ou tournés, en sorte que la romance au lieu de culminer dans une tragédie se perd dans un happy ending. Comme la passion, la romance est une manière de sentir l’amour plutôt que de l’agir, d’être in love plutôt que de love. Comme la passion donc, finalement, la romance est une forme narcissique de l’amour s’adressant à l’image de l’autre et non pas à son être concret, une projection de nostalgies intimes ou inconscientes et non pas un dialogue réel.

La grande différence entre passion et romance, c’est que cette dernière est par définition passagère, et cela tient à la débilité des obstacles dont elle trouve encore à se nourrir. La passion de Tristan fondait une sorte de fidélité jusqu’à la mort, fidélité à un rêve il est vrai, fidélité à ses propres désirs plutôt qu’à la personne qui était le prétexte, mais conservant au moins ces deux traits importants de la fidélité véritable : la durée « pour la vie » et le sens d’un destin assumé (ou subi) « advienne que pourra ». La romance, au contraire, pour peu qu’elle aboutisse à un bonheur normal, a toutes les chances de s’évanouir. Cette femme de rêve, pense Joe, qui ressemblait à ma star préférée, et dont tant d’obstacles me séparaient, rendant la poursuite si excitante, voici qu’elle est devenue un être bien réel à mes côtés, et qui passe des heures, jour et nuit, à changer les langes du bébé. Je l’ai épousée à cause d’une romance. Aucune romance ne pourrait subsister dans l’odeur de cuisine qui baigne nos trois petites pièces…

Et Sally pense de son côté qu’elle vaut mieux que cela, et qu’avec Bob elle donnerait sa mesure… Les voici mûrs, après deux ans, pour de nouvelles romances qui ne manqueront pas de les « surprendre », parce qu’ils les appellent de leurs vœux secrets, et qui les conduiront logiquement — s’ils ont gardé les principes mêmes au nom desquels ils se marièrent — à un divorce suivi de nouveaux mariages sans plus d’avenir. Cette situation est devenue la plus banale dans notre société. À tel point que nos contemporains sont convaincus que « la vie va ainsi », qu’elle l’a toujours été et le restera toujours. Croyance doublement erronée, au regard de l’historien des mœurs. Car primo, si « la vie est ainsi », c’est qu’à partir du xiie siècle, les Occidentaux ont adopté de plus en plus une morale de l’amour plus glamourous que d’autres, non reconnue mais mieux suivie, ennemie jurée de nos institutions matrimoniales, et qui bénéficie de la propagande constante de nos littératures, aujourd’hui de nos films. Et secundo, il est fort peu probable que si « la vie est ainsi » elle le restera toujours, car aucune société humaine ne saurait subsister longtemps lorsque le chiffre des divorces (c’est-à-dire des familles brisées) tend à égaler celui des mariages.

Mariage totalitaire et la révolte contre le romantismebf

Au seuil de l’anarchie qui nous menace, il ne serait que trop facile d’énumérer les « remèdes » ou les correctifs aptes à établir un ordre tolérable : restaurer le sens du serment (actuellement dévalorisé, tandis qu’on valorise à ses dépens des caprices qualifiés de « vitaux ») ; rendre à la raison sa primauté pratique sur le sentiment ; réformer la législation sur les divorces ; décréter des mesures pour prévenir les mariages trop rapides ; restaurer chez les jeunes gens le sentiment de leur responsabilité sociale ; bref, « revenir aux vertus ancestrales ». Par malheur, ces conseils seraient vains. On ne « revient » jamais à rien, surtout dans le domaine des mœurs. Et si par impossible la société moderne donnait les apparences d’un retour à certaines des vertus qu’affirmaient nos ancêtres, ce ne serait pas à la suite des conseils que quelques sages lui prodigueraient, mais par la force irrésistible des réflexes de défense du corps social. Je vois deux de ces réflexes s’amorcer dans ce siècle.

1. La réaction totalitaire

On pourrait l’appeler aussi : réaction étatique. L’État moderne ne peut pas tolérer l’anarchie individualiste qui ruine la base de son système d’impôts, du recrutement de ses armées, et d’une manière plus générale, des disciplines d’éducation collectiviste. nazis, fascistes et stalinistes se sont accordés sur ce point : la famille, cette cellule sociale, ne doit plus être exposée aux atteintes du plus antisocial des sentiments : la passion, ou même la romance. On se souvient des mesures drastiques prises par Himmler pour régler au nom de l’État le mariage des SS tout d’abord, puis la procréation en général. La « science » sociale était chargée d’éliminer progressivement toute espèce de choix arbitraire, individuel, sentimental, pour lui substituer une sorte de fiche de mariage, établie par les fonctionnaires du parti sur la base de mensurations physiques, de pedigrees, et de certificats politiques.

La Russie n’a jamais été si loin. Après avoir balayé sous Lénine toutes les lois relatives au mariage, au divorce, aux enfants, elle s’est bornée à recréer un code qui ressemble à s’y méprendre à celui des pays bourgeois, mais qu’elle applique beaucoup plus strictement. Elle le soutient par une propagande acharnée contre la romance, les chansons sentimentales, et l’idée de bonheur individuel, considérée comme décadente. Les primes aux familles nombreuses d’une part, les obstacles mis au divorce d’autre part, et surtout la pauvreté générale, semblent avoir stabilisé provisoirement la situation matrimoniale en URSS.

Mais il s’agit d’un état de mobilisation permanente de la nation (caractéristique de tout régime totalitaire) et l’on n’en peut rien inférer pour l’avenir. Cependant, les premières expériences totalitaires ont rendu vraisemblable l’imagination d’un régime de mariage entièrement soumis à quelque science officielle de l’eugénisme, permettant à l’État de limiter à l’extrême la marge de choix individuel. Peut-être alors verrait-on se reproduire les conditions sociales les plus aptes à nourrir des passions secrètes et mortelles, dignes du modèle de Tristan, mais rares, décriées et honteuses, par là même sans danger du point de vue collectiviste.

2. Décadence de la romance

Dans les pays bourgeois et démocratiques, je constate une évolution bien différente, plus normale en ce sens qu’elle s’opère librement mais sans doute plus profondément révolutionnaire par ses effets.

La vulgarisation extrême des valeurs romanesques ou romantiques est en train de se révéler beaucoup plus dangereuse pour la romance que les diatribes des moralistes. La dépréciation générale des tabous sexuels et l’émancipation de la femme agissent dans le même sens. C’est que la romance, comme la vraie passion, a besoin pour s’enflammer d’être combattue, empêchée, et dans une certaine mesure officiellement réprouvée. Faute d’obstacles sérieux, le mouvement qui la porte débouche trop vite dans la réalité, où il s’enlise. « Ce n’est pas Amour, qui tourne à la réalité », écrivait au xiie siècle déjà un troubadour.

Or l’évolution générale des mœurs, dans les pays où elle se produit librement « tourne à la réalité », précisément.

Le mouvement général d’accession de la femme à l’égalité politique, juridique et surtout économique est peut-être le facteur principal de cette évolution. Le seul fait que la femme ait une profession, c’est-à-dire bien tangiblement une vie à elle, oblige l’homme à la considérer comme un être réel et autonome, avec lequel il devra composer pratiquement, et dont il devra respecter les initiatives. Un tel être se prête assez mal à la projection nostalgique du rêve intime de l’amant. Ce n’est plus un objet de contemplation, mais un sujet agissant pour son compte. Le dialogue viendra donc nécessairement se subsister à la double rêverie narcissique. Et dans ce dialogue seront réintroduites les considérations de milieu social, de ressources matérielles, d’éducation, d’aptitudes, de caractère, de buts de vie, etc., que la romance croyait pouvoir surmonter en les négligeant d’enthousiasme.

Un second facteur notable, c’est la commercialisation de la romance. Nous avons vu qu’il est de l’essence de la passion de s’exalter dans la révolte contre les données prosaïques et tyranniques de la société, de la morale, et plus profondément de la vie en soi. Mais la passion perd son ressort intime lorsqu’elle est advertisée à chaque page des magazines et à chaque pas dans la rue. Nous touchons aujourd’hui au point où la romance, loin d’être un état d’exception délicieusement intéressant même dans ses tourments, devient au contraire une conduite conformiste. Le jeune homme qui n’est pas in love essaie de cacher cette particularité à ses camarades, se demande ce qui lui manque pour être comme tout-le-monde, c’est-à-dire comme les héros des films ou des short-stories qui servent de modèle à sa génération. Mais voici que ces modèles eux-mêmes commencent à changer de nature. La littérature sérieuse et créatrice de ces dernières décades compte peu ou point de grands romans d’amour, elle abandonne ce thème, de plus en plus, aux fabricants de best-sellers. Le dogme de Hollywood sur la nécessité d’introduire du love interest à tout prix dans n’importe quel film (même dans un documentaire sur la bombe atomique), subit des atteintes multipliées. Une note amère, cynique, ou simplement réaliste, remplace déjà dans bien des scénarios le happy ending obligé de naguère. Il se peut que cette réaction se prononce avec énergie dans les années qui viennent, et elle ne manquera pas d’influencer les mœurs. Car la romance, thème littéraire par excellence (la paix du couple étant au contraire « sans histoire », donc très difficile à décrire) a contaminé l’Occident par le truchement de la littérature, avant que le cinéma ne s’en mêle. La Rochefoucauld se demandait : « Combien d’hommes seraient amoureux s’ils n’avaient pas entendu parler d’amour ? » Nous pouvons nous demander combien d’hommes auront encore l’idée de tomber amoureux quand on ne leur en parlera plus.

Soulignons à ce propos que passion et romance, ces créations artificielles de l’Occident, ne sont liées à la sexualité que d’une manière dialectique, paradoxale. Dévier n’est pas synonyme d’être in love, et la possession prématurée de l’être qu’on désire tue bien souvent les possibilités de romance. « D’Amor mou castitaz », d’amour naît la chasteté, disait un troubadour : l’inverse n’est pas moins vrai. C’est pourquoi les périodes romantiques de la littérature occidentale coïncident avec les périodes puritaines. (Le roman victorien en est le meilleur exemple.) Or il semble que nous entrions dans une période de mœurs sexuelles faciles ou relâchées, comparables à celles de la première moitié du xviiie siècle. La liquidation des tabous du victorianisme et du puritanisme sous les influences convergentes de la psychanalyse vulgarisée, de la vie dans les grandes cités, de la révolte contre la bourgeoisie et de la libération de la femme, va tarir l’une des sources principales du romantisme.

Tout concourt donc, vers le milieu de ce siècle, à miner le goût de la romance, au moment où celle-ci s’est répandue jusque dans les masses populaires, et met en cause la stabilité du mariage, base de la vie de la famille.

Vers une alliance des égaux

Il faut s’y résoudre : tout est paradoxe de ce qui touche à la passion. Elle se nourrit des obstacles qu’elle rencontre ; elle en suscite pour mieux se tourmenter, car elle préfère le tourment « passionnant » au bonheur plat ; elle fait mourir un homme pour l’image d’une femme dont il n’est pas sûr qu’il l’aimerait s’il devait partager son existence ; elle apparaît dans notre histoire comme un élan vers la beauté et l’amour infini, mais c’est au prix d’une négation de l’amour réel ; elle exalte et déprime à la fois ses victimes ; elle a créé notre littérature aux dépens de notre morale ; et aujourd’hui, sous sa forme bénigne, édulcorée, vulgarisée, elle provoque des millions de mariages qu’elle se charge bientôt de détruire. Faut-il donc déplorer sa décadence ou s’en réjouir ? Il serait vain de répondre à cette question d’une manière unilatérale.

Si, par suite d’un réflexe de défense de notre société menacée d’anarchie, la romance se voit refoulée pour faire place au seul réalisme dans les rapports entre l’homme et la femme, il est probable que nos descendants s’ennuieront. Ils éprouveront un manque dans leur vie, un vide dans leur cœur. Pour « nous modernes », il faut bien l’avouer, gens de petite foi et de peu de religion, la vie sentimentale figure encore une espèce d’idéal ou d’évasion de choix, la moins mauvaise approximation d’un substitut aux joies et soucis de l’esprit. (Déjà la passion politique chez les totalitaires, surtout, en prend officiellement la place.) Tuer la romance, ou ce qu’il en reste, sera perdre autant que gagner. Seule une vie spirituelle intense serait capable de combler l’absence du « tourment délicieux », et de rendre Agapè plus exaltant qu’Éros. Mais nous n’avons pas le droit de compter sur un miracle collectif…

De fait, nous ne pouvons agir sur l’évolution que j’ai décrite que par une prise de conscience : en dévoilant la vraie nature de la passion et en définissant ce type de relations humaines qu’elle suppose et qu’elle favorise. (C’est en somme la méthode de la psychanalyse.) Cela fait, nous pouvons alors proposer de nouvelles orientations pour l’éducation de la société.bg

S’attaquer à la romance au nom de la moralité serait une erreur, car elle fascine dans la mesure où elle constitue un interdit, et meurt lorsqu’elle est universellement approuvée. Nous pourrions limiter ses qualités dangereuses beaucoup plus efficacement en montrant simplement aux jeunes que, quelle que soit sa valeur, la romance ne peut être au fondement du mariage. Épouser quelqu’un « pour la vie » à cause d’une fièvre de deux mois n’est pas un acte de courage mais de stupidité. Nous ferions sans doute bien de ne pas être aussi sévères à l’égard des films et des romans qualifiés d’« indécents » par les normes puritaines qu’à l’égard de ceux qui dépeignent l’amour comme une extase, comme l’ivresse suprême — un mensonge grotesque auquel croient, étonnamment, même les jeunes les plus sceptiques. Nous devrions également demander à nos romanciers d’abandonner pour un temps leurs triangles romantiques et de nous montrer un type de mariage moderne, qui ne soit plus basé uniquement sur « l’amour », le quiproquo de deux rêves, mais sur l’alliance jurée de deux égaux.

Nous ne pouvons peser sur la moralité qu’en modifiant ou en inversant certaines normes de jugement, par des styles renouvelant les attitudes morales actuelles quant à ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. L’apport de Freud réside dans le fait qu’il nous a permis de discuter de l’inconscient et de la sexualité. Les troubadours ont exercé un impact profond en rendant la joy d’amor à la mode. Les films et la littérature bon marché nous affectent en prolongeant la soif de romance, même si elle est condamnée par les nouvelles réalités sociales. Ceux qui parlent de notre époque seraient utiles s’ils exprimaient des valeurs qui correspondent aux faits sociaux actuels et à la perte des illusions romantiques. Leur influence serait importante s’ils décrivaient des exemples de fidélité promise, de partenariat pratique, le frisson d’une aventure commune et constructive entreprise à tout risque, libres des « intermittences du cœur » de Proust et du jeu toujours changeant des sentiments. Car ce sont ces valeurs positives qui constituent le véritable style et l’excellence du siècle, et peut-être même son héroïsme.