13. La fin du pessimismebu

Le fameux sens de l’histoire, argument numéro 1 de la séduction progressiste, paraissait avoir mis une fois pour toutes le cap sur 1984 et sa fourmilière ; voilà qu’il se détourne horrifié et vire de bord, aux accents de la Marseillaise, en direction de 1848.

(André Fontaine, Le Monde, au lendemain de la révolution hongroise.)

Cinquante ans d’analyses pessimistes de notre société et de son destin ont culminé dans l’utopie de George Orwell 1984.

Il y eut d’abord ce titre subversif à l’aube du siècle : Les Illusions du progrès, de Georges Sorel. Puis on se mit à citer Bergson, réclamant un supplément d’âme pour ce corps subitement agrandi, le monde technique. Deux guerres mondiales, ruinant le prestige de l’Europe et sa puissance, trois révolutions portant au pouvoir des tyrannies totalitaires qui revendiquaient les corps non moins que les âmes, mettons que ce fut assez pour justifier le scepticisme amer de nos élites à l’égard de l’idée de progrès. Croire « encore » au progrès disqualifiait son homme, et l’idée s’empressa d’émigrer aux États-Unis et en URSS.

Les penseurs de l’Europe, à peu près unanimes, entrèrent en dissidence et se mirent à dénoncer sur tous les tons le monde moderne. Pieusement ou rageusement, objectivement ou cyniquement, au nom de la réaction ou de la révolution, ils ne nous parlaient plus que d’une Crise de l’Esprit, d’une Décadence de l’Occident, d’une Trahison des Clercs, d’un Monde sans âme, de la France contre les robots, de la machine contre l’homme, de l’homme contre l’humain, de la fin des illusions, de la fin de tout. L’Anti-moderne de Maritain et les Temps modernes de Chaplin, la métaphysique pure et les clichés primaires, les dénonciations impuissantes et les justifications ignobles des dictatures totalitaires, tout annonçait une catastrophe humaine sans précédent, un asservissement sans recours de l’homme aux puissances anonymes, la machine, la police et l’État. Orwell n’eut qu’à pousser un peu plus loin. Il n’eut qu’à mettre au point l’exemple soviétique, à l’étendre à l’Europe de l’Ouest, à supprimer le facteur de résistance humaine, à désespérer d’une manière exemplaire — convainquant les lecteurs qu’il voulait révolter. Le masochisme européen avait trouvé son expression suprême. Et Kafka n’était plus que le Jean-Baptiste d’une sorte d’Évangile à rebours, « mauvaise nouvelle » d’une démission fatale.

Les émeutes de Poznań, la résistance de Varsovie et la révolution de Budapest ont renversé le cours de cette immense dérive et restauré d’un coup l’espoir.

La nature humaine, niée par Sartre, triomphait dans une génération qui n’avait appris que le mensonge. Ses pouvoirs de résistance à Big Brother, niés par Orwell, ont éclaté dans les rues de Budapest. Sa faculté de revendiquer et d’imposer un sens positif à la vie, niée par Kafka, s’est attestée dans le soulèvement des écrivains unis aux paysans, des ouvriers unis aux étudiants.

L’intelligentsia de l’Ouest voyait venir Quatre-vingt-quatre. Et soudain, celle de l’Est lui répond Quarante-huit. C’est quatre-vingt-quatre inversé.

Jamais chiffres ne furent plus chargés de symboles. Essayons de les interpréter.


Tout ce qui compte en Europe, depuis un demi-siècle, dans les lettres, les arts et la philosophie, sait qu’il faut être subversif ou pessimiste, ou les deux à la fois, sous peine de ne plus compter. Inutile de citer des noms : ce seraient ceux, justement, que tout le monde connaît, la liste complète des meilleurs. On pourrait m’objecter Valéry, hédoniste épris de la règle et persuadé de la valeur des conventions ; mais n’est-ce pas lui qui ouvrit, en 1919, le grand courant du pessimisme européen, par cette lettre fameuse qui nous rappelle d’abord que notre civilisation est mortelle comme les autres et prédit à la fin que nous allons vers la « parfaite et définitive fourmilière »  ? On pourrait m’objecter Claudel, optimiste de style baroque et fonctionnaire du premier rang ; mais sa phrase est plus subversive que tout ce qui passe pour tel dans les cafés, et sa foi prend l’allure d’un défi. On pourrait m’objecter Saint-John Perse, mais justement il a choisi l’exil en soi. Tous les autres sont contre le siècle, d’une manière encore plus évidente, soit qu’ils attaquent avec acharnement la morale dite bourgeoise ou les règles des arts, soit qu’ils opposent à l’anarchie flagrante des esprits quelque orthodoxie restaurée, justifiant elle aussi, fût-ce par son seul échec, la dissidence de la pensée dans le monde moderne.

À partir de 1919, les influences dominantes sur nos élites créatrices sont celles de Nietzsche, de Rimbaud, de Kierkegaard et de Dostoïevski. Il est remarquable que ce siècle n’ait retenu du précédent que les génies antisociaux, les héros du refus individuel, les révoltés contre le monde moderne, ceux qui remettent en question ses lieux communs : le Progrès, la Démocratie, l’État social, la Morale athéiste.

Tout ce qui compte en Europe est donc antibourgeois, j’entends bien dans le domaine de l’éthique et de l’esprit. Mais rien ne compte en fait que par la bourgeoisie. C’est elle seule, par ses franges cultivées et conscientes, qui a fait le succès posthume des grands génies maudits, ignorés ou refoulés par ses ancêtres. Et c’est elle aujourd’hui qui est prise d’angoisse devant ce qu’ils dénonçaient en vain. C’est elle qui croit aux catastrophes prochaines qu’ils prophétisaient dans le désert, elle qui perd sa foi dans le progrès. C’est elle enfin qui cède au vertige de l’histoire, s’imagine que son heure est passée, que le Prolétariat doit la déposséder, comme elle avait elle-même dépossédé les nobles, qu’il ne peut imposer qu’un régime soviétique, et qu’Orwell a dit vrai malgré lui.

Curieux pouvoir des pessimistes de l’autre siècle sur les héritiers de leurs ennemis !

La bourgeoisie du xixe fut optimiste en dépit des souffrances affreuses des prolétaires industriels, dont le travail l’enrichissait. Aujourd’hui, l’ouvrier d’usine bénéficie des soins jaloux de l’État. Encore un peu, et la technique elle-même l’aura délivré de la chaîne. Mais c’est le bourgeois qui en vient alors à craindre le règne inexorable des machines, et qui conçoit, avec cent ans de retard, un pessimisme fataliste et résigné. Dans ce décalage séculaire entre la conscience et le réel, naît l’idée d’une pensée impuissante, d’une réalité terrifiante et d’un sens fatal de l’Histoire, dont Big Brother sera l’aboutissement.

J’ai tu jusqu’ici deux grands noms, qui dominent pourtant ce tableau.

L’influence de Marx et de Freud sur les classes dirigeantes de l’Occident dépasse de loin la conscience qu’elles en ont, la connaissance qu’elles ont pu prendre du Capital ou de la Science des rêves, et les jugements qu’elles avoueraient à leur sujet.

Marx et Freud ont beaucoup en commun, et, par-dessus tout, leur succès parmi ceux qu’ils ont « démasqués » avec un zèle amer et quelque peu sadique. Ce succès n’est pas dû à la lecture de leurs œuvres ardues et complexes, mais à l’intention polémique qui dirigea leur entreprise, et qui imposa leur angle de vision même à ceux qui refusaient leurs thèses ou contestaient leurs arguments. Il s’agit, au plein sens des termes, d’un succès de scandale, d’un choc profanateur, d’un renversement des tabous.

La bourgeoisie du xixe frappait d’interdit deux sujets dans les conversations de la table de famille ou des salons, et c’étaient le sexe et l’argent. Tout devait avoir l’air de se passer dans le monde comme si ces choses n’existaient pas. Les grands industriels se croyaient « philanthropes » ; les enfants naissaient dans les choux, et le langage d’un homme tel que Victor Hugo (sauf dans ses petits carnets intimes) restait prude. Subitement Marx attaque de sa voix grasseyante : parlons d’argent, c’est le secret du drame social. Mais Freud un peu plus tard : parlons du sexe, c’est le secret du drame individuel. Et voilà le choc de la reconnaissance, l’illumination fulgurante, l’illusion que le facteur oublié, refoulé et nié en dépit du bon sens, dès l’instant qu’on le produit au grand jour, explique tout.

Il faudra plusieurs décennies pour qu’on en vienne à relativiser, en les expliquant l’une par l’autre, ces deux révélations « uniques » qui semblaient au début exclusives et totales. Appliquer l’analyse marxiste au milieu social de Freud, la psychanalyse au cas individuel de Marx, les critères freudiens et marxistes à la Bourgeoisie même et au Prolétariat (cette figure de terreur longtemps refoulée dans l’inconscient de la Société) — tout cela met en lumière l’intention polémique qui animait ces systèmes et fit leur grand succès, mais qui limite aussi leur valeur scientifique.

Peu de systèmes, sans doute, méritèrent à ce point qu’on dise d’eux qu’ils ont « fait leur temps », au double sens de l’expression. Que Freud soit dépassé dans son propre domaine, et surtout débordé par le retour en force de réalités religieuses qu’il tenait pour autant d’illusions ; que Marx se soit trompé dans toutes ses prévisions (sauf dans celle sur l’avenir du despotisme russe !) voilà qui n’empêche pas que ces deux grands génies aient puissamment modelé le xxe siècle et modifié notre approche du réel. Cependant les déterminismes qu’ils croyaient avoir « découverts », quand c’était bien plutôt leur influence qui allait les instaurer dans nos esprits, se voient aujourd’hui démentis. L’élargissement de la conscience humaine aux dimensions de la planète fait apparaître la psyché du monde bourgeois (seule étudiée par Freud autour de 1900) comme un cas limité dans l’espace et le temps. D’autre part, l’ascension d’un Staline, son long règne et sa chute posthume, les grandes explosions libertaires du « Printemps » polonais et de l’Octobre hongrois, enfin l’essor libérateur de la technique dans les régimes capitalistes avancés, tout échappe à la prévision de la fameuse dialectique marxiste. Toujours prônée par ses disciples comme la démarche scientifique par excellence, cette dialectique, devenue sans prises sur les faits, en est réduite à restaurer des dogmes à coups de mensonges. Si les ouvriers de Czepel ne sont pas des « fascistes importés », la dialectique n’est plus qu’une « mystification » comme eût dit Marx lui-même, et le « mouvement de l’histoire » un mauvais alibi pour nos démissions personnelles. Le droit d’opposition redevient créateur. Et la question n’est plus de supputer le « sens inévitable » de l’Histoire, mais de la faire.


L’utopie masochiste d’Orwell prolongeait le cauchemar stalinien, l’épurait, si j’ose dire, le rationalisait, et le poussait à ses extrêmes conséquences. Tout portait l’intelligentsia à confondre ce rêve d’angoisse avec notre avenir historique, à tenir cette logique démente pour l’annonce d’une fatalité.

A-t-il vraiment suffi d’un « dégel » temporaire, d’une révolution écrasée, d’une révolte larvée de la jeunesse russe elle-même, pour briser le cours de cette fatalité et pour renverser nos destins ? Le traumatisme provoqué par la brève tragédie hongroise et ressenti profondément dans toute l’Europe, mais aussi en Asie, et plus qu’on ne pense en URSS, n’aurait-il pas créé l’illusion romantique d’un renouveau de la liberté, d’un faux réveil rêvé pendant un long cauchemar qui serait, en fin de compte, la vraie réalité ?

On pourrait s’inquiéter si d’autres séries de faits, indépendants d’ailleurs des récents événements de l’Est, ne venaient corroborer un optimisme neuf. Budapest a gagné sa partie — moralement. Admettons que cela n’est pas tout. Mais qu’en est-il de l’Occident ?

Trois représentations vagues, mais obsédantes assombrissaient l’avenir tel que l’imaginaient la plupart des penseurs occidentaux, jusqu’à ces toutes dernières années. Un certain déterminisme économique semblait nous conduire sans merci vers le triomphe du plan total, ordonnant toute la vie au service de l’État. Un certain déterminisme historique faisait prévoir la « décadence de l’Occident » et considérait comme fatal l’écrasement de l’Europe entre les blocs. Un certain déterminisme technologique, enfin, annonçait le règne des robots.

Mais l’examen des réalités en marche, loin de confirmer ces pronostics paralysants, dissipe les illusions tenaces qu’ils prolongeaient et révèle une tendance générale au réveil des valeurs de liberté.

Première illusion fataliste : « L’URSS est l’avenir ». L’URSS était le paradis de la classe ouvrière, les USA le dernier bastion du capitalisme exploiteur, promis aux crises cycliques et à la paupérisation croissante des travailleurs. L’URSS était donc l’avenir, tandis que les USA se voyaient condamnés par le « mouvement de l’histoire ». Telle était la religion des « progressistes ». Voyons les faits.

Nul n’ignore que l’ouvrier américain est le plus riche du monde, l’ouvrier soviétique l’un des plus pauvres. Cet argument concret n’inquiète pas les marxistes, mais les jette dans des crises aiguës de dialectique. Ils le jugent grossièrement matérialiste, et au surplus de mauvaise foi. Plus finement, Bertrand de Jouvenel, comparant les économies des États-Unis et de l’URSS, a montré que l’entreprise communiste n’apporte rien qui la distingue essentiellement de l’entreprise capitaliste dans son développement historique, mais qu’après quarante ans elle a rejoint le stade du capitalisme exploiteur, largement dépassé par les États-Unis. Marx distinguait deux phases dans le développement industriel : l’une marquée par « l’accumulation du capital » et « l’exploitation du travailleur », avait pour agent historique le capitalisme ; l’autre définie par la remise au travailleur des fruits de son travail, serait l’œuvre du communisme. Or l’examen des chiffres et des faits conduit à la conclusion suivante : « C’est l’économie capitaliste des États-Unis qui a passé à la seconde phase, et c’est l’économie communiste l’URSS qui se trouve dans la première. »

« Il n’empêche que l’URSS est l’avenir ! », répéteront nos maniaques de l’Histoire. Drôle d’avenir, qui s’essouffle à rejoindre un « passé » rituellement dénoncé par les toasts officiels. Si l’on néglige les étiquettes mystifiantes et qu’au lieu de lire les prospectus publicitaires vantant les bienfaits de la cure, on se contente d’en vérifier les résultats, on voit que le progrès est à l’Ouest, le servage et la loi d’airain à l’Est, et qu’une classe ouvrière mieux informée qu’endoctrinée, si elle a à choisir d’émigrer, choisirait en masse l’Amérique. Comme l’ont fait la plupart des ouvriers hongrois réfugiés en Autriche et libres de parler.

Il n’en reste pas moins frappant de constater que l’avenir, aux yeux de ces Hongrois, s’il n’est pas l’URSS n’est pas non plus l’Europe… On devine, pour quelles raisons. Mais que valent-elles ?


Deuxième illusion fataliste : « L’Europe est condamnée ». L’Europe détrônée par deux guerres et ruinée par sa division en vingt-cinq États « souverains » — incapables d’ailleurs de prouver qu’ils le sont — se voyait promise par l’Histoire à des partages ignominieux : l’Est aux Russes, l’Ouest à l’Amérique, et le Centre neutralisé. Sa décadence paraissait donc irréversible.

Le mouvement vers l’union fédérale, déclenché au lendemain de la guerre par les congrès de Montreux et de La Haye, a produit le Conseil de l’Europe, CECA, le Marché commun et Euratom. Il serait plus qu’étrange qu’on puisse l’arrêter là. L’Assemblée constituante est sa prochaine étape. Un Pouvoir fédéral devrait en résulter, car tout l’appelle et sa nécessité est inscrite dans les faits, si elle ne l’est pas encore dans l’esprit des nationalistes attardés.

Aucun de nos États ne peut se défendre seul. Aucun ne peut faire la guerre sans lever la main pour demander la permission — qu’on lui refuse. Aucun ne peut garder seul ses colonies. Aucun ne peut vivre en autarcie économique, ni commercer comme il l’entend. Aucun donc n’est indépendant. Mais ils peuvent l’être tous ensemble, et ils commencent à le savoir. 330 millions d’habitants à l’ouest du rideau de fer, plus 100 millions récupérés à l’Est, feraient un ensemble supérieur aux Soviétiques et aux Américains additionnés. Je ne parle que des chiffres, non de la qualité.

Alors les prophéties lugubres d’un Spengler, ou les spéculations fascinantes d’un Toynbee, inspirées par l’idée mythique d’Évolution, — on monte, on culmine, on chancelle, on décline, et l’on meurt fatalement — se verront démenties par le nouvel essor d’une Europe reprenant la tête du progrès. Et c’est une autre prophétie, qui deviendra vraie, celle de Proudhon, qui fut quarante-huitard : « Le xxe siècle ouvrira l’ère des fédérations, ou l’humanité recommencera un purgatoire de mille ans. » Au fait, nous en sommes là, ce n’est plus une hypothèse. L’Histoire dépend de nouveau de ce que nous en ferons, et non plus d’une courbe mythique, d’une Évolution bien tracée, ou d’un processus dialectique, dont un Parti qu’on connaît trop tire les ficelles. Cessons de chercher le sens de l’Histoire, alibi du refus de notre vocation ; apprenons à le décider.


Troisième illusion fataliste : « Nous allons vers le règne des robots ». Les machines envahissent nos vies, nous allons devenir leurs esclaves. Elles asservissent déjà nos corps, dictent nos gestes et le rythme de nos journées. Encore un peu, et les cerveaux électroniques dicteront nos pensées par radio. Adieu Nature, flânerie, méditation sans but ! La monotonie mécanique va dominer nos existences disciplinées. C’en sera fait de la liberté, et du droit d’hésiter, d’errer… Les savants, apprentis sorciers, ont déchaîné dans le monde des forces inconnues. Il fait trop chaud, il fait trop froid pour la saison, les accidents bizarres et les fous se multiplient, les avions tombent, croyez-moi, c’est la Bombe. Elle va détruire les neuf dixièmes du genre humain. Un jour elle fera sauter la terre.

J’entends cela tous les jours. Qui ne l’a pas dit ? Curieusement, tout est faux dans ce langage ; tout n’est que manière de parler abusivement prise à la lettre, et donc fautive.

Les machines envahissent nos vies ? Si seulement ! Car elles sont très chères. Mais jamais une Talbot n’est entrée dans ma cour, spontanément, dans l’intention de m’envahir. Et pas même une machine à laver. Que de mal, au contraire, dans ma campagne, pour obtenir le téléphone !

Vous me parlez de l’esclavage du téléphone ? Mais a-t-on jamais vu qu’un appareil, prenant l’initiative, appelle son abonné ? C’est toujours quelqu’un qui l’actionne. Comme vous ne savez pas qui, et que le bruit vous agace, vous vous décidez à répondre. Vous n’êtes donc pas l’esclave du téléphone, mais de votre seule curiosité.

Le règne des machines, à vous entendre, nous isolerait de la Nature ? Mais je vois au contraire que l’express et l’avion, le scooter et la petite voiture, jettent les foules citadines sur les plages, dans les neiges et dans les forêts. Qu’il y ait là quelque excès, j’en conviens, mais c’est la Nature, et non l’homme, qui aurait ici le droit de se plaindre.

Vous citez l’apprenti sorcier. Et qui ne l’a pas cité, quel journaliste ? En pensant à la Bombe, bien sûr. Mais la Bombe n’a jamais rien fait sans l’ordre exprès d’un président, d’un général. Ce n’est pas elle qui est dangereuse, c’est l’homme. Et les cerveaux électroniques (par métaphore) ne font rien qu’on ne leur ait prescrit. Qu’ils travaillent pour nous, c’est tant mieux. Mais si vous me dites qu’ils vont penser pour vous, c’est que vous l’aurez bien mérité. L’Apprenti sorcier de la légende déchaînait une force inconnue. Mais nos savants font tout le contraire : ils domestiquent des énergies décelées par leurs calculs. Ce qui se déchaîne, encore une fois, c’est l’homme.

En vérité, les seuls humains que je connaisse qui aient eu le droit de maudire la technique, ce ne sont pas les bourgeois de ce siècle, ni leurs penseurs, mais bien les ouvriers du xixe et les travailleurs à la chaîne dans les usines américaines. Car eux seuls ont subi physiquement, et peut-être encore plus moralement, la tyrannie des rythmes mécaniques. Eux seuls se sont vus transformés en « compléments vivants d’un mécanisme mort », selon l’expression terrible et juste de Marx. Or il se trouve précisément que les robots viennent les délivrer de la chaîne.

Éloquemment entretenu par Bernanos, un malentendu sans pareil s’attache à ce mot synthétique. Qu’est-ce qu’un robot ? Ce n’est pas un homme automatique, comme des millions de personnes le croient encore sur la foi de quelques films et de la science-fiction. C’est encore moins un homme esclave de la machine. C’est une machine, ni plus ni moins, c’est un outil, que l’homme a conçu, justement, pour exécuter à sa place des travaux monotones, épuisants ou dangereux. On ne connaît rien au monde de plus inoffensif. En revanche, l’invention du couteau, pourtant si rarement dénoncée, a provoqué la destruction de plusieurs millions de vies humaines.

C’est ici qu’il convient de rappeler le décalage de la conscience dont j’ai parlé. Le mal dénoncé en son temps par Karl Marx et Proudhon, que l’on n’écoutait pas, tenait à la semi-automatisation de la production industrielle. Tout retour en arrière étant exclu, le remède devait être cherché dans l’automatisme total, libérant l’ouvrier non seulement de ses efforts sur la matière trop lourde ou dangereuse à manier, mais aussi de la monotonie et du rythme inhumain de travail qu’imposaient la machine et la chaîne. Le remède était donc le robot, dont l’application générale prit récemment le nom anglais d’automation. Il est curieux que la pensée occidentale, découvrant le péril avec cent ans de retard, ait porté sa colère contre le remède…

L’automatisation complète de l’usine, loin d’augmenter le mal si longuement déploré par ceux qui ne le subissaient pas, peut dès maintenant délivrer l’ouvrier des servitudes mécaniques. Mais ses effets médiats seront plus étendus. Ils sont littéralement incalculables.

L’usine sans ouvriers, produisant jour et nuit sous la seule surveillance d’un groupe d’opérateurs, signifie simplement, partout où elle fonctionne, la suppression de la condition prolétarienne. Généralisée dans l’avenir, elle rendra superflu et sans objet le moment dialectique de la révolution donnant le pouvoir aux ouvriers d’usine. C’est ainsi le développement plus poussé de la technique, non l’action du parti communiste, ni même de la classe ouvrière, qui sera l’agent du dépassement concret des conflits institués par la technique elle-même.

Comment prévoir et mesurer l’ampleur des transformations initiées par cette libération technologique ? C’est le problème des loisirs qui s’ouvre largement, et tous les problèmes qui en dépendent pour l’éducation des enfants, des adultes, et des techniciens. C’est le problème des moyens de culture, qui seront mis à contribution, sur une échelle brusquement agrandie. C’est, au-delà des questions immenses que je laisse aux économistes, et aux sociologues, tous alertés, au-delà des problèmes classiques de plein-emploi et de temps de travail, le problème de l’emploi du temps, qui se pose à l’homme. Le problème de la liberté. Le problème du sens de nos vies…


Je propose à nos philosophes du déclin de la bourgeoisie, du déclin de l’Occident, du déclin de la culture, et de la fatalité des tyrannies prochaines, de laisser pour un temps ces sujets affligeants, leur ayant accordé assez de complaisance, et de considérer la nouveauté de l’époque : bel exercice pour une pensée régulatrice, que d’en maîtriser les vertiges ! Je propose la clôture d’un demi-siècle de rumination pessimiste, longtemps justifiée, nous le savons, mais qui court désormais le danger de survivre aux dangers prévus. Je propose à l’intelligence un rôle nouveau : celui de créer la liberté en la cherchant, en acceptant d’envisager ses risques et de les courir d’abord en imagination. Je propose une idée renouvelée du Progrès, au-delà de nos illusions, mais aussi de nos scepticismes. Ce n’est pas l’accroissement de nos biens, ni la solution de nos maux, car toute solution concevable serait la fin de notre liberté. J’imagine au contraire le progrès véritable dans l’accroissement du risque humain

Mais il y a trop à dire, et d’autres vont parler. Je n’étais pas venu pour conclure, mais pour ouvrir des portes.