14. Sur l’avenir du christianismebv

« Mais alors — me disent de bonnes âmes très attachées à leurs croyances chrétiennes et que mon optimisme trouble comme étant par trop “séculier” : Si le monde s’organise dans la paix, si la prospérité devient universelle, le loisir généralisé, la santé publique assurée par le Welfare State ; si la science, la technique, la psychanalyse réussissent à résoudre, à la fin de ce siècle, les grands problèmes matériels et moraux, individuels et collectifs, qui ont tourmenté l’humanité depuis des millénaires ; si donc le progrès, tel que l’Occident l’a conçu, atteint ses objectifs principaux — et cela paraît désormais concevable —, la religion en général et le christianisme en particulier ne deviendront-ils pas superflus ? L’inquiétude qui entretient leur besoin ne sera-t-elle pas apaisée ? Le salut, le pardon, la grâce et la prière d’intercession garderont-ils un sens pour des humains comblés ? »

Il serait trop facile de répondre que les prouesses actuelles du progrès ne seront jamais intégralement tenues. Car le fait est qu’elles ont plus de chances que jamais de l’être, en tout cas partiellement. Et même si elles n’étaient pas tenues du tout, la question de principe subsiste : Est-il vrai que l’inquiétude religieuse dépende de l’insatisfaction de nos besoins matériels, sociaux et psychologiques ? Faut-il prévoir par suite que l’une diminuerait à la mesure de la satisfaction croissante des autres ?

Remarquons d’abord qu’une religion qui estime avoir à redouter le succès final du progrès ne mérite guère qu’on la défende : car elle se considère comme un remède, et nul remède ne vaut mieux que la santé ; comme une espèce de tranquillisant de type archaïque (médiéval) permettant de prendre en patience nos maux inévitables, mais aucun apaisant n’est préférable à la paix réelle ; enfin, comme le complément d’une déficience, et elle n’aurait donc pas de raison de survivre, une fois la plénitude conquise.

D’ailleurs, dans l’hypothèse où le progrès réussirait, où nos besoins terrestres se tiendraient pour comblés, ce n’est pas seulement cette religion-remède qui serait menacée de s’éteindre faute d’emploi, mais tout autant, ou plus encore, la recherche scientifique et l’invention technique, et finalement l’idéal même du progrès.

Derrière la crainte que j’ai dite, concernant l’avenir du christianisme, je pressens une double erreur : sur la fonction de la religion, et sur la nature même de l’homme.

Car la fonction de la religion n’est pas de compenser nos maux ou de nous les faire oublier, mais d’orienter tout l’être vers la vérité, et d’affirmer une vérité qui nous transcende. Et la fonction du christianisme, qui se distingue en cela des autres religions, est d’amener l’homme à incarner la vérité : cette vérité transformant l’homme « par le renouvellement de son entendement »47 l’amène ensuite à transformer le monde, et non pas à s’y conformer. L’ambition désacralisante de la science et de la technique, celle du marxisme aussi, et de toutes les doctrines du progrès, sont les suites plus ou moins directes ou légitimes que l’Occident, croyant ou non, a tirées de l’attitude chrétienne devant le monde.

D’autre part, la nature de l’homme diffère de celle de l’animal en ce qu’il « ne vit pas de pain seulement ». Ce verset de l’Évangile n’exprime pas un vœu ou une objurgation, c’est une simple constatation, l’homme est ainsi : incapable d’être satisfait et de bien vivre quand ses besoins physiques sont seuls comblés. (Sinon, les occupants de nos prisons modernes « vivraient » mieux que les deux tiers du genre humain, sous-alimenté mais en liberté.) L’homme passe infiniment l’homme, disait Pascal, bien avant Nietzsche. La nature de l’homme est de dépasser la Nature.

D’où je conclus qu’une religion qui aurait à redouter la réussite du progrès ne serait en tout cas pas le christianisme véritable, et que l’homme qui se sentirait spirituellement « apaisé » par cette réussite matérielle ne serait plus un homme véritable.

On m’opposera sans doute les utopies de George Orwell et d’Aldous Huxley. Elles décrivent des conditionnements psychophysiques si merveilleusement réussis que le souci de la vérité et de la recherche permanente se voit totalement évacué, l’homme n’étant plus qu’une sorte de bétail savant. Les utopies supposent, en somme, un autofreinage du progrès par les moyens actuellement imaginables de la science et de la technique au service de la propagande. Logiquement, le processus est impensable : si la technique triomphait de l’homme, elle s’annulerait du même coup. Car plus elle s’approcherait de cette limite, plus les sources de son énergie s’affaibliraient. Pratiquement, nos deux utopistes prévoient l’intervention d’un groupe humain qui resterait à l’extérieur du processus et donnerait le coup de pouce nécessaire pour que l’asymptote rejoigne l’axe, en dépit des lois mécaniques.

Les nazis et les staliniens ont un moment paru tout près de réussir ce suicide télécommandé des régions de l’humanité soumises à leur pouvoir total, à la fois hypnotique et policier. Leur échec très rapide — dix ans pour l’un, vingt-cinq pour l’autre, deux instants au regard de notre histoire — nous rassure quant aux chances de l’homme contemporain. Il n’est plus, pour croire à ces fous, que quelques intellectuels naguère à la mode dans les capitales du monde libre. Ils ont peut-être deux-cent-mille lecteurs dans le monde (presque tous bourgeois), peu de disciples et nul martyr. Rien de commun avec l’Église primitive. Le danger véritable n’est pas là.

Mais si nous admettons que le phénomène de la « mort de Dieu » reste localisé dans certains milieux très restreints quoiqu’intellectuellement influents pour un temps, et que les triomphes à venir de l’organisation scientifique de la vie n’élimineront pas les besoins religieux de l’immense majorité des hommes ; si nous admettons au surplus que les loisirs accrus par la technique favoriseront au contraire la diffusion de la culture, et par là même l’inquiétude métaphysique chez un nombre croissant d’humains de toutes les races, un défi d’un tout autre ordre risque d’être lancé au christianisme : non pas celui de l’athéisme, ni celui de l’indifférence religieuse, mais celui d’autres religions.

Les cultures sont destinées à s’interpénétrer de plus en plus. Les anciennes religions de l’Asie, les magies noires, les gnoses ressuscitées et modernisées, les syncrétismes superficiels ou génialement imaginés gagneront fatalement des audiences toujours plus larges en Occident. Que deviendra dans cette immense compétition le christianisme ? Sa prétention fondamentale et dogmatique à représenter la Bonne Nouvelle unique, universelle, et incarnée « une fois pour toutes » à tout jamais, n’apparaîtra-t-elle pas toujours plus exorbitante, voire intenable ? Quelles sont ses chances, à vues humaines, de relever un tel défi ?


On ne saurait certes envisager ces chances comme on le ferait de celles d’un parti ou d’une nation, d’une idéologie ou d’une civilisation, car le christianisme est essentiellement autre chose que tout cela. Un Karl Barth pourrait donc se borner à me répondre : le christianisme étant parole de Dieu aux hommes, son avenir ne dépend que de Dieu, et ne mérite pas de préoccuper l’Église. Et plus d’un fidèle invoquera les « promesses » données à l’Église, pour me convaincre de manque de foi, si ce n’est de vaine curiosité frisant le blasphème.

Mais s’il est vrai que le christianisme est essentiellement différent, il est lié, existentiellement, à des réalités historiques et « mondaines » au sens paulinien. Dans cette mesure, il ne saurait refuser la question que lui pose le monde présent, et que ne lui posait pas l’Europe de la Réforme, encore refermée sur elle-même, ignorant tout des autres religions et les confondant toutes sous le nom de paganisme, synonyme d’erreur scandaleuse et de nuit de l’esprit.

Le christianisme historique est aussi un parti, ou même un ensemble de partis, il est aussi une idéologie, et il est lié à une certaine civilisation qu’il a certes transformé mais non sans se couler dans ses formes de pensée et dans ses structures d’organisation, les unes et les autres constituées bien avant la venue au monde de Jésus. Ses chances d’avenir dépendent donc aussi des chances des confessions qui le composent et des chances de la civilisation occidentale dans le monde. Mais elles en dépendent de deux manières bien distinctes. Le christianisme peut triompher ou périr avec ses confessions distinctes et avec la civilisation occidentale, s’il demeure vitalement attaché aux unes et à l’autre. Mais il peut aussi surmonter ses divisions actuelles, se détacher plus ou moins des cadres et des modes de penser spécifiques de l’Occident, et leur survivre, sauvant son âme en renonçant à ses formes traditionnelles, et peut-être, alors, gagnant le monde.

C’est ce que je voudrais tenter d’imaginer maintenant d’une manière aussi précise que le permet l’art de la conjecture historique et sociologique, art dont on sait qu’il est loin de toute science rigoureuse, mais qui ne s’en distingue pas moins de la rêverie utopique. Car l’utopie n’est que la projection dans un avenir an-historique de nos désirs et de nos craintes : c’est une image de compensation qui n’apprend rien sur un avenir possible mais décrit seulement, en l’inversant, notre vision partielle du présent, vidé de toutes les connexions et interrelations nécessaires qui déterminent son existence actuelle. Et c’est pourquoi j’ai pu écrire ailleurs que « l’utopie se définit comme un système sans avenir ».


Le christianisme est un parti (ou plutôt un ensemble de partis tantôt rivaux tantôt coalisésbw) dans la mesure où il se présente aux yeux du monde non seulement comme vérité révélée, mais comme un ensemble d’Églises organisées possédant chacune sa doctrine, son organisation, son « appareil » et ses effectifs enregistrés.

La pluralité de ses confessions n’a peut-être pas retardé ou gêné sa diffusion en Afrique et en Asie jusqu’ici, mais il est peu probable qu’un des trois ou quatre grands « partis », le catholique, l’orthodoxe, le protestant ou l’anglican, arrive jamais à s’imposer aux « partis » frères et à gagner à lui seul le monde non chrétien. Des différentes confessions historiques, seuls le catholicisme et le protestantisme seraient en position d’y prétendre, sinon d’y réussir.

Le catholicisme a pour lui son aspiration fondamentale, et déclarée par son nom même, à l’universalité ; son organisation demeurée admirablement efficace après quatre-cents ans d’usage48 et que les grands mouvements politico-sociaux de l’ère contemporaine (le parti communiste et les divers régimes totalitaires) ont été amenés, par la nature des choses, à copier plus ou moins expressément ou consciemment ; et une souplesse intellectuelle non moins remarquable, qui lui a permis de s’adapter, en dépit de sa discipline doctrinale, à des milieux culturels aussi différents que la Chine des mandarins, l’Afrique tribale ou les États-Unis formés par les puritains. La subsistance en lui d’une certaine pensée magique et d’un ritualisme agissant ex opere operato, héritages de religions antiques et orientales (culte des reliques, transsubstantiation, valeur quantitative des prières récitées, exorcisme, etc.), favorise également son emprise sur le monde dit païen, bien qu’au prix du maintien d’équivoques spirituelles dans les premières générations « converties » de la sorte.

En revanche, le catholicisme a contre lui son absolutisme foncier, moins affirmé dans le domaine de la doctrine que dans celui de l’éducation et de la discipline cléricale ; sa centralisation à Rome, symbole impérial plutôt qu’apostolique, et preuve d’un universalisme conçu en termes proprement européens ; ses attaches doctrinales aristotéliciennes et sa longue tradition d’hostilité à la liberté de recherche comme aux aspirations démocratiques, qui l’obligent à ne rejoindre le siècle qu’en y entrant à reculons, tardivement et à coup de concessions arrachées.

Le protestantisme a pour lui d’être plus congénial aux développements présents de la culture scientifique et technique49, et d’avoir été le père des régimes de démocratie tempérée qui règnent aujourd’hui sur les nations les plus saines du quadruple point de vue social, civique, économique et politique. Il a toujours favorisé les solutions fédératives, permettant une évolution conciliatrice, au contraire de l’Église romaine qui a presque toujours eu partie liée avec les formes absolutistes du pouvoir, génératrices de révolutions brusques à prétentions totalitaires. Aucune doctrine totalitaire n’a jamais pu se développer dans les royaumes et républiques marqués de l’empreinte calviniste, cependant que l’Autrichien Hitler, formé par le catholicisme — il y insistait —, a créé son mouvement en Bavière, que Mussolini a opposé une Rome socialiste à la papale, que Franco et Salazar ont exploité des situations typiques de l’habitus catholique, et que Staline, ancien séminariste, a repris à son compte le césaropapisme des tsars.

J’observe au surplus que les seules monarchies demeurées stables en Europe sont les protestantes (Suède, Norvège, Danemark, Hollande et Grande-Bretagne) et qu’elles s’accommodent aisément du socialisme, et des réalisations les plus concrètes de la démocratie la plus ouverte50.

Fédéraliste, évolutif, favorable à la recherche scientifique, éducateur de citoyens plus libres parce que plus responsables, le protestantisme possède donc de meilleures chances que le catholicisme de contribuer à la formation politico-sociale du monde de demain.

En revanche, il a contre lui sa propension de fait à la dispersion, au particularisme étroit, à la rigidité d’une morale souvent plus bourgeoise qu’évangélique ; et d’une manière plus générale, sa tendance à un rationalisme évacuant tout mystère, et que limite — mais sans le rectifier — un « fondamentalisme » sans doute moins défendable que le magisme catholique, et pas plus chrétien au sens strict. Si le sacralisme d’origine païenne est la tentation naturelle du catholicisme, le sécularisme moderne est la tentation naturelle du protestantisme, et nul ne peut nier qu’ils y aient l’un et l’autre abondamment cédé depuis des siècles.

Il résulte de cette rapide analyse que les meilleures chances du christianisme dans le monde occidental comme dans le monde non chrétien résident dans une convergence œcuménique des vertus propres à chacune des deux confessions majeures. Cette convergence est-elle seulement souhaitable, ou pouvons-nous en déceler dans les faits les premiers signes positifs ? Sur le premier point, pas de doute. Une combinaison vivante du sens fédéraliste protestant et du sens universaliste catholique serait de nature à protéger les uns de l’individualisme anarchique, les autres du collectivisme autoritaire, qui sont les déviations typiques du personnalisme chrétien, doctrine centrale commune à nos deux confessions.

Sur le second point, j’ai relevé, au cours des précédents chapitres, plusieurs traits qui autorisent un certain optimisme. Je les énumère à nouveau et les complète : la renaissance des études bibliques et les traductions de plus en plus populaires du missel en vernaculaire chez les catholiques ; la renaissance de la liturgie et du sens de l’Église chez les protestants ; la découverte des réalités sociales par le clergé orthodoxe soumis au défi soviétique ; la fusion des dénominations protestantes en Europe, aux États-Unis et en Inde ; l’accent mis par le pape Jean XXIII sur l’apostolat laïque et sur l’autonomie épiscopale ; enfin, l’essor de l’espérance et de la volonté œcuménique dans toutes les confessions.

Tout cela s’est manifesté et prononcé au cours des trois ou quatre dernières décennies : si l’on compare le rythme de ce phénomène de convergence avec celui des phénomènes de divergence qui ont dominé l’évolution historico-sociologique du christianisme depuis quelque seize sièclesbx, il prend l’allure d’une mutation brusque — mutation vers l’union dans la diversité, au-delà de l’ère des volontés d’uniformité fanatique, multipliant et durcissant en fait les divisions.

Le christianisme est aussi une idéologie dans la mesure où il reste lié à une culture déterminée qui a sa source historique en Europe.

Né de la rencontre « fortuite », dit l’historien, ou « providentielle », dit une certaine théologie, mais en tout cas ni rationnelle ni nécessaire, de trois phénomènes essentiellement hétéroclites : la philosophie grecque, l’Empire romain, et la révélation de Jésus-Christ, proclamée dans le Temple juif. Le christianisme s’est répandu d’abord dans le Proche-Orient (Palestine et Liban, Asie Mineure et Caucase, Égypte et Éthiopie) puis en Europe, où il s’est organisé en calquant les structures de l’Empire romain d’Occident. Au cours des seize siècles qui ont suivi, sa reconnaissance officielle par l’empereur Constantin (édit de Milan en 313), ses tentatives d’expansion vers l’Orient ont été arrêtées en Inde sur la côte de Malabar, étouffées en Chine dès le xe siècle, puis barrées pour longtemps par l’apparition et le triomphe de l’islam sur tout le Proche-Orient, cependant qu’au contraire il s’installait et s’organisait durablement dans toute l’Europe celto-germanique, puis conquérait les deux Amériques, et l’Australie, et s’implantait dans les colonies européennes de l’Afrique noire. Ainsi, les accidents de la conjoncture mondiale ont fait du christianisme, pendant un millénaire et demi — sur les deux millénaires que compte son existence historique — la religion par excellence de l’Europe et de ses conquêtes.

Au seuil où nous voici, d’une histoire du monde presque subitement unifiée par les effets de nos techniques et la diffusion de nos valeurs, cette étroite cohérence du christianisme et de la culture née en Europe apparaît-elle comme une chance d’avenir ou comme une tare originelle ?

À vue mondaine, c’est une chance, sans nul doute. Car le même complexe culturel, gréco-romain, judaïque et « barbare » au sein duquel le christianisme a pris ses formes et structures a créé d’autre part la science et la technique. Or cette science, cette technique, et les valeurs morales, sociales, économiques et politiques qui en furent le contexte séculaire se voient aujourd’hui adoptées par l’ensemble du genre humain. Dans la mesure (beaucoup plus profonde que nos contemporains ne le croient) où le christianisme a suscité, catalysé et qualifié d’une manière décisive tout ce contexte51, c’est donc une civilisation sinon chrétienne, du moins christianisée dès sa genèse, que l’ensemble du genre humain cherche à faire sienne, avec des succès inégaux.

Avides de nos produits immédiatement utiles, et généralement inconscients de ce qui lie ces produits à nos valeurs, religieuses et morales à l’origine, les peuples récemment promus à une indépendance de type occidental se soumettent par là même à l’influence secrète des champs de force spirituels que transportent chez eux nos machines. Si jamais religion eut des chances de s’imposer par son contexte à la pensée, aux rythmes quotidiens, voire à la sensibilité des peuples qui cependant ignorent ses dogmes, ou même les refusent, c’est bien le christianisme d’empreinte occidentale. Aucune autre grande religion — hindouisme, bouddhisme, islam — n’a jamais disposé de pareils véhicules, de moyens de pénétration intellectuelle comparables à ceux que représentent pour le christianisme l’idéal du progrès, l’égalité des droits, le respect de la personne humaine, les sciences de la matière et de la vie, la technique et l’esprit de recherche à tous risques.

Et je ne dis pas, bien sûr, que tous ces véhicules de la culture occidentale agissent à l’instar d’une armée de missionnaires, et amènent les hommes au baptême, voire à la foi : je dis seulement qu’ils orientent les élites puis les masses asiatiques et africaines, inconsciemment, vers une attitude générale devant la vie, la société et la nature dont seul le christianisme occidental peut expliquer la genèse historique, et dont seul il détient les secrets de bon usage éthique et spirituel. Je ne dis pas qu’il suffise à un Asiatique ou à un Africain de revendiquer des droits sociaux égaux pour tous, quelle que soit la caste ou la tribu, pour que cet homme accepte du même coup la conception paulinienne ou évangélique de la société, la fraternité de tous « soit juifs, soit grecs, soit esclaves, soit libres », mais je constate (après Henri de Man et bien d’autres sociologues d’ailleurs agnostiques) que le phénomène de la révolution sociale est impensable dansby les régions de l’Asie et de l’Afrique qui n’ont pas été soumis à l’influence chrétienne52. Née de l’Europe christianisée, c’est-à-dire d’un complexe longuement travaillé par un christianisme plus ou moins fidèlement et légitimement interprété et appliqué, la civilisation occidentale, que le monde entier s’efforce d’adopter, crée partout des conditions nouvelles et donc des problèmes nouveaux qui ne peuvent trouver de réponses adéquates dans les religions indigènes, et qui appellent donc une conception de la vie soit dérivée du christianisme, soit chrétienne : nouvel aspect de l’opportunité chrétienne.

Cependant, si l’on admet qu’en fait l’extension de la civilisation occidentale prépare et appelle une extension correspondante du christianisme, il ne s’en suit pas nécessairement que cet appel sera exaucé, ni que cette civilisation est la seule bonne. Elle peut être la plus efficace ou même la meilleure qui existe, sans être la meilleure possible. Elle peut aussi révéler, au contact quotidien de conditions humaines très différentes, ses faiblesses et ses lacunes. Elle peut enfin détruire de hautes valeurs spirituelles et culturelles nées de l’hindouisme, du bouddhisme et de l’islam, sans leur substituer pour autant les valeurs chrétiennes d’origine, oubliées au cours du transport.

Je me résume : une machine-outil n’a jamais converti personne au christianisme. Mais posez-la et mettez-la en marche au milieu d’une communauté sociale bouddhiste ou animiste, elle y bouleversera très rapidement les équilibres traditionnels. Pour que le progrès matériel qu’elle apporte devienne un bien réel, humain, il faudra que la conception chrétienne du monde qui a formé la civilisation dont cette machine-outil est le produit se reconstitue autour d’elle. Sinon, elle risque de produire plus de mal que de bien.

Première conclusion : la civilisation occidentale peut préparer les voies du christianisme dans les peuples qui l’adoptent, si ces peuples comprennent quels sont les liens intimes, d’origine et de finalité, qui unissent la conception chrétienne du monde et la civilisation occidentale. C’est aux chrétiens unis qu’il appartiendra désormais de prendre conscience de ces liens et de les expliquer au monde : programme missionnaire tout nouveau qui se trouve exigé des chrétiens d’aujourd’hui, et dont la plupart sont très loin de soupçonner l’ampleur et l’urgence mondiale…


Mais ceci n’épuise pas la question que nous pose l’imprégnation occidentale du christianisme en tant que phénomène historico-sociologique.

Si, d’une part, il s’agit de montrer aux peuples non chrétiens, fascinés et trop aisément convaincus par le progrès occidental, que ce progrès n’en serait pas un, et qu’il reste impensable hors d’une conception chrétienne du monde, d’autre part, il n’est pas moins nécessaire de montrer aux chrétiens que la vérité de leur religion transcende les formes historiques revêtues par le christianisme en Occident.

Pour que se manifeste la valeur de vérité universelle de l’Évangile de Jésus, il faudra bien dissocier le « message chrétien » de ses liens accidentels avec les conditions et les coutumes des peuples qui entouraient la Méditerranée quand la doctrine chrétienne s’y est formée, ainsi que des peuples nordiques qui, par la suite, adoptèrent cette doctrine et l’accommodèrent à leurs mœurs.

Je me bornerai ici à trois exemples de dissociations nécessaires.

1. L’Église médiévale avait lié la vérité chrétienne à la cosmologie de Ptolémée, à la philosophie d’Aristote, à la hiérarchie sociale tripartite du clergé, de la noblesse et du tiers état (d’origine indo-européenne, voir les castes en Inde) et au régime monarchique romano-germain. Elle a dû peu à peu se dissocier de ces formes historiques, récusées successivement par la science, par la Réforme et par l’évolution vers plus d’égalité sociale. Notons qu’un Galilée, qu’un Luther, qu’un Rousseau se réclamaient de principes plus chrétiens à leur sens que ceux auxquels l’Église s’était attachée et au nom desquels elle les condamnait. Ils contribuèrent ainsi à ramener la pensée occidentale vers l’universalisme originel et final du christianisme. C’est dans le prolongement de cette « réforme permanente » du message chrétien, dans cet effort pour le purifier toujours plus profondément de ses attaches circonstancielles avec des formes de culture, c’est-à-dire de pensée, de vie et d’organisations sociales devenues périmées ou trop régionales, que s’inscrivent les chances mondiales du christianisme. Il est juste de remarquer ici que les théologiens et penseurs chrétiens occidentaux n’ont pas attendu pour entreprendre cette tâche immense le challenge que représente pour leur religion l’unification du monde en cette seconde moitié du xxe siècle. L’œuvre d’un Maritain et d’un Karl Barth pour ramener leur Église à l’essentiel de son message ; et d’autre part les travaux d’un Bultmann, d’un Paul Tillich, d’un Teilhard de Chardin, d’un Louis Massignon pour libérer le message chrétien de tout ce qui pourrait nuire à sa communication authentique aux spirituels d’autres traditionsbz — ces deux efforts apparemment contradictoires convergent en fait vers la même fin : c’est la Vérité seule qu’il faut communiquer, et donc rendre communicable.

2. Dans la mesure où le culte communautaire reste une part essentielle du christianisme, il est évident que ses symboles traditionnels, empruntés à la civilisation méditerranéenne, doivent être traduits, eux aussi, en termes de réalités correspondant aux autres civilisations. Les vêtements sacerdotaux des prêtres chrétiens se trouvent être ceux que portaient les prêtres du culte impérial romain, puis les rois et les personnages « sacrés » du Moyen Âge européen. Pourquoi porter le surplis brocardé ou la soutane au xxe siècle ? C’étaient l’habit de cérémonie ou le bleu de travail du xiie siècle européen. Mais ceci n’est encore qu’un signe secondaire. Plus sérieux est l’usage du pain et du vin pour la communion. La vigne est une culture typique du bassin sémitico-gréco-romain de la Méditerranée. L’Asie et l’Afrique noire l’ignorent. Quel parti le missionnaire chrétien peut-il tirer des nombreuses paraboles sur la vigne, le cep et les sarments dans l’Évangile, des allusions à l’ivresse dans la Genèse ? L’islam connaît aussi le vin, mais l’interdit, et de cet interdit, les mystiques soufis des ixe au xiie siècles ont tiré les symboles de leur lyrisme ésotérique… Je me contente d’indiquer ici certaines difficultés qui ne sont apparues qu’à l’orée de l’époque mondiale, et dont il faudra s’occuper…

3. Le besoin d’une langue unique capable de traduire le langage universel de Jésus a conduit les Églises d’Orient à conserver le slavon ecclésiastique ou le copte, tandis que l’Église d’Occident s’arrêtait au latin liturgique : or plus personne ne comprend ces langues, sauf les prêtres ! Faudra-t-il adopter désormais une nouvelle langue vivante universelle — l’anglaise serait alors la mieux placée — ou décider que la liturgie sera dite partout dans la langue du pays, formule protestante ? Mais il est clair que cette traduction linguistique en entraînera de proche en proche bien d’autres, éthiques, psychologiques, philosophiques, et même sociales…

Des remarques analogues pourraient être faites au sujet de plusieurs autres traits spécifiquement européens, empruntés par le christianisme au cours des âges, mais qui ne lui sont pas essentiels — comme la morale bourgeoise, voire victorienne — et qui risquent de gêner son expansion mondiale, son pouvoir d’être assimilé en tant que vérité pour tous les temps et pour toutes les races de la Terre.

Il semble donc certain que le mouvement œcuménique ne devra pas s’arrêter au premier succès que représenterait pour lui l’union fédérale de toutes les confessions chrétiennes. Il faudra que cette union, à son tour, renoue au moins le dialogue avec les deux autres grandes religions issues comme le christianisme du tronc abrahamique : le judaïsme et l’islam. Et il faudra que les penseurs chrétiens de demain recherchent, en dialoguant avec les penseurs hindouistes et bouddhistes, s’il existe des moyens de traduire en termes de vérité spirituelle commune les termes de grâce, de foi, de personne et surtout d’amour qui sont les fondements du christianisme et que les traditions orientales semblent exclure. Tout ceci, non dans un esprit de tolérance mutuelle un peu condescendante, de laxisme théologique, ou simplement par gain de paix, mais au contraire dans un esprit de catholicité réelle, incluse de toute vérité.

Moyennant cet effort immense, véritablement planétaire, mais qui n’est pas sans précédent (voir l’œuvre des jésuites au xiie siècle en Chine) et qui surtout s’inscrit dans la vocation primitive des Apôtres : « Allez et enseignez toutes les nations », nulle religion vivante ne paraît disposer de promesses d’avenir mondial comparables à celles de la religion du Christ.

Plus susceptible que toute autre d’être traduite dans n’importe quel contexte culturel, seule soucieuses de découvrir les voies et moyens de sa communication universelle, première inspiratrice et par là même modératrice prédestinée de la civilisation scientifique, la religion du Christ est aussi et surtout la seule qui ait pu résumer toute sa loi dans le commandement de l’Amour — amour de Dieu, amour de soi et du prochain, indissolubles — et telle est à mes yeux la seule règle concevable d’une société des hommes non seulement pacifique mais ouverte à l’action de l’Esprit de vérité.