2. Sécularismef

Le mot « sécularisme » est devenu courant dans les cercles chrétiens germaniques ou anglo-saxonsg. Pour les Français, il n’évoquerait que des souvenirs de la Révolution, c’est-à-dire la confiscation par l’État des richesses amassées dans les couvents.h

À mon sens, le sécularisme consiste à la fois en une action et une attitude.

L’action, c’est la confiscation des richesses spirituelles du christianisme par des hommes ou par des groupes d’hommes qui ne croient plus au christianisme.

L’attitude, c’est celle de la très grande majorité de nos contemporains qui ne croient pas en une transcendance. C’est l’athéisme réalisé, organisé, quotidiennement vécu et pratiqué, et de plus en plus dépourvu de ses éléments de polémiques, au moins conscients. Cette « mort de Dieu », en tant que phénomène psychologique et non ontologique, pose des questions très concrètes aux chrétiens. Comment affronter ce siècle qui veut se limiter à lui-même et ne croit plus au « siècle des siècles »i. Quelle est la forme que doit revêtir l’évangélisation de notre époque ? Comment parler à tous ces gens autour de nous qui ont décidé que le mot Dieu n’a plus de sens ? Et qui semblent persuadés que les mots Église, salut, vocation, foi, obéissance, adoration sont autant de mensonges, d’illusions, de niaiseries, ou de fuites devant la réalité ? En face du siècle pratiquement athée dans ses coutumes, théoriquement athée dans ses doctrines, que devons-nous dire et faire si nous sommes des chrétiens ?

La question ainsi simplifiée paraît proprement écrasante, démesurée pour les forces et pour l’information d’aucun homme existant de nos jours. En cependant chacun de nous se voit bien forcé d’y répondre. La situation du chrétien aujourd’hui est vraiment folle, si l’on songe que chacun de nous est contraint de vivre et de penser selon sa foi dans un monde où tout nie la foi, dans un monde qui l’ignore plus ou moins sereinement, ou pire encore : dans un monde où le christianisme n’est accepté ou au contraire ridiculisé que sous la forme de ses déviations traditionnelles, dans ses caricatures, bref, là où il n’est pas. En effet, certains l’acceptent comme une garantie de l’ordre bourgeois, et d’autres le ridiculisent comme s’il n’était qu’un système de morale et d’évasions plus ou moins hypocrites.

C’est dans cette situation à peu près impossible et intenable que nous devons cependant parler. Je voudrais bien que dans les réflexions qui suivent, vous ne sentiez pas un instant l’assurance d’un monsieur qui développe ses idées, mais plutôt une espèce de prière tâtonnante pour demander le bon usage de cette maladie qu’est le siècle, et dont nous sommes tous les victimes.

Un siècle qui se limite à lui-même

Commençons par décrire la maladie. La plupart des descriptions de notre temps faites par des analystes chrétiens partent de l’idée banale que ce siècle est très spécialement mauvais, et qu’il est moins chrétien que d’autres, mettons que ceux du Moyen Âge. En conséquence, ces descriptions ressemblent beaucoup plus à nos craintes et à nos ressentiments qu’au siècle lui-même, dans sa forme réelle. J’essaierai d’éviter ce travers autant que possible.

La sécularisation de l’existence au xxe siècle revêt deux aspects qu’il ne faut pas confondre : perte du sens du sacré et perte du sens de la transcendance. Nous assistons aux dernières phases d’une longue dégradation, ou même d’une destruction des éléments sacrés de la vie publique et privée. Cette profanation générale résulte de nombreuses causes concomitantes, telles que le rationalisme vulgaire, l’urbanisation, la mécanisation et la démocratisation croissante. Sous l’effet de ces divers facteurs, l’humanité du xxe siècle tend à éliminer les formes et les rites que nos ancêtres considéraient comme sacrés. Les chefs d’État démocratique ne sont plus des personnages rituellement isolés, costumés et consacrés comme l’étaient les rois. La guerre n’est plus un jeu réglé, un drame solennel rappelant les ordalies ou jugements de Dieu. L’agriculture en se mécanisant perd ses caractères magiques et symboliques, qui jouaient un si grand rôle dans les mythes religieux de l’Antiquité. À ce propos, relevons que dans les évangiles, la presque totalité des paraboles et comparaisons est tirée de l’agriculture (le semeur, le grain qui doit nourrir, le cep et les sarments, les figuiers stériles, etc.). Ce langage symbolique, tout chargé d’éléments de religion naturelle, ne tend-il pas à perdre son efficacité et son pouvoir convaincant à l’époque des avions, des boulons fabriqués en série, de la radio et des transports rapides ? Les catholiques, dont la religion reste sacrale, s’en sont inquiétés récemment. Des prêtres et des religieux français se sont demandé si, dans ce décalage entre le cadre pastoral des évangiles et la vie quotidienne d’un ouvrier d’usine, il n’y avait pas l’une des raisons du décalage plus général entre l’Église et les masses urbaines. Fallait-il en tirer une condamnation de la vie urbaine et des machines, et déclarer que la vie rurale est seule conforme à l’ordre divin de la Création ? Ou au contraire, fallait-il en conclure que c’est le langage de l’Église qui doit être modernisé ?

Nous aurons à revenir à des dilemmes fort analogues, un peu plus tard, et je n’essaierai pas de prendre position dans ce cas particulier. D’autant moins qu’en dépit des inquiétudes peut-être légitimes que je viens de signaler, j’inclinerais à penser que cette première forme de sécularisme, la désacralisation de l’existence, peut être un bien autant qu’un mal pour notre foi. Elle peut être un mal si elle prive les hommes du sens du mystère, du sens des correspondances naturelles et du sens de la vénération. Mais elle peut être un bien, aussi, dans la mesure où elle détruit l’équivoque entre la religion naturelle et la foi, par soustraction de la première. Du point de vue de la foi pure, en effet, on peut estimer qu’il y a un progrès dans le fait que les hommes d’aujourd’hui sont moins tentés de confondre le christianisme avec telle ou telle forme de la religion ancestrale, patriarcale, champêtre ou monarchique. Au reste, le sacré ou le sacral appartient au règne de la Nature, de la physique sociale, de l’immanence, et c’est pourquoi il n’a pas manqué d’éveiller la méfiance des Apôtres et des premiers chrétiens. Il tend à se reformer spontanément chaque fois qu’une société ou une communauté nouvelle s’établit. C’est ainsi que la société chrétienne du Moyen Âge a reconstitué une notion sacrale de la vie. Et c’est ainsi que les révolutions modernes ont été amenées, comme par une loi sociologique, à recréer des symboles pseudo-religieux pour les masses. Je ne pense pas qu’il y ait lieu de se féliciter de ces renaissances, plus que de déplorer la décadence des anciennes formules du sacré. Du point de vue de la foi, ces phénomènes resteront toujours ambivalents.


Il en va tout autrement de la seconde forme de sécularisme, celle que j’ai nommée la perte du sens de la transcendance. C’est ici que notre analyse doit s’appliquer.

Dans son ensemble, l’humanité du xxe siècle ne croit plus qu’au seul siècle présent, à l’ici-bas limité à lui-même. Elle supprime donc la dimension de l’au-delà, c’est-à-dire de l’éternité, de la transcendance, donc de Dieu dans sa royautéj. L’homme est devenu le seul but de l’homme, la vie le seul but de la vie, et le temps le seul but du temps.

Il en résulte des conséquences décisives, dans tous les plans de la vie humaine, sans exception. Je m’en tiendrai à trois illustrations, l’une prise dans la philosophie, l’autre dans la lutte politique et la dernière dans la religion même de nos Églises.k

Philosophie

La philosophie du xxe siècle proclame à la suite de Nietzsche que « Dieu est mort ». Il semble bien que ce soit là le thème central (plus central même qu’ils ne voudraient l’avouer) des nouveaux philosophes et écrivains français. Ils se distinguent en ceci de leurs contemporains anglo-saxons, qui paraissent ne point même éprouver le besoin de formuler cette mort de Dieu, — comme si pour eux, vraiment, la question ne s’était jamais posée, comme si l’ère du sérieux humain et de la pensée honnête avait commencé avec Marx et ne s’était continuée que par Freud et M. John Deweyl.

Toute la jeune philosophie et toute la jeune littérature, en France, discutent dans les cafés à partir de la « mort de Dieu », considérée comme un dogme indiscutable, qu’il s’agisse des existentialistes ou des surréalistes ou des nietzschéens. Et je pense que la position la plus cohérente qui se fonde aujourd’hui sur le dogme est celle de l’existentialisme parisien. « L’existentialisme, écrit le chef de cette école, n’est pas autre chose qu’un effort pour tirer toutes les conséquences d’une position athée cohérente. »

Chose étrange, je ne connais pas de philosophie qui soit plus proche du christianisme dans sa description de la condition humaine. L’homme, dit-elle, est responsable de ce qu’il est. L’homme choisitm dans l’angoisse, parce que ses choix éthiques engagent toute l’humanité. L’homme, si Dieu n’existe pas, est entièrement délaissé, c’est-à-dire abandonné au risque total de son choix. L’homme enfin n’est pas ce qu’il se rêve, ni ce qu’il se sent, mais ce qu’il se faitn.

Tout cela ressemble à s’y méprendre à la conception chrétienne de l’homme plongé dans le monde du péché, d’un péché qui existait avant lui mais dont il est responsable pourtant, à chacun de ses actes. Je disais un jour au chef de l’école existentialisteo : « En somme votre philosophie peut se résumer dans ce titre de Pascal : Misère de l’homme sans Dieu. » À quoi il me répondit : « D’accord mais avec cette seule différence : c’est qu’il n’y a pas de Dieu. »

On ne saurait mieux résumer la situation séculariste, considérée sans illusion ni mauvaise foi. Et je pense qu’il faut être content qu’il y ait parmi nous un mouvement existentialiste, et qu’il pose aussi franchement les vraies questions. Il faut être content que la croyance, ou plutôt l’incroyance fondamentale du siècle ait trouvé une formulation aussi cohérente. Il faut y voir un grand progrès, s’il est vrai que le progrès véritable réside dans la clarification des vrais dilemmes humains, et dans la position toujours plus efficace et réaliste des choix que l’homme doit faire, des risques qu’il doit assumer.

Je ne vais pas entreprendre une discussion de l’existentialisme athée. Mais je saisirai cet exemple pour mieux décrire la sécularisation de la pensée moderne, on pour mieux montrer à quel point son refus de la transcendance change tout dans l’attitude de l’homme. L’existentialisme est à cet égard un cas privilégié. En effet, il use d’une terminologie chrétienne dans sa source — et cela permet une confrontation exacte, terme à terme, avec les positions chrétiennes. Mais en même temps, du fait qu’il ne croit pas en Dieu et à Sa transcendance, l’existentialisme déforme et vide de leur sens chrétien les mots-clés qu’il emploie sans cesse, et qu’il sécularise, au sens propre du terme.

Prenons le mot angoisse empruntée par les existentialistes à Kierkegaard. Ce mot définit à leurs yeux l’état de l’homme qui choisit en toute liberté, mais qui engage par son choix l’humanité entière. C’est angoissant, en effet, car cet homme est responsable de ce qu’il décide et pourtant il ne peut décider qu’en vertu d’un mouvement arbitraire dont le résultat bon ou mauvais n’apparaîtra que par la suite des temps.

L’angoisse du chrétien ressemble extérieurement à celle de cet homme athée. En effet, le chrétien doit choisir lui aussi ; il engage lui aussi par son choix tout le destin de l’humanité ; il se sait lui aussi responsable, et pourtant il ne peut s’appuyer que sur une réalité « indémontrable » aux yeux d’autrui, qui est sa foi.

Mais voici la différence : si le chrétien choisit mal, à cause du péché, il sait que cela n’affecte pas la vérité : celle-ci subsiste en Dieu, intacte et souveraine. Tandis que si l’homme athée choisit mal, alors tout est faux, sans recours. « Nous sommes seuls, sans excuses », dit un existentialiste. Le chrétien lui aussi sait qu’il est sans excuses — mais non point sans pardon. Son angoisse a un sens : elle est dirigée vers Dieu et vers son ordre, comme un appel. Elle ne reste pas béante sur le néant, mais sur le pardon. Elle est toute mêlée d’espérance et de confiance. Et c’est pourquoi je pense qu’elle existe tout autrement que l’angoisse de l’athée, qui est une angoisse pure, trop pure et indéterminée pour être bien réelle, si pure qu’elle se ramène pratiquement à une simple incertitude à laquelle on passe outre « parce qu’il faut bien vivre ». De même la responsabilité de l’athée est beaucoup moins réelle que celle du chrétien. Car le chrétien doit vraiment répondre à Dieu, répondre de ses actes devant Dieu. Mais l’athée, devant qui sera-t-il responsable ? À qui doit-il rendre des comptes ? Au futur qui décidera seul, dit l’existentialiste. Donc à l’Histoire, donc à une abstraction. Et il en va de même pour l’engagement de l’athée, pour sa liberté, et pour son délaissement. Tous ces mots perdent leur réalité dès l’instant où l’on déclare que Dieu n’existe pas ici et maintenant. Car alors, l’engagement n’est plus un acte mais la simple constatation d’un état de fait, d’une condition que l’on subit, et qui ne mène à rien de défini ; la liberté n’est plus qu’un pari dans le vide ; et le délaissement se résout dans une espèce d’indifférence vaguement inquiète, où tout est permis, où il n’y a pas de sanctions, mais pas non plus d’ordres donnés.

Ainsi la description de l’homme athée que nous donne la philosophie séculariste est à la fois exacte et privée de sens. C’est un portrait où tout est juste, dans le détail, mais l’impression d’ensemble est fausse, ou inexistante. Vous reconnaissez le nez, les yeux, la bouche, les proportions du corps, mais non pas l’homme, la personne, celui qu’une vocation met en question et somme de répondre.

Nous pourrions nous livrer à des critiques du même genre au sujet d’un grand nombre de notions chrétiennes que les modernes ont sécularisées. Je n’en indiquerai que deux.

Le déterminisme scientifique, avec son système de lois rigides, tel qu’il subsiste encore dans l’esprit des masses demi-cultivées, sinon dans l’esprit des vrais savants, est une sécularisation de l’idée d’ordre divin de la création — de même que le destin que l’on invoque aujourd’hui est une sécularisation de la Providence. Dans les deux cas, le processus consiste à remplacer l’action de la Personne divine par un système impersonnel, contre lequel il n’y a pas de recours.

Et enfin, on doit dire que l’idée moderne de révolution, de changement brusque et salutaire au niveau collectif, est une sécularisation de la notion chrétienne de conversion individuelle.p

Politique

Si nous passons maintenant au plan de la politique, nous allons voir les résultats concrets de cette notion de l’homme sans Dieu, de l’homme privé de la notion de transcendance.

La politique des régimes totalitaires en est la conséquence directe et fatale. Les marxistes tout comme les fascistes ont insisté sur leur refus de la transcendance, et en ont seul tiré les conséquences logiques. Tout se joue ici-bas, disent-ils. Donc il faut réussir à tout prix et tout de suite. Et cela justifie à leurs yeux les tactiques les plus brutales. Disons-le avec eux et sans nous faire d’illusions : l’État totalitaire est l’organisation normale de l’ici-bas, s’il n’y a pas d’au-delà.

Si Dieu n’existe pas, où est la vérité ? Elle est dans l’idéal ou dans le système des plus forts. Et bien entendu, tous les moyens leur seront permis pour prendre le pouvoir, puisque ce but est le plus haut que les hommes puissent concevoir. Et une fois qu’ils seront au pouvoir, ils exigeront normalement l’obéissance absolue de tout l’homme, puisqu’il n’y a rien de plus haut que l’État ou la nation, à quoi l’homme puisse recourir. Tant que les rois et les États se disaient encore chrétiens, le citoyen pouvait se révolter contre eux au nom de Dieu, supérieur aux rois et aux États. Mais s’il n’y a pas de Dieu, la révolte individuelle est une pure et simple sottise, qui mérite d’être corrigée par les moyens que l’on sait.

Il faut bien voir que la question de l’État totalitaire n’est pas simplement politique. Dans le fond, c’est une question métaphysique et religieuse. Le dilemme est très simple. Si Dieu n’existe pas, s’il n’y a pas de transcendance, si l’ici-bas est toute la réalité de l’homme, alors les totalitaires ont raison. Ils ont raison contre les objections des libéraux, des libertaires et contre tous nos goûts et préjugés individuels. Ils sont les seuls à prendre vraiment au sérieux les conditions du siècle, s’il n’y a pas d’éternité.

De même que les existentialistes nous donnent une description exacte de l’homme sans Dieu, les totalitaires nous donnent une application exacte de la politique sans Dieu. Et ici encore, je le répète, c’est un progrès. Car désormais tout est clair. Les confusions longuement entretenues entre les intérêts du siècle et les prétextes pieux ont disparu. Si Dieu n’est pas, tout m’est permis, dit l’existentialiste. Si Dieu n’est pas, l’État est tout, dit le totalitaire. Que vont répondre les chrétiens ?

L’Église

Ils vont répondre que ces prétentions sont abusives, parce que tout de même Dieu existe. Mais on leur demandera de le démontrer. Et comme Dieu n’est pas démontrable, on leur demandera de donner au moins la preuve qu’ils croient en lui. C’est ici que les choses se gâtent, vraiment.

Car il se trouve que l’attitude séculariste a pénétré profondément dans nos Églises, et que nous faisons tous partie, à quelque degré, de la cinquième colonne.

Je voudrais vous en donner quelques exemples rapides.

D’abord, nos Églises et la plupart de leurs fidèles sont pratiquement des clubs de gens moraux plutôt que des assemblées de pécheurs qui attendent dans l’adoration et la prière la venue du siècle des siècles. Et la morale que ces Églises et leurs fidèles défendent est celle de la bourgeoisie, ou au mieux celle de Kant. C’est une morale tournée tout entière vers le siècle — vers le xixe siècle spécialement ! – et qui ne semble plus faire de place aux interventions réelles du transcendant. Je vous citerai là-dessus une anecdote qui résume tout. Un petit garçon de 6 ans disait à sa grand-mère, bonne protestante de Genève : « Grand-maman, je prie tous les matins pour savoir ce que je dois faire dans la journée. » Et la vieille dame, inquiète de voir des traces d’illuminisme dans son petit-fils, lui répondit : « Mon petit, je n’ai pas besoin, moi, de déranger le bon Dieu pour savoir ce que je dois faire ! » Cette excellente dame traduisait fidèlement l’attitude de beaucoup de chrétiens actuels : ils n’ont pas besoin de Dieu, puisqu’ils ont la morale. Mais cette morale est celle du siècle, en fait, et je le répète : du xixe siècle bourgeois.

Autre exemple : en Amérique, et d’ailleurs en Suisse aussi, les prédicateurs expliquent à leurs auditoires que le christianisme est le meilleur système de vie dans le siècle, celui qui peut empêcher les grèves, maintenir la santé, et favoriser la carrière des honnêtes gens. Ils expriment d’ailleurs ces banalités sécularistes avec un ton solennel, et en se prévalant de l’autorité de la Parole de Dieu, qui semble couvrir et garantir cette marchandise de pacotille petite-bourgeoise. La pensée est sécularisée au dernier degré, mais le ton seul prétend rester pieux, et fait encore illusion sur les fidèles.

Autre exemple. Les ecclésiastiques appelés à prendre la parole dans des manifestations publiques, congrès politiques, banquets, cérémonies pour les morts de la guerre, inauguration, etc., s’appliquent en général à parler comme n’importe qui, pour se faire bien voir, pour se faire « accepter », mais tiennent à terminer leur discours par quelques allusions au « Tout-Puissant » qui ne gênent personne. C’est ce qu’ils appellent, non sans satisfaction, « donner la note religieuse » à ces manifestations. Je traite ces hommes de collaborationnistes. Car après avoir flatté le siècle, par toute leur attitude et par la forme même de leur pensée, lorsqu’ils donnent cette « note religieuse », ce ne peut être qu’une fausse note, qu’on leur pardonne d’ailleurs bien volontiers, vu leur métier. Ils contribuent aussi à faire croire à beaucoup que Dieu n’est pas l’Unique Réalité, mais seulement un complément nécessaire, ou un ornement traditionnel de notre civilisation. J’affirme pour ma part que la « note religieuse » est la plus horrible et insupportable dissonance qui ait jamais percé le tympan d’un homme, chrétien ou non.

Le dilemme

Voici donc le dilemme qui se pose devant nous, au xxe siècle.

D’une part, le siècle a pris conscience de lui-même. Il a osé tirer les conséquences de son athéisme, avec une belle rigueur, dans le plan des idées comme dans la politique.

D’autre part, les Églises se trouvent placées, devant ce siècle, dans une position à la fois absurde et faible. Absurde parce que tout ce qu’elles croient est tenu pour illusion ou mauvaise foi par les systèmes qui triomphent dans le siècle. Faible, parce qu’elles agissent comme si la transcendance n’était pas leur seule raison d’être, comme si elles n’y croyaient pas vraiment, comme si elles espéraient encore se faire accepter pour d’autres raisons, morales, politiques, ou même religieuses, au sens naturel de ce terme, au sens où l’on dit à juste titre : il faut une religion pour le peuple.

Cependant, je ne vois dans cette situation, apparemment si compromise, aucun motif de nous décourager. Car si les Églises redeviennent de vraies Églises, elles n’ont pas grand-chose à craindre du sécularisme, même triomphant. Or il ne dépend que de nous qu’elles redeviennent de vraies Églises. Et le défi parfaitement net et clair que nous portent les doctrines du siècle nous offre une chance inespérée, peut-être la plus grande de toute l’histoire, de répondre sans équivoques.

Je ne prétends pas apporter cette réponse à moi tout seul. Je vous donnerai seulement quelques indications d’ordres divers, à titre de petite contribution individuelle, à l’énorme travail collectif que le siècle attend de l’Église.q

Réponses chrétiennes au sécularisme

Quand les questions sont sérieuses et totalesr, comme c’est le cas de la question séculariste, on ne peut y répondre par des arguments, mais seulement avec son être, avec sa manière d’être, avec la puissance d’être qu’on manifeste derrière toute argumentation, et au-delà d’elle.

Or l’être même du christianisme est une tension entre la transcendance et l’immanence. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas pour nous d’opposer au siècle un transcendant verbal, pur et isolé, mais au contraire un transcendant engagé dans l’immanent, et qui rend l’immanent vraiment sérieux, plus sérieux qu’il ne le croyait lui-même, quoiqu’aussi plus modeste. Ceci doit dominer nos réflexions.s

Si quelqu’un maintenant pose la question suivante : — Pour agir sur ce siècle athée, faut-il nous séculariser à notre tour, nous adapter, ou au contraire faut-il nous affirmer comme le parti du sacré et de la transcendance ? Je répondrai : il faut faire tous les deux à la fois, selon les cas, et en général, d’une manière inverse de celle que nous pratiquons aujourd’hui.

Devant ce siècle et dans ce siècle athée, nous avons à dresser des églises où l’on adore en fait la transcendance, et où l’on parle à notre temps de ses problèmes, mais au nom de ce qui les transcende. Or nous sommes très loin de cela. Ce que l’on trouve en fait dans la plupart de nos églises, c’est un mauvais mélange de sécularisme et de piétisme, l’un se manifestant presque toujours là où c’est l’autre qu’on devait attendre.

Je disais tout à l’heure que la plupart des sermons qu’on entend aujourd’hui, et pas seulement en Amérique, consistent en lieux communs de morale bourgeoise, donc séculière, mais exprimés sur un ton pieux et ornés de formules bibliques, au hasard de l’association des idées. Or c’est exactement l’inverse que nous devons attendre de la prédication : une réflexion non séculière, biblique, consciente de la présence du transcendant, mais exprimée dans le langage le plus naturel à notre temps. J’insiste encore : un nouveau venu dans nos églises y trouve une pensée séculière prêchée en termes sentencieux, et ce mélange est doublement inefficace, primo parce que nos contemporains répugnent à ce langage-là, qui met une barrière d’un demi-siècle entre eux et l’orateur ; secundo, parce qu’une fois la barrière franchie, on s’aperçoit que ce n’était pas la peine de venir dans une église pour entendre de telles platitudes. Vous pensez peut-être que je suis bien dur. Mais nos contemporains le sont encore plus que moi, quand ils entrent en contact avec nos cultes.

Je voudrais pour ma part que tous les sermons soient introduits par la formule « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit » et que cette formule soit prise au sérieux par le prédicateur à tel point que s’en trouve éliminé du sermon tout ce qui peut être dit au nom de n’importe quoi d’autre que la Trinité. Et je voudrais aussi que les vérités qu’on nous déclare, soient déclarées avec sérieux, ou avec joie, avec sobriété ou avec passion, mais jamais sur ce ton pseudo-sacré d’une emphase triste et correcte qui ne trompe personne, et qui suffirait à ridiculiser n’importe qu’elle vérité simple habillée de la sorte.t

Quant à nos lieux de culte, également, il me semble qu’on les a sécularisés là où il ne fallait pas, et rendus ésotériques quand il fallait les rendre publics. Je voudrais que nos églises protestantes cessent d’être des lieux totalement séculiers par le décor, l’architecture et l’ornementation, de simples salles de conférence, mais difficiles d’accès et presque toujours closes ; et qu’elles redeviennent, au contraire, des lieux consacrés mais faciles d’accès, des sanctuaires mais toujours ouverts.

J’ai parlé des églises d’abord, et c’est normal, car « le Jugement va commencer par la maison de Dieu », écrit l’apôtre Pierre. De plus, si nous voulons agir sur le siècle, il nous faut d’abord commencer par exister, et un chrétien n’existe vraiment en tant que tel que dans l’église.

Maintenant, si nous sortons du sanctuaire où nous venons d’adorer ensemble le transcendant, celui qui juge et sauve le siècle, nous voici dans la rue ou sur la place, dans le siècle qui nie qu’aucun Dieu ne le juge, qui nie qu’aucun Dieu ne le sauve, qui nous met au défi d’y croire et qui attend avec une certaine anxiété inavouée une réponse enfin sérieuse à ce défi. Comment manifester devant ce siècle, que nous croyons au siècle des siècles ?

J’en suis arrivé à penser que le témoignage d’un chrétien hors de l’église, c’est-à-dire là où il s’agit non plus d’adorer Dieu mais d’informer et de convaincre des hommes, peut revêtir deux formes, l’une positive, l’autre indirecte.

La forme positive du témoignage, je la vois de moins en moins dans la « réunion d’appel », dans l’adjuration pathétique aux foules, dans tous ces procédés dont la propagande politique a usé et abusé depuis vingt ans. Je ne pense pas que nous devions essayer de rivaliser avec le siècle sur ce plan-là. Je pense que nous avons au contraire à énoncer simplement ce que nous croyons, avec sobriété, et sans accepter de discussion sur l’existence ou la non-existence de l’objet et du sujet de notre foi. Dison : — C’est ainsi, je crois cela parce que c’est ainsi, et voilà tout. D’ailleurs, la preuve que je crois à l’existence de Dieu, c’est justement que je n’éprouve pas le besoin de faire de la propagande en sa faveur. On ne fait pas de la propagande pour prouver, par exemple, que les Alpes existent. Car elles existent, il suffit donc de le dire. On fait de la propagande pour ce qui n’existe pas encore et que l’on veut créer par la persuasion du plus grand nombre. Laissons donc au siècle ses méthodes de propagande, qui ne conviennent pas à la certitude. Et si l’on nous demande ce que nous croyons, récitons simplement le Credo.

Et ensuite, passons à la forme indirecte du témoignage. Elle consiste à mon sens, à mettre en doute les pseudo-certitudes du siècle.

Car là où la transcendance est niée, comme chez les totalitaires, il n’y a plus de doute permis quant aux réalités immanentes. Aussitôt celles-ci s’absolutisent, et deviennent des idoles, des dieux, souvent sanguinaires. Cette absence de doute sur les réalités immanentes bâtit ou laisse se bâtir peu à peu autour de nous tout un monde de « nécessités », qui à leur tour tendent à exclure la possibilité même du doute, — ou du miracle. Aussi donc, si nous croyons au transcendant, nous douterons de ces nécessités que le siècle vénère sous le nom de lois, et qu’il a fabriquées lui-même, pour éviter de s’avouer responsable.

Ne l’oublions pas : le chrétien est celui qui croit au transcendant, donc aussi celui qui doute des faux absolus de ce siècle. Il est celui qui doute au nom de sa foi.

J’ai décrit rapidement quelques-uns de ces faux absolus athées, dans la philosophie et dans la politique. La thèse principale que j’ai voulu formuler à leur propos, c’est que ces doctrines et ces pratiques entièrement et consciemment sécularistes nous donnent une chance très grande de faire face aux vrais dilemmes, aux vraies questions, celles qui portent sur le tout de l’homme et de son destin.

Pour conclure, je voudrais donner une illustration qui me semble extrêmement importanteu.

Ce n’est point par hasard, ce n’est point par une coïncidence privée de sens que les premiers mouvements vraiment totalitaires, dans l’histoire, les premiers régimes limitant l’homme totalement à ce siècle et à l’ici-bas, sont apparus presque en même temps que la première possibilité concrète de détruire par nos mains ce siècle et l’ici-bas. Je parle de la bombe atomique.

À peine les hommes avaient-ils décrété l’autonomie totale de cette Terre et la mort de Dieu, voici qu’ils trouvent le moyen de provoquer la destruction totale de la Terre et la mort de l’homme. À peine avaient-ils dit : nous ne croyons qu’à ce monde-ci, voilà qu’ils se voient confrontés avec la fin de ce monde-ci, machinée par leurs soins, dans leur pleine liberté ! Et voilà donc la limite de cette liberté enfin atteinte. : ce n’est rien d’autre que la liberté de nous détruire en une seconde.

Ainsi se pose, à l’homme d’aujourd’hui, d’une manière imprévue et simpliste, l’alternative d’un au-delà, d’un en-face, de quelque chose qui transcende nos folies — ou au contraire d’un grand saut collectif dans le néant. Ainsi sommes-nous entrés dans l’ère des risques et des choix décisifs, globaux, totaux.


C’est la chance de grandeur de notre temps, et nous devons l’affronter d’un cœur libre et confiant. Libre parce que nous ne sommes pas liés totalement, comme les incroyants, à la forme présente de ce monde, mais bien plutôt à sa transformation. Et confiant parce que nous savons que quoi qu’il arrive à ce monde, et même s’il doit sauter un de ces jours, le drame des temps est déjà joué, la vérité est déjà victorieuse au-delà des temps, par celui qui a pu dire sur la croix : Tout est accompli !