8. La mission de l’artistebc

On m’a demandé, récemment, de parler de la « Mission de l’Art en tant qu’expression créatrice de l’esprit humain ». Je n’aurais pas répondu, s’il ne s’était agi d’une journée d’étude « œcuménique », groupant avec des artistes et écrivains des théologiens protestants, anglicans et orthodoxes. Il m’a semblé que ce titre, dès lors qu’il était proposé par des chrétiens précisément, et non par de vagues humanistes, méritait une sérieuse mise au point.

« Mission de l’Art » pour moi, cela sonne faux. L’art avec une majuscule est une de ces allégories officielles que nous avons héritées du xixe siècle, et du romantisme avec l’admiration de Wagner et de Baudelaire, que nos ancêtres condamnaient, et frappaient d’amendes… Cette allégorie signale l’existence d’une sorte de « religion de l’Art », née dans les confréries et sectes romantiques, préraphaélites, symbolistes, et qui a perdu de nos jours sa virulence sacrée, mais qui subsiste sous la forme d’un préjugé très répandu, dans la bourgeoisie, dans le peuple, à Hollywood et dans les discours d’inauguration. L’Art avec majuscule est quelque chose d’idéal, de distingué, qui est vaguement en rapport avec l’Infini, qui ne sert à rien, qui est respectable, qui intéresse les femmes plus que les hommes, qui est l’affaire de certains spécialistes, qui permet de fuir pendant quelques moments les soucis trop réels de la vie quotidienne, qui élève l’âme et adoucit les mœurs, — bref, qui ressemble à s’y méprendre à l’idée que la plupart de nos contemporains se font de la religion chrétienne. Ce n’est pas sérieux si l’on admet avec Talleyrand que « tout ce qui est exagéré manque de sérieux ». Aucun artiste sérieux ne dit qu’il fait de l’« Art », sinon pour se défendre contre le percepteur ou le policier soupçonneux.

D’autre part, le mot « art » est un terme commode, qui désigne l’ensemble des activités artistiques et des objets qui en résultent.

Dans l’un et l’autre cas, qu’il s’agisse d’une exagération romantique, ou d’un terme générique, il est évident que l’art, avec ou sans majuscule, ne peut pas avoir de mission. Un faux dieu, ou un mot, n’ont pas de mission. Seul un homme peut en recevoir une.

Ensuite, j’ai quelque doute sur l’adjectif « créatrice », dans le titre qui m’est proposé.

L’emploi du verbe « créer » en relation avec l’activité humaine est, je crois, plutôt récent. Cette manière de parler de l’acte humain en le comparant, ou même en l’égalant à l’acte divin, ne relève pas seulement à l’origine d’une doctrine synergiste qui demande examen, mais coïncide historiquement avec l’affaiblissement ou la perte de la croyance au Dieu créateur dans l’époque moderne. Je ne suis pas sûr du tout que l’homme soit capable de créer, au vrai sens de ce terme, c’est-à-dire de produire un changement absolu, une nouveauté absolue dans l’univers. Ce que l’on nomme couramment aujourd’hui une « création » n’est en réalité qu’un arrangement un peu différent d’éléments connus, selon des lois connues ou connaissables. C’est donc une composition. Avant le romantisme, on se bornait à dire qu’un musicien composait un opéra, qu’un peintre composait un tableau. Aujourd’hui, on dit qu’il « crée » une symphonie, qu’il « crée » des formes. Personne ne peut prouver qu’un homme crée quelque chose, puisque personne ne connaît la totalité des choses existantes, de leurs structures et de leurs rapports. Bornons-nous donc au terme classique de « composition », en parlant des œuvres d’art.

Ceci posé — et maintenu —, nous chercherons à savoir, aujourd’hui, quelle est la mission — s’ils en ont une — des hommes qui composent des livres, des tableaux, des partitions, des statues, des jardins, des poèmes. Et surtout d’abord : quelle est la nature de leur activité, et quelles sont ses fins.

Nature de l’activité artistique

Toutes sortes de gens font des choses, des objets, et des instruments : homo faber désigne une grande partie de l’humanité : ouvriers, artistes, savants, législateurs et artisans.

Demandons-nous quelle différence il y a entre l’homme qui fait un poème, une partition de musique, un tableau, une façade, et l’homme qui fait une machine, une équation, une loi, un soulier, un produit chimique, une photo.

Depuis deux siècles environ, on a coutume de répondre à cette question d’une manière simple en apparence. On pense que les artistes font des objets inutiles (ou, comme nous le disons en français : gratuits), et que les autres font des objets nécessaires à la vie quotidienne, vraiment utiles, comme des autos, des statistiques, des outils. On ne peut pas se passer d’un rasoir, dit l’homme moderne, mais on peut à la rigueur — et même sans beaucoup de rigueur — se passer d’un tableau, d’une statue. Les produits de l’art sont un luxe, et les autres produits sont des nécessités. Toute notre éducation nous porte à croire cela, et s’il faut justifier cette croyance habituelle, nos professeurs recourent à certaines interprétations de Kant selon lesquelles un objet d’art aurait sa fin en soi, et ne servirait donc à rien qu’à être contemplé — traduisons : honoré d’un coup d’œil en passant à la salle à manger.

Ces critères d’utilité, de nécessité, d’une part, ou de gratuité, d’inutilité, d’autre part, sont inconsistants, et absolument superficiels. Ils ne nous apprennent rien sur la nature de l’œuvre d’art. Mais ils nous apprennent quelque chose sur la nature et l’attitude de la société qui les admet : à savoir que cette société a perdu le sens du sacré. Bien des civilisations ont existé, et peut-être existeront, pour lesquelles une pierre ou un morceau de bois, sculpté ou peint d’une certaine manière, sont infiniment plus « utiles » que pour nous un rasoir électrique. Ces objets sont tenus pour éminemment utiles, parce qu’ils détiennent une puissance, une vertu exaltante ou terrifiante, un sens ; ils sont pris au sérieux par les peuples qui croient que le sens de la vie, la crainte de la mort, l’angoisse devant le pouvoir sacré, sont des choses sérieuses, tandis que nous considérons comme sérieux, donc utile, ce qui permet d’aller plus vite, par exemple, peu importe pour quel motif et vers quel but.

Le fait que même en théorie, nous tenons l’œuvre d’art pour dépourvue d’utilité directe, ce fait prouve simplement que l’art ne répond pas au désir le plus puissant de l’homme moderne ; que ce dernier pourrait donc s’en passer, qu’il n’en a vraiment nul besoin, puisqu’on appelle utile ce dont on a besoin ; et qu’il ne croit devoir le respecter qu’en vertu d’une espèce de préjugé. D’où l’on pourrait déduire, soit dit en passant, la vanité totale des tentatives actuelles pour vulgariser l’art, pour lui faire de la publicité. C’est le besoin de l’art qu’il faudrait réveiller. Et pour cela, il faudrait endormir les besoins différents qui l’étouffent. Donc modifier toute l’attitude, l’orientation de l’homme moderne… (avant de se mettre à distribuer des reproductions de Van Gogh).

Si donc j’écarte le critère d’utilité ou de manque d’utilité, comme étant trop relatif, mobile, et sujet à changer de signe selon l’état religieux d’une société, je me retrouve devant la question initiale : en quoi l’activité artistique se distingue-t-elle des autres activités de l’homme ?

J’avancerai la réponse que voici : à la différence de tout autre produit de l’action humaine, l’œuvre d’art est un objet dont la raison d’être nécessaire et suffisante, est de signifier.

Qu’elle consiste en une structure de sons, de formes, ou d’idées, l’œuvre a pour fonction spécifique de capter l’attention, d’aimanter la sensibilité, de fasciner la méditation, de la prendre au piège, — et en même temps d’orienter l’être vers quelque chose qui transcende les sons et les formes, ou les mots assemblés. C’est un piège, mais un piège orienté.

Et il est vrai qu’une équation est un objet qui n’a d’autre fonction que de signifier. Cependant sa structure reste entièrement analysable, réductible à ses éléments qui peuvent être groupés d’autres manières — comme le prouve le signe égal — sans destruction de signification ; ce qui n’est pas le cas de l’œuvre d’art.

Mais si, cherchant quelle est la nature de l’œuvre d’art, je la définis comme un piège à méditation, on voit que la connaissance de cette nature est liée à celle de son but : un piège est fait pour prendre quelque chose. Dans l’œuvre d’art, nature et but, essence et fin, sont inséparables. Il s’agit d’une seule et même fonction, qui est de signifier quelque chose par des moyens sensibles.

But de l’activité artistique

Vous allez penser que je fais bon marché de la beauté dans tout ceci, et que mes définitions vont à l’encontre des conceptions classiques autant que de nos idées courantes et banales. Celles-ci veulent, en effet, que le but de l’art soit la beauté, et que la fonction propre à l’artiste soit « de créer de la beauté », comme on dit. J’avouerai que je n’en suis pas sûr. Et je vous proposerai, sur ce point, trois remarques, d’importance très inégale d’ailleurs.

La première est une simple constatation de fait, que je verse au débat sans juger. Les principaux artistes de notre époque, que ce soit Picasso ou Braque, Joyce ou Kafka, Stravinsky, T. S. Eliot ou André Breton, ne cherchent pas à faire beau et refuseraient sans doute de dire que la beauté est le but de leurs ouvrages. Que ce soit beau ou laid, charmant ou atroce pour les sens et l’esprit, peu leur importe : leur but est d’exprimer, de décrire des réalités, à tout prix, et même au prix de la laideur, si nécessaire. Seuls, les artistes académiques, les faux artistes, cherchent encore à faire beau, ou flatteur.

Ma seconde remarque est de nature beaucoup plus grave. Il me semble que la beauté n’est pas une notion ni un terne biblique. La Bible nous parle de vérité, de justice, de liberté, et d’amour, mais peu ou point de beauté. Elle ne nous dit pas que Dieu est beauté, nais que Dieu est amour. Le Christ ne dit pas non plus qu’il est la beauté, mais qu’il est le chemin, la vérité et la vie. Ce chemin n’est pas beau, mais rocailleux, et douloureux. Cette vérité n’est pas belle, mais libératrice. Cette vie ne s’épanouit pas en belles harmonies, mais passe par la porte étroite de la mort.

Faut-il penser, comme on l’a écrit, qu’il s’agit là dans la Bible, d’une « lacune terrible » ? Lacune que l’idéal grec serait venu combler, en s’amalgamant à la tradition chrétienne — quitte à s’en distinguer de nouveau à l’époque de la Renaissance ? Ou faut-il au contraire se demander si notre notion de la beauté n’est pas sujette à de sérieuses révisions ?

Enfin, ma troisième remarque, tout à fait indépendante des deux premières, prendra la forme d’un aveu. Je me sens incapable de faire usage du concept de beauté en soi. Évidemment, il m’arrive aussi souvent qu’à n’importe qui de m’écrier : comme c’est beau ! devant toutes sortes de choses, des plus variées, telles qu’un paysage ou un bâtiment, un être humain ou une œuvre d’art, un avion, un exploit sportif, un fruit, un geste, un sentiment… Mais cette énumération, par ce qu’elle a d’hétéroclite, montre que la beauté n’est pas un caractère spécifique de l’œuvre d’art. N’importe quoi peut être décrit comme beau. C’est une qualification subjective, un terme commode, mais vague, une exclamation. Si je m’écrie qu’une œuvre est belle, il est facile de voir que cette « beauté » que je lui attribue se résout à l’analyse, en réalités très diverses. En disant : comme c’est beau ! je voulais dire, je devrais dire : comme c’est bien fait ! comme les proportions sont justes ! comme on se sent plus libre, ou plus fort d’avoir vu cela ! comme c’est passionnant ! ou d’un intérêt inépuisable ! ou simplement : comme j’aime ! Car on appelle beau tout ce que l’on aime avec intensité. Ainsi derrière le mot beauté, on retrouve en définitive : la justice, ou la vérité, ou la liberté, ou l’amour.

Faire l’économie du concept grec de beauté, ce n’est donc pas renier l’art. Constater que la Bible ne parle guère de beauté, ce n’est pas dire un seul instant que la Bible exclut l’art ; et de même, constater que les artistes modernes ne cherchent pas la beauté en soi et d’abord, ne signifie nullement qu’ils sont de mauvais artistes, bien au contraire, tout cela revient à dire que l’art est autre chose qu’une recherche de la beauté, et que celui qui fait une œuvre d’art s’assigne un but bien différent.

Je crois que le but (conscient ou non) de tout artiste véritable, c’est de composer des objets significatifs ; c’est donc de signifier ; c’est de rendre attentif au sens du monde et de la vie.

Bien entendu, ce que l’artiste arrive à signifier n’a nul besoin d’être connu par lui préalablement à l’œuvre. Il n’y a pas d’abord un certain sens, et ensuite une volonté de l’illustrer par une œuvre. Mais c’est par l’œuvre, et en elle seule, qu’un certain sens se manifeste ou se révèle. Les critiques ou le public, ou parfois l’artiste lui-même essaieront ensuite de « dégager » ce sens, de l’isoler de l’œuvre par un effort de traduction ou d’abstraction. Mais en réalité le sens est lié à chaque détail comme au tout de l’œuvre — si elle est bonne — et il n’existe vraiment qu’en elle. S’il avait pu être exprimé par d’autres moyens, l’œuvre perdrait sa raison d’être.

On qualifiera donc de grande œuvre celle qui commande le plus impérieusement et le plus longuement l’attention, celle qui porte la plus loin la méditation de l’homme sur son destin et sur l’ordre des choses. Et l’on dira durable l’œuvre qui jouera son rôle de piège efficace pour un grand nombre de générations et de peuples. L’expression courante : « j’ai été pris par cette œuvre » est tout à fait exacte et révélatrice, à cet égard.

Mission de l’artiste

Si tels sont bien la nature et le but de l’œuvre d’art, nous pouvons nous demander maintenant à quelles conditions un artiste peut remplir sa mission particulière.

J’en vois deux que j’indiquerai tout d’abord d’une manière presque simpliste : l’artiste remplit bien sa mission

1. dans la mesure où il est bon artisan, et

2. dans la mesure où ses ouvrages signifient d’une manière efficace.

Ceci appelle, naturellement, quelques commentaires.

Le bon artisan, c’est celui qui a la maîtrise de ses moyens, qui joue bien les règles de son jeu particulier, bref, qui construit exactement et avec astuce ses pièges à méditation, à sensibilité, à imagination. Appelons tout cela, c’est-à-dire l’ensemble des procédés de métier et des règles de composition, la rhétorique. C’est si l’on veut la part des artifices. Or c’est précisément le respect des artifices, l’amour de leur usage et de leurs lois, qui distingue tout d’abord l’artiste vrai de l’amateur, j’entends du premier venu qui se sent inspiré ou ému, et croit pouvoir remplacer la rhétorique par la sincérité. Je ne sais plus si c’est Fargue ou Valéry qui a écrit : « Le bourgeois est celui qui croit qu’il y a au monde quelque chose de plus important qu’une convention. » Citons encore Baudelaire :

Il est évident que les rhétoriques et les prosodies ne sont pas des tyrannies inventées arbitrairement, mais une collection de règles réclamées par l’organisation même de l’être spirituel et jamais les prosodies et les rhétoriques n’ont empêché l’originalité de se produire distinctement. Le contraire, à savoir qu’elles ont aidé l’éclosion de l’originalité, serait infiniment plus vrai.

La sincérité n’a guère de sens en art. Elle n’en a certainement aucune quand il s’agit du métier de l’artiste, puisque ce métier est, par définition, artifices. Les modernes ont commis sur ce point une étrange erreur, lorsqu’à la suite du romantisme et de ses sous-produits, ils ont cru devoir se mettre, comme ils disent, « à l’école de la Nature », et ne plus accepter d’autre guide que la sincérité voire la naïveté. Je mets en fait qu’un homme saisi par le besoin de s’exprimer, ou d’exprimer quelque chose au moyen d’une œuvre d’art, est absolument incapable d’exprimer ce qu’il veut s’il n’a pas maîtrisé d’abord sa rhétorique. Lorsque Jean-Paul Sartre donne à ses disciples le précepte de ne pas « écrire », c’est-à-dire de s’expliquer n’importe comment, sans chercher à « bien écrire », il donne la formule du pompiérisme moderne, et de plus il prive ses disciples des moyens d’exprimer réellement leur message. Remarquons aussi, à propos de ce terme « message », dont on abuse partout — et pas seulement dans les milieux chrétiens —, qu’il est impossible de « délivrer un message » (comme on le dit encore) tant qu’on ne s’est pas rendu maître de ses moyens d’expression au point de pouvoir les adapter, les faire servir, les orienter — et cela jusqu’au moindre détail — dans la direction et selon le sens de ce que l’on désire communiquer. Exprimer un message de vérité, mais « n’importe comment », c’est presque à coup sûr exprimer tout autre chose que le message en question — à savoir le désordre du langage, l’absence de tenue intérieure, et finalement, de la non-vérité. C’est oublier que ce qu’on perçoit, dans l’œuvre d’art, ce sont d’abord les moyens — les mots, les couleurs ou les formes, les sons et leurs rapports ou agencements. Et certes, même si l’on connaît toutes les règles du jeu et si on les applique avec soin, l’on n’est jamais sûr de gagner, — en d’autres termes : l’artiste n’est jamais sûr que le public perçoit vraiment ce qu’il a voulu dire — mais du moins faut-il mettre le maximum de chances de son côté.

On pourrait m’objecter que le public perçoit en premier lieu, dans une œuvre, non pas les moyens techniques en eux-mêmes, mais plutôt de style de l’auteur. Si je n’ai pas mentionné le style comme troisième condition d’une mission d’artiste bien remplie, c’est qu’à mon sens le style naît du conflit entre la première condition — le métier, les moyens —, et la seconde — ce qu’on veut signifier, le message. S’il n’y a pas de style, dans un ouvrage, c’est qu’il n’y a pas de drame entre les moyens d’expression et ce que l’on veut exprimer, entre la technique et la signification, entre la rhétorique et le message. Et s’il n’y a pas de drame, c’est que l’un des deux termes est fortement déficient, ou même absent. Dans ce cas, il n’y a donc pas d’art proprement dit. Il n’y a qu’une forme à peu près vide — et c’est l’académisme — ou un message informe, et c’est la communication quotidienne, sans art, justement. Ou encore : si les moyens ne sont pas mis en question (ou à la question) par une signification très exigeante, on tombera dans ce qu’on appelle « de la pure rhétorique » dans l’éloquence et le formalisme. Si d’autre part, la signification que l’on veut exprimer est trop intense et impérieuse pour les moyens dont on dispose, on tombera dans l’obscurité, ou dans l’à peu près ou le cri inarticulé.

Venons-en donc à la deuxième condition, la signification ou le message.

Je serai bref sur ce point et me bornerai à quelques formules. Je pense qu’un artiste supposé bon artisan remplit sa mission dans la mesure où ses ouvrages : provoquent chez les spectateurs, lecteurs ou auditeurs une impression de libération, rendent une vérité sensible, manifestent le vrai, évoquent l’ordre du monde ou les lois du destin de l’homme ; édifient ou révèlent des structures dans les sensations, l’imagination, les idées ; enfin, induisent à aimer davantage.

Une seule remarque sur ce point : il est évident qu’une œuvre d’art classique, une œuvre de Bach, par exemple, crée de l’ordre dans l’homme, évoque l’ordre du monde, rend ses lois sensibles et même aimables. Mais des œuvres toutes différentes, qui semblent n’avoir d’autre objet que d’évoquer le désordre présent, le chaos et l’absurdité, le bruit et la fureur des choses privées de sens et contées par un homme ivre — je pense à certaines parties de l’œuvre d’un Joyce, au Waste Land de T. S. Eliot, aux romans de Faulkner, à la peinture de Picasso — ces œuvres-là, dialectiquement, nostalgiquement, dans la révolte et le défi, portent encore un témoignage à l’ordre perdu de ce monde ; — car l’art, tout art digne de ce nom, n’a jamais eu et ne peut pas avoir un autre objet.

Telles étant les deux conditions qu’un artiste doit remplir pour être égal à sa mission, il devient clair que la critique, l’évaluation des œuvres d’art, doit porter d’une part sur le métier et les moyens, d’autre part sur le sens et la valeur des réalités captées et révélées par ces moyens. C’est dire que la critique devrait être à la fois technique d’une part, et d’autre part métaphysique ou éthique, c’est-à-dire en fin de compte théologique.

Plan d’une méditation chrétienne sur l’activité de l’artiste

Je sens bien qu’en parlant d’une critique théologique des œuvres d’art, je choquerai non seulement l’immense majorité de mes contemporains, côté public, et pas mal d’artistes, mais aussi les théologiens. Ils diront que ce n’est pas leur affaire, qu’ils ont à s’occuper des dogmes de l’Église. J’en tombe d’accord. Notez que je ne dis pas que cette critique théologique serait nécessairement l’affaire des théologiens. Ils y sont souvent mal préparés par une tournure d’esprit forcément didactique — la plupart sont chargés de quelque enseignement — et dans le cas particulier, il s’agitait de développer d’abord un pouvoir de compréhension et de le nourrir d’une expérience vécue de l’art. Mais peut-être pourrait-on proposer que ceux qui se livrent à la critique d’art — et tout artiste peu ou prou, est de ce nombre — fassent un effort pour dépasser le stade de totale inculture théologique où nous les voyons aujourd’hui.

C’est dans cette perspective que je vais me risquer à suggérer non pas une échelle de jugements ni une doctrine, ni un canon des arts, mais un thème de méditation, qui serait peut-être de nature à soutenir, et à mieux motiver les jugements qu’on porte sur les œuvres d’art, et cela, en nous rendant plus attentifs à la situation spirituelle de l’artiste.

Que fait l’artiste, en vérité ? Dans le langage exagéré que nous avons hérité du romantisme, sans réfléchir du tout à la portée des mots, on a coutume de dire au xxe siècle :

1. que l’artiste crée

2. qu’il incarne dans ses œuvres certaines réalités, et

3. qu’il est inspiré.

Je le répète, ces trois verbes sont absurdes, et méritent la plus juste sévérité de la part des théologiens. Mais l’abus même exorbitant suggère une possibilité d’usage fidèle et sobre. Les trois verbes courants que je viens de citer : créer, incarner, inspirer, évoquent irrésistiblement les attributs de la Sainte Trinité.

Si l’on a pu dire de l’artiste qu’il crée, ce n’est pas seulement par l’effet d’une surestimation prométhéenne ou luciférienne des pouvoirs humains. En composant avec ce qu’il a compris du monde et avec ce qu’il est intérieurement, un ouvrage extérieur à lui-même, l’homme imite symboliquement l’acte du Créateur formant le monde et formant Adam. Et certes, il faut douter que cet ouvrage humain ajoute au monde quoi que ce soit qui n’y était pas. L’homme ne peut que ré-arranger ce que Dieu a créé ex nihilo. Mais dans l’amour de l’artiste pour l’œuvre qu’il détache de lui — non dans cette œuvre en soi — il y a une parabole du geste paternel, il y a une tentative pour aimer la création comme le Père l’a aimée.

Pourquoi Dieu a-t-il séparé de lui-même le monde ? Pourquoi et comment l’aime-t-il ? En quoi cet objet de Son amour est-il distinct de Lui, et de quelle autonomie jouit-il ? Ces questions et bien d’autres analogues surgissent et se précisent à l’esprit qui s’arrête devant le mystère de la Première Personne. Ainsi méditer sur le mystère du Père pourrait conduire à mieux comprendre à la fois l’acte de l’artiste, et ses limites ou sa relativité.

En second lieu, nous avons vu que l’artiste en composant une œuvre d’art tend à signifier quelque chose qui ne serait pas perceptible autrement. Ne disons pas qu’il incarne une réalité, puisqu’il ne s’agit pas de chair. Mais il rend cette réalité sensible, lisible, audible, par des moyens physiques. Que se passe-t-il alors, du côté du spectateur, du lecteur, de l’auditeur ? Il se passe que l’expression peut voiler ce qui est exprimé, tout en le manifestant à nos sens. Car ce qui est exprimé n’est pas séparable des moyens de l’expression, ou ne l’est que par abus. Ce qui montre est, en même temps, ce qui cache. Le sens d’un tableau, par exemple, n’est pas distinct des couleurs, des formes, des proportions, du style par lesquels mais aussi dans lesquels il existe. On peut donc les voir et ne pas les voir. Aux yeux de la raison, les moyens restent essentiellement hétérogènes à la réalité qu’ils expriment — pourquoi ceux-là et pas d’autres ? — et pourtant nous ne saurions rien d’elle sans eux… Je n’insiste pas, je dois me borner ici à indiquer le point de départ possible d’une dialectique, qui trouverait son modèle et peut-être ses normes dans la doctrine de la deuxième Personne de la Trinité, et dans une méditation de son mystère.

En troisième lieu, l’artiste est qualifié couramment d’inspiré. Les adversaires les plus déterminés du romantisme, comme Valéry, n’ont jamais nié que l’impulsion primitive d’un ouvrage d’art ne soit un « don des dieux » — un seul vers, par exemple, ou la vision d’une forme, sur lesquels ensuite se développent les opérations de la technique. L’inspiration, soit qu’elle agisse à chaque instant, soit qu’elle n’intervienne qu’au départ, et dans un seul instant, est un fait d’expérience indéniable. Mais d’où vient-elle ? Ce que Paul Valéry appelle « les dieux », sans se compromettre, ce sera pour certains le Saint-Esprit, et pour d’autres un message de l’inconscient. Parfois, l’on s’imagine que cette vision instantanée a révélé dans un éclair l’existence d’un chemin secret, qu’il ne restera plus qu’à suivre et parfois l’on a l’impression qu’on invente le chemin en s’y avançant. Ce problème, notons-le, ne tourmente pas seulement l’artiste, mais aussi, et plus consciemment encore, le savant d’aujourd’hui. Est-ce que j’invente, se dit-il, ou bien est-ce que je découvre une réalité ? Est-ce que je projette dans le cosmos les structures de mon esprit, ou bien est-ce que j’épouse par l’esprit des structures objectives du réel ? Et l’homme qui reçoit une vocation vit dans ce doute jusqu’à l’angoisse parfois. Est-ce que je cède à quelque obscure détermination de mon désir, ou bien est-ce que je réponds vraiment à un appel venu d’ailleurs ? D’où vient la voix ? Qui parle ? Moi, ou l’Autre ? Telle est la situation que crée dans l’homme l’intervention du Saint-Esprit.

Encore une fois, je n’entends ici que suggérer des directions possibles de pensée. Je me borne à soumettre cette idée : que la méditation chrétienne sur l’acte et l’œuvre de l’artiste semble pouvoir s’approfondir, s’informer et s’instruire dans le cadre d’une méditation sur la doctrine et le mystère de la Trinité ; et que la méditation chrétienne trouvera dans le vocabulaire et les arguments dialectiques employés depuis près de vingt siècles par les théologiens de la Trinité, toute une problématique dont je reste frappé qu’elle introduise mieux qu’aucune autre aux mystères humains de l’acte d’art.

J’ajouterai une dernière suggestion. On sait que la plupart des hérésies ont résulté d’interprétations tantôt abusives et tantôt déficientes d’un point de la doctrine trinitaire. Est-il permis d’imaginer que les déviations ou les excès représentés par telle ou telle école artistique reflètent ces hérésies, ou peut-être en procèdent, — fût-ce à l’insu de ceux qui les représentent ? Et n’aurait-on pas là le principe d’une critique théologique du développement des arts ? Il est certain que si c’était le cas, l’on pourrait enfin dépasser le stade des jugements arbitraires sur les goûts et les couleurs, ou sur la portée morale ou non des œuvres d’art, jugements qui se fondent d’ordinaire sur la mode d’avant-hier, sur la prudence bourgeoise, ou sur l’envie de les contredire. Il me semble que des tentatives dans ce sens vaudraient la peine d’être risquées — par des laïques en premier lieu.

Fonction de l’art

Pour terminer, j’essaierai de résumer en deux phrases la conception que je me fais de l’art, et sur laquelle se fondent les pages qui précèdent.

L’art est un exercice de tout l’être humain non point pour rivaliser avec Dieu, mais pour mieux coïncider avec l’ordre de la Création, pour mieux l’aimer, et pour nous restaurer nous-mêmes en lui. L’art apparaît alors comme une invocation (le plus souvent inconsciente) à l’harmonie perdue, comme une prière (le plus souvent confuse), correspondant à la deuxième demande de l’oraison dominicale : « Que Ton règne vienne. »