« Il a fallu plus de six siècles pour fédérer les cantons suisses »

L’argument est souvent invoqué par ceux qui estiment que notre continent n’est pas mûr pour unir ses vingt-cinq nations. On déclare que la grande Europe ne saurait se fédérer en quelques lustres, puisqu’il a fallu plus de six siècles aux vingt-cinq petits [p. 85] États suisses pour y arriver. Mais l’histoire nous montre au contraire :

1° Qu’il a fallu plus de cinq siècles aux cantons suisses pour ne pas se fédérer solidement et pour faire l’expérience complète des avantages et des faiblesses d’un complexe système d’alliances « confédérales » entre États souverains, sans pouvoir supérieur ;

2° Qu’il a fallu exactement neuf mois, au lendemain d’une crise décisive, pour passer de la Ligue d’États de l’ancienne Suisse à un État fédératif ;

3° Que la notion de fédéralisme, loin de remonter à Guillaume Tell, n’est devenue bien consciente parmi nous que vers la fin du xixe siècle et ne s’est vraiment déclarée qu’au premier tiers du xxe siècle. Il s’agit donc d’un phénomène moderne dans l’histoire des doctrines politiques.

Repassons rapidement, dans cette vue générale, les étapes de l’évolution dont nous avons, aux précédents chapitres, décrit quelques aspects particuliers.

Le Pacte de 1291 n’instituait aucun pouvoir ni aucune politique commune, hors l’assistance mutuelle entre les trois vallées des Waldstätten. Or il n’y a pas de fédération réelle sans quelque institution centrale, totalisant des forces réunies mais y ajoutant la force de l’union.

La Confédération des treize cantons, qui a duré jusqu’à la fin du xviiie siècle, n’a pas eu d’autre institution commune que la Diète, qui se réunissait ici ou là, en temps de crise, et ne pouvait presque rien décider, paralysée par le veto d’un « grand » canton ou par l’opposition des petits coalisés. Si faible était le lien confédéral qu’il ne put empêcher les guerres civiles acharnées, comme celle de six cantons contre Zurich au xve siècle et comme les guerres dites de religion, renouvelées durant trois-cents ans.

Songeant aux troupes que les cantons, séparément, fournissaient au service étranger, et à la quasi-inexistence d’une force [p. 86] défensive du territoire suisse, on peut affirmer que les Ligues formaient un ensemble inférieur à la somme de ses parties — et ceci définit précisément l’absence d’une vraie fédération. Quand les armées de la Révolution les envahirent, les Ligues ne purent opposer une armée suisse à l’agresseur. L’un après l’autre, les États souverains furent soumis et pillés, deux d’entre eux annexés par la France, et tous unifiés par la force. La volonté de rester soi-même, qui était la base de leurs alliances, faute d’avoir su trouver les moyens de sa fin, aboutissait à sa totale négation. Et la « Suisse des patries », seule admise par la Diète, devait conduire à un désastre militaire et à l’instauration artificielle de la République helvétique, « une et indivisible », à la française.

Faut-il attribuer ce désastre aux régimes patriciens qui régnaient dans les Ligues — comme l’ont fait la plupart des historiens du siècle passé — ou plutôt à l’absence d’institutions communes ? Certes, les régimes cantonaux étaient pour la plupart oligarchiques, et les observateurs étrangers qui venaient de s’enthousiasmer pour les légendes de Tell et du Grütli, ne manquaient pas de juger scandaleux le contraste entre un tel passé et le présent. Ainsi Goethe écrivait dans son journal de voyage :

Un jour, les Suisses se délivrèrent d’un tyran. Ils purent se croire libres un moment : mais le soleil fécond fit éclore du cadavre de l’oppresseur un essaim de petits tyrans. À présent, ils continuent de répéter le vieux conte. On les entend dire, jusqu’à satiété, qu’ils se sont affranchis un jour, et qu’ils sont devenus libres. En vérité, derrière leurs murailles, ils ne sont plus esclaves que de leurs lois et de leurs coutumes, de leurs commérages et de leurs préjugés bourgeois.

Mais on ne saurait déduire de cette juste critique que l’ancienne Suisse devait tomber parce que le ver était dans le fruit de la Liberté, ou pour toute autre cause morale. Ce serait faire preuve de trop d’optimisme historique. Tous les régimes quels qu’ils soient, bons ou médiocres, atroces ou excellents, finissent [p. 87] un jour, c’est-à-dire finissent mal : et personne n’a jamais formulé les conditions de la bonne mort d’un régime. Ce que l’on doit constater, et que l’on peut admirer, c’est la durée exceptionnelle du régime dit de l’ancienne Suisse, soit qu’on le compte en partant des premières Ligues, soit qu’on le limite à la période patricienne, ce qui nous donne encore au moins trois siècles. Sa richesse plus que sa corruption fit sa perte. En fait, c’est le choc de l’attaque française, venant de l’extérieur, accident de l’Histoire bien plus qu’aboutissement d’un processus interne et d’une révolte endémique mais impuissante, qui provoqua la chute de l’ancienne Suisse. Et cela ne prouve pas nécessairement que les régimes des cantons étaient mauvais — il est d’autres raisons de les croire tels — mais à coup sûr qu’ils n’ont pas pu se défendre comme un tout.

Arrêtons-nous ici pour nous demander si, avant le coup de force français créant la République indivisible, il existait vraiment une Suisse, une réalité fédérale.

Ceux qui ont tenté au cours des siècles de rassembler en un seul corps les nations de notre continent sont bien placés pour nous répondre puisqu’ils devaient compter, recompter et jauger les membres virtuels de l’union proposée. Or, on a vu que Pierre Dubois, en 1306, ne connaissait encore aucun pays portant le nom de Suisse. Il faut attendre le milieu du xviie siècle, pour que Sully inclue dans son Europe unie une « République helvétique » augmentée de la Franche-Comté, de l’Alsace et du Tyrol. William Penn, dans son Essay towards the Present and Future Peace of Europe, composé en 1694, suppose une Diète générale où « les treize cantons et petites souverainetés voisines », enverraient deux députés, ce qui trahit quelque flottement dans son idée de la Suisse en tant qu’État distinct : on ne savait trop, à l’époque si l’on avait affaire à un État bien cohérent ou seulement à une constellation de souverainetés et d’associés dont les limites et le contour extérieur ne paraissaient pas des plus fixes. En plein xviiie siècle encore, Genève, Neuchâtel, Mulhouse, les Grisons et même Vaud étaient [p. 88] reconnus comme confédérés par l’étranger, mais non par les cantons catholiques44.

Si la Suisse du point de vue politique restait une entité vague ou douteuse, elle n’en était pas moins une idée exaltante. Rousseau fuyant la France absolutiste court vers « la Suisse » pour y trouver refuge :

En entrant sur le territoire de Berne, je fis arrêter ; je descendis, je me prosternai, j’embrassai, je baisai la terre, et m’écriai dans mon transport : « Ciel, protecteur de la vertu, je te loue, je touche une terre de liberté ! »

Le Citoyen de Genève sait donc très bien ce que symbolise déjà le nom de la Suisse, lié au mythe de Tell45. Et le seigneur de Ferney le sait aussi, qui aime à signer « Le Suisse Voltaire », bien que ses terres soient en France. Idée plus que réalité instituée, la Suisse d’alors est assez comparable à notre Europe du xxe siècle. Elle joue le rôle d’une entité dont on peut mettre en doute les limites exactes et la cohérence politique, mais non pas le rayonnement spirituel ; et l’étranger ne saurait s’y tromper : elle est évidente à ses yeux, même si ses propres peuples préfèrent encore se croire totalement différents les uns des autres.

Passer de la « Suisse des patries », formule vétuste, à l’utopie brutale d’une nation unifiée, c’était un exercice intempestif, promis à un échec rapide. Entre cette peste et ce choléra, il devait y avoir place pour un régime qui eût représenté la santé. Bonaparte, en ceci réaliste, l’a pressenti. Convaincu dès 1802 que la République unitaire ne serait jamais un corps vivant, il déclarait en préambule à l’octroi d’une nouvelle constitution (connue sous le nom d’Acte de Médiation) : « La nature a fait votre État fédératif’, vouloir la vaincre n’est pas d’un homme sage. » Et il ajoutait : « Songez bien à l’importance d’avoir des [p. 89] traits caractéristiques ; ce sont eux qui, en éloignant l’idée de ressemblance avec les autres États, écartent celle de vous confondre avec eux et de vous y incorporer. »46

L’Acte de Médiation confirmait la libération des anciens pays sujets, élevés au rang de cantons, mais rendait aussi aux cantons vieux et neufs une très large mesure d’autonomie. On admet que le Premier Consul espérait introduire de la sorte un principe de faiblesse chez ses voisins. (Ses successeurs à la tête de la France, au xxe siècle, imposeront dans le même dessein une formule fédérale à l’Allemagne.) Et en effet, le mouvement de retour à la souveraineté absolue des États membres allait s’exagérer pendant toute la période de Restauration qui suivit la chute de l’Empire, et déprimer par cet excès la force du nouveau lien confédéral, institué par le pacte de 1815.

Pourtant, le processus dialectique dont le temps de synthèse est la fédération, se déclencha durant ces mêmes années. Un parti d’hommes nouveaux entreprit d’opposer la Régénération à la Restauration, c’est-à-dire la tendance unitaire mais libérale à la tendance autonomiste mais autoritaire. Ni l’un ni l’autre de ces deux partis ne se disait encore « fédéraliste ». Ni l’un ni l’autre ne l’était en vérité. Mais leur lutte aux succès alternés allait permettre peu à peu la mise au point de solutions non pas moyennes mais en tension, qui sont tout le secret du vrai fédéralisme.

L’homme capital de cette période où se forme la Suisse fédérale n’est pas un Suisse : c’est un réfugié italien, le comte Pellegrino Rossi. Précisons les données du conflit dans lequel nous allons le voir intervenir.

C’est au plan de l’économie que les insuffisances du lien « confédéral » (alliance des États souverains) se révélèrent en premier lieu et sous les formes les plus criantes. Citons ici William Martin, bon historien de la Suisse moderne parce [p. 90] qu’il fut bon observateur de l’Europe pendant l’entre-deux-guerres :

Les cantons, incapables de s’entendre pour pratiquer à l’égard de la France une politique douanière commune, se faisaient la guerre économique les uns aux autres. On comptait en Suisse plus de quatre-cents taxes sur le trafic des marchandises, cantonales, communales et même féodales, soixante-dix de plus qu’en 1803. Il y en avait partout, sauf aux frontières extérieures. Le canton du Tessin ne prélevait pas moins de treize taxes différentes sur la route du Gothard, avec obligation de décharger chaque fois la marchandise pour la peser.

Dans la plupart des cas, les marchandises étrangères avaient intérêt à tourner la Suisse plutôt qu’à la traverser. Les industriels de Saint-Gall envoyaient leurs produits à Genève par Besançon et en Italie par le Brenner. Ce pays, voué par la nature au transit et doté d’un réseau de routes excellentes, était parvenu, par la faute de ses institutions, à se priver complètement d’une ressource importante.

La Suisse ressemblait, sous le pacte de 1815, à l’Europe d’aujourd’hui. Les cantons étaient souverains, maîtres incontestés de leur politique économique. On comptait alors en Suisse onze mesures de pied, soixante espèces d’aunes, quatre-vingt-sept mesures de grains, quatre-vingt-une pour les liquides et cinquante poids différents. Incapables de s’entendre sur aucune mesure commune, les cantons multipliaient les mesures offensives les uns à l’égard des autres. Presque toutes les erreurs que nous avons vu commettre, de nos jours, en Europe, ont eu leurs précédents sous la Restauration, au sein de la Confédération.47

Lors de la Diète de 1832, un grand débat s’institua sur la nécessité d’élaborer un système de douanes nationales extérieures remplaçant les péages entre les cantons. C’est à cette occasion que l’adjectif fédéral manifeste pour la première fois son ambiguïté essentielle.

Les partisans de l’unité parlent d’édicter des « ordonnances fédérales » en matière économique. Fédération, pour eux, égale union supracantonale : Un pour Tous.

Les partisans de la souveraineté totale des États membres invoquent inversement les « maximes fédéralistes » contre toute [p. 91] tentative unitaire. Fédéralisme, pour eux, égale autonomie des nationalismes cantonaux : Tous pour Un48.

Le débat s’amplifie et se précise au cours des années suivantes, où l’on assiste au renversement de plusieurs oligarchies urbaines. En 1829, le vieil historien Henri Zschokke déclare dans un discours qui fait du bruit :

Il est manifeste que la grande majorité de la nation se sépare de plus en plus de la majorité des gouvernements cantonaux dans son évolution et dans ses aspirations. Alors que le peuple tend passionnément à l’union de toutes les forces nationales, les gouvernements cantonaux se repoussent comme des pôles similaires pour défendre leurs intérêts locaux et pour préserver leur sacro-sainte souveraineté.

En 1832, la Diète décide enfin de mettre à l’étude un projet de constitution fédérale, présenté sous la forme prudente d’une révision du pacte de 1815. (Les Waldstätten, ainsi que Glaris et le Tessin s’abstenant ou manifestant leur hostilité au projet.) Une commission de quinze membres se réunit à Lucerne. C’est alors que paraît Pellegrino Rossi.

Né à Carrare, venu en Suisse comme réfugié politique au début de la Restauration, il fut le premier professeur catholique à l’Académie de Calvin et l’ornement du Conseil représentatif genevois, avant de devenir ambassadeur et pair de France, et de mourir assassiné, chef du gouvernement pontifical de Pie IX, en 1848. Doué d’une exceptionnelle capacité de travail, d’un grand talent d’exposition et d’une éloquence « à faire fondre le marbre », ainsi que le nota son collègue saint-gallois à Lucerne, il fut le rapporteur de la commission et l’un des principaux rédacteurs du projet qui, à tort du reste, porte le nom de pacte Rossi.49

Le rapport de Rossi critique le pacte de 1815 : la faiblesse du lien qu’il institue entre les cantons, la lenteur des processus de décision qu’il concède à la Diète, la position fausse où il place [p. 92] les magistrats fédéraux désignés par leur canton, responsables devant lui, et qui se voient ainsi partagés dans leurs allégeances. Rossi plaide pour l’établissement d’un gouvernement fédéral, synthèse vivante de l’unité et des diversités. Tout en reconnaissant que « l’idée de la souveraineté cantonale est toujours l’idée dominante », il n’hésite pas à préconiser la conception révolutionnaire d’une « nationalité suisse » englobant toutes les traditions locales, et dans un beau mouvement d’éloquence latine il s’écrie :

La patrie suisse ! elle a aussi son siège dans nos cœurs. Le nom de Suisse en est à lui seul la preuve ; il est à lui seul un grand fait national. Qui sommes-nous hors de nos foyers, quel nom invoquons-nous, de quel nom sommes-nous fiers, quelle histoire rappelons-nous, quel est le nom de notre drapeau, de nos soldats, de leur loyauté, de leur bravoure ? Suisse. Ce mot domine nos diversités de langage, de mœurs, de religion, d’industrie ; ce mot avec tout le cortège d’idées qui l’accompagnent, plane au-dessus des traditions locales, ou, pour mieux dire, il les absorbe en lui-même. Seul, il est pour nous, dans notre langage, la véritable antithèse de l’étranger. C’est lui qui nous imprime un cachet ineffaçable de nationalité commune…

Oui, l’idée d’une commune patrie ne nous est point étrangère ; le sentiment de la nationalité existe dans nos cœurs. Et quoi qu’en disent les détracteurs des temps modernes, c’est une des gloires de ces temps, que cette idée ait acquis plus de netteté, ce sentiment plus d’énergie.

Ce mémorable progrès, tout nous le révèle. Les paroles, les écrits, les fêtes nationales, les sociétés littéraires et savantes, les vœux, les projets d’un grand nombre de cantons, et cette anxiété elle-même, et ce malaise général qu’il est impossible de méconnaître, et cette espérance que, dans un nouveau Pacte, dans une Confédération plus solide, doit se trouver le remède aux maux qui affligent la patrie.50

Je ne décrirai pas les dispositions du projet Rossi, car les principales se retrouvent dans la Constitution de 1848. En revanche, il est intéressant d’indiquer les causes principales de [p. 93] son échec : elles définissent en négatif la formule d’équilibre dynamique qui est la marque d’authenticité d’un régime de fédération. À gauche, on accusa Rossi de respecter d’une manière excessive les autonomies cantonales ; à droite, on jugea ces souverainetés mal garanties, voire menacées : et un peu partout, on affecta de considérer ce plan d’union comme un brandon de discorde entre les confédérés. (Tels sont encore les trois reproches majeurs auxquels se heurtent de nos jours tous les projets d’union de l’Europe, et notamment la CEE.)

Repoussé par le peuple de quelques cantons, accepté par un seul mais à la condition qu’onze autres au moins s’y rallient, le projet fut abandonné par la Diète, qui n’en continua pas moins à discuter de la nécessité d’une révision du pacte. Jusqu’au jour où la crise religieuse qui couvait depuis quelques années (interdiction des jésuites, restrictions aux couvents, activité des corps francs, ligue séparée des cantons catholiques) aboutit à la guerre civile, en novembre 1847. L’armée fédérale placée sous les ordres du général Dufour (ce Genevois qui devait plus tard devenir l’un des cinq fondateurs de la Croix-Rouge) battit en quelques semaines les troupes des cantons « séparatistes », membres du Sonderbund51.

Cette ultime guerre civile ne fut pas très sanglante et ne réveilla point de haines inexpiables, politiques ou confessionnelles, entre les peuples des cantons affrontés. Mais le danger majeur qu’elle avait fait courir à l’union suisse (notamment par l’appel du Sonderbund à des puissances étrangères), révéla d’une manière spectaculaire la nécessité vitale d’une constitution fédérale. Deux mois avant qu’éclatent les hostilités, la Diète avait décidé de confier à une commission la rédaction de cette constitution. Dès le lendemain de la paix, les événements allaient se précipiter. En voici les étapes principales :

— Le 17 février 1848, la commission se réunit à Berne. Elle [p. 94] compte vingt-trois membres, conseillers d’État cantonaux, bourgmestres, députés, ou officiers supérieurs. Elle siège à huis clos cinq fois par semaine, de 9 h du matin à 2 h de l’après-midi, jusqu’au 8 avril. À cette date, son projet est achevé.

— Le 15 mai, la Diète aborde l’examen du projet et le poursuit sans désemparer durant cinq semaines. Au vote final du 27 juin, quatorze cantons et demi-cantons l’acceptent, six s’abstiennent, cinq se déclarent hostiles.

— Entre le 5 août et le 2 septembre, le peuple de chaque canton est appelé à se prononcer. La participation au scrutin n’atteint pas 54 % du corps électoral. Deux tiers environ des votants se prononcent en faveur du projet. Mais six cantons, dont les trois Waldstätten, ont refusé le nouveau pacte qui, selon eux, « viole l’ancien principe fondamental de la Confédération », c’est-à-dire la souveraineté des cantons.

— Le 12 septembre, la Diète décrète que la Constitution fédérale est « solennellement acceptée et déclarée loi fondamentale de la Confédération suisse ».

— L’Assemblée fédérale, élue pendant le mois d’octobre, se réunit à Berne le 6 novembre, et procède, dix jours plus tard, à l’élection du premier Conseil fédéral.

Récapitulons : du 17 février au 16 novembre 1848, la Constitution a été mise en chantier, élaborée à huis clos, adoptée par la Diète, soumise au vote du peuple et des États, solennellement proclamée, et elle est entrée en vigueur sans nulle mesure de transition. Conception, gestation, naissance : le tout a pris exactement neuf mois.

La seule période qu’on puisse donc qualifier de préparatoire à la fédération est celle de luttes menées par les partisans d’une Suisse unie, contre les défenseurs de la souveraineté sans limites des cantons. La polémique qui remplit ces quelques trente années préfigure non seulement dans ses grandes lignes mais dans le détail de ses formulations, celle qui s’est développée au sujet de l’Europe dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

[p. 95] Les arguments des deux tendances antagonistes — celle qui va vers la Suisse unie, celle qui s’en tient aux cantons souverains — sont transposables terme à terme dans la conjoncture d’aujourd’hui et à l’échelle continentale. Les uns dénoncent l’absurdité des barrières intérieures et l’absence de toute politique commune vis-à-vis de l’extérieur, les autres invoquent les conditions spéciales qui justifient le protectionnisme pratiqué par leur canton ; les uns en appellent à l’idéal commun, les autres font valoir leurs traditions particulières ; les uns exaltent comme Rossi l’idée d’une commune patrie, les autres crient à la « chimère impraticable », car, à leurs yeux, les choses étant ce qu’elles sont, la réalité politique réside dans les cantons seuls52. Il fallut le traumatisme de la guerre du Sonderbund pour réveiller quelques-uns de ces rêveurs de la souveraineté absolue, et montrer à la majorité que la « réalité politique » n’était plus dans le canton de papa mais dans la Suisse fédérée.

Commentant l’issue de cette lutte, c’est-à-dire le triomphe de l’État fédératif sur les ruines du système des alliances, « seul lien depuis leurs origines entre les cantons helvétiques », W. Rappard a ces phrases lucides :

L’esprit public suisse, dont la petitesse proverbiale reflète à la fois la topographie et l’histoire d’un pays exigu, divers et divisé, s’est toujours révolté contre les exigences de la vie commune. Alors que les intérêts politiques et économiques des cantons commandaient leur rapprochement sinon leur fusion, les préférences de leurs habitants [p. 96] ne cessaient de réclamer leur indépendance. L’État fédératif apparaît comme un compromis entre ces intérêts et ces préférences. La Constitution de 1848 est la charte de la transaction dont il est né.53

Il faut souligner, en effet, que la Constitution de 1848 ne consacre pas le triomphe d’un unitarisme impossible, mais n’en dépasse pas moins, une fois pour toutes, le stade de la simple « confédération »54 d’États souverains. La « transaction » intervenue est en réalité un optimum difficilement atteint entre les maxima contradictoires de l’autonomie des parties et de l’unité de l’ensemble. On n’a sacrifié, à vrai dire, ni l’une ni l’autre, on les a bien plutôt composées.

Article 1er. — Les peuples des vingt-deux cantons souverains de la Suisse, unis par la présente alliance [suit l’énumération des États], forment dans leur ensemble la Confédération suisse.

Article 3. — Les cantons sont souverains en tant que leur souveraineté n’est pas limitée par la constitution fédérale, et comme tels ils exercent tous les droits qui ne sont pas délégués au pouvoir fédéral.

Article 5. — La Confédération garantit aux cantons leur territoire, leur souveraineté dans les limites fixées par l’article 3, leurs constitutions, la liberté et les droits du peuple, les droits constitutionnels des citoyens, ainsi que les droits et les attributions que le peuple a conférés aux autorités.

Article 7. — Toute alliance particulière et tout traité d’une nature politique entre cantons sont interdits.

Article 8. — La Confédération a seule le droit de déclarer la guerre et de conclure la paix, ainsi que de faire avec les États étrangers des alliances et des traités, notamment des traités de péage (douanes) et de commerce.

[p. 97] Dès le premier article, le paradoxe est là, posé dans toute sa force et clairement affirmé comme principe et comme fin de la construction : l’union est faite d’autonomies expressément énumérées55. Non seulement on n’a pas demandé aux États membres de renoncer à leur souveraineté, mais encore, cette dernière se voit garantie ! Et quelle est la force garante ? Celle qui naît justement de la mise en commun d’une partie des souverainetés réaffirmées !

Le tour est joué, non dans les mots et les concepts, mais dans les faits. Car, en fait, l’union est réelle et les autonomies le sont aussi. L’union est forte dans la mesure où les autonomies y contribuent, et elles y contribuent pour autant qu’elles y trouvent la garantie de leur existence distincte. C’est donc une pensée réaliste qui anime toute la construction, tandis qu’une logique formaliste l’eût estimée contradictoire, donc impossible.

La réussite de cette solution, la stabilité et la paix qu’elle a values à deux douzaines de petits États dès le jour où ils l’ont acceptée, pourraient donner à réfléchir aux Européens d’aujourd’hui. En effet, tout le processus d’une union politique du continent, dont personne n’oserait dire qu’elle n’est pas souhaitable, se trouve bloqué de nos jours par un sophisme. Les partisans de l’union immédiate exigent que les États-nations renoncent d’abord à leur souveraineté : c’est logique au plan du discours, mais impossible en réalité. Les chefs d’État nationalistes donnent d’ailleurs dans le même sophisme quand ils refusent l’union immédiate sous prétexte qu’elle impliquerait l’abandon préalable, volontaire, déclaré, et au surplus contraire à la Constitution, de leur sacro-sainte souveraineté. Mais chacun voit, ou pourrait voir, qu’en réalité les souverainetés de nos États européens ont cessé depuis longtemps d’être absolues, et ne sont plus garanties par personne : ni par une autorité supérieure (que l’union de l’Europe pourrait seule créer) ni par les forces propres de chaque pays, qui seraient anéanties en quelques [p. 98] heures en cas de conflit avec l’un ou l’autre des empires que l’on sait. Le seul droit absolu qui reste alors entre les mains d’un chef d’État, c’est celui de refuser l’abandon d’une fiction : la souveraineté absolue de son pays. En revanche, l’indépendance globale de l’Europe, garantissant effectivement le statut autonome des nations membres, pourrait fort bien être assurée par une solution « suisse » et fédérale.

Comment la solution fédérale a-t-elle joué chez nous depuis 1848 et comment les cantons et l’État ont-ils trouvé en elle leur modus vivendi ?

Nous avons vu que les deux réalités antagonistes sans lesquelles il n’est point de fédérations, l’union et les autonomies, ne sont pas supprimées, oblitérées ni mélangées, mais au contraire composées, assurées et articulées dans leur mariage. Un bon mariage ne suppose pas que l’homme se féminise et que la femme se masculinise, bien au contraire. S’il est clair qu’il entraîne des concessions, celles-ci ne sauraient être exigées ni consenties aux dépens de la nature propre des époux, mais seulement de leur égoïsme mal compris, de leur impérialisme utopique. L’utopie des cantons, c’est de rêver une indépendance de droit qui ne sacrifierait rien à leur interdépendance de fait. L’utopie du pouvoir central, c’est de rêver une uniformité obtenue par décrets d’État aux dépens de la réalité diverse des cantons. Ce complexe de tensions, toujours renouvelées et toujours à nouveau composées, est la vie même d’un régime fédéral, le secret de son dynamisme équilibré.

Au sein de la Confédération, qui est à vrai dire une fédération et que l’on désigne en allemand par le beau nom de Eidgenossenschaft (communauté dans le serment), il est naturel et vital que les uns, à certains moments, se posent en champions des droits particuliers, les autres des devoirs communs. Car il s’agit de [p. 99] maintenir ces deux tendances en équilibre, ces deux vérités en tension, et cela ne s’opère pas dans le ciel des idées par les calculs d’une sagesse bien tempérée, mais dans le conflit quotidien des intérêts contradictoires, des passions et des préjugés. (Rien de moins idéologique, au sens jacobin ou marxiste, ou même radical-socialiste, que les débats qui animent la vie politique suisse.) Ainsi les deux tendances se trouvent partout aux prises dans la vie publique et jusque dans l’esprit des citoyens, mais leur dosage varie avec les circonstances locales ou historiques ; et selon les régions, ou les époques, l’accent est mis sur l’une ou l’autre.

Au cours des premières décennies, l’élan donné par le parti radical, véritable auteur de la Constitution, se propage à tout le pays. Les institutions fédérales qui ont été si rapidement mises en place, entreprennent les centralisations administratives indispensables. Mais elles rencontrent chemin faisant certains obstacles et découvrent certains objectifs nouveaux qui les amènent à proposer des lois et quelques révisions de la Constitution dans le sens général d’un accroissement irréversible de leurs pouvoirs. Successivement, les postes, les douanes et les monnaies sont unifiées sans difficultés. Mais les cantons se refusent longtemps à l’unification du réseau ferroviaire en plein développement, et à celle du droit d’établissement sur leur territoire.

Parallèlement, une évolution vers la démocratie directe se prononce dans les cantons suisses allemands, Zurich en tête, qui adoptent l’un après l’autre l’initiative, le référendum et l’élection du Conseil d’État par le peuple. Ces deux courants aboutissent à une révision générale de la Constitution, adoptée en 1874 malgré la résistance prolongée des cantons catholiques de la Suisse centrale et des cantons protestants de la Suisse romande. Les dispositions principales de la révision se résument en trois points : extension des pouvoirs fédéraux, extension des droits des citoyens, limitation des compétences cantonales. Prise entre le pouvoir central et le peuple, l’autonomie des États [p. 100] membres s’amenuise. Le droit et l’armée sont largement unifiés ; la législation sur les chemins de fer devient fédérale, ainsi qu’une partie de la législation sociale. Le référendum législatif est introduit. Le droit d’initiative en matière fédérale suivra dès 1891. En revanche, les cantons se voient imposer une certaine tutelle en matière d’instruction primaire et de liberté d’établissement. Enfin, la vague anticléricale déclenchée par les événements qui précédèrent le Sonderbund s’étale dans les dispositions relatives à la complète liberté des cultes et à la suppression des juridictions ecclésiastiques.

Les guerres européennes — 1870, 1914, 1939 — obligent la Suisse à couvrir ses frontières et à faire respecter les clauses de neutralité, qui sont du ressort fédéral. Elles ont donc pour effet de renforcer encore la centralisation, non seulement militaire mais économique et par suite sociale.

De là, peut-être, le renversement de la tendance populaire, qui se manifeste au xxe siècle, et le rejet de plus en plus fréquent des mesures proposées par l’État fédéral. L’hostilité instinctive du citoyen aux pouvoirs centraux se met à jouer de nouveau en faveur du secteur privé, et, par contrecoup, des cantons. Personne n’aime la bureaucratie : ni le peuple, ni les cantons, ni les grands groupes de pression qui se constituent dès la fin du xixe siècle (Unions des paysans, des arts et métiers, du commerce et de l’industrie, des syndicats) et qui interviennent dès lors comme quatrième pouvoir, en combinaisons d’ailleurs variables avec l’État central, les cantons et le peuple.

Les conflits plus ou moins violents qui déterminent cette évolution donnent lieu à des déclarations de principe, débats publics, mises au point juridiques, d’où va résulter tardivement — guère avant les débuts de ce siècle — une prise de conscience toute nouvelle du fédéralisme comme doctrine.

[p. 101] La chose était sans doute ancienne, le concept apparaît nouveau. Certaines pratiques remontaient aux vieilles Ligues, leur mise en forme légale et systématisée produit le choc d’une innovation que certains taxent de révolutionnaire. Il est remarquable que dans l’ancienne Suisse le terme de fédéralisme n’ait jamais été employé. Autant que j’aie pu le vérifier, il n’apparaît qu’en 1822, invoqué par les « réactionnaires » dans le sens des autonomies cantonales. À la Diète de cette année-là, le délégué de Vaud, partisan de l’union fédérale, déclare qu’il s’agit de savoir si la Suisse est un peuple, un corps politique, ou si, « exagérant les maximes fédéralistes, les cantons s’envisagent comme des États isolés, dont chacun soigne son économie particulière sans égard à la nécessité ou à la convenance de l’autre ». En revanche, lors des discussions à huis clos de la commission constituante, en 1848, l’adjectif « fédératif » est constamment employé dans le sens de l’unification du pays. Tout se passe comme si, dans l’ancienne Suisse, une sorte d’instinct autonomiste avait refoulé l’emploi du terme doctrinal, dont les tenants de solutions logiques mais gênantes pour certains intérêts ou préjugés, eussent pu se prévaloir dans un débat public. On voulait bien bénéficier d’une pratique communautaire, indispensable à la sauvegarde d’États trop petits pour se défendre seuls, mais on redoutait qu’en devenant système cette pratique porte atteinte aux souverainetés.

À partir de la révision si expressément centraliste de 1874, cette pudeur ou prudence paysanne ne suffit plus. Dès 1878, le grand juriste zurichois, J. C. Bluntschli, dans un ouvrage intitulé Organisation d’une Société d’États européens, propose à toute l’Europe un régime fédéral inspiré de l’exemple suisse ; ce qui l’amène à faire la théorie de l’équilibre des compétences entre l’union et les autonomies et à prôner une « nationalité internationale » analogue à la nationalité intercantonale de la Confédération suisse. Notons bien que Bluntschli oppose le principe fédéraliste à toute idée d’« État européen unique », qu’il tient d’ailleurs pour irréalisable. Le mot et le concept, [p. 102] quoique diversement définis, peu à peu s’acclimatent en Suisse, et tout d’abord dans la partie romande du pays, plus rétive que l’alémanique à ce qu’elle nomme « les ukases de Berne ». Mais ce n’est guère qu’au xxe siècle (surtout dans les années 1920 à 1940) qu’apparaît une littérature consacrée au fédéralisme en tant que doctrine politique et attitude philosophique.

Des historiens comme Karl Meyer, Gagliardi ou Hans Nabholz voient en lui le principe d’union de nos petites républiques, et cela dès les origines, encore qu’il soit demeuré longtemps tout empirique, et même, selon Richard Feller, « soigneusement informulé ». Un sociologue, Adolf Gasser, préconise la reconstruction de l’Europe sur la base des autonomies communales. Avec un poète de l’histoire, qui a su nous faire redécouvrir derrière les façades officielles le vrai visage de la Suisse une et diverse et les vraies dimensions de son passé, le fédéralisme devient une philosophie générale : j’ai dit ce que nous devons à Gonzague de Reynold.

Enfin, avec les groupes personnalistes (où militent des disciples de Reynold côte à côte avec des dirigeants de syndicats, des socialistes et des chrétiens sociaux), l’éthique communautaire du fédéralisme se présente comme « la vraie défense contre l’esprit totalitaire », parce qu’elle surmonte d’abord cet individualisme dont le collectivisme dictatorial est l’inévitable rançon.

C’est ainsi que le fédéralisme, issu des traditions du Saint-Empire et des communes médiévales, puis de la pratique empirique de régimes mis en place pendant le xixe siècle aux États-Unis et en Suisse, se déclare finalement comme doctrine politique, comportant une morale sociale et une méthode d’aménagement des relations de plus en plus complexes entre les groupes de toute nature qui forment la société contemporaine. Il a rejoint le siècle en s’y définissant. Désormais il n’est plus seulement résistance au géométrisme plat de centralisateurs sans imagination, mais création de formes dynamiques, de structures dans l’espace et le temps beaucoup mieux adaptées [p. 103] aux besoins de l’ère qui s’ouvre, et que les techniques nouvelles permettent de réaliser. Il se révèle absolument moderne. Et nos après-venants découvriront peut-être qu’au moment où il s’est affirmé, au xxe siècle, face aux délires totalitaires, il était moins une survivance qu’une invention, il avait moins de passé que d’avenir.