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2.
Les paradoxes de la vie économique

Il est clair que l’économie est le facteur unifiant par excellence des sociétés du xxe siècle. Comment peut-elle s’accommoder, en Suisse, d’un régime à ce point fédéraliste ? Et comment ce régime peut-il s’y adapter ?

C’est à ces deux questions, qui n’en font qu’une en somme, que j’essaierai dans les pages qui suivent d’apporter certains éléments d’une réponse forcément provisoire et à bien des égards ambiguë : car si l’étude du passé récent de notre existence fédérale (de 1848 à nos jours) permet de juger que les relations entre l’économie et le fédéralisme ont été dans l’ensemble bonnes — surtout pour notre économie — il se peut qu’un avenir prochain les mette en crise, et nous force à des choix douloureux entre nos intérêts et nos principes. À moins que la grande révolution technique en cours (automation, électronique, nouvelles sources d’énergie et d’alimentation) et les progrès de l’intégration européenne ne révèlent, contrairement aux craintes présentes, que le fédéralisme est le régime politique qui correspond le mieux aux exigences futures…

Pour situer le problème, je rappellerai d’abord les constantes naturelles de la Suisse, puis certaines attitudes psychologiques qu’elles ont déterminées au cours des siècles et leur parallélisme remarquable dans le domaine de l’économie et dans celui des formes d’existence politique.

On a longtemps imaginé la Suisse comme un pays de pâtres qui chantent des jodels et vendent très cher aux étrangers le droit de contempler des paysages célèbres. « Le Suisse trait sa vache et vit paisiblement. » (Victor Hugo.) Telle est la carte postale. Mais la réalité ?

[p. 146] Près d’un quart du territoire suisse, glaciers, névés, rochers et pentes trop raides, est totalement improductif. Les matières premières que possèdent d’autres pays d’Europe, charbon, fer et autres minerais, métaux précieux, pétrole, font totalement défaut. Le sol ne peut produire qu’environ la moitié de la subsistance alimentaire d’une population très dense. Les rivières sont nombreuses mais torrentueuses, le Rhin n’est navigable qu’à partir du moment où il quitte, à Bâle, le pays de ses sources. Point d’accès direct à la mer et par suite point de colonies, quand tous les autres vieux pays de l’Europe de l’Ouest en conquéraient et en exploitaient. Un marché intérieur exigu, constitué d’ailleurs depuis cent ans seulement par la suppression des péages qui le divisaient en minuscules compartiments, et par l’établissement de douanes extérieures.

Et avec cela : une industrie puissante, omniprésente dans le paysage du Plateau et qui envahit déjà de nombreuses vallées alpestres ; un dixième seulement de la population vivant d’une agriculture d’ailleurs soutenue à coups de subventions d’État ; un commerce qui s’étend au monde entier, et met la Suisse, en 1960, au premier rang des pays exportateurs ; des capitaux immenses accumulés à la faveur du secret bancaire mais plus encore de la stabilité monétaire ; point de chômage et, au contraire, une suroccupation qui explique la grande marée des travailleurs étrangers ; une paix sociale et politique inébranlée depuis un siècle70,réussite sans exemple en Europe ; et pas de problèmes plus graves dans l’immédiat que ceux qui, justement, se trouvent posés par les formes fiévreuses de la prospérité.

Le développement industriel du « peuple des bergers » de la légende apparaît donc au plus haut point paradoxal. Rien ne le faisait prévoir dans la nature des choses. Plus nettement et visiblement que dans le reste de l’Europe, il est dû à la seule action fabricatrice d’hommes acharnés à faire flèche de tout bois, à faire vertu de toute nécessité, faute de pouvoir transformer [p. 147] leur destin par de grandes entreprises sur table rase, ou par l’un de ces dons soudains et fabuleux que la nature — aidée par les Européens — a fait à d’autres régions de la terre : l’or, les diamants, le caoutchouc, le pétrole…

Donc, à la base de tout ce développement une éthique du travail, quasi religieuse, une confiance dans le travail méthodique, non dans les aventures ou les coups de chance. Et aussi, une alliance heureuse d’empirisme et de calculs judicieux mais à court terme.

Il s’agissait, pour les artisanats du xixe siècle que les machines mettaient en mesure de se transformer en industries, d’atténuer ou de compenser les désavantages de la situation naturelle. Il fallait tout d’abord se procurer les matières premières. Le choix se porta d’une part sur celles qui, venant de très loin, ne coûtaient pas plus cher en Suisse que dans les pays immédiatement voisins : le coton, la laine ; d’autre part, sur celles dont les frais de transport étaient minimes par rapport à la valeur intrinsèque : la soie, les métaux précieux. L’économie suisse se trouvait ainsi orientée, dès le départ, vers la spécialisation, les produits de luxe, et surtout vers les industries de transformation, dans lesquelles l’habileté de la main-d’œuvre joue un rôle essentiel. « C’est sans doute une bonne fée, écrit André Siegfried, qui, lors de la naissance, a dit à ce pays : Tu n’auras pas de houille. Elle lui épargnait ainsi les tentations de la masse et le condamnait à la supériorité. »

Le problème en effet était le suivant : Comment augmenter la valeur de ces produits coûteux et importés, de manière à créer les exportations indispensables ? La solution ne pouvait être recherchée que dans la qualité du processus de transformation. En d’autres termes, ce qu’on allait exporter, c’était la matière première importée plus du travail. Et telle est, de nos jours encore, la principale source de richesses des Suisses. Leurs traditions artisanales les préparaient à cet effort depuis des siècles. Bien avant l’apparition des machines, les populations de la Suisse orientale — Saint-Gall et Zurich — avaient porté [p. 148] l’industrie textile à son plus haut point de raffinement, tandis que les montagnards de l’Ouest — Neuchâtel, Vaud, Genève — manifestaient un génie très particulier de la mécanique : Rousseau les a décrits dans sa Lettre à d’Alembert. Les uns comme les autres travaillaient à la main et au métier, dans leurs petits ateliers familiaux. De génération en génération, la main se formait, des traditions s’établissaient, qui subsistent encore au xxe siècle, et se manifestent par un certain fini dans le produit, jamais encore atteint par la machine seule.

À partir de ces données régionales et cantonales, le développement économique de l’ensemble suisse paraît obéir à une certaine logique, en ce sens que les industries naissent les unes des autres par une filiation raisonnable.

Pour fournir des machines aux tisserands et filateurs de la Suisse orientale, il fallut créer des ateliers de construction mécanique, qui devinrent les ancêtres des puissantes entreprises modernes de la région zurichoise. L’accroissement de la production textile provoqua d’autre part la naissance de l’industrie des colorants, laquelle engendra les grandes usines de produits chimiques et pharmaceutiques, dont le siège principal est aujourd’hui à Bâle. Enfin, les progrès de la chimie (grâce à l’énergie électrique produite par l’eau des Alpes) permirent de travailler l’aluminium extrait de la bauxite importée. Peu à peu, les textiles ont cédé le premier rang à la métallurgie, dans l’ordre des cinq branches principales de l’industrie suisse (d’après le nombre des personnes employées) : métallurgie et constructions mécaniques, textiles, produits alimentaires, horlogerie, produits chimiques.

Relevons ici que les usines de la région zurichoise ont construit les locomotives, les dynamos, les moteurs de paquebot les plus puissants que l’on connaisse et concurrencé sur le marché mondial les États-Unis eux-mêmes : mais en dépit des dimensions importantes de ces engins (ou faudrait-il dire : à cause d’elles) les techniques mises en œuvre pour les construire restent tributaires de celles de la mécanique de précision, et [p. 149] diffèrent considérablement des techniques américaines, adaptées à la production de série. L’esprit suisse n’est pas porté à la recherche des records quantitatifs, des effets de masse, mais plutôt à celle des tours de force d’ajustage et de précision. Il n’ambitionne pas le biggest in the world mais s’enorgueillira plutôt de fabriquer la plus petite montre qu’on ait jamais vue, ou de mettre au point les rouages infiniment complexes de la fédération de vingt-deux États parmi les plus petits du monde.

Mais la qualité du travail, si elle pouvait assurer la supériorité des produits suisses dans certaines branches et pour un certain temps, ne devait pas suffire à la longue pour soutenir la concurrence des grands pays voisins, ou de l’Amérique, ajoutant la série à leur masse de main-d’œuvre. Au goût méticuleux de la belle ouvrage, à la conscience dans le travail et à la précision héréditaire de la main, les Suisses se virent contraints d’ajouter un facteur nouveau de productivité, un nouveau moyen de compenser leurs handicaps quantitatifs : l’ingéniosité technique, l’invention. Ce fut dès lors à un aspect particulier de leurs traditions scientifiques qu’ils firent appel.

Nous rencontrons ici l’un des traits permanents du caractère des Suisses (romands aussi bien qu’alémaniques) : le besoin d’appliquer les résultats de leurs spéculations philosophiques ou scientifiques, de les concrétiser en techniques utiles ; et cela bien moins pour en tirer profit que par l’effet d’une conviction morale, souvent même religieuse, renforcée par un goût naturel de l’authenticité et de sa vérification méfiante. Les noms de Paracelse et de C. G. Jung illustrent cette disposition : ces deux « voyants », adonnés à l’étude des mystères et des mythes, en tirent tous les deux des techniques de guérison. De même, le grand mathématicien bâlois Léonard Euler, connu pour sa piété fervente, éprouve le besoin de se rendre utile au genre humain par autre chose que les traités latins où il expose ses découvertes sur le calcul différentiel et intégral, et il trace les plans de la première turbine. À la même époque (xviiie siècle), les Bernoulli, de Bâle également, élaborent les lois [p. 150] fondamentales de la mécanique. Aujourd’hui encore « l’industrie travaille d’après les formules et les découvertes de ces mathématiciens, qui sont également à la base du régime des assurances, par l’utilisation rationnelle des méthodes statistiques. On ne dira jamais assez que la supériorité technique suisse est à base de culture : le fameux Polytechnicum de Zurich, dont la réputation est mondiale, plonge ses racines dans un terroir de haute science, qui ne doit point nous dissimuler un esprit pratique instinctivement tourné vers l’application ».71

Au xxe siècle, les relations entre la science pure et l’industrie sont devenues organiques. Les « bureaux d’étude » jouent un rôle essentiel dans toutes les grandes entreprises du pays. À Genève, la Société des Instruments de physique naît à titre d’annexe des laboratoires de la faculté des Sciences. Le cœur de la gigantesque entreprise Nestlé, c’est le laboratoire central de recherches et d’essais installé à Vevey, au siège d’une direction générale qui contrôle cent-quatre-vingts sociétés affiliées, dans toutes les parties du monde. L’horlogerie doit une impulsion décisive à un prix Nobel de physique, Charles Édouard Guillaume, inventeur de l’invar, du balancier intégral et du spiral de compensation. L’Institut chronométrique de l’observatoire de Neuchâtel, qui « donne l’heure au monde », collabore étroitement avec les fabricants d’horlogerie, en soumettant les chronomètres à des épreuves de position et de température, et en délivrant des bulletins de marche quand les résultats sont bons. L’Université de Neuchâtel a son laboratoire de recherches horlogères. De son côté, l’industrie chimique emploie un très grand nombre de savants (parfois professeurs d’université et prix Nobel, eux aussi), chimistes, pharmacologues et biologistes. Un économiste anglais, H. N. Casson, a pu écrire que « proportionnellement à sa population, la Suisse est le premier pays du monde pour les inventions… Depuis 1925, on y a compté en moyenne 9,3 inventions pour 10 000 habitants. » Parmi les plus [p. 151] connues et populaires : la crémaillère et la fermeture-éclair qui en est l’application miniaturisée, le DDT, le café soluble… La proportion des ingénieurs et des contremaîtres spécialisés dépasse, dans les usines suisses, tout ce qu’on observe dans le reste du monde.

À cette stratégie efficace, à ces qualités de travail et d’invention, compensant des conditions de départ particulièrement défavorables, la nature suisse devait enfin venir en aide au xxe siècle, de la manière la plus imprévisible. Les parties désertiques du territoire, les glaciers, se transformèrent soudain en richesse naturelle. Le château d’eau des Alpes centrales et valaisannes devint une source d’énergie.

Il serait curieux de décrire en détail le contraste entre les pays de houille noire et les pays de houille blanche, entre ceux qui tirent l’énergie du sous-sol et ceux qui la reçoivent des sommets. L’exploitation des mines a créé presque partout des masses prolétariennes misérables, des agglomérations de maisonnettes de brique monotones, des conditions d’hygiène pitoyables, tandis que la transformation d’un glacier en énergie électrique appelle de la main-d’œuvre qualifiée, crée des lacs dans les vallées hautes et salubres, des usines presque silencieuses, de la lumière et de la propreté.

Tout le monde sait que la Suisse est un pays propre, et même propret. Mais cette réputation, qui est de fraîche date, elle la doit en partie à son électrification : cuisines astiquées, trains sans fumée, peu de cheminées d’usines, luxueuse illumination des villes. Les campagnes elles-mêmes participent largement à la distribution : 98 % des maisons suisses sont éclairées à l’électricité, plus de la moitié sont pourvues de cuisinières électriques, et de chauffe-eau à accumulation72.

La cadence de la construction des usines hydro-électriques alimentées par de grandioses barrages alpestres, tels que celui [p. 152] de la Grande-Dixence, s’est accélérée depuis la dernière guerre73 et a permis de doubler en moins de vingt ans la production d’électricité. Mais la consommation a augmenté encore plus vite (5,8 % par an) et seule l’installation d’usines nucléaires pourrait y faire face dans un très proche avenir. Or, la Suisse s’est laissé distancer dans ce domaine comme dans celui de l’électronique, où son sens tant vanté de la mécanique de précision semblait pourtant la prédestiner à prendre la tête du peloton. Comment expliquer ce retard, sinon par la structure trop compartimentée de notre économie traduisant fidèlement nos structures politiques ? L’entreprise ou le canton sont trop petits pour faire face au nouveau défi technologique. Premier exemple du conflit que j’annonçais au seuil de ce chapitre, entre l’économie industrielle de la seconde moitié du xxe siècle et un régime fédéraliste qui date du siècle précédent. En voici d’autres dans le domaine du commerce et dans celui de la main-d’œuvre.

L’essor de l’industrie suisse s’est produit durant la période même qui voyait se multiplier les mesures protectionnistes, notamment en Europe et aux États-Unis. La nécessité d’exporter s’est accrue en même temps que les barrières douanières s’élevaient autour de la Suisse, et d’une Suisse dépourvue de débouchés « privilégiés » (colonies, protectorats, zones monétaires s’étendant à plusieurs continents). La qualité et l’ingéniosité technique ne suffisant plus, il a fallu tourner la difficulté par un système d’exportations sous-traitées, si je puis dire : installation et financement de succursales dans les pays à tarifs douaniers trop élevés, envoi de techniciens et de cadres pour [p. 153] les exploiter, formation de holdings pour en garder le contrôle. Il a fallu couvrir la terre entière d’un réseau de représentation industrielle privée et de services d’information et de recherche, doublant la diplomatie proprement dite de toute une « diplomatie technique ». Mais cette exportation de capitaux, de cadres et de procédés ne va pas sans risques. Les Suisses se trouvent à la tête d’un « empire » industriel et commercial qui, selon les calculs de M. Charles Ducommun — militant syndicaliste et directeur actuel des PTT —, occupe à l’étranger environ 3,5 millions d’employés et ouvriers, et fait vivre une population supérieure à celle de la Confédération. Or les cadres suisses sont insuffisants pour garder le contrôle exclusif de cet empire ; ils risquent de se voir bientôt remplacés par des dirigeants étrangers. Ceux-ci deviendront propriétaires des sociétés filiales et utiliseront les techniques suisses pour se faire les plus dangereux concurrents des entreprises mères. Finalement, un certain nombre d’entre eux accéderont aux postes de direction de la holding suisse elle-même. Là encore, les limites de l’indépendance économique d’un petit pays paraissaient atteintes.

Un autre exemple, plus connu, illustrera ce phénomène. On sait qu’en 1964 l’économie suisse en était arrivée à devoir embaucher jusqu’à 800 000 travailleurs étrangers, soit un étranger pour deux Suisses actifs. Il s’agit là d’un record qui a peu de chances d’être égalé, des mesures sévères ayant été prises depuis lors pour enrayer cette immigration délirante. (Imaginez la France accueillant la même proportion de main-d’œuvre étrangère : 1/7 de la population. Cela correspondrait à un appoint de 7 millions d’hommes.) Ces centaines de milliers d’Italiens, ces dizaines de milliers d’Espagnols, de Turcs et de Grecs posent des problèmes sans précédent aux entreprises, aux communes, et au pouvoir fédéral. Il faut les loger, mais où ? Il faudrait les assimiler, mais comment ? Les 4/5e d’entre eux refusent d’adhérer aux syndicats suisses (qui ne sont d’ailleurs pas sans méfiance à leur égard), et n’ont pas l’intention de rester longtemps en Suisse. Séparés de leur femme qu’ils n’ont pas [p. 154] encore le droit de faire venir avant deux ans, déracinés et inassimilables, ils représentent pour le Suisse moyen un problème tout à fait déconcertant, peut-être même une sorte de remords ou d’anxiété : ne seraient-ils pas, dans leur statut précaire, la condition de notre prospérité ? Mais surtout, leur présence oblige le Suisse moyen, qui se croyait hors jeu dans sa neutralité, à découvrir sa dépendance de fait à l’égard du monde extérieur et de l’ensemble européen. Ils symbolisent ainsi, en termes humains, la situation générale du pays, qui s’exprime d’autre part, en termes économiques, par cette forme d’inflation qu’on nomme surchauffe, et par un déficit sans cesse croissant de la balance commerciale et de la balance des revenus.

Tout ce qui précède peut se résumer en quelques chiffres :

Produit national brut :
De 1938 à 1963, il a passé de 9 à 48 milliards de francs (soit environ $1 960 par habitant)
Composition des exportations et importations :
Importations Exportations
Matières premières 34 % 4 %
Produits fabriqués 43 % 91 %
Denrées alimentaires 23 % 5 %
Balance commerciale :
Dépenses pour importations 13 milliards
Recettes d’exportations 9,6 milliards
Déficit 3,4 milliards

[p. 155] D’où l’on est obligé de conclure que l’expansion de son économie conduit la Suisse à une dépendance croissante de l’étranger.

Et pourtant, cette économie qui tend à intégrer le destin de la Suisse à des destins beaucoup plus vastes, et qui, de plus en plus, l’internationalise, nous avons vu qu’elle reflète fidèlement les données d’origine du pays et le tempérament de ses habitants. Il y a là plus qu’un paradoxe.

Si cette évolution se poursuivait au rythme rapide qu’elle a pris depuis une vingtaine d’années, et si les Suisses devaient un jour choisir entre le maintien de leur prospérité et celui de leur indépendance politique — ou simplement de leur neutralité —, que se passerait-il et que peut-on prévoir ?

Quand cette question se trouve posée par des observateurs étrangers, elle irrite sourdement les Suisses — contre ceux qui la posent d’abord, mais peut-être aussi contre eux-mêmes : ils la trouvent aberrante — et peut-être l’est-elle, en dépit des faits et des chiffres qui paraissent la légitimer — mais ils sentent qu’il n’est pas facile de dire pourquoi. Ils sont foncièrement convaincus que leur train de vie matérielle, leurs libertés, leurs modes de sentir et de penser, et leur régime fédéraliste sont par définition indissociables, et que le choix qu’on leur suggère n’a pas de sens, et n’en aura sans doute jamais.

Cette conviction s’explique par la parfaite adéquation, que j’ai relevée, entre l’évolution économique du pays jusqu’à nos jours, et la mentalité des Suisses, leurs attitudes devant la vie.

Nous avons vu comment un bon sens souvent un peu étroit, un certain utilitarisme à base de moralisme, et un besoin méfiant de certitudes tangibles ont pu favoriser le développement d’entreprises techniques de plus en plus hardies, mais toujours méticuleusement contrôlées dans le détail, pas à pas, et appuyées par les progrès de la science. Nous avons vu aussi que l’industrie suisse n’est pas, comme dans les grands pays voisins, une de ces créations tentaculaires que le peuple subit, et qui semblent issues de la rencontre de grands capitaux et de vastes ressources [p. 156] naturelles. Bien au contraire, sa naissance et son développement ont été strictement conditionnés par la psychologie profonde du peuple suisse et par ses traditions les plus solides.

C’est pourquoi l’on peut affirmer qu’à de très rares exceptions près, ce peuple se sent à l’aise dans son économie autant que dans son régime politique. L’un et l’autre ont été faits sur mesure, ou, mieux, il les a faits à sa mesure, du même mouvement.

L’examen du budget moyen d’une famille suisse moyenne (quatre personnes) d’ouvriers ou d’employés permet à cet égard des recoupements intéressants :

1920 1946 1961
% % %
Alimentation, boissons, tabac 49 39 31
Loyer, aménagement, chauffage 20 22 20
Vêtements 12 10 10
Instruction, distraction 3,4 6 9,4
Assurances 2,7 7 11,7
Impôts 2,4 4,7 3,7
Soins d’hygiène 2,2 3,5 5,5
(À quoi s’ajoutent des dépenses pour le nettoyage, les transports, les dettes et l’épargne.)

On notera la part relativement faible de l’alimentation et des plaisirs, relativement forte du logement et de l’habillement. Plus soucieux de correction que d’élégance, le Suisse tient beaucoup plus que le Français ou l’Italien au confort matériel, aux objets et aux appareils. Il ressemble, à cet égard, au Scandinave et à l’Américain du Nord : ses goûts correspondent au type d’économie qui se développe autour de lui, essentiellement industrielle.

[p. 157] Il est intéressant de relever aussi que la part de l’alimentation dans le budget a décru d’un cinquième pour l’ouvrier depuis 1920, tandis que la part des assurances a quadruplé.

On pourrait épiloguer sur ces faits. Bornons-nous à les rapprocher de ceux que nous avons mentionnés en décrivant les origines de l’industrie suisse. Cette combinaison singulière de prudence et de science, de matérialisme et de principes moraux, de méfiance à l’égard du destin et de hardiesse dans l’invention pratique, c’est le génie suisse. Il ne donne sa pleine mesure que dans les circonstances où il se sent en prise directe sur le concret, soutenu par des évidences tangibles, assuré quant aux risques immédiats.

S’il est vrai que le peuple suisse, dans son ensemble, est adapté à son économie, il doit en résulter un certain équilibre social. Et c’est en effet l’impression générale que donne la Suisse. Les inégalités de niveau de vie y sont moins marquées que dans les pays qui l’entourent. Le morcellement des terres est très poussé, la grande propriété inconnue. La misère n’est jamais massive : elle ne caractérise pas au premier coup d’œil, comme ailleurs, l’état de larges quartiers de villes ou sections de la population. Les voyageurs qui traversent le pays la croient inexistante. Les grandes fortunes ne sont guère plus voyantes. Le luxe ne s’étale pas en fêtes et en extravagances pompeuses : il se manifeste plutôt par des perfectionnements du confort matériel que par le raffinement esthétique du cadre de l’existence. Dans une large mesure, la population entière bénéficie de la richesse suisse. Les bâtiments publics : postes, gares, salles d’attente de tramways, les installations d’éclairage et de téléphone, les routes bétonnées, les wagons en aluminium, les distributeurs automatiques et les quais fleuris composent un décor luisant et astiqué d’un modernisme modéré, autour des [p. 158] monuments d’un passé soigneusement ravalé. Le peuple suisse n’a pas créé de très grands styles — comme tant d’autres petits États du Moyen Âge ou de la Renaissance — mais il ne tolère pas non plus la laideur des quartiers lépreux et monotones, la saleté de la rue, le détraquement chronique des services publics, la désuétude et le laisser-aller de grands pays tels que les USA.

Ce n’est pas entre les classes que l’on observe les plus grands contrastes, mais plutôt entre les cantons. Fait remarquable, l’unification économique du pays n’a pas entraîné le nivellement que redoutaient il y a cent ans ses adversaires. Bien qu’il n’y ait plus de frontières ni de restrictions d’établissement ou de circulation, les régions pauvres et les régions riches sont demeurées relativement les unes aux autres ce qu’elles étaient en régime clos, mais le niveau général s’est élevé. On ne peut s’empêcher de penser que ce précédent pourrait valoir pour l’ensemble de l’Europe.

Quant à la vitalité persistante du principe — et l’on pourrait dire : de l’instinct — fédéraliste, chez les bénéficiaires de cette économie, rien ne la démontre mieux que la structure des organisations syndicales. Le pluralisme qui les caractérise n’est pas seulement professionnel, mais religieux, parfois politique, et enfin cantonal74. Chose étrange et bien digne de remarque, ces associations, dont la majorité des membres appartiennent par ailleurs au parti socialiste, réputé centralisateur, se révèlent réfractaires à toute unification qui léserait les coutumes cantonales ou avantagerait la majorité linguistique. Les fédérations qui composent l’Union syndicale suisse, et surtout celles de la [p. 159] Suisse romande, restent jalouses de leur autonomie, méfiantes à l’égard des personnalités marquantes du mouvement, et très attachées au cadre cantonal de leur activité, dans lequel elles sont organisées en cartels. (Il existe aujourd’hui 24 de ces cartels cantonaux.) C’est au point que les syndicats romands se sont donné un secrétariat régional, qui se montre assez frondeur à l’égard du secrétariat central dont le siège est en Suisse alémanique. On se trouve donc en présence d’une double organisation des syndicats : par industries et par unions locales et cartels cantonaux. Il serait difficile, dans ces conditions, d’imaginer qu’une grève puisse s’étendre rapidement au plan national.

Le patronat, constitué tout d’abord en associations professionnelles et cantonales, s’est donné dès 1870 des organisations centrales, ou « associations faîtières »75, dont la plus importante, connue sous le nom de Vorort, agit surtout au plan national et même international. Mais là encore, le nombre élevé des membres, la variété de leurs définitions, et la nécessité de les consulter en permanence assurent une représentation multiforme des intérêts locaux et cantonaux.

[p. 160] Les grandes Unions de paysans ou d’artisans offrent les mêmes caractéristiques que les syndicats76 : elles sont et restent avant tout des associations de défense des intérêts économiques et professionnels de leurs adhérents. Comme les coopératives, elles tendent à corriger les excès éventuels qu’entraîne la liberté totale du commerce et de l’industrie (proclamée en 1874 seulement, lors de la révision de la Constitution). Leurs chefs, secrétaires et porte-paroles, s’aventurent aussi rarement que possible dans le domaine des idées générales et des conflits de doctrine : ils préfèrent parler chiffres, fixation des prix, subventions locales ou fédérales. Et l’on remarque que les plus libéraux ou « fédéralistes » d’entre eux ne sont pas les derniers à revendiquer la « manne de l’État ».

Les coopératives agricoles méritent une mention particulière : elles font revivre de nos jours la plus ancienne tradition suisse, et répondent, comme les Marktgenossenschaften des premiers cantons, à la nécessité de grouper les efforts pour compenser la pauvreté du sol. L’irrigation des prairies en Valais, par le système des « bisses », est une activité collective, dépendant surtout des communes bourgeoises. Le régime de la petite propriété rurale ne peut se maintenir que grâce aux coopératives. Celles-ci mettent à la disposition de leurs membres des machines dont l’achat serait trop onéreux pour l’exploitant, des caves communes, des services de vente et de transport. Elles offrent l’exemple d’une collectivisation restreinte, au service de la liberté individuelle, ou plutôt familiale.

Dans ce domaine, l’œuvre et la vie de Gottlieb Duttweiler méritent un gros plan.

[p. 161] Il élevait les lapins pour ses parents, dans un quartier populaire de Zurich. À 16 ans, il devient vendeur dans une épicerie en gros. Après quelques années, associé à la direction, il est envoyé à l’étranger pour fonder des succursales : New York, Barcelone, Trieste, Constantine. La guerre de 1914 ruine l’entreprise. Il émigre au Brésil, fonde une nouvelle affaire, échoue, rentre en Suisse et se voit de toutes parts éconduit. Que faire ? Réfléchissant sur le commerce et ses problèmes, il trouve enfin son point d’attaque : la marge abusive entre les prix de gros et les prix de détail. En 1925, il lance un commando de camions d’épicerie dans les rues de Zurich : il ne vend que quelques produits d’usage courant, mais sa marge de profit est réduite à 8 %. Il a ce trait de génie : intituler son entreprise Migros. Car tout Suisse est contre les gros, mais ne veut pas être un petit… Succès sans précédent, scandale professionnel, mesures policières contre ses camionneurs accusés de « gêner la circulation », boycotts et arrêtés municipaux bloquant ses activités subversives. À Berne, on saisit ses camions et on les frappe de très fortes amendes pour concurrence déloyale. Duttweiler loue un avion et bombarde la ville de lettres aux ménagères : « Allô, allô, Migros vous salue du ciel parce qu’il n’y a plus de place pour elle au sol ! » Avec les timbres de 10 centimes qu’il reçoit par dizaines de milliers, il paie ses amendes. Puis il fonde des fabriques, et comme les journaux refusent sa publicité, il fonde ses propres journaux, et un parti, les Indépendants. Élu conseiller national, il devient rapidement la vedette inquiétante d’un parlement prudent, qui ne le suit guère. Un jour, exaspéré par l’attitude de ses collègues, il prend un pavé et le jette dans une fenêtre du Palais fédéral, pour forcer l’attention publique.

En 1941, il distribue la fortune de sa société en parts sociales aux 120 000 clients de ses magasins, dont il fait autant d’associés de l’Union des Coopérateurs Migros. Il crée l’Hôtel-Plan, ingénieuse organisation qui procure des vacances à bon marché. Il entre en guerre contre les tout-puissants importateurs d’essence et fait baisser le prix du litre de 59 à 49 centimes. Il [p. 162] ouvre dans tout le pays des supermarchés de style moderne. Il crée une banque, une compagnie d’assurances, une fondation pour les recherches économiques et sociales, des coopératives en Turquie, une raffinerie en Allemagne, des cours du soir professionnels dans toutes les villes de Suisse, des centres de langues et de culture européenne dans six ou sept pays, des clubs de disques, de livres et de films, et il décide de consacrer 1 % de son chiffre d’affaires à des activités culturelles : 15 millions de francs aujourd’hui. Jusqu’à sa mort, en 1962, il habite avec sa femme une villa de quatre pièces et conduit une petite Simca.

Du héros national des Suisses, je lui vois bien des traits typiques. Fils du peuple au parler sans apprêt, à l’humour prompt, à la fois intraitable et adroit, brutal à l’égard des « baillis », ce mauvais coucheur de génie a dressé contre lui tout ce qui est organisé dans ce pays : socialistes et capitalistes, coopératistes de l’ancienne école, petits détaillants et grossistes. Quel est le secret du prodigieux succès de ce condottiere du commerce ? Le Suisse moyen déteste l’aventurier, mais il a toléré et soutenu celui-là. Pourquoi ? C’est le slogan de la Migros qui explique autant qu’il symbolise cette carrière exceptionnelle, si peu suisse par le rythme endiablé, le goût du risque, et tellement suisse par la philosophie et la morale qui l’animaient. Idéaliste pratique, réaliste plein d’humour, libéral, impétueux, homme de cœur et d’astuce, c’est ainsi que je le revois dans mes souvenirs d’une action de résistance, en 1940, pour laquelle nous avions travaillé en commun, et c’est aussi l’image que nous laissent ses écrits et ses propos. Ce non-conformiste intégral, qui avait connu tant de faillites, soulevé tant de colères, et triomphé dans tant de luttes, disait souvent : « Pour l’homme digne de ce nom, succès et échec sont comme sa main droite et sa main gauche : toutes deux sont à son service. » Quand on lui rappelait qu’en Suisse la considération publique n’est donnée qu’aux esprits pondérés, il répondait : « Cela aussi a ses avantages : la médiocrité a sans nul doute largement [p. 163] contribué à la stabilité helvétique. » Et il écrivait un jour : « L’éphémère est notre destin, mais ce doit être un éphémère joyeux. Il n’y a pas de plus grand pécheur sur la terre que celui qui assombrit notre courte rêverie. » Il admirait dans la tradition suisse les grands esprits voués au service de l’humain et de la cité : Paracelse le novateur d’une médecine de l’homme total, Pestalozzi l’éducateur, Gotthelf le prophète du peuple.

Si par rapport aux pays qui l’entourent, la Suisse peut paraître américanisée, ce n’est qu’à certaines apparences matérielles qu’elle le doit. En réalité, nous sommes en présence d’une société hiérarchisée par des traditions et professions, plus que par l’argent. Le statut social et le statut matériel, en Suisse, semblent dépendre moins automatiquement l’un de l’autre que dans la plupart des grands pays. Certes, à la ressemblance des ouvriers américains, les ouvriers suisses ont une conception de la vie très voisine de celle des patrons : mais c’est une conception conservatrice et non pas « aventurière ». Rien de moins suisse que le style texan. Les antagonismes entre les classes de producteurs ne sont pas d’ordre idéologique, en tout cas le sont moins qu’ailleurs en Europe. Les « grands principes » — Ordre ou Révolution — laissent le Suisse relativement indifférent, ne donnent pas lieu à des discours enflammés ou à une littérature politique passionnée. Le commun dénominateur entre les classes, si dangereusement réduit dans d’autres nations modernes par des oppositions de doctrine irréductibles, reste beaucoup plus grand entre les Suisses qu’ils ne semblent le croire eux-mêmes. Il pourrait être caractérisé par une tendance générale à préférer l’efficacité immédiate aux revendications partisanes, les solutions pratiques et limitées aux systèmes logiques, et les compromis complexes aux coûteux triomphes unilatéraux77.

[p. 164] Le régime économique actuel reflète fidèlement cette attitude à peu près unanime. Mélange de capitalisme libéral, de socialisme communautaire et d’étatisme empirique, il correspond à cet équilibre difficile, mais vital, entre les autonomies locales et l’union fédérale, que nous avons décrit en parlant des institutions politiques. Certes, la lutte est serrée entre libéraux « fédéralistes » ou centralistes fédéraux. Cependant, l’on ne trouvera guère de socialistes qui ne soient en même temps fédéralistes dans une certaine mesure, ou de grands industriels qui ne reconnaissent la nécessité d’une organisation croissante de l’économie.

Nul ne conteste plus les avantages de certaines étatisations, comme celle des postes et des chemins de fer (cette dernière étant l’une des rares exploitations de transports nationalisées qui ait été parfois bénéficiaires, de nos jours). Les forces motrices sont pour 70 % aux mains des corporations de droit public. L’État fédéral contrôle également le régime des assurances, l’organisation interne des banques et leurs bilans annuels. La Banque nationale peut opposer son veto aux opérations de banques privées avec l’étranger. La Radio suisse est une fédération de studios régionaux largement autonomes, mais le Conseil fédéral nomme son directeur général, tandis que l’administration relève des PTT, donc de l’État.

Ce régime mixte s’est développé en Suisse sous la pression des nécessités pratiques de l’époque, mais en tenant compte des diversités traditionnelles et des conditions locales. Son fonctionnement complexe suppose un haut degré de sens communautaire, une intelligence quotidienne des exigences contradictoires de la libre initiative et du marché élargi. La multiplicité des cellules de base — communes et entreprises, cantons et cartels régionaux — tend à ralentir l’évolution vers l’étatisme, bien qu’au détriment, il est vrai, de certains progrès sociaux ou rationnels ; elle freine (parfois utilement) les courants qui parcourent l’Europe, elle les filtre et divise par tout un jeu d’écluses. Et il apparaît, au total, que la lenteur à s’adapter, [p. 165] qu’on peut reprocher aux Suisses, est une nécessité profonde de leur économie, si « dangereusement » liée, nous l’avons dit, à la conjoncture européenne.

Quoi d’étonnant si, dans ces conditions, le Suisse moyen et même le grand patron, le chef syndicaliste, ou le haut magistrat fédéral, demeurent intimement persuadés qu’un système aussi bien ajusté et au total aussi satisfaisant, moralement et matériellement, met la Suisse à l’abri des options dramatiques que lui proposent quelques reporters étrangers, ou de rares intellectuels, suisses il est vrai, mais en marge des affaires sérieuses ? Et pourtant, la question « inopportune » de notre indépendance politique, de son degré de réalité, et de la durée possible du régime fédéral dans un monde à ce point transformé demeure posée à l’arrière-plan. Essayons de la serrer de plus près.