3.
Interaction de l’économique et du politique

« Notre régime économique a fait ses preuves. Il convient à nos aspirations. Comment pourrait-il menacer le régime politique dont il dépend ? » C’est un raisonnement analogue que paraît tenir le Suisse moyen au sujet de la neutralité : « Elle nous a préservés jusqu’ici, gardons-la. » Mais l’Europe de la Sainte-Alliance, qui avait reconnu notre neutralité comme étant « dans ses intérêts » autant que dans ceux de notre « indépendance de toute influence étrangère », cette Europe a vécu et à sa place naît l’Europe du Marché commun. Et dans le domaine économique ? Tout a changé, depuis 1848, sauf le nombre de nos cantons. Cette constatation des plus simples me semble résumer le problème suisse, en cette seconde moitié du xxe siècle.

Si l’on considère ce problème du seul point de vue de l’économie, en admettant que cette dernière représente un facteur de nivellement à l’échelle de l’Europe et du monde, il faut [p. 166] reconnaître que les perspectives du régime proprement helvétique sont des plus sombres. Car c’est l’économie qui gagne à tous les coups, dans le conflit entre les intérêts et les principes de notre politique traditionnelle : indépendance, neutralité, fédéralisme.

Examinons le processus de décision actuellement pratiqué à l’échelle nationale. En voici les stades ordinaires :

1° « C’est certainement au gouvernement et à l’administration qu’appartient en fait la paternité de la plupart des lois fédérales ».78 Le Conseil fédéral, alerté par l’un de ses départements ou par une organisation professionnelle, ouvre un dossier, et, avec l’aide d’une commission d’experts, prépare un avant-projet.

2° L’avant-projet est soumis pour consultation aux gouvernements des cantons d’une part, et aux centrales des Organisations professionnelles d’autre part. Ces dernières, à leur tour, consultent leurs associations affiliées. Au reçu des réponses (dans un délai fixé) le Conseil fédéral fait mettre au point par le Département intéressé un texte de projet, qui tient compte des premières réactions suscitées par son initiative.

3° Le projet de loi est soumis aux deux Chambres. En général, la partie est déjà jouée à ce stade. En effet, le Conseil des États reflète fidèlement les réactions des cantons, déjà connues. Et plus de la moitié des membres du Conseil national sont en fait les porte-paroles des organisations professionnelles.

Si les Chambres refusent la loi, le Conseil fédéral laisse l’affaire en suspens, sauf à la reprendre plus tard sous une autre forme et après de nouvelles négociations.

Si les Chambres acceptent le projet (amendé ou non), la Constitution prévoit un délai de trois mois avant la mise en [p. 167] application de la loi. Ce délai permet au peuple de proposer éventuellement un référendum.

4° Au cas — somme toute peu fréquent — où le référendum est demandé, la décision finale sera prise par le souverain, c’est-à-dire par la double majorité des voix populaires et des cantons. (Mais il est arrivé bien souvent, je l’ai dit, qu’un projet de loi rejeté par le peuple aboutisse néanmoins sous une forme nouvelle, acceptée cette fois-ci sans opposition — car le « souverain » se lasse plus vite que les bureaux.)

Quoique un peu simplifié et stylisé, ce schéma correspond fidèlement à la réalité de la vie politique suisse. Il en ressort que dans le processus de décision, c’est au stade de la consultation par l’exécutif des organisations professionnelles que se joue dans bien des cas le sort d’une loi ou d’un arrêté fédéral, car c’est là que se forme en bonne partie l’opinion du législatif, et quant au « souverain », nouveau roi fainéant, il n’aime pas qu’on le dérange trop souvent — d’autant qu’on tient peu compte, parfois, de ses refus… D’où l’on conclut que les groupements d’intérêts principalement économiques exercent une emprise croissante sur la vie politique fédérale, au détriment de l’« idéologie » des vieux partis. C’est à une conclusion fort analogue que me paraît aboutir, par d’autres voies, le professeur Erich Gruner, de Berne, spécialiste de l’analyse des motivations du parlement :

Avec la formation de ce que l’on a appelé une société de classes moyennes, nivelée, et l’atténuation des anciens affrontements de confessions et de classes, la vie politique s’est vidée de toute idéologie. Les controverses et les options politiques perdent progressivement de leur intérêt quand la politique n’a plus pour préoccupation majeure que le perfectionnement du bien-être, quand l’indice du coût de la vie devient le pivot des choix politiques. Les programmes des partis se rapprochent à un tel point les uns des autres qu’on ne peut plus guère les distinguer.79

[p. 168] Nous rejoignons ici le problème initial de ce chapitre : l’économie étant l’agent de l’unification des sociétés modernes, si elle prend le pas sur la politique, que vont devenir d’une part les autonomies régionales et les diversités culturelles, d’autre part l’indépendance politique réelle d’une fédération comme la nôtre ?

C’est notre essor économique, normal et réjouissant, approuvé par chacun, qui a provoqué le brassage des populations cantonales, entraîné deux tiers des citoyens loin de leur commune d’origine, attiré dans le pays tant de travailleurs étrangers inassimilables, réduit la part des cantons dans la gestion de leur fédération, accru les compétences de l’État, dévalorisé les partis, évacué les idéologies et rendu l’exercice des droits civiques décidément bien difficile pour un peuple qui n’est pas composé de spécialistes de l’économie et des finances.

Et c’est le même essor économique normal qui augmente sans cesse la dépendance de l’État fédéral et de chaque Suisse à l’égard du monde extérieur. Or, il serait tout à fait illusoire d’espérer que cette dépendance n’affectera pas très rapidement l’indépendance politique que nous continuons de proclamer dans les termes d’un traité vieux de cent-cinquante ans, — tandis que dans nos frontières mêmes s’affirme indiscutablement la prédominance de fait de l’économique sur le politique.

Faut-il penser que la revendication d’indépendance d’une petite nation comme la nôtre est vide de sens dans le monde actuel ? Ou bien, n’est-ce pas plutôt le dilemme « indépendance ou dépendance » qui se trouve posé en termes démodés ? Que peuvent bien signifier en effet ces deux termes dans la réalité contemporaine et l’existence quotidienne d’un peuple ?

La conception de l’indépendance, telle qu’on l’invoque dans les discours, n’est qu’un mythe romantique. Nous savons bien que l’autarcie économique n’existe pas ; que l’autarcie culturelle est une idée de fou ; que la souveraineté absolue supposerait une [p. 169] arme absolue qu’on serait seul à posséder ; et que ces trois conditions n’étant pas réunies, l’indépendance politique n’est en fait qu’une manière de dire, une manière d’affirmer qu’on entend se conduire comme on le juge bon, quand et où cela reste possible sans léser le droit des gens — ou des plus forts. Cette volonté de tenir sa place dans la société des nations équivaut à une sorte de devoir d’entretien. C’est une responsabilité que l’on assume. Et cette autonomie de type familial n’exclut nullement la solidarité, les liens d’entraide, les contrats de coopération. C’est dire qu’elle n’exclut pas, bien au contraire, les relations d’interdépendance — qui sont le vrai nom des relations économiques entre nations. Le faux dilemme « indépendance ou dépendance » au niveau international s’évanouit donc à l’examen du sens concret de ses deux termes.

Qu’en est-il de l’autre dilemme qui se posait au plan national entre l’économisme niveleur et nos structures fédéralistes ?

Nous avons vu que c’est l’essor, l’expansion même de l’économie suisse qui nous rend toujours plus tributaires de l’extérieur d’une part, et qui appelle d’autre part l’accroissement continu des pouvoirs de l’État fédéral. Ce processus n’est pas seulement inévitable : il est conforme, quoi qu’on pense, à un fédéralisme bien compris. Car le fédéralisme n’est pas seulement une formule juridique et constitutionnelle — donc par définition statique — fixant les compétences respectives des membres et de l’organisme commun qu’ils se donnent. C’est aussi, et c’est même avant tout, une méthode d’organisation. Son principe dynamique est d’assurer un maximum d’autonomie locale, grâce à la mise en œuvre d’instruments collectifs pour toutes les tâches qui excèdent les possibilités d’une communauté isolée. Dans un système fédéraliste, chaque communauté a le devoir — autant que le droit — de s’administrer comme elle l’entend. Mais quand, poussée par la nécessité ou par des esprits créateurs, elle entreprend certaines activités dont l’ampleur dépasse ses moyens (culturels, financiers ou physiques) elle est amenée à s’associer pour les poursuivre avec d’autres communautés.

[p. 170] Chacune y trouve son compte si l’accord est bien fait, et aurait le plus grand tort de se plaindre qu’elle se rend de la sorte « dépendante » du bon vouloir de ses voisines et associées. Voici deux exemples précis du bon usage de cette méthode.

Les routes d’abord. Les adversaires de la méthode fédéraliste ne manquent jamais de citer ce cas à l’appui de leurs thèses centralistes et napoléoniennes. « Comment faire de bonnes routes en régime fédéral ? Voyez, disent-ils, les routes de Suisse, leur dangereuse irrégularité, leurs trop fréquents changements de largeur et de qualité, chaque fois que l’on passe d’une commune à l’autre, ou au mieux d’un canton à l’autre. » Accordons ce point aux centralistes ; nous allons le regagner avec les autoroutes, problème apparemment beaucoup plus difficile, s’agissant de relier tant de petits États. Bien peu de communes seraient en mesure de se charger de la section d’autoroute qui traverse leur territoire : les dimensions de l’entreprise excèdent les moyens municipaux, et pourtant elles sont exigées par l’augmentation du trafic. Solution : les plans sont établis par la Confédération, après consultations répétées des communes pour le tracé. Les cantons demeurent les maîtres d’œuvre pour le tronçon qui les traverse. Enfin le Fonds pour la construction routière, c’est-à-dire l’État fédéral, finance les travaux à raison de 85 % à 95 %. Aucun canton, que je sache, n’a protesté contre une pareille atteinte à sa souveraineté… Résultats : rythme de construction plus rapide qu’en France, et point de péages : les frais de construction et d’entretien seront couverts par des augmentations du prix de l’essence (d’ailleurs moins chère qu’en France ou en Italie).

L’industrie atomique en revanche, est en retard dans ce pays, pour les raisons que l’on indiquait plus haut. L’expansion de la consommation d’énergie rend urgente la création de centrales nucléaires, mais leur coût serait trop élevé pour un canton et pour les industries privées ; et leur construction exige souvent le recours à des fournitures étrangères. L’État fédéral est donc intervenu à titre de coordinateur d’abord, puis de bailleur de [p. 171] fonds, sous condition d’ententes à réaliser entre universités et entre sociétés ; enfin il a conclu et parfois suscité dans ce domaine un maximum d’accords européens et internationaux. Sur quoi certains milieux privés et les journalistes toujours prompts à dénoncer « l’intervention des pouvoirs publics » n’ont pas manqué d’invoquer contre cette action tantôt les « recettes éprouvées du libéralisme économique », tantôt « les vieux réflexes fédéralistes ». Or, il est clair que dans ce cas, précisément, ces recettes font la preuve de leur insuffisance, et qu’un réflexe vraiment fédéraliste devrait jouer ici en faveur d’une intervention de l’État, voire d’ententes internationales : les dimensions de la tâche l’indiquent. Elles débordent évidemment celles d’un État de la taille du nôtre, de même que les dimensions des autoroutes débordaient celles des cantons.

Le processus d’association de communes qui a formé les cantons, puis l’association des cantons qui a constitué l’État fédéral, n’est pas né d’autre chose que de l’expansion des besoins et activités de ces petites communautés. Il n’avait pas pour but final et pour motivation première la création d’un État en soi et pour soi, mais l’utilité de chacun et le bien commun des membres associés. Si maintenant — sous l’influence d’une conception de la nation tout à fait étrangère à notre tradition — l’on décidait de bloquer le processus au niveau de cet État pris pour terme absolu de l’évolution historique, on courrait le risque d’enrayer tout le mécanisme de l’expansion économique, mais aussi de trahir l’esprit et la fonction du fédéralisme authentique. Au nom d’une impossible indépendance des petites communautés de base, on condamnerait celles-ci à la médiocrité, puis à une régression matérielle qui, par la suite, aboutirait nécessairement à les priver de la jouissance de leur présente autonomie : elles devraient tout demander à l’État, et cet État deviendrait unitaire, contrairement à sa vocation.

Il semble donc que le seul salut du fédéralisme intérieur soit dans l’extension du système au-delà du stade national, [p. 172] c’est-à-dire dans l’agrégation progressive de l’État suisse à un plus vaste corps fédératif. Refuser cela au nom d’une conception mythique de la souveraineté absolue serait le plus sûr moyen de perdre l’indépendance relative que nous gardons, au sein de l’interdépendance des nations composant l’Europe.