De la culture dans une fédération, ou la pluralité des allégeances

Pour qu’il y ait culture en général — au sens occidental et moderne du terme —, il faut une variété aussi riche que possible de créations humaines, un foisonnement d’œuvres et de langages, de moyens d’expressions plastiques ou codes, de méthodes, de doctrines, d’écoles, etc. — et il faut quelque chose qui lie toutes ces œuvres et leur offre une commune mesure ; sans quoi l’on ne saurait parler d’une culture cohérente et distincte au sein de la culture humaine. Il faut donc à la fois l’Un et le Divers, une très riche diversité se détachant sur un fond d’unité essentielle.

Quelle est donc, pour nous autres Suisses, l’unité de base, d’origine et de but, à laquelle nous nous référons implicitement dans toutes nos œuvres, le fond commun sur lequel se détache notre individualité, et dont elle tire ses nourritures élémentaires ? Ce ne peut être que l’Europe entière. L’Europe est la seule unité de culture, organique et complète, à laquelle nous puissions nous rattacher directement, nous qui n’avons pas eu la chance, ou le malheur, d’avoir une soi-disant « culture nationale », intermédiaire entre l’Europe et nos cités.

Je bute ici sur un concept aussi néfaste qu’invétéré, et qui me paraît exemplairement incompatible avec la réalité fédéraliste.

On nous répète depuis un siècle que les Suisses, selon la langue qu’ils parlent et pour cette seule raison, se rattachent à l’une ou l’autre des trois grandes cultures nationales voisines. Pour que cela soit vrai, il faudrait tout d’abord que le concept de « culture nationale » corresponde à des réalités, et si possible [p. 196] culturelles. Or il correspond avant tout, et depuis les débuts du dernier siècle, à des prétentions politiques émises d’abord par la France et l’Allemagne sur la foi de leurs penseurs romantiques. L’idée qu’il y aurait en Europe un certain nombre de cultures nationales, bien distinctes et autonomes, dont l’addition constituerait la culture européenne, est une simple illusion d’optique scolaire. Elle se dissipe comme brume au soleil à la lumière de l’Histoire. La culture européenne n’est pas et n’a jamais été une addition de cultures nationales. Elle est l’œuvre de tous les Européens qui ont pensé et créé depuis trois-mille ans, indépendamment des États-nations qui divisent aujourd’hui l’Europe, et dont la plupart (non des moindres) ont au plus cent ans d’existence : il faut admettre au moins que la culture s’était constituée avant eux !

Je me contenterai, pour illustrer ce point, d’un seul exemple : l’évolution de la musique en Europe. Elle naît avec le chant grégorien au vie siècle en Italie, s’enrichit au couvent de Saint-Gall avec les séquences et les tropes, se constitue d’une manière autonome avec les troubadours du Languedoc, dès le xiie siècle, à Saint-Martial de Limoges, à Notre-Dame de Paris, puis plus tard en Champagne et dans le Nord — Philippe de Vitry, Guillaume de Machaut — et à Florence simultanément — laudi et madrigaux — enfin à la cour de Bourgogne et dans les Flandres. Entre les cités flamandes et les cités italiennes, le long du grand axe commercial de la Renaissance, celui qui relie Venise et Bruges, les échanges de compositeurs et de styles se multiplient au xve siècle : Guillaume Dufay en est l’illustration. Une nouvelle école s’épanouit dans les Flandres avec Ockeghem et Josquin des Prés. Elle rayonne en Bourgogne, en France, et de l’Espagne à la Bohême, et redescend vers l’Italie qu’elle enrichit de ses nombreuses découvertes, jusqu’au xvie siècle, quand Roland de Lattre, né à Mons, devient Orlando Lasso à Rome et à Naples, puis Roland de Lassus à Paris et en Bavière. Plus tard, les Allemands comme Heinrich Schütz viennent s’initier auprès des maîtres vénitiens. Bach copie avec application [p. 197] des œuvres de Vivaldi. Au xixe siècle, le centre de gravité de la musique européenne se déplace vers les régions germaniques, Hanovre, la Saxe, Vienne, Bayreuth. C’est alors auprès des maîtres allemands que les premiers compositeurs de Moscou et de Saint-Pétersbourg apprennent leur métier. Au début du xxe siècle, plusieurs Russes, tels que Stravinsky, influenceront à leur tour la musique occidentale, en imposant leurs œuvres à Paris… L’évolution de la peinture suit à peu de choses près les mêmes voies. Or ces voies, notons-le, traversent avec une glorieuse indifférence une bonne douzaine de nos frontières actuelles. Elles relient des cités, des foyers de création, des maîtres, et non pas des nations. Ce que l’on nomme parfois, pendant la Renaissance, la « nation » d’un musicien ou d’un peintre, c’est simplement l’école locale ou régionale dans laquelle il s’est formé.

D’où vient alors cette illusion d’optique, cette croyance si rarement mise en doute depuis un siècle et demi, en l’existence de cultures nationales ? C’est avant tout le fait de la langue qui l’entretient. Quand on dit que les Suisses romands se rattachent à la « culture française », on ne pense qu’à la langue française. Or celle-ci n’est nullement une propriété de la nation française actuelle, à l’ensemble de laquelle elle fut imposée par un décret de François Ier, daté de 1539. On parle encore dans la France d’aujourd’hui sept ou huit langues différentes : l’allemand, le flamand, le breton, le basque, le catalan, le provençal et au moins deux dialectes italiens, pour ne rien dire de l’arabe hier encore. En revanche, on parle français dans des provinces de quatre autres nations. De même, l’allemand ne saurait définir une « culture nationale », étant la langue maternelle de populations qui vivent dans sept ou huit États différents.

Il faut donc commencer par faire violence aux réalités linguistiques si l’on veut les amener à coïncider approximativement avec les frontières d’une de nos nations modernes. Mais il y a plus. La langue ne saurait à elle seule définir une culture : elle n’est guère qu’un des éléments de la culture en général, si [p. 198] essentiel soit-il. Tous les autres : religion, philosophie, morale, beaux-arts, folklore, sciences, technique et architecture, sont largement ou complètement indépendants des langues modernes, et ne sont, de toute évidence, pas réductibles à des cadres nationaux.

« Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » peut donc dire la culture européenne à chacun des vingt-cinq États-nations qui ont découpé et longtemps déchiré le corps de notre continent.

Or il se trouve que les Suisses sont préservés — ou devraient l’être mieux que les autres — de l’illusion des cultures nationales, du seul fait de la composition linguistique de leur État. Ils sont en mesure de savoir mieux que d’autres que la vie culturelle de leurs cités ne dépend pas d’entités nationales en tant que telles, mais se rattache directement au complexe culturel européen ; de même que les villes libres du Moyen Âge et les trois cantons primitifs furent déclarés « immédiats à l’Empire », et c’était là franchise et garantie de liberté contre les princes de l’époque, — nous dirions aujourd’hui : contre les États-nations.

La véritable unité de base de la culture étant de la sorte identifiée, la question qui se pose est de savoir comment certaines cités ou certaines régions parviennent alors à se différencier, à s’individualiser sur ce fond commun.

Si je cherche pourquoi et en quoi les Suisses romands, par exemple, se différencient de leurs voisins français — ou en tout cas du stéréotype de la culture française — bien que parlant (à peu près) la même langue, je trouve ceci :

1° La culture, dans nos cantons, n’est pas liée à l’État, et n’a jamais été un moyen de puissance de l’État87 ;

[p. 199] 2° La culture vit chez nous dans de petits compartiments naturels ou historiques — cité de Genève, pays de Vaud, Neuchâtel ou La Chaux-de-Fonds, Jura bernois, Fribourg, moitié francophone du Valais —, qui n’ont jamais été unifiés, uniformisés par un pouvoir central, comme ce fut le cas des provinces françaises, sous plusieurs régimes ;

3° Nous sommes de vieilles républiques fondées sur une large autonomie des communes ;

4° Le protestantisme est majoritaire en Suisse romande ; il a déterminé une grande partie de nos mœurs, notre exigeant souci moral et notre méfiance pour les cérémonies, — à moins que son adoption n’ait résulté de notre tempérament particulier, mais cela revient au même ;

5° Nous ne sommes pas seulement voisins du monde germanique : nous sommes en osmose avec lui, bien davantage que beaucoup d’entre nous n’en ont conscience ou ne voudraient l’admettre.

D’où résulte qu’un Suisse romand — et tout ce que je viens de dire, mutatis mutandis, vaut aussi pour le Suisse alémanique par rapport à l’Allemagne — dépend de plusieurs entités indépendantes et d’ordres divers, les unes plus petites que la Suisse et les autres beaucoup plus vastes. Par ses allégeances civiques, il se rattache à sa commune, à son canton, et à la Confédération ; par son allégeance religieuse, à la Réforme ou à l’Église catholique, qui sont mondiales ; par sa langue, au domaine français ; par sa culture enfin, aux sources variées de l’Europe antique, médiévale et moderne. Autant de réalités ou d’entités qui n’ont pas les mêmes frontières, qui ne se couvrent que très partiellement, et qui permettent un très grand nombre de combinaisons originales. On ne saurait être moins conforme aux devises des États totalitaires. On ne saurait être plus libre de se choisir, j’entends de se faire homme à sa manière, et non point à celle de l’État.

[p. 200] D’où la densité culturelle de ce petit coin de pays, — éducation aux trois degrés, lettres et arts, sciences et techniques. Densité sans nul doute supérieure à celle d’une tranche quelconque d’un million et demi d’habitants, choisie dans l’une des grandes nations voisines. Et ce n’est pas un éloge de la petitesse en soi, ni des petites dimensions matérielles ou morales, mais au contraire de la pluralité des dimensions et de la variété des allégeances possibles, les unes locales ou régionales et les autres universelles, telles que le fédéralisme les implique et permet de les composer.

Il est vrai que ce régime peut conduire moralement à la médiocrité dorée, politiquement au neutralisme de l’autruche, et dans le domaine culturel à préférer les moyennes rassurantes aux œuvres fortes. Offrant un jeu de petites et de grandes dimensions à composer diversement, il satisfait trop facilement, dit-on, ceux qui choisissent de s’installer dans les petites. Mais la plupart des hommes veulent, et méritent sans doute, la sécurité avant tout. Ce phénomène n’est pas particulier à la Suisse, mais peut-être les Suisses moyens trouvent-ils dans les structures fédérales de leur pays une protection plus efficace de leur vie culturelle et civique, comme de leur paix. On voit mal ce qu’ils gagneraient à échanger cette paix — que l’on jalouse parfois, tout en la couvrant de sarcasmes — contre les régimes prestigieux, épris de grandeur et d’idéologies, et qui aboutissent périodiquement à faire tuer des millions d’hommes au nom de principes réputés immortels ou « millénaires » mais que les générations suivantes récusent.

Quant à ceux qui assument leurs plus grandes dimensions, on admettra qu’un régime pluraliste leur ouvre de belles perspectives : qu’ils y entrent et qu’ils les explorent, ils s’y sentiront vite chez eux, sans avoir à renier leur clocher. Définition de la liberté fédéraliste : le droit d’appartenir à plusieurs clubs.

Nos meilleurs écrivains de Suisse romande (pour ne prendre que cet exemple, qui est le plus délicat, étant lié à la langue, laquelle ne pose pas de problèmes pour le savant, l’architecte ou [p. 201] le musicien) ont été nos meilleurs Européens ; de Rousseau à Gonzague de Reynold, en passant par le groupe de Coppet dans le passé, et de nos jours par un Robert de Traz, ou un Charles-Albert Cingria, Européens de conviction sans doute et souhaitant l’union du continent, mais plus authentiquement encore : dans la mesure où ils puisaient naturellement aux sources les plus variées de notre culture commune, germaniques et anglo-saxonnes autant que françaises et latines.

Et si l’on cite C. F. Ramuz contre ma thèse, faut-il rappeler que ce grand écrivain s’est formé à l’école de Paris, mais aussi à l’école de Cézanne, puis des romanciers russes, enfin de Goethe ? Il se voulait un pur Vaudois, séparatiste. (Car c’était là le véritable sens de son fédéralisme étroit.) Cette erreur l’a peut-être soutenu en tant qu’artiste, comme il arrive ; elle n’en fut pas moins responsable de certaines limitations de son œuvre.