La peinture : de Nicolas Manuel à Paul Klee

Elle prend en Suisse un beau départ avec Holbein et l’école rhénane, centrée sur Bâle. Voici comment je l’ai découverte, au mois de mars 1940, étant alors mobilisé à Berne. C’était encore la « drôle de guerre » : la plupart se refusaient à croire au pire, qui menaçait à bout portant, et la neutralité nous obligeait à ne pas dire un mot plus haut que l’autre. Une exposition de peintres suisses au xvie siècle me fit écrire sur le plus grand d’entre eux — l’homme au poignard enguirlandé — les pages qui suivent.

Oui, je veux opposer la Suisse de Manuel à l’Helvétie des manuels ! Et qu’importe le calembour, s’il fait hésiter les corrects dans un pays trop ajusté.

Ah ! Nicolas Manuel Deutsch, on ne s’embêtait pas de ton temps ! On allait faire la guerre en Italie pour le plaisir d’un [p. 206] sang violent, et quand les lansquenets trichaient au jeu mortel, quand les canons détruisaient l’art des armes, on rentrait écœuré mais libre, et l’on exhalait sa colère dans un chant débordant d’injures : « Tu mens plus largement que ta gueule n’est fendue !… Tu t’es creusé un trou en terre comme un cochon dans son fumier !… O toi mon doux petit faiseur de rimes, je te tire une crotte sur le nez, trois dans la barbe »88 Mais nous voici mieux muselés que ces ours du duc de Milan ramenés en laisse, après Novare, par-dessus les Alpes, jusqu’à Berne. Quant à quitter la guerre il n’y faut plus songer, ce serait quitter du même pas la planète…

Un vers du temps — d’un peu plus tard, sans doute, mais c’est encore le même rythme de vie — vient mêler sa guirlande à mes images, comme la devise du tableau, tandis que je songe à la vie de Nicolas Manuel Deutsch. C’est un autre guerrier qui parle en ses Tragiques d’une nuit

Où l’Amour et la Mort troquèrent de flambeaux.

Par le pinceau, par l’épée et la plume. Manuel n’a cessé de provoquer la mort. Dans toute son œuvre, au cœur de son lyrisme, elle tient le lieu de la passion d’amour, et c’est elle qu’il invite à la danse avec une fougue adolescente, une peur naïve, un courage chrétien. Mort des martyrs et mort bourgeoise, mort soldatesque et mort de carnaval, vierge, paysanne ou fille à lansquenets, c’est toujours elle qui le rejoint ou qu’il poursuit dans les métamorphoses de sa vie : toujours vêtue aux couleurs de sa fièvre et de sa nouvelle aventure.

Pourquoi les hommes les plus vivants de cette époque, où la vie s’exaspère, ont-ils fait à la mort, dans leurs rêves, la part [p. 207] que nous fîmes à l’amour ? Urs Graf, Holbein, Grünewald et tant d’autres, connus ou anonymes, dira-t-on que ce fut leur romantisme ? Mais non, le romantisme est littéraire, et ces hommes ont le regard net, accoutumé à taxer le réel avec une dure exactitude : face au danger. Leur Suisse est au sommet de son élan vers la conquête et la richesse, au comble de sa gloire et de son risque. Elle n’a jamais été moins neutre, moins confinée dans ses moyennes, ni moins en garde contre les tentations de la grandeur. Elle est sérieuse parce qu’elle est menacée et menaçante ; parce qu’elle est tout le contraire d’un pays « d’assurés ». Sérieuse et impétueuse comme ceux qui savent que la vie n’est pas le but de la vie, qu’elle ne mérite pas de majuscule, et qu’elle est quelque chose qui doit brûler, flamber, et non pas rapporter du trois pour cent. Sérieuse comme ce qui compte avec la mort, comme ce qui compte avec l’esprit, — avec la profondeur et la hauteur sans quoi toute vie demeure plate et basse.

Quanto bella giovinezza
Che si fugge tuttavia !
Chi vuol esser lieto, sia !
Di doman non c’è certezza.

Ainsi chantait Laurent le Magnifique. Manuel et ses contemporains savent et disent à leur manière que « de demain rien n’est certain ». Mais ce qu’ils sentent menacé, ce n’est point la jeunesse et l’amour, je ne sais quel printemps platonicien, c’est la vie savoureuse et forte qui figure à leurs yeux le train normal de l’homme. Leur œuvre illustre la vision de l’Ecclésiaste, ce grand maître du vrai réalisme : « Jette ton pain sur la face des eaux, car avec le temps tu le retrouveras : donnes-en une part à sept, et même à huit, car tu ne sais pas quel malheur peut arriver sur la terre. » Le secret de la vie généreuse est la conscience de sa brève vanité.

Dix-huit siècles de chrétienté ont prêché sur le thème du memento mori, mais nous préférons aujourd’hui l’éloge de la [p. 208] vie au grand air. Et tout se passe comme si le souci de l’hygiène et celui de l’épargne dans tous les domaines tuaient en nous le sens métaphysique.

Sobre dans la plus libre fantaisie, mais énergique : je ne cesse d’admirer chez Manuel la plupart des vertus qui nous manquent. Böcklin manque de sobriété, Hodler aussi. D’où l’espèce de niaiserie qui affecte essentiellement les solennelles démonstrations d’art du premier, le gigantesque méthodique du second. Et quant à l’élégance dans le style énergique, ou au contraire à l’énergie dans la libre invention lyrique, ce sont là des secrets spirituels dont la plupart des artistes modernes paraissent ignorer même l’existence, soit qu’ils rêvassent dans la couleur ou cernent brutalement des figures sans mystère.

Manuel est un nerveux, mais de ferme écriture : un imaginatif, mais sans excitation ; un homme qui prend les choses telles qu’elles sont, ni vulgaires, ni belles en soi, mais les compose avec une liberté puissamment significative. Le sens des fins dernières et une facture, ce qu’il faut pour faire du grand art, pour composer des hommes et des paysages dans une architecture théologique, c’est à peu près ce que nous avons perdu par une longue suite de « libérations » qui ne laissent enfin subsister que la plus discutable envie de peindre…

Son réalisme ne fait pas d’histoires, parce qu’il n’est pas une polémique, mais une acceptation des choses, à toutes fins utiles ou spirituelles, à la volée d’une imagination qui se soucie d’abord de composer. Entre une épaule et une arcade, vous découvrez un lac entouré de cultures, de beaux champs gras, des laboureurs et des bateaux, toute une nature à la mesure de l’homme, portant les marques de l’usage, et dominée par quelques Alpes qui sont des vagues à peine figées dans leur élan. Une Suisse réelle, et non pas un décor : non pas un état d’âme vaporeux, comme les idylles du xviiie siècle, non pas l’opéra romantique, bien moins encore ces planches de minéralogie que nous bariolent les peintres d’Alpe. Ce qu’il peint, lui, c’est [p. 209] la terre des hommes, vue par les yeux de qui l’habite et l’utilise, et non point des « paysages » ou des « vues » que l’« Art » dissout en impressions, et que la photo durcit et fixe comme nul regard vivant n’a jamais rien perçu.

Mais je m’attarde à ces tableaux, et Manuel n’est pas un « artiste » au sens moderne et bien suspect du terme. Un beau jour, fatigué de signer d’un poignard ses tumultueuses compositions, il se joint aux guerriers du chevalier de Stein, va combattre à Novare et pille la cité, assiste à la défaite de la Bicoque, crie son indignation dans un furieux poème, et s’en revient à Berne pour y faire la Réforme. Il écrira d’abord des jeux de carnaval qui sont en vérité bien plus que des satires « contre le pape et sa séquelle » : des catéchismes illustrés, tout comme sa Danse des Morts en était un. Le premier jeu se termine sur ce vers :

Amen. Scellé avec le poignard suisse.89

Et voilà qui résume toute sa vie. Car ce poignard, c’était déjà celui qu’il joignait à son monogramme, enguirlandé au coin de ses tableaux ; arme réelle du guerrier suisse, signe des vieilles libertés ; et maintenant sceau des poèmes qu’il dédie « à la gloire de Dieu ».

Quand on dit chez nous de quelqu’un « qu’il a fait un peu tous les métiers », ce n’est pas un éloge, il s’en faut, c’est plutôt une manière de lui refuser cette considération bourgeoise qui s’attache aux carrières monotones. Mais la grandeur d’un Manuel, et de plusieurs à son époque, est d’avoir su conduire leur vie vers un but qui transcende toutes nos activités. Fougueux et appliqué dans sa peinture, Manuel n’hésite pas un instant à planter là pinceaux et chevalet lorsque, ayant dominé son art, il entrevoit une action plus urgente. Poète satirique ou guerrier, [p. 210] architecte ou négociateur, à quelle passion maîtresse ordonna-t-il sa vie ? Peut-être à la recréation d’une unité de rythme et de vision au sein d’un monde qui perdait ses mesures. Et quand le lieu du grand débat devient enfin l’Église et sa réforme, courant toujours au plus pressé, au plus vivant, Manuel se fait théologien ; puis, après la victoire, homme d’État.

Je vois ainsi l’unité de sa vie dans la recherche d’une forme et d’un sens. Si l’art n’y suffit pas, c’est que le mal est profond : d’où la nécessité d’agir sur la cité. Si la cité n’a plus de vraies mesures, c’est l’Église qui doit les refaire. Qu’elle s’y refuse, il faut la réformer. Après quoi l’on pourra rebâtir un État…

La sagesse des manuels a le don de stériliser d’un seul mot l’exemple d’une vie trop ardente : « romantique » ou « aventurier » ou mieux encore « homme de la Renaissance ». Rappelons alors que ce guerrier fut bon époux, et bon père de six enfants ; que cet artiste, l’un des plus grands de son pays, fut aussi le plus raisonnable parmi les chefs de la Réformation. L’année même où pour divertir Zwingli et ses savants collègues il leur envoie le manuscrit d’une satire contre la messe, on vante à Berne la modération de ses discours lors des débats de religion. Ce dernier trait achève de peindre le sérieux de ce fantastique. Mais je m’aperçois un peu tard que j’oubliais de citer sa devise, inscrite au coin de quelques-uns de ses dessins : NKAW, ce qui veut dire : « Personne ne peut tout savoir » (Nieman kan ails wüssen, dans l’allemand du temps). Comme pour s’excuser, comme s’il croyait au fond qu’on devrait tout savoir, et que pourtant… C’est la passion de la Renaissance, si l’on veut. Je crois plutôt que c’est encore l’angoisse avide d’une unité de sens spirituel, inaccessible à tout « savoir » aussi vaste qu’on l’imagine.

Le 21 mars 1530, Manuel parut pour la dernière fois à la Diète de Baden. Du 1er au 12 avril, il assiste chaque jour aux séances du Conseil de Berne. Le 16, on signale son absence. Le 18, on le confirme dans sa charge de banneret. Le 20 avril, il n’est plus. « Pareil au cierge qui se consume d’autant plus vite [p. 211] qu’il a mieux éclairé — écrit un chroniqueur du temps — notre banneret Manuel apparut parmi nous comme un flambeau brûlant et éclatant. Survint alors la maladie qui nous l’arrache dans sa quarante-sixième année. »

Le seul autoportrait qui subsiste de lui nous le montre à la fin de sa vie : un regard doux et perspicace, un visage aigu de malade, peint avec la véracité d’un homme qui sait exactement ce que vaut une vie d’homme devant Dieu.

Conrad Witz peint un Christ vêtu de rouge marchant sur les eaux vertes et transparentes de la rade de Genève, vers une barque chargée d’apostoliques pêcheurs. Paysage de Préalpes dans le fond. C’est le plus beau tableau peint en Suisse et aussi le plus ancien, de ceux qui comptent. Urs Graf dessine des guerriers empanachés, sauvages et carrément obscènes, qu’il entoure parfois de graphismes baroques d’une extrême élégance nerveuse. Hans Baldung Grien, Hans Leu, Hans Fries, réalistes du rêve eux aussi, bons artisans mais d’imagination surexcitée. Max Ernst m’a dit un jour que c’étaient ses vrais maîtres.

Après eux, plus rien pour longtemps, jusqu’à Liotard au xviiie à Genève : petit maître précis, gracieux, gentiment sensuel, et qui peint les étoffes comme Chardin les fruits.

J. H. Füssli, jeune disciple de Lavater et de l’École suisse de Bodmer à Zurich, met en peinture le Serment du Grütli, puis émigre à Londres où il dirigera l’Académie royale des Arts. Les Anglais, qui ont fait sa gloire, le nomment Fuseli et le surnomment « the wild Swiss ». On le redécouvre aujourd’hui. Dans ses illustrations des comédies de Shakespeare et du Paradis de Milton (il a pris le parti du diable, comme Blake, Shelley et Bakounine), c’est un peintre de genre fantastique, dont les « sujets » sont pris au rêve. Une sorte de violence, d’emportement, sauve de l’académisme ses compositions traversées de grands gestes obliques. Il fut le premier surréaliste suisse.

[p. 212]Léopold Robert, Neuchâtelois, peint de belles Siciliennes au front grec, à l’œil noir, sur un fond de mer romantique. C’est assez nervalien, et Baudelaire l’aimait. Il s’ôte la vie à quarante ans, amoureux dédaigné de Charlotte Bonaparte.

Arnold Böcklin, Bâlois, fait en peinture de la littérature symboliste. Voilà une gloire — due à l’Allemagne surtout — qui ne me paraît guère récupérable. (Mais « L’Ile des morts » impressionnera longtemps encore l’adolescent qui approche « l’Art ».)

Mais tous ces petits maîtres isolés, délicieux ou extravagants, dont le succès nous est revenu de Paris, de Londres ou de Munich, cela ne fait pas encore une peinture suisse.

Quel est le plus grand poète français ? « Hugo, hélas ! », répondait André Gide. Le plus grand peintre suisse, c’est Ferdinand Hodler90.

Les critiques d’art alémaniques et allemands l’ont égalé naguère à Cézanne, à Van Gogh. Ils ne le diraient plus aujourd’hui. Et les critiques français l’ont ignoré longtemps : je ne sais s’ils répareront jamais cette injustice. Reste qu’il touche les Suisses plus qu’aucun autre peintre, et qu’on le trouve partout dans ce pays, dans les trains et dans les bureaux, dans les salles de conseils d’administration et dans les cafés, sur les billets de banque, les timbres, et tous les calendriers en couleur. Mais dans la nature aussi. Impossible après lui de voir les Alpes comme les voyaient nos romantiques — Calame, Diday, Meuron —, majestueuses et bien composées dans une distance brumeuse rose et dorée. Il nous les montre à bout portant, chaos de surfaces éclatantes et impérieusement stylisées par une sorte de lyrisme de la fatalité qu’eût aimé Nietzsche. (Je pense à quelques admirables lacs de Silvaplana ou de Sils-Maria, lieux où Nietzsche conçut en un éclair l’idée du Retour éternel.) [p. 213] Toute la carrière d’Hodler s’est faite en Suisse, et il a peint la Suisse dans toutes ses dimensions, physiques, humaines, épiques et légendaires. Très suisse aussi par ce style insistant, par cette manière de cerner les objets d’un trait robuste, bleu de Prusse, par cette franchise brutale de la couleur, et enfin par son sens du mythe.

Son Guillaume Tell trapu surgit d’un brouillard blanc qui s’écarte en volutes devant le pas puissant et la large paume dressée du héros à la lourde arbalète. C’est le vrai Tell, archétypique, force têtue sortant de l’espace imaginaire et qui crée du réel en marchant.

Paul Klee : à tous égards, c’est l’antithèse d’Hodler. Petites toiles sans sujet, raffinement des couleurs, beaucoup de bonhomie dans l’approche de l’insolite, une allégresse fantasque dans l’invention, et souvent une sorte de comique déroutant comme l’enfance — c’est le seul trait qui me semble vraiment suisse (j’entends alémanique) dans son art. Pourtant son fils Félix écrivait récemment : « Il faut voir un caprice du destin dans le fait que Klee, si profondément suisse par la langue et l’esprit, ait été le fils d’un Allemand fixé à l’étranger : jamais en effet il ne se sentit d’affinités profondes avec l’Allemagne. »91 Il était né près de Berne (en 1875) d’une mère bâloise. Il y passa toute son enfance et sa jeunesse, puis il fut l’un des fondateurs du Bauhaus et vécut en Allemagne longtemps. Revenu en Suisse en 1933 (arrivée d’Hitler au pouvoir), il fallut, dit son fils, « plusieurs années pour qu’il obtînt une autorisation de résidence, sans laquelle il ne pouvait demander le droit de bourgeoisie. Du fait de la guerre, les demandes de naturalisation étaient examinées beaucoup plus lentement que d’ordinaire. Lorsqu’en mai 1940 mon père fut convoqué à Berne pour donner une signature, son état de santé ne lui permit pas d’entreprendre le voyage — il se trouvait en clinique dans le Tessin. Et c’est [p. 214] ainsi qu’il garda jusqu’à sa mort la nationalité allemande. »

Enfin, un Suisse primitif, Hans Erni, Lucernois de vieille souche mais homme de gauche : plus près de Tell que les conservateurs qui s’en réclament et qui gouvernent ce canton depuis le Moyen Âge. Le type même de l’homo alpinus : des cheveux bouclés de pâtre grec, un front de taurillon d’Uri, le teint brun. Virtuosité du trait qui me rappelle Urs Graf, prédominance du graphisme baroque sur la couleur, rapidité de l’exécution : fresques, affiches, illustrations, et toujours des taureaux, comme à Lascaux : ce plus vieux symbole de l’Europe.