L’architecture : des grands Baroques à Le Corbusier

J’ai mentionné les Tessinois des xvie et xviie siècles : les frères Giovanni et Domenico Fontana, et Carlo Maderno leur neveu, qui terminèrent le dôme et construisirent la nef et la façade de Saint-Pierre de Rome. Un peu plus tard, leur compatriote Francesco Borromini « baroquise » plusieurs grandes églises de Rome, dont Saint-Jean-de-Latran. Rien de suisse dans cette œuvre immense, me dira-t-on : le Tessin n’était à l’époque qu’un bailliage des trois Waldstätten. Oui, mais rien de plus suisse que de bâtir ailleurs, si l’on voit grand.

Il y eut ensuite l’école du Vorarlberg, illustrée par le frère lai Caspar Moosbrugger qui rebâtit dès 1703 l’ensemble majestueux [p. 217] de l’abbaye d’Einsieldeln, « Escorial de la Suisse » et centre alpin de la culture bénédictine.

Le siècle suivant, comme partout, restaure et construit sans créer. Si l’on trouvait un jour un moyen sélectif d’exterminer tout ce qui date du xixe siècle, il n’y aurait presque rien à regretter en Suisse, mais de belles perspectives ouvertes à l’imagination de l’école nouvelle, celle qui prospère de nos jours sur les traces d’un grand aîné.

Charles-Édouard Jeanneret, dit Le Corbusier, est né dans une vallée du Jura neuchâtelois occupée par les deux longs villages de La Chaux-de-Fonds et du Locle, villes aujourd’hui, mais que l’on sent encore nées de grosses fermes et de maisons bourgeoises rectangulaires alignées dans les pâturages à 1000 m. d’altitude. C’est patriarcal et abstrait, très nu, très prosaïque, non dépourvu d’un sombre charme pour certains — Andersen écrivit au Locle La petite Sirène. Des bataillons de sapins noirs montent la garde sur les flancs de la vallée. Vers la fin du xixe siècle, la population est piétiste, austère, cultivée, et déjà socialiste. C’est de là que sont descendues, en 1848, vers Neuchâtel, les colonnes révolutionnaires qui allaient renverser le régime patricien et faire de la principauté un canton suisse. Rencontrant Le Corbusier dans le bureau d’une jeune revue, à Paris, vers 1932, je lui dis que nous étions compatriotes. « Oui, me répondit-il, mais mes ancêtres ont mis les vôtres en prison ! » C’était exact.

Puritain révolutionnaire, Le Corbusier l’est resté toute sa vie dans son style, ses idées et son comportement. Les bourgeois, en Suisse comme ailleurs, aiment le moderne à partir du moment où ils sont sûrs que « ça tiendra ». Ils ont donc laissé leur compatriote travailler à Paris, puis dans le monde entier, avant de lui passer une première commande92 à Zurich, en 1963, et de lui décerner, à Genève, la même année, un titre de docteur honoris [p. 218] causa. Le Corbusier ne veut plus entendre parler d’eux. Il s’est fait citoyen français. Ses rares interviews le révèlent très amer : personne n’a voulu le croire d’abord, et ensuite tout le monde l’a pillé. Une vue plus optimiste lui permettrait de dire, avec moins d’exagération me semble-t-il, que la plupart des bâtiments modernes qu’on ne lui demanda pas de dessiner sont les œuvres de ses disciples, dans le monde entier. Il a construit en France la plus belle église du siècle, Ronchamp ; en Inde une capitale, Chandigarh, et une partie d’Ahmedabad ; au Japon, en Allemagne, à Boston des musées « à croissance continue » ; à Bagdad un énorme stade ; à Brasilia une ambassade, des centres culturels, mais toute cette capitale est inspirée par lui, à travers ses élèves, dont Niemeyer.

Par son dépouillement, sa répugnance aux ornements, sa volonté fonctionnelle, le style Le Corbusier est très conforme à l’idée synthétique que l’on se fait de l’esprit suisse, mais, en fait, il ne ressemble à rien de ce que l’on voit dans ce pays et qui en compose depuis des siècles le décor. Je ne parle pas des cathédrales gothiques et des grandes abbayes romanes ou baroques, mais je passe en revue dans mon souvenir l’extrême variété de nos styles régionaux, ces maisons aux façades entièrement couvertes de fresques, d’allégories et d’armoiries aux couleurs vives, qui donnent une grande animation aux rues de Schaffhouse et d’Appenzell, aux places des bourgs de la Suisse centrale, ces sgraffiti aux larges traits gris et noirs, ou soudain ocre rouge, qui décorent les demeures grisonnes ; ces grands chalets de bois abondamment sculptés et chargés d’inscriptions gothiques du canton de Berne, ces fontaines surmontées de statues peintes, ces arcades, ces enseignes en fer forgé, — toute cette effervescence ornementale qui est l’éternel baroque populaire et qui est le contraire du fonctionnel puritain. Seule, peut-être, l’église de Ronchamp avec ses alvéoles creusés dans le bloc nu à intervalles irréguliers n’est pas sans me rappeler, de loin, le style original des grandes demeures grisonnes, [p. 219] la chesa engiadinana, que l’on pense dérivée du « style du Gothard ».

J’ajoute que toute la Suisse est en train de se couvrir de grands ensembles aux blocs rectangulaires luisants de verre et de métal, d’usines blanches aux creux des collines, et d’églises où le « mystère » gothico-romantique fait place à des abstractions symboliques en pleine lumière.