Littérature en général : de l’helvétisme à Ramuz

L’homo alpinus se distingue dans les manuels de la préhistoire : se distinguera-t-il jamais en littérature ou en art ?

C. F. Ramuz.

Qu’il n’y ait pas de littérature suisse, du seul fait que ses écrivains font partie du domaine allemand, ou du français, ou de l’italien, voilà qui me paraît réjouissant, et qui compense les désavantages culturels d’un trop petit pays. (Rien de plus ennuyeux, avouons-le, que ces littératures nationales à la Herder, célébrées par le xixe siècle, où les vertus patriotiques d’une œuvre priment sur toute autre qualité). Ce qui importe, c’est la densité de création littéraire en Suisse : or je la tiens pour la plus forte de l’Europe.

Le nombre des bons écrivains me paraît correspondre dans l’ensemble à l’importance des trois groupes linguistiques principaux.

Voici la statistique des langues parlées par la population résidente de la Suisse (étrangers compris)94 : [p. 225]

Allemand Français Italien Rhéto-romanche Autres langues
1880 71,3 % 21,4 % 5,7 % 1,4 % 0,2 %
1920 70,9 % 21,3 % 6,1 % 1,1 % 0,6 %
1960 69,3 % 18,9 % 9,5 % 0,9 % 1,4 %

Donc, en dépit du brassage constant des populations cantonales et de l’afflux des étrangers, une stabilité remarquable caractérise globalement l’état linguistique de la Suisse.

Cependant, de grandes différences se manifestent à l’examen des œuvres dans le statut des trois langues principales par rapport aux littératures dont elles sont parties intégrantes. Ici, la quantité joue un rôle indéniable.

L’Alémanie, avec ses quelque 4 ½ millions d’habitants contre 1 ½ millions de Latins et divisés en trois espèces de langues, forme, seule de nos trois régions, un public suffisant pour des éditeurs et des revues. Et elle bénéficie du fait que l’allemand n’est pas une langue centralisée et réglée par décrets de l’État, comme en France95 : chaque province du domaine germanique parle un allemand à elle, et qui est « le bon » pour elle, sans éprouver le besoin qu’il soit aussi « le vrai » une fois pour toutes et pour toutes les autres. L’écrivain suisse alémanique n’est pas le cousin provincial de celui de Berlin ou de Vienne. L’école suisse de Bodmer et sa prédominance pendant une bonne partie du xviiie siècle ne fut nullement un phénomène bizarre comme l’eût été dans le domaine français une école suisse centrée sur Genève ou Lausanne, dont le Coppet de Mme de Staël donna seul une idée fugitive. Certes, l’écrivain de Schwyz, de Bâle ou de Glaris, quand il publie, doit écrire [p. 226] une langue qui n’est pas son dialecte, mais qui est un « allemand écrit » (Schriftdeutsch). Cependant, il pense et il parle dans une langue quotidienne dont il est sûr, qui est celle des siens, qui est la sienne, et qu’il possède autant qu’il se possède. Le cas du Suisse romand est différent. Il écrit lui aussi dans une langue convenue, la langue de la littérature française, qui se distingue depuis des siècles de celle de l’usage quotidien ; mais il n’a pas, dans cet usage, la robuste franchise de son voisin. Il ne parle pas un dialecte bien coloré et plein de rythmes expressifs, il parle plutôt mal un français très courant. Il n’y a pas lieu de déplorer ses helvétismes ou celtismes parfois savoureux, ni ses fautes (pas plus nombreuses que celles des Parisiens, mais faites à d’autres endroits) ni son accent (qui est dur et sec à Neuchâtel, aimable dans le pays de Vaud, plutôt vulgaire à Genève) mais sa « conscience malheureuse » du langage, qui l’empêche de finir ses phrases, et qui explique sans le justifier le style de ses journaux et de leurs titres. Franck Jotterand fait parfois dans la Gazette littéraire une amusante chronique du « suissois » ou « frallemand » dont les lignes suivantes donnent le ton : « Écoutez une conversation au hasard, en Suisse romande. Notre « pensée » se trouve souvent réduite à l’état de velléités, de morceaux informes, d’entreprises inachevées, comme si des frontières cantonales établissaient des barrières entre les divers membres d’une proposition. « Ouais, enfin… tu comprends ? » On se quitte sans s’être compris. Deux rêvasseries se sont traversées sans se voir. »

J’ai toujours détesté la qualification d’écrivain « d’expression française » accolée aux auteurs nés en Suisse romande. On dirait qu’il s’agit d’une espèce d’animaux qui normalement penseraient et communiqueraient entre eux à l’aide d’une hypothétique langue suisse, mais choisiraient de s’exprimer en français quand ils écrivent un texte à publier. Personne en revanche n’aurait l’idée de parler en Allemagne d’un écrivain suisse d’expression allemande. Mais pour vexante qu’elle soit, la discrimination n’est pas toujours injustifiée…

[p. 227] De cette difficulté, non d’être mais de dire, C. F. Ramuz voulut tirer vertu. Son esthétique de la rugosité, de la lenteur, de la chose brute et qui résiste, finalement de l’élémentaire considéré comme le plus vrai, me paraît beaucoup moins « paysanne » qu’on ne l’a dit. Bien sûr, il tente de la déduire de sa terre vaudoise et des rythmes qu’elle impose au vigneron travaillant sur les terrasses de Lavaux : « D’où cette démarche qu’ils ont ; d’où encore la nécessité quelquefois de refaire son pas, parce que la pente vous porte en arrière, parce qu’on l’a mal calculé, et il faut d’abord qu’on le corrige. » Et Ramuz ajoute : « C’est comme moi. » Mais le défaut de liberté d’expression du Romand a certainement d’autres motifs : il frappe bien davantage chez le bourgeois que chez le paysan vaudois. Il traduit surtout à mon sens une certaine attitude morale qui préfère la conduite « correcte » à la spontanéité, qui substitue le conforme à l’authentique toujours un peu bizarre, qui se méfie profondément du beau parleur et soupçonne d’insincérité tout discours simplement aisé et délié, et qui enfin, à force d’inculquer les vertus « fédérales » de sérieux, de solidité, de tolérance et de neutralité, en vient à déprimer l’élan verbal, le sens du jeu verbal, gratuit et inventif, mais aussi cet esprit de décision intime faute duquel la phrase s’embarrasse et l’élocution s’alourdit. L’école primaire entretient ces vertus96 et Ramuz n’a cessé de la blâmer : « Car le phénomène de l’art est un phénomène d’incarnation (ce que l’école ne comprend pas). » Loin de demander qu’un bon enseignement de la rhétorique, à la française, délie les langues et les esprits, loin de se mettre à l’école de Paris — où il a si longtemps vécu et qu’il a aimé —, on dirait qu’il décide de faire un style de ce qui n’est qu’embarras de langage pour la plupart de ses compatriotes. Ce [p. 228] n’est pas au-delà de la plate correction scolaire, dans un usage plus libre ou insolite de la langue littéraire qu’il va chercher sa formule d’écriture, mais en deçà. À l’économie tatillonne du verbe, il n’opposera pas la verve ou l’invention baroque, mais au contraire une volonté de dénuement. Et de cette attitude (non exempte d’une espèce de masochisme) il va tirer toute une morale — volonté de retour au concret, à l’élément brut, aux formes nues, aux mythes primitifs, à la matière. « Je ne distingue l’être qu’aux racines de l’élémentaire », écrit-il dans Six Cahiers, ou encore :

« Authenticité, réalité, vérité, matière : autant de synonymes ou presque… »

Cette esthétique de la chose brute et lourde, substituée au concept trop maniable, correspond à une éthique de l’effort contre la pente :

Certains hommes tiennent pour un gain tout ce qui leur rapporte une facilité ; moi je ne tiens pour un gain que ce qui m’apporte un exemple. J’ai la haine du confort. J’aime que les choses vous résistent et vous contredisent, comme par exemple un feu de bois vert qu’on s’ingénie à allumer dans une cheminée qui tire mal. J’aime les choses qui sont à leur façon tandis que je suis à la mienne.97

On sent bien que tout cela est écrit contre une certaine idée de l’esprit suisse : moralisant et conformiste, préoccupé de confort et de correction, à la fois sentimental dans son naturisme et peu naturel dans l’expression de ses sentiments. Ramuz refuse la Suisse fédérale, officielle, et choisit de n’être que vaudois ou rhodanien. Sollicité de s’exprimer sur ce pays pour un numéro spécial de la revue Esprit que je prépare en 1937, il m’écrit :

C’est une accablante entreprise que d’expliquer un peuple, surtout quand il n’existe pas… Il faut le dire : les « Suisses » (si le mot a quelque sens, et j’entends seulement [p. 229] désigner par là l’ensemble des individus qui appartiennent politiquement à la Suisse) sont sans doute proprets, soigneux, consciencieux, mais c’est aussi qu’ils sont mesquins. Ils sont actifs, mais au-dedans de leur territoire, ils se replient sur eux-mêmes par souci de leur tranquillité… Riches par en bas, pauvres par en haut, les « Suisses » (s’ils existent) seraient de braves gens qui ne s’occuperaient pas d’autrui, à seule fin d’éviter qu’autrui ne s’occupe d’eux… Nous qui en sommes, nous savons bien que nous ne sommes pas « Suisses », mais Neuchâtelois, comme vous, ou Vaudois, comme moi, ou Valaisans, ou Zurichois, c’est-à-dire des ressortissants de petits pays véritables pourvus de toute espèce de caractéristiques authentiques… Ici, en Suisse, il n’y a que les boîtes aux lettres et l’uniforme de nos milices qui présentent quelque uniformité.98

Il eût été facile de lui répondre : si les Suisses n’existent pas, s’il n’y a que des Vaudois, des Bernois, des Uranais, qui donc est « mesquin », « soigneux et propret », en Suisse ? Qui donc est « pauvre par en haut » ou incapable de s’exprimer ? Ramuz nomme « suisses » tous les défauts qu’il voit chez les gens de son canton, et « Vaudois, Bernois, Uranais » tout ce qu’il voit de bon chez les Suisses. Cette version bougonne du fédéralisme implique tout de même ce régime, et Ramuz eût fini par l’admettre, devant trois « décis » de vin blanc, riant sous sa moustache, qui était très forte et noire et cachait son humour.

Car Ramuz, antisuisse, est plus suisse que nature dans sa philosophie et dans son art. À la dégradation des valeurs spécifiques de sa race, il n’oppose pas un système de valeurs différentes, empruntées ailleurs ; il redescend aux origines. Au matérialisme, il oppose le goût de la matière ; au terre-à-terre des préoccupations bourgeoises, le sens poétique de la terre ; à la lourdeur d’esprit, le poids des choses, la « gravité » ; et aux clichés du réalisme, la découverte difficile de l’authentique.

[p. 230] S’il y eut jamais une esthétique suisse, c’est dans Ramuz qu’on la trouvera.

Longtemps méconnu par les siens, auxquels il répétait : « N’imitez point Paris ! », Ramuz ne se vit accepté qu’une fois sa gloire faite à Paris. Mais bien avant cet ironique retour des choses, il avait su créer autour de lui tout un pays, plus vrai que ne le croyait son peuple, une commune d’artistes avec ses clans, ses partis et ses brouilles féroces, très riche en œuvres.

La venue de Stravinsky dans ce milieu féconda l’œuvre brève et forte qui l’exprime de la plus mémorable manière : c’est l’Histoire du Soldat, composée et jouée en 1918. La prose raboteuse et rythmée de Ramuz, les mélodies brisées et la percussion diabolique de Stravinsky, les décors de René Auberjonois, maître raffiné du naïf, la direction d’Ernest Ansermet qui venait de se révéler comme chef d’orchestre des ballets de Diaghilev, les moyens de fortune rassemblés pour une exécution par des amateurs fervents et ingénieux, tout concourut à faire de ce petit drame pour tréteaux volants une des incontestables réussites de l’art total — musique, peinture, poésie, danse — à la fois populaire et d’allègre avant-garde. Qu’il ait fallu l’intervention d’un Russe pour qu’enfin se révèle un style original qui avait toujours manqué au Pays de Vaud, voilà qui me paraît illustrer avec une rare simplicité l’une des lois de l’invention dans les arts et les sciences : Tout ce qui n’est pas répétition dans la culture naît d’une graine ailée dans un terrain propice, dont se révèlent alors seulement les vraies richesses. Saint-Pétersbourg est née d’architectes tessinois, comme Prague de maîtres bavarois, et l’école d’Avignon de peintres italiens, l’opéra français de Lully, et ainsi de suite à l’infini.

À Genève, Stravinsky n’eût rien fait naître, et il n’eût pas trouvé ce contact avec la terre, toujours un peu païenne, qui lui permit d’écrire Noces dans le même temps que l’Histoire du Soldat. C’est que Genève s’était « révélée » dès longtemps au contact d’un génie étranger lui aussi : celui de Calvin le Picard. Genève est bien moins un pays qu’un carrefour, un lieu de [p. 231] rencontre et un foyer de rayonnement. Les Russes qui ont choisi d’habiter cette ville n’y ont pas écrit de la musique ni des romans, mais des manifestes politiques : ainsi Lénine. Mais Dostoïevski l’a détestée : « Tout ici est hideux, putréfié, hors de prix. » En 1868, il a fait inscrire à l’état civil genevois la naissance (puis la mort après trois mois) de Sophie, « fille de Théodore von Dostoïevski, officier en retraite, âgé de 45 ans ». L’un des premiers incidents qui l’a frappé, c’est un attroupement autour d’un homme étrangement vêtu : Giuseppe Garibaldi haranguant les passants. Il va l’entendre au Congrès de la paix. « Impossible, écrit-il, d’imaginer ce que ces messieurs les socialistes et révolutionnaires — que je voyais pour la première fois en chair et en os et non dans les livres — ont pu débiter comme mensonges à cinq-mille auditeurs. » (Écœuré, il ira jouer au casino de Saxon, en Valais, et quittera Genève, ruiné une fois de plus.) Cette rencontre est typique de cette ville, ou pendant ce temps Amiel dans l’ombre écrivait sa vie intérieure. (Et Tolstoï fera du Journal l’un de ses livres de chevet.)

La littérature à Genève est en marge de la vie de la cité telle qu’on la voit du monde entier. Discrète, sentimentale, fantaisiste, dans la tradition des romans et nouvelles de Rodolphe Töpffer et de Philippe Monnier — si contraire à l’idée convenue de l’austérité calviniste —, elle est liée à la nature humanisée, aux « campagnes » qui entourent la ville, au lac animé des beaux jours reflétant les coteaux de Cologny, et aux tourments du cœur en tous ses âges, beaucoup plus qu’à l’intrigue sociale ; et jamais à l’agitation des grandes journées de la vie internationale99.

[p. 232] C’est dans le roman, pourtant, que l’on pourra distinguer les éléments, sinon d’une « culture suisse », du moins d’une attitude d’esprit qui fut longtemps commune aux créateurs issus de nos divers cantons. La Nouvelle Héloïse, premier roman suisse, Léonard et Gertrude de Pestalozzi, Adolphe, Henri le Vert de Gottfried Keller, les Uli et L’Araignée noire de Jérémias Gotthelf, Imago de Spitteler et les romans romands, jusqu’à Ramuz, se distinguent des romans français, anglais ou russes des mêmes époques par la gravité du propos, le dédain de l’invention romanesque, la rareté ou l’absence de situations extrêmes ou perverses, et l’intérêt presque exclusif porté au drame moral (même en amour) et à la formation de la personnalité. Le sentiment de la nature toujours présente, mélancolique, maternelle ou menaçante, y tient la place de l’inquiétude métaphysique chez un Dostoïevski ou un Kafka, des passions dévastatrices chez les Brontë et chez Thomas Hardy, ou de l’arrière-plan de fanatique compétition sociale chez un Balzac, un Stendhal ou un Proust. Ces traits de discrétion sont protestants, peut-être ? Mais le goût de la mesure, de l’intériorité, du réalisme mitigé et de la psychologie moyenne expriment surtout les conditions dictées par les petites dimensions du pays et des communautés diverses qui s’y côtoient.

Il n’est pas sûr d’ailleurs que cette tradition suisse ait un avenir. J’en vois peu de repousses chez nos plus jeunes auteurs. Le roman, remis en question avec les modes de vie qu’il exprimait, fait place à d’autres formes de création écrite.

En Suisse romande, Genève mène le jeu. L’ouvrage classique de Marcel Raymond sur la poésie moderne, De Baudelaire au surréalisme, a fondé cette école qu’on nomme déjà « l’école de Genève », dont Jean Starobinski porte au loin le prestige. La Suisse alémanique, plus engagée, nous donne un pamphlétaire-poète en la personne du pasteur Kurt Marti, et de jeunes conteurs contestataires, tels que Walter Diggelmann et le subtil Peter Bichsel.