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« Tout Suisse est pédagogue »

Le souci éducatif est diffus dans toute l’atmosphère suisse, famille, sociétés, syndicats, armée, écoles. « Tout Suisse est pédagogue », répètent les auteurs suisses. Et cela s’explique aisément, sinon par une cause unique.

Dans un petit pays composé de vingt-cinq patries minuscules, la tolérance est une nécessité vitale. Mais s’il n’est pas question d’éliminer le voisin qui diffère par la langue ou la foi, on se rattrape sur le frère et l’ami. Faute de pouvoir se livrer comme leurs ancêtres à une lutte ouverte de principes et de convictions, les Suisses se bornent à un échange insistant de bons conseils, d’avis moraux, de recettes d’hygiène et d’admonestations religieuses. Le civisme helvétique de nos jours repose essentiellement sur cette propension à l’éducation mutuelle, qui semble assez typique des pays dominés par l’influence protestante. Aux petites dimensions des communautés, il convient d’ajouter un second facteur de didactisme : le goût de la technique, l’orgueil du savoir-faire. On a vu que les données naturelles du pays exigeaient de ses habitants une ingéniosité peu commune dans la mise en œuvre la plus efficace de ce qu’ils arrivent à se procurer. Or le tour de main, le métier, est une affaire de tradition, de transmission de père en fils, de maître d’atelier en apprenti : il est fait de mille conseils et d’exemples pratiques.

Ces dispositions psychologiques, innées ou acquises, ont produit deux attitudes humaines assez différentes dans le domaine de l’éducation et de la pédagogie.

La première est celle qui régit l’enseignement primaire. Elle pourrait être caractérisée par les traits suivants : un égalitarisme à base de méfiance pour tout ce qui dépasse l’ordinaire et menace de déranger l’alignement ; la volonté de rejoindre lentement des moyennes, plutôt que de pousser quelques [p. 255] individus117 ; un respect de la discipline qui tourne au fétichisme quand on l’élève au rang de vertu civique, ou qu’on lui confère un mérite vaguement réminiscent de valeurs religieuses, d’ailleurs vidées de leur sens originel. Certes, Calvin disait déjà : « La république est au collège. » Mais son collège était une école du chrétien, sa discipline celle de la Vérité, à la fois transcendante et révélée. L’école primaire n’est plus guère inspirée que par quelques principes de « bonne conduite ». Et elle se borne à inculquer des « connaissances » conventionnelles.

J’ai débuté dans la littérature engagée — bien avant d’avoir inventé cette expression — par un pamphlet contre l’école primaire : Les Méfaits de l’instruction publique118, dont le premier chapitre, souvenirs d’élève, s’intitulait simplement « Mes Prisons ». Je dénonçais le régime qui fait de l’instituteur un bon élève prolongé, jamais sorti de l’école pour vivre un peu ; l’horaire des leçons ; la conception pénitentiaire des disciplines imposées : « L’École veut que partout la valeur cède le pas à la règle » ; les intentions politiques de la méthode : « La machine scolaire dévore des enfants tout vifs et rend des citoyens à l’œil torve » ; le lavage de cerveau des petits d’homme : « Regardez un écolier préparer ses devoirs : il apprend les questions aussi bien que les réponses. J’avoue que je trouve ça très fort : obtenir un conformisme de la curiosité. » Je demandais que l’on remplace l’enseignement primaire par une espèce de yoga, d’entraînement des facultés volontaires, imaginatives, physiques et poétiques.

[p. 256] Je proposais une instruction non pas même privée mais secrète. Je nageais en pleine utopie, je le savais, et j’écrivais de l’utopiste : « Sans lui, l’humanité s’avachirait totalement. Mais il est dans l’ordre qu’elle beugle longuement tout en le suivant. » Il est certain qu’on ne m’a pas suivi, et donc probable que l’école primaire, en Suisse comme ailleurs, en est restée — dans son esprit sinon dans ses méthodes résolument progressistes — au point que je marquais.

Dès 1897, à l’aula de l’Université de Genève, Théodore Flournoy n’avait pas craint de déclarer : « Nous aurions cherché un moyen d’abrutir nos enfants que nous n’aurions pas pu trouver quelque chose qui répondît mieux à ce but que notre système scolaire actuel. » Hélas, en 1942, Edmond Gilliard (qui avait été l’éditeur de mon pamphlet dans ses « Petites Lettres de Lausanne ») ne voyait d’autre remède au marasme scolaire que dans une « révolte » allant jusqu’au « droit au chahut » et à celui « d’exécuter » le maître incapable. Mais il ne se faisait point d’illusions : « On ne renversera l’école qu’en soulevant et retournant le monde. » Ainsi posé, le problème dépasse quelque peu la Suisse et ses autorités scolaires : il met en cause l’Occident tout entier119.

L’autre attitude ou tradition pédagogique, qui se développe parallèlement à la première, est celle de l’école nouvelle. Elle se réclame de deux grands ancêtres suisses, Rousseau et Pestalozzi. Dans cette lignée se placent les pédagogues qui ont fondé à Genève l’Institut Rousseau, ou qui ont œuvré dans le même esprit : Claparède, Pierre Bovet, Ferrière, Jean Piaget. Ils cherchaient avant tout à cultiver de libres personnalités, à ménager la spontanéité nécessaire à leur éclosion, à sauvegarder dans le processus de l’instruction et de l’éducation la part du jeu et des instincts fondamentaux. Ils se fondaient sur une psychologie de l’enfance beaucoup plus avertie et scientifique que celle qui règne sur l’école primaire et ses routines positivistes. C’est [p. 257] à ces novateurs, anciens et modernes, que l’on doit attribuer la réputation universelle des pédagogues suisses et de leurs établissements privés.

Certes, on a pu les accuser de placer une confiance excessive dans la bonté naturelle de l’enfant, et de négliger la formation intellectuelle ou la discipline dans le travail, sous prétexte de favoriser « un développement harmonieux des facultés ». On s’est gaussé de leurs expériences et de l’apparente anarchie qui régnait dans leurs classes d’essai. Mais ils pouvaient répondre qu’ils visaient au contraire à éveiller chez l’enfant et l’élève le sens de la responsabilité personnelle et sociale. Quels qu’aient pu être les excès de l’« école nouvelle » à ses débuts, ou les conséquences extrêmes qui en furent parfois tirées par l’Amérique, il est incontestable que l’avant-garde pédagogique de Genève a contribué à assouplir et humaniser les méthodes de l’enseignement primaire dans plus d’un pays, et même parfois en Suisse.

Si l’on prend pour points de comparaison l’éducation américaine et la française, il apparaît que la Suisse, ici comme ailleurs, suit la voie médiane. La musique, la rythmique de Jaques-Dalcroze, la gymnastique, les travaux manuels tiennent beaucoup plus de place dans les programmes suisses que ce n’est le cas en France, mais les sports y sont moins envahissants qu’en Amérique120. En général, l’élève suisse acquiert plus de connaissances précises que l’américain, et ne souffre pas du « gavage intellectuel » dont se plaint le français. Moins libre et turbulent que le premier, moins brillant et délié d’esprit que le second, il tend à se conformer à cette « honorable moyenne » qui fait la force principale des petites démocraties modernes.

Si variés que soient les types d’écoles primaires ou secondaires, partout adaptés aux circonstances locales121, ils baignent [p. 258] néanmoins dans un climat d’helvétisme très sensible. Cette unité dans la diversité résulte peut-être moins d’une histoire commune que d’un enseignement uniforme de cette histoire ; et moins d’une similitude de mœurs que de l’empreinte laissée par les leçons d’instruction civique, qui jouent le rôle d’une sorte de catéchisme laïque.

Ce n’est donc pas à un défaut de démocratisation de l’école primaire qu’il s’agirait de remédier, mais au contraire à un esprit d’égalitarisme intellectuel, à la stérilisation jalouse des meilleurs, de ceux qui se « distinguent », et dont le maître entend rabattre le caquet. La phrase typique de l’agent suisse à l’automobiliste en faute : « Vous pouvez pas faire comme tout le monde ? » où s’exprime une hargneuse réprobation morale, traduit une mentalité très générale dans nos écoles primaires. Un milliard par an aux universités ne suffira pas, je le crains, à réparer les ravages intimes causés par cette morale déprimante.