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L’Europe, demain

Prenons les grandes dimensions de notre planète en mutation. C’est l’Europe qui a tout déclenché, et son rôle reste décisif. C’est elle qui a créé la notion de genre humain — ignorée ou niée en Orient — par les stoïciens et les Pères de l’Église ; et la notion de droit des gens par Vitoria, Suárez, Grotius, Vattel et Kant. Et c’est elle qui a fourni les instruments techniques de communication entre les peuples. Parler de monde uni, d’humanité, que ce soit pour ou contre l’Occident d’ailleurs, c’est parler un langage européen. Or l’Europe doit s’unir pour durer, j’entends pour continuer à exercer demain sa vocation mondialisante : pas une seule de ses petites nations n’y peut suffire, et les plus grandes — en termes de naguère — sont petites au regard des empires neufs.

Toute la question se ramène alors à savoir quelles formes d’union les Européens vont choisir. Trois formules leur sont proposées, et sont en principe concevables.

a) L’Europe des États (faussement dite des patries, expression d’ailleurs corrigée par de Gaulle lui-même) consisterait en un système de pactes politiques et militaires, et de traités économiques entre pays prétendus souverains. C’est la formule d’une Sainte-Alliance des monarques, transposée au niveau d’États laïques et en majorité républicains. C’est dérisoire face aux empires, c’est en retard sur les réalités (car les Six sont déjà bien au-delà), et c’est évidemment inadéquat aux exigences reconnues de ce siècle. Ultime tentative pour prolonger le statut des nations dites « souveraines », mais qui ne le sont plus qu’au niveau des discours, cette Europe minima ne saurait être qu’une forme de transition tactique vers une union plus sérieuse et concrète. On en passera par là, probablement, mais pourquoi s’y arrêter ? Car l’Histoire n’en fera rien. L’Europe a sécrété le nationalisme qui infecte aujourd’hui la terre entière. On attend qu’elle [p. 280] produise les anticorps de ce virus qui, par deux fois, a bien failli causer sa fin. Et au surplus, ce qui demeure profondément valable dans l’intention avouée des partisans de l’Europe des États ou des patries, j’entends la volonté de sauvegarder les diversités de l’Europe, voilà qui ne saurait être réalisé que par l’union de type fédéraliste. L’exemple de la Suisse des cantons apparaît décisif à cet égard.

b) L’Europe unifiée à l’image de l’État français, c’est-à-dire culturellement uniformisée et administrativement centralisée. « Une foi, une loi, un roi. » Ein Volk, ein Reich, ein Führer. Des puissances économiques et des équipes de technocrates en lieu et place des anciens partis et des équipes de politiciens professionnels. Certes, les tentatives unitaires de Napoléon et d’Hitler ont avorté, au prix qu’on sait, mais rien ne prouve que les moyens modernes, manipulés par le Kremlin ou par la Maison-Blanche et le Pentagone, n’arriveraient pas à imposer cette unification tout extérieure aux dépens de l’union réelle. Toutefois, une unité économique massive de plusieurs centaines de millions des meilleurs travailleurs du monde créerait une telle puissance matérielle que, justement, l’on ne peut imaginer que l’un des deux « Grands » la souhaite. Et personne en Europe ne la propose : il est trop clair que cette formule totalitaire mais sans doctrine millénariste et sans passion ne sauverait le corps qu’au prix de l’âme, autant dire pour bien peu de temps. Broyant toutes nos diversités traditionnelles, elle causerait à court terme une chute de potentiel, un accroissement de l’entropie qui feraient perdre à l’Europe ses vrais atouts. Le monde entier en pâtirait et se sentirait appauvri. Au reste, Napoléon n’a réussi qu’à provoquer des réactions nationalistes, et Hitler des mouvements de résistance. Une troisième tentative ne manquerait pas de provoquer d’autres formes de refus, allant de la totale passivité civique à des éclats d’anarchie névrotique.

Et quant à ceux — nombreux en Suisse — qui déclarent que le Marché commun vise en réalité à ce type d’unité, c’est qu’ils [p. 281] ignorent visiblement les processus de décision en vigueur dans les Communautés : rien qui ressemble davantage, en fait, aux complexités que j’ai décrites dans la deuxième partie de cet ouvrage, à cette différence près que les six États conservent des pouvoirs que nos cantons ont abandonnés depuis longtemps.

L’Europe de formule unitaire me paraît donc une utopie non seulement dangereuse mais sans avenir.

c) L’Europe fédérée reste ainsi la seule solution praticable. Unir 19 États à l’ouest (plus 6 à l’est un jour ou l’autre) en un corps politique assez puissant pour sauvegarder et garantir l’autonomie de chacun de ses membres, c’est un problème parfaitement homologue à celui que la Suisse a résolu, avec ses 25 petits cantons souverains. La différence des superficies était certes importante au temps des diligences. Tout a changé avec l’avion. Avant 1848, un député de Genève ou des Grisons devait compter deux ou trois jours pour se rendre à la Diète fédérale, alors qu’un député de Stockholm ou d’Athènes est à quelques heures de Strasbourg, et encore plus près de Bruxelles. Pratiquement, l’Europe d’aujourd’hui est plus petite que n’était la Suisse à l’époque où elle s’est fédérée. Et les disparités de coutumes ou de richesse, de langue, de confession, voire de régimes, ne sont guère plus marquées ou plus frappantes entre les États de l’Europe qu’elles ne l’étaient entre les cantons suisses avant 1848 ; à tout le moins ne sont-elles pas d’une autre essence.

Si l’on admet que l’anarchie des souverainetés ne peut durer, mais qu’en revanche les diversités réelles ne peuvent être nivelées par décrets, on cherche en vain quelle solution a la moindre chance de succès, s’agissant d’unir nos pays, hors une solution fédérale. Ici, l’exemple de la Suisse…

On s’écrie aussitôt qu’il ne saurait être question d’imiter ce modèle, ridiculement réduit, à l’échelle des glorieuses et vieilles nations de l’Europe. J’attends qu’on me démontre pourquoi, et je souhaite qu’on le fasse un jour en pleine connaissance de [p. 282] cause, j’entends en connaissance précise du modèle que l’on dit ne pouvoir imiter. (Ceux qui invoquent des raisons de prestige, c’est quelquefois parce qu’ils n’en ont pas d’autres.)

Mais laissons cela, pour le moment. Même si l’Europe refuse de s’inspirer de la Suisse, il reste que la Suisse dépend de l’Europe, et que la forme que prendra l’inévitable union européenne rendra possible ou non l’avenir de ce pays.

Une Europe des États conviendrait à ravir à la majorité de nos dirigeants politiques et industriels, mais elle nous perdrait tous tant que nous sommes, dans l’espace d’une génération.

Une Europe unitaire, c’est finis Helvetia, sans commentaires.

Mais une Europe fédérale, seule possible pour nous comme pour l’Europe — qui la propose ?