« La Suisse est née de la révolte de pâtres libertaires contre le despote autrichien6 »

Quel est l’état social des Waldstätten, au moment du drame initial qui les oppose aux comtes de Habsbourg ? Les trois [p. 36] communautés foncières et d’exploitation7, quoique habitant des vallées contiguës, parlant même langue alémanique et formées des mêmes races8, présentent des différences bien marquées quant à leurs dominantes sociales. Les trois classes principales sont la noblesse, les libres et les serfs. La première domine en Uri, la seconde à Schwyz, qui compte à cette époque deux tiers de libres, tandis que ces derniers ne constituent qu’à peine un tiers de la population de l’Obwald et du Nidwald. Que sont les libres ? Des propriétaires et paysans ne relevant pas des seigneurs, et qui sont ou se disent socialement les égaux de la noblesse, laquelle se marie parmi eux sans déroger. (Tout libre peut, au moins théoriquement, briguer la couronne impériale.) La classe des libres, partout ailleurs en décadence et glissant au servage, s’est maintenue d’une manière exceptionnelle dans ce petit coin de l’Empire. Quant aux serfs des vallées alpestres, nous avons vu qu’ils participent aux assemblées locales, avec les autres classes, et ont part au gouvernement de leur commune. Ceux qui relèvent des abbayes jouissent d’un statut à peu près comparable à celui des libres. Dans l’ensemble, les Waldstätten sont donc l’une des populations les plus riches en privilèges de toutes celles qui relèvent de l’Empire. Mais c’est Uri qui a reçu les premières lettres d’immédiateté, tandis que l’Unterwald n’en a pas, et que les franchises de Schwyz resteront longtemps contestables.

Cependant, ces communautés ont à compter avec un grand nombre de biens, parcelles et droits fonciers que possèdent dans leurs vallées, à titre personnel ou pour l’Empire, l’abbaye du Fraumünster de Zurich, les Lenzbourg, et enfin les Habsbourg. Ces derniers sont notamment avoués impériaux du couvent d’Einsiedeln, près de Schwyz, et de la vallée d’Urseren, située au cœur du Gothard. Des baillis ou intendants, leurs créatures, [p. 37] tentent de gouverner le pays. Or, ces baillis sont presque tous choisis dans la classe des ministériaux, fonctionnaires du dynaste et qui ne sont souvent que des serfs récemment faits chevaliers.

Tels sont les éléments du conflit décisif. Les Waldstätten respectent les Habsbourg, qui sont en somme « du pays », sinon précisément des vallées alpestres. Mais ils redoutent l’emprise croissante de cette famille sur la route du Saint-Gothard, cause directe de leurs privilèges et symbole très concret de leur mission commune : ils en sont la grand-garde pour l’Empire, contre les entreprises des féodaux. Et, d’autre part, ils se rebellent contre les intendants ministériaux : c’est une question d’honneur, et ce n’est pas du tout une réaction de « démocrates ». Un « libre » ne saurait être jugé par un bailli fraîchement issu de la servitude, et qui au surplus vient d’Argovie, ou de Zurich, par la seule grâce du comte Rodolphe. Seul, ce second motif de résistance est expressément invoqué dans le pacte de 1291. Ce que les Waldstätten refusent, ce sont les juges « étrangers à leurs vallées ». Ce qu’ils défendent, ce sont leurs privilèges, plus denses ici qu’ailleurs, et qui équivalent à des libertés politiques, au sens le plus concret, le moins moderne du mot.

Revenons à nos trois protagonistes. Où en sont-ils en 1291 ?

Certes, on ne peut accuser Rodolphe d’avoir abusé de ses pouvoirs. Il n’a pas été un despote. Il a maintenu les libertés des Waldstätten, qui l’ont même accepté pour juge en certains cas. Mais si l’un de ses fils lui succède à l’Empire, que se passera-t-il ? À la suite des victoires remportées par Rodolphe sur Ottokar de Bohême, ses fils ont reçu des duchés, l’Autriche, la Styrie, la Carinthie, et leur centre de gravité n’est plus l’Argovie proche, mais Vienne. S’il leur prenait envie de mêler un peu les intérêts de l’Empire et ceux de leur famille ? Sait-on jamais ?

Rodolphe meurt à Spire, le 15 juillet. Quinze jours plus tard, les trois communes d’Uri, de Schwyz et d’Unterwald renouvellent à tout événement le traité d’assistance mutuelle sans doute conclu un demi-siècle ou une vingtaine d’années auparavant.

[p. 38] Cet acte étant resté longtemps secret, il faut bien croire qu’il n’a pas résulté de délibération des assemblées réunies sur la place des bourgades principales. Seuls les chefs en ont pris l’initiative et ont fait rédiger le pacte en bon latin. Quels sont ces chefs ?

Le pacte du 1er août 1291 ne porte aucune signature, aucune indication de lieu. Cependant, nous savons par un document de la même année, le 16 octobre — un premier traité avec Zurich — les noms des chefs qui dirigeaient alors la politique des trois vallées. Il y en a sept. Les voici : Werner II, baron d’Attinghausen, dès 1291 landamman à vie d’Uri ; le noble Arnold de Silinen, fils de chevalier, également d’Uri, en attendant que sa famille se transplante dans le Valais ; Konrad Ab Yberg, Rodolphe Stauffacher et Conrad Hunn, trois Schwyzois qui appartenaient à la classe des paysans libres et des grands propriétaires — ils étaient donc, socialement parlant, d’une classe supérieure à celle de la petite noblesse et des chevaliers ; Burkard Schüpfer, lui aussi paysan libre, le premier landamman d’Uri mentionné dans les documents, chargé en 1257 d’une médiation difficile par le comte Rodolphe de Habsbourg ; enfin Conrad d’Erstfeld dont la famille avait acquis de l’abbaye de Fraumünster à Zurich, la charge d’intendant pour la vallée d’Uri : ces Erstfeld, à leurs débuts de simples serfs, étaient devenus en 1291 ce que nous appelons aujourd’hui des « nouveaux riches ».

Ces hommes ne sont en aucune manière des aventuriers, des révoltés, des révolutionnaires. Ni non plus des « pâtres aux bras noueux ». Non, c’étaient, pour parler le langage populaire, des « messieurs ». Ils ont l’expérience des affaires, et même des grandes affaires. Ils représentaient une aristocratie montagnarde. Et d’ailleurs, parmi les gens des Waldstätten, beaucoup étaient « sortis », avaient porté les armes au service des empereurs, fait en Allemagne, en Italie, en Bourgogne leur éducation politique et militaire.9

Donc, point de pâtres en cette affaire. Pas davantage de démocrates au sens moderne, ni de révoltés : les promoteurs du pacte se promettent seulement de s’entraider pour maintenir, en cas de besoin, leurs droits acquis. Point de despote. Et pas même d’Autrichiens ! En effet, les Habsbourg, à cette date, [p. 39] peuvent-ils être considérés comme « Autrichiens » ? Ils le sont encore moins, aux yeux de leurs vassaux et des chefs des vallées alpestres, que Bonaparte ne sera Français aux yeux des Corses. Il n’y a pas, en cette fin du xiiie siècle, de conflit entre deux nations, les méchants Autrichiens opprimant les bons Suisses et se voyant boutés dehors par un soulèvement populaire : car les nations n’existent pas encore dans l’Empire10.

Ce qu’il y a, c’est au seuil du nouvel interrègne une inquiétude légitime chez les têtes politiques des communes du Gothard, quant au maintien de leur statut particulier. D’où le besoin qu’ils éprouvent de resserrer et confirmer leur solidarité.

Les circonstances qui ont donné lieu au pacte ainsi restituées dans leur réalité — qui est quasi le contraire de la légende et des images populaires — considérons maintenant le pacte lui-même.