Préface
Cheminements

Aux yeux de ses contemporains et pour l’Histoire, Robert Schuman restera l’homme d’État grâce auquel la première Communauté européenne put voir le jour. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il fut aussi le président de deux institutions d’un tout autre ordre, au sort desquelles j’avais eu le bonheur de l’intéresser activement : le Centre européen de la culture, à Genève, puis, née du Centre, la Fondation européenne, aujourd’hui présidée par S. A. R. le prince Bernhard des Pays-Bas.

Dans quel esprit l’homme politique que fut essentiellement Robert Schuman jugeait-il la fonction de ces deux entreprises, si modestes au regard des réalisations de Luxembourg, puis de Bruxelles ? Relisant le précieux recueil de textes Pour l’Europe, réunis à la fin de sa vie, je trouve ces mots qu’on ne saurait souhaiter plus éclairants, et qui servent de titre au deuxième chapitre : L’Europe, avant d’être une alliance militaire ou une entité politique, doit être une communauté culturelle. Et dans ce chapitre, je souligne cette phrase : L’unité de l’Europe ne se fera ni uniquement ni principalement par des institutions européennes ; leur création suivra le cheminement des esprits.

Les liens nécessaires et vitaux entre culture et politique, le « cheminement des esprits » vers des institutions européennes qui favorisent la liberté plutôt que la puissance, et les personnes plutôt que les États, tel est sans aucun doute le thème commun à tous les textes ici réunis par le prétexte d’un anniversaire : le Centre européen de la culture aura vingt ans à l’automne 1970.

Selon Littré, cheminement signifie « action de cheminer », et cheminer, « faire du chemin, surtout en ce sens que le chemin est long et qu’on le parcourt lentement. »

« Faire du chemin » : entendons cela littéralement. Les routes et les chemins sont tracés sur les cartes, hors de moi et sans moi, pour tous ou pour personne, mais le cheminement est mon activité, cette avance en la nuit, régulière, à tous risques, et qui crée le sentier sous mes pas… Le chemin contraint mais rassure. Le cheminement va librement à l’aventure — et peut s’y perdre.

L’homme qui chemine invente son itinéraire, balise l’inconnu, dépose des messages pour ceux qui, peut-être, suivront. Il signale ses échecs aussi, non moins intéressants que ses trouvailles. Et j’entends par échecs les impasses où il lui arrive de se fourvoyer, comme tout chercheur, bien content si ce n’est qu’une fois sur deux. Et il lui faut parfois revenir en arrière, vers un carrefour connu, un passage obligé, qu’il marquera par quelque signe convenu, quelque formule facile à retenir. C’est ce qu’on appelle se répéter — et cela m’arrivera plus d’une fois, non seulement dans ce recueil mais dans deux ou trois autres traitant de l’Europe. Ces retours (ou repères) sont utiles, au surplus, pour situer une démarche et l’orienter : sinon comment savoir si l’on avance, recule, ou tourne en rond dans les forêts de l’inconnu, la brousse des résistances à l’ordre de l’esprit ?

Il y a vingt ans, quand le mot « Europe » apparaissait dans un éditorial, les fédéralistes pavoisaient. Aujourd’hui ? Regardez les journaux de ce matin ou n’importe quel magazine, et vous pourrez mesurer l’avance de l’Idée — ou faut-il dire la banalisation de l’entreprise d’union de nos pays ?

Mais les jeunes me diront qu’ils ne sont pas frappés par les résultats de cette avance. Admettons-le : rien de moins « révolutionnaire » que le mode de progression par cheminement. Les pionniers ne sont pas des casseurs, les chercheurs n’arriveront nulle part en défilant, la poésie jamais ne sera « faite par tous ». Pourtant, le fourmillement universel d’inventions pas à pas, de créations quotidiennes, d’efforts patients d’infiltration de l’Idée, qui caractérise l’œuvre des fédéralistes depuis vingt ans, évoque un autre sens du mot selon Littré : cheminement désigne aussi la « marche progressive des travaux offensifs d’un siège », et cheminer, c’est aussi « s’avancer vers une place assiégée, en parlant des mineurs qui travaillent sous terre, ou de l’artillerie et du génie qui

poussent en avant leurs travaux ». Et voilà qui décrit l’action que l’on doit attendre de plusieurs des activités du CEC, dont la « Campagne d’éducation civique européenne » fournit sans doute le meilleur exemple. Il s’agit d’investir les obstacles à l’union, qui sont d’abord dans les esprits, non dans les faits. Traduisons : il s’agit d’éduquer, et c’est le domaine par excellence où patience et longueur de temps font plus que force ni que rage.

Un dernier sens du mot, d’après Littré : « Marche comparée des armes en troupes diverses. »

Voilà qui correspond, dans notre plan, à un développement concerté, donc à une politique de la culture, de l’éducation et des recherches.

Ce souci d’équilibre dans un mouvement d’ensemble, ou de pondération dynamique, explique la présence dans ce recueil de quelques textes sur la technique, ou l’université, ou le destin des arts, dont l’occasion ne fut pas l’une des activités propres du Centre, mais le service de l’Europe, qui est sa fin générale.

D. de R.

Préface
Cheminements

Aux yeux de ses contemporains et pour l’Histoire, Robert Schuman restera l’homme d’État grâce auquel la première Communauté européenne put voir le jour. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il fut aussi le président de deux institutions d’un tout autre ordre, au sort desquelles j’avais eu le bonheur de l’intéresser activement : le Centre européen de la culture, à Genève, puis, née du Centre, la Fondation européenne, aujourd’hui présidée par S. A. R. le prince Bernhard des Pays-Bas.

Dans quel esprit l’homme politique que fut essentiellement Robert Schuman jugeait-il la fonction de ces deux entreprises, si modestes au regard des réalisations de Luxembourg, puis de Bruxelles ? Relisant le précieux recueil de textes Pour l’Europe, réunis à la fin de sa vie, je trouve ces mots qu’on ne saurait souhaiter plus éclairants, et qui servent de titre au deuxième chapitre : L’Europe, avant d’être une alliance militaire ou une entité politique, doit être une communauté culturelle. Et dans ce chapitre, je souligne cette phrase : L’unité de l’Europe ne se fera ni uniquement ni principalement par des institutions européennes ; leur création suivra le cheminement des esprits.

Les liens nécessaires et vitaux entre culture et politique, le « cheminement des esprits » vers des institutions européennes qui favorisent la liberté plutôt que la puissance, et les personnes plutôt que les États, tel est sans aucun doute le thème commun à tous les textes ici réunis par le prétexte d’un anniversaire : le Centre européen de la culture aura vingt ans à l’automne 1970.

Selon Littré, cheminement signifie « action de cheminer », et cheminer, « faire du chemin, surtout en ce sens que le chemin est long et qu’on le parcourt lentement. »

« Faire du chemin » : entendons cela littéralement. Les routes et les chemins sont tracés sur les cartes, hors de moi et sans moi, pour tous ou pour personne, mais le cheminement est mon activité, cette avance en la nuit, régulière, à tous risques, et qui crée le sentier sous mes pas… Le chemin contraint mais rassure. Le cheminement va librement à l’aventure — et peut s’y perdre.

L’homme qui chemine invente son itinéraire, balise l’inconnu, dépose des messages pour ceux qui, peut-être, suivront. Il signale ses échecs aussi, non moins intéressants que ses trouvailles. Et j’entends par échecs les impasses où il lui arrive de se fourvoyer, comme tout chercheur, bien content si ce n’est qu’une fois sur deux. Et il lui faut parfois revenir en arrière, vers un carrefour connu, un passage obligé, qu’il marquera par quelque signe convenu, quelque formule facile à retenir. C’est ce qu’on appelle se répéter — et cela m’arrivera plus d’une fois, non seulement dans ce recueil mais dans deux ou trois autres traitant de l’Europe. Ces retours (ou repères) sont utiles, au surplus, pour situer une démarche et l’orienter : sinon comment savoir si l’on avance, recule, ou tourne en rond dans les forêts de l’inconnu, la brousse des résistances à l’ordre de l’esprit ?

Il y a vingt ans, quand le mot « Europe » apparaissait dans un éditorial, les fédéralistes pavoisaient. Aujourd’hui ? Regardez les journaux de ce matin ou n’importe quel magazine, et vous pourrez mesurer l’avance de l’Idée — ou faut-il dire la banalisation de l’entreprise d’union de nos pays ?

Mais les jeunes me diront qu’ils ne sont pas frappés par les résultats de cette avance. Admettons-le : rien de moins « révolutionnaire » que le mode de progression par cheminement. Les pionniers ne sont pas des casseurs, les chercheurs n’arriveront nulle part en défilant, la poésie jamais ne sera « faite par tous ». Pourtant, le fourmillement universel d’inventions pas à pas, de créations quotidiennes, d’efforts patients d’infiltration de l’Idée, qui caractérise l’œuvre des fédéralistes depuis vingt ans, évoque un autre sens du mot selon Littré : cheminement désigne aussi la « marche progressive des travaux offensifs d’un siège », et cheminer, c’est aussi « s’avancer vers une place assiégée, en parlant des mineurs qui travaillent sous terre, ou de l’artillerie et du génie qui

poussent en avant leurs travaux ». Et voilà qui décrit l’action que l’on doit attendre de plusieurs des activités du CEC, dont la « Campagne d’éducation civique européenne » fournit sans doute le meilleur exemple. Il s’agit d’investir les obstacles à l’union, qui sont d’abord dans les esprits, non dans les faits. Traduisons : il s’agit d’éduquer, et c’est le domaine par excellence où patience et longueur de temps font plus que force ni que rage.

Un dernier sens du mot, d’après Littré : « Marche comparée des armes en troupes diverses. »

Voilà qui correspond, dans notre plan, à un développement concerté, donc à une politique de la culture, de l’éducation et des recherches.

Ce souci d’équilibre dans un mouvement d’ensemble, ou de pondération dynamique, explique la présence dans ce recueil de quelques textes sur la technique, ou l’université, ou le destin des arts, dont l’occasion ne fut pas l’une des activités propres du Centre, mais le service de l’Europe, qui est sa fin générale.

D. de R.