[p. 175]

L’Europe des régions31

Les États-nations en crise

Je suis parvenu à la conviction que les hommes d’État les mieux intentionnés, les ministres, les parlementaires et la grande majorité des politologues et des économistes à leur suite ont pris le problème à l’envers : soucieux de s’appuyer sur le réel, ils ont voulu partir des États-nations tels que les a formés le xixe siècle et achevés le totalitarisme (plus ou moins déclaré selon les pays) au xxe siècle ; ils ont voulu partir de ces nations comme des « seules réalités politiques existantes » (ainsi que le répète volontiers le général de Gaulle), ils ont essayé de les unir, et ils constatent, évidemment, « qu’elles ne sont pas encore prêtes à s’unir ». Or, il est clair — il devrait être clair — qu’en tant qu’États souverains les nations ne seront jamais prêtes à s’unir !

Europa : Il fut un temps où la fédération de l’Europe semblait à portée de la main. Les fédéralistes ont dû cependant déchanter, et leurs illusions perdues n’ont d’égales, aujourd’hui, que leurs espoirs sans cesse déçus.

D. de R. — Pratiquement, aucune mesure effective devant conduire à l’union politique de l’Europe n’a été prise de la fin de la guerre à nos [p. 176] jours. Le projet de constitution préparé par l’assemblée ad hoc du Conseil de l’Europe sous la direction du professeur Dehousse sommeille dans des tiroirs depuis l’échec de la Communauté européenne de défense. L’union économique mise sur pied par le Marché commun ne concerne que six pays sur les vingt-cinq qui constituent l’Europe à mon sens. Les propositions des fédéralistes ? En réalité, les États ne les ont jamais prises le moins du monde au sérieux.

À quoi attribuez-vous cette situation ?

R. — Au fait que les États-nations n’ont aucunement l’intention de renoncer à leur souveraineté, bien qu’elle devienne de plus en plus illusoire. L’exemple de la guerre de Suez, au cours de laquelle les deux « Grands » ont sèchement rappelé à l’ordre Français et Anglais, en donne l’illustration la plus évidente. De même que l’incapacité où se sont trouvés les gouvernements européens d’intervenir pour créer des conditions de paix au Vietnam. Cette souveraineté se caractérise en outre par son aspect à peu près exclusivement négatif : droit de s’opposer à un projet, de refuser une union politique véritable et — seule initiative à valeur positive — droit d’abaisser les barrières douanières. En dehors de ces interdictions et de ces abandons, le pouvoir des États s’avère désormais extrêmement limité.

Si l’État-nation reste une réalité aussi solide dans les esprits, c’est qu’il a créé le mythe de son caractère sacro-saint, symbolisé par les images du sol de la patrie et des frontières inamovibles qu’on a présentées à nos yeux, inlassablement, dès notre enfance. On a donc essayé, tout naturellement, d’instituer l’Europe à partir des États, de même qu’on a fait la Suisse, en 1848, à partir de 25 États-cantons souverains. Il s’agit là d’un fédéralisme interétatique dépassé et qui ne peut plus jouer à l’échelle européenne. Il a pu convenir à la petite échelle helvétique, mais jusqu’à un certain point seulement… On comprend aujourd’hui combien il est insuffisant.

L’État national, qui n’est d’ailleurs que la concrétisation d’un concept relativement récent et porté trop rapidement au niveau de l’absolu — la plupart des nations occidentales, France, Espagne et Angleterre mises à part, datent du xixe et du début du xxe siècle, et beaucoup d’entre elles sont des créations artificielles — ne semble plus [p. 177] à la mesure des tâches actuelles. Par quoi caractériseriez-vous cette « difficulté d’être » de l’État ?

R. — Tout d’abord, nous devons constater que la formule de l’État, qui bloque la construction de l’Europe, est elle-même en crise. Les exemples ne manquent pas. La Belgique, fabriquée de toutes pièces au siècle dernier, sans que l’on tienne compte des ethnies et des réalités économiques, se trouve à deux doigts de l’éclatement. En Angleterre, la régionalisation est en marche, par un retour de l’histoire. L’Italie applique lentement le processus prévu d’autonomie des régions (Sicile, Sardaigne, Val d’Aoste jusqu’ici), mais, pour l’Émilie, on craint la prise de pouvoir par les communistes, et les problèmes du Tyrol du Sud et du Mezzogiorno sont loin d’être résolus. L’Espagne a ses Basques et ses Catalans. La France enfin, type même du pays centralisé, connaît le plus fort mouvement de sens contraire en Europe. La régionalisation s’inscrit dans les programmes de deux de ses partis politiques au moins.

Partout se pose le problème de la dimension, qui est le problème clé du fédéralisme. L’État-nation se montre à la fois trop grand et trop petit. Il est trop grand pour parvenir à animer l’ensemble de son territoire : la centralisation condamne la province au sous-développement. La participation effective des citoyens à la vie publique nécessite des unités plus restreintes que la nation, — la commune, la région. Enfin, par rapport aux tâches de dimension mondiale, l’État est trop petit. Aucun des pays européens ne peut assumer sa défense à lui seul, ni intervenir à l’échelle de la planète dans des problèmes qui intéressent tous les hommes. Une unité continentale est à cet égard indispensable.

La région

Si donc on veut unir l’Europe, il faut partir d’autre chose que de ses facteurs de division, il faut bâtir sur autre chose que sur les obstacles à l’union ; il faut opérer sur un autre plan que celui, précisément, où le problème se révèle insoluble. Il faut se fonder sur ce qui est destiné à devenir demain la vraie réalité de notre société, et je vais désigner par là une unité d’un type nouveau, à la fois plus grande et plus complexe que la cité antique, mais plus dense, mieux structurée et offrant un meilleur milieu de participation civique que la nation telle que nous l’a léguée le siècle dernier : la région.

[p. 178] — Comment définissez-vous cette région ?

R. — Elle peut être ethnique quelquefois, purement économique d’autres fois — très souvent un mélange des deux. Une grande souplesse la régit. Prenons un exemple précis : le gouvernement anglais, dans son effort de décentralisation, s’est laissé trop rapidement convaincre par le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes lorsqu’il a accordé une certaine autonomie à l’ethnie galloise. C’était une erreur : le pays de Galles est coupé par une chaîne de montagnes. Pour aller du Nord au Sud, on passe soit par la mer, soit par l’Angleterre. Le Nord a pour métropole Liverpool, le Sud Bristol, toutes deux villes anglaises. La création de deux régions autour de ces deux métropoles représenterait la meilleure solution.

La région se forme en effet autour d’une ville ou d’un groupe de villes d’environ un million d’habitants. Les gens s’y rendent pour leurs achats, leurs études, leur formation professionnelle, leurs loisirs. Les investissements se concentrent ainsi dans un seul lieu, ce qui est source d’économies. La région ne se définit pas, comme l’État-nation, par ses limites, qui l’isolent mais par sa force de rayonnement et par la densité des échanges enregistrés de manière précise par les statistiques (nombre d’échanges téléphoniques, par exemple) sur un territoire aux limites vagues. La région se présente comme un phare, dont l’activité n’est pas déterminée par la périphérie, mais par un certain nombre de kilowatts.

Quels sont, selon vous, les facteurs permettant de penser que la régionalisation est un phénomène appelé à se développer et à influencer de plus en plus la constitution de l’Europe ?

R. — Ces facteurs sont au nombre de deux. Le premier, déjà mentionné, provient de l’incapacité de l’État centralisateur à animer ses régions : en fait, il les exploite sans leur laisser le bénéfice de cette exploitation. Cette situation ne fera qu’empirer. Le second tient à l’abaissement des barrières douanières entre les Six. Les régions ne sont plus coupées en deux ou emprisonnées artificiellement par les frontières. Elles revivent. Dévalorisation des frontières équivaut automatiquement à revalorisation des régions.

Citons le cas de Lille : aux yeux du gouvernement français, cette ville était une gare terminus et la région avoisinante, Lille-Roubaix-Tourcoing, un cul-de-sac. Résultat : dépopulation de 2 % par année, alors qu’en Belgique, à 10 km, la population augmentait de 5,8 % et [p. 179] aux Pays-Bas, à 100 km, de 10 %. Avec la disparition des frontières, Lille deviendra le centre d’un cercle s’étendant en France, en Belgique et en Angleterre, avec un rayon approximatif de 100 à 150 km, alors que Paris se trouve à 216 km. D’autres expériences sont en cours dans nombre de pays d’Europe. L’accent est porté sur les régions appelées encore périphériques, de leur vrai nom multinationales. Exemples : le triangle Maastricht — Liège — Aix-la-Chapelle, et la Regio Basiliensis.

De l’Europe des régions à l’Europe fédérale

Presque tout ce qui coopère, se fédère ou s’unit, en Europe, qu’il s’agisse de savants, de festivals de musique, d’Églises, de firmes, de syndicats, de sports, coopère, se fédère ou s’unit en dehors des initiatives de l’État, par-dessus, par-dessous et à travers les frontières nationales, chaque jour un peu moins efficaces.

L’exemple des régions multinationales met en évidence la nécessité de parvenir dans les plus brefs délais au moins à une union douanière généralisée comblant le fossé créé entre la CEE et l’AELE. Sinon, le développement d’une région appartenant aux deux systèmes serait entravé. Il souligne en même temps le rôle que continueront de jouer les États dans l’harmonisation indispensable de quantité de secteurs de la vie publique. Car on ne pourrait concevoir que la région soit à l’Europe ce qu’a été en fait le fédéralisme à la Suisse : un maintien des cantonalismes avec ce qu’il signifie de manques effarants de coordination. Dans ce domaine, il n’y a plus place pour le folklore.

R. — Il subsistera pendant longtemps encore trois niveaux d’action européenne : régions, nations, Europe. Ce sera une longue étape de transition au cours de laquelle les États assumeront toujours leur utile tâche de simplification et d’harmonisation des lois et règlements pour un grand nombre de régions. Au terme de la fédéralisation et de la régionalisation de l’Europe, il sera bien sûr établi des institutions fédérales garantissant certains droits dans certains domaines qui intéressent l’ensemble de la culture, de l’économie et de la défense européennes. C’est le processus normal de toute fédération.

[p. 180] Auparavant, si une Europe fondée sur les réalités vivantes des régions se forme, il sera beaucoup plus facile de procéder à des ajustements en souplesse, par approche empirique des problèmes. On ne se heurtera plus à ce « sacré national » auquel on achoppe constamment dans les discussions interétatiques. (Quand on invoque la souveraineté de la France, ou la neutralité de la Suisse, cela met fin à toute espèce d’examen objectif des sujets à traiter. « Rome a parlé. »)

Le résultat visé sur le plan politique — où nous ne sommes encore qu’à zéro, contre 25 %, peut-être, sur le plan économique — ne sera en effet accessible que si, parallèlement à la coopération entre les Nations s’instaure une coopération entre les régions. Celles-ci développeront progressivement de façon naturelle et selon les besoins des populations (non plus seulement à coup de lois nationales contraignantes) les courants d’échanges, les travaux en commun à travers l’Europe, en négligeant les frontières et sans devoir recourir à l’autorisation de la capitale. Les jumelages entre villes constituent un point de départ symbolique. Les régions pourront signer des contrats économiques, se charger en commun de quantité de tâches diverses : formation professionnelle, tourisme, coopération culturelle, environnement, etc. À défaut d’entente entre les nations, les universités pourraient très bien passer des accords régionaux d’équivalence des diplômes.

Sera également remis à l’honneur, dans ce processus, un principe datant de l’Empire romain germanique : la pluralité des allégeances. Les citoyens d’une même région pourront dépendre de plusieurs ensembles différents, l’essentiel n’étant pas d’avoir une unité territoriale et figée, mais de participer à des dynamismes. Ainsi, dans des régions multinationales apparaîtront des forces de rayonnement divergentes : la Romandie pourrait relever politiquement de la Suisse, mais au niveau social, ou culturel, ou économique, d’un système défini par plusieurs pôles : Genève, Lyon, Grenoble, Aoste…

Comment décririez-vous le transfert progressif des compétences de l’État-nation à la région, et de celle-ci à l’Europe ? Si les régions doivent s’institutionnaliser pour légaliser en quelque sorte leur existence et être capables d’action, elles ne pourront tout de même pas maintenir une double appartenance du citoyen à l’État-nation et à elles-mêmes au cas où elles seraient multinationales. [p. 181]

R. — Les régions vont progressivement former entre elles un tissu de relations de tout genre. Chaque pas en avant, dans ce domaine, montrera jusqu’où l’on peut aller sans se heurter au veto des États. Peu à peu, la force réelle de production, donc de décision, passera aux régions sans qu’on ait à abattre brutalement les États-nations. Un mouvement de bascule se produira lentement. À la fin, il suffira d’une secousse peu importante pour que les États desserrent leur prise sur les régions et les laissent se doter d’institutions qui viendraient couronner leur travail constructif.

Le moment révolutionnaire interviendra quand il faudra se décider entre deux volontés affrontées. Lorsque les citoyens des régions auront à choisir entre leurs réalités et la fiction stato-nationale.

Cette démarche complexe, maintenant l’existence d’institutions parfois incompatibles, est nécessaire si l’on ne veut pas s’enfermer dans le cercle vicieux suivant : les régions ne pourront jamais se constituer tant que n’existera pas une autorité fédérale pour les imposer aux États ; mais l’autorité fédérale ne se formera pas tant que les États-nations seront ce qu’ils sont et que les régions ne les diviseront pas pour préparer la géographie de la nouvelle Europe. L’État-nation disparaîtra donc, de lui-même, au terme du processus de régionalisation. Il tombera en désuétude. L’État n’a rien d’éternel. Il n’est pas « conforme à la nature des choses », comme le veulent encore trop de chefs… d’État.

La Suisse

Nous n’en sommes encore qu’à l’aube de la formation des régions, qui seront les éléments de l’Europe à venir, mais déjà nous touchons au crépuscule des États-nations.

Venons-en maintenant à la Suisse. D’après ce qui a été dit auparavant, elle-même n’échappera pas au mouvement de restructuration du continent. Beaucoup objecteront que notre pays, de par sa constitution déjà fédérale, qu’on donne en modèle à l’Europe, n’a pas à se transformer, ou qu’alors il courra un risque d’éclatement.

R. — C’est en effet la critique que l’on adresse immanquablement à celui qui parle des régions en Suisse. Elle n’est pourtant pas fondée. La position de notre pays face à une Europe renouvelée dans le sens indiqué [p. 182] jusqu’ici serait même rendue plus aisée dans certains cas. La coopération des cantons avec des régions différentes n’irait pas à l’encontre de la constitution qui autorise et même encourage la collaboration horizontale, fût-ce avec l’étranger voisin.

Quant à l’éclatement : je ne pense tout de même pas que nos raisons d’être dépendent des douaniers… Si l’on admet la pluralité des allégeances, pourquoi ne pas envisager ce que nous avons déjà effleuré précédemment : Genève se rattache économiquement et culturellement à une zone comprenant Lausanne et la Romandie d’un côté, Grenoble et même Aoste — par le tunnel du Mont-Blanc — d’un autre côté. Cette région serait définie au point de vue des échanges de tous ordres, et les Genevois resteraient Suisses politiquement. La Confédération conserverait toute sa réalité, celle des liens volontaires entre les cantons, même s’il n’existait plus de frontière entre Genève et Annecy, entre Bâle et Mulhouse. La disparition des frontières constituerait au contraire une excellente épreuve de la raison d’être des Suisses. Elle montrerait s’ils peuvent rester eux-mêmes sans nationalisme, tout en participant pleinement aux courants d’échanges avec leurs voisins et avec toute l’Europe. La cohésion de la Suisse est maintenue à l’heure actuelle de l’extérieur, par les pays qui l’entourent et qui sont des corps durs. Le problème se posera différemment lorsque une vie régionale à la fois fluide et polarisée animera les échanges…

Dans l’immédiat, que faire en Suisse ? On est en train de redécouvrir la légitimité de la collaboration intercantonale qu’on encourage au nom du « fédéralisme coopératif », expression pléonastique qui prouve à quel point le cantonalisme s’était substitué au véritable fédéralisme, coopératif par essence. Certains préconisent l’unité romande pour faire contrepoids à la prépondérance alémanique…

R. — Le sens de la réalité des régions n’est pas absent de Suisse. Mais nous nous sommes endormis et nous avons fait endosser aux cantons le même uniforme qu’aux États. Le micronationalisme s’y est installé : fermeture sur soi, méfiance de ce qui est différent — sous prétexte de fédéralisme justement. La Romandie ne forme pas une région uniforme en tant que telle ; mais elle peut devenir une région pour remplir certaines tâches de première importance, telles que l’enseignement secondaire et surtout universitaire. Il ne s’agit aucunement de [p. 183] recréer des États factices. Le régionalisme suppose une renaissance du civisme dans le cadre de préoccupations accessibles aux citoyens. Il doit donc surgir de la région elle-même, qui prend conscience de ses devoirs. Il faut désormais partir des réalités et non du mythe national.

Le facteur temps

Les Européens sont pressés de faire l’Europe. Leur impatience est légitime. Une certaine unité s’est déjà créée avec l’aide des États. Alors : quelle Europe se fera le plus vite, celle des États ou celle des régions ?

R. — Nous avons déjà constaté qu’au point de vue politique l’unité fondée sur les États-nations est en panne depuis vingt ans ! N’importe quel autre système d’édification a des chances d’être plus rapide. D’ailleurs, le processus de régionalisation est beaucoup plus avancé qu’on ne le pense généralement. Je crois qu’en définitive on ne construira même pas une Europe supranationale — difficilement réalisable — mais une Europe non nationale, mieux encore : métanationale, celle des régions précisément.

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L’Europe des régions31

Les États-nations en crise

Je suis parvenu à la conviction que les hommes d’État les mieux intentionnés, les ministres, les parlementaires et la grande majorité des politologues et des économistes à leur suite ont pris le problème à l’envers : soucieux de s’appuyer sur le réel, ils ont voulu partir des États-nations tels que les a formés le xixe siècle et achevés le totalitarisme (plus ou moins déclaré selon les pays) au xxe siècle ; ils ont voulu partir de ces nations comme des « seules réalités politiques existantes » (ainsi que le répète volontiers le général de Gaulle), ils ont essayé de les unir, et ils constatent, évidemment, « qu’elles ne sont pas encore prêtes à s’unir ». Or, il est clair — il devrait être clair — qu’en tant qu’États souverains les nations ne seront jamais prêtes à s’unir !

Europa : Il fut un temps où la fédération de l’Europe semblait à portée de la main. Les fédéralistes ont dû cependant déchanter, et leurs illusions perdues n’ont d’égales, aujourd’hui, que leurs espoirs sans cesse déçus.

D. de R. — Pratiquement, aucune mesure effective devant conduire à l’union politique de l’Europe n’a été prise de la fin de la guerre à nos [p. 176] jours. Le projet de constitution préparé par l’assemblée ad hoc du Conseil de l’Europe sous la direction du professeur Dehousse sommeille dans des tiroirs depuis l’échec de la Communauté européenne de défense. L’union économique mise sur pied par le Marché commun ne concerne que six pays sur les vingt-cinq qui constituent l’Europe à mon sens. Les propositions des fédéralistes ? En réalité, les États ne les ont jamais prises le moins du monde au sérieux.

À quoi attribuez-vous cette situation ?

R. — Au fait que les États-nations n’ont aucunement l’intention de renoncer à leur souveraineté, bien qu’elle devienne de plus en plus illusoire. L’exemple de la guerre de Suez, au cours de laquelle les deux « Grands » ont sèchement rappelé à l’ordre Français et Anglais, en donne l’illustration la plus évidente. De même que l’incapacité où se sont trouvés les gouvernements européens d’intervenir pour créer des conditions de paix au Vietnam. Cette souveraineté se caractérise en outre par son aspect à peu près exclusivement négatif : droit de s’opposer à un projet, de refuser une union politique véritable et — seule initiative à valeur positive — droit d’abaisser les barrières douanières. En dehors de ces interdictions et de ces abandons, le pouvoir des États s’avère désormais extrêmement limité.

Si l’État-nation reste une réalité aussi solide dans les esprits, c’est qu’il a créé le mythe de son caractère sacro-saint, symbolisé par les images du sol de la patrie et des frontières inamovibles qu’on a présentées à nos yeux, inlassablement, dès notre enfance. On a donc essayé, tout naturellement, d’instituer l’Europe à partir des États, de même qu’on a fait la Suisse, en 1848, à partir de 25 États-cantons souverains. Il s’agit là d’un fédéralisme interétatique dépassé et qui ne peut plus jouer à l’échelle européenne. Il a pu convenir à la petite échelle helvétique, mais jusqu’à un certain point seulement… On comprend aujourd’hui combien il est insuffisant.

L’État national, qui n’est d’ailleurs que la concrétisation d’un concept relativement récent et porté trop rapidement au niveau de l’absolu — la plupart des nations occidentales, France, Espagne et Angleterre mises à part, datent du xixe et du début du xxe siècle, et beaucoup d’entre elles sont des créations artificielles — ne semble plus [p. 177] à la mesure des tâches actuelles. Par quoi caractériseriez-vous cette « difficulté d’être » de l’État ?

R. — Tout d’abord, nous devons constater que la formule de l’État, qui bloque la construction de l’Europe, est elle-même en crise. Les exemples ne manquent pas. La Belgique, fabriquée de toutes pièces au siècle dernier, sans que l’on tienne compte des ethnies et des réalités économiques, se trouve à deux doigts de l’éclatement. En Angleterre, la régionalisation est en marche, par un retour de l’histoire. L’Italie applique lentement le processus prévu d’autonomie des régions (Sicile, Sardaigne, Val d’Aoste jusqu’ici), mais, pour l’Émilie, on craint la prise de pouvoir par les communistes, et les problèmes du Tyrol du Sud et du Mezzogiorno sont loin d’être résolus. L’Espagne a ses Basques et ses Catalans. La France enfin, type même du pays centralisé, connaît le plus fort mouvement de sens contraire en Europe. La régionalisation s’inscrit dans les programmes de deux de ses partis politiques au moins.

Partout se pose le problème de la dimension, qui est le problème clé du fédéralisme. L’État-nation se montre à la fois trop grand et trop petit. Il est trop grand pour parvenir à animer l’ensemble de son territoire : la centralisation condamne la province au sous-développement. La participation effective des citoyens à la vie publique nécessite des unités plus restreintes que la nation, — la commune, la région. Enfin, par rapport aux tâches de dimension mondiale, l’État est trop petit. Aucun des pays européens ne peut assumer sa défense à lui seul, ni intervenir à l’échelle de la planète dans des problèmes qui intéressent tous les hommes. Une unité continentale est à cet égard indispensable.

La région

Si donc on veut unir l’Europe, il faut partir d’autre chose que de ses facteurs de division, il faut bâtir sur autre chose que sur les obstacles à l’union ; il faut opérer sur un autre plan que celui, précisément, où le problème se révèle insoluble. Il faut se fonder sur ce qui est destiné à devenir demain la vraie réalité de notre société, et je vais désigner par là une unité d’un type nouveau, à la fois plus grande et plus complexe que la cité antique, mais plus dense, mieux structurée et offrant un meilleur milieu de participation civique que la nation telle que nous l’a léguée le siècle dernier : la région.

[p. 178] — Comment définissez-vous cette région ?

R. — Elle peut être ethnique quelquefois, purement économique d’autres fois — très souvent un mélange des deux. Une grande souplesse la régit. Prenons un exemple précis : le gouvernement anglais, dans son effort de décentralisation, s’est laissé trop rapidement convaincre par le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes lorsqu’il a accordé une certaine autonomie à l’ethnie galloise. C’était une erreur : le pays de Galles est coupé par une chaîne de montagnes. Pour aller du Nord au Sud, on passe soit par la mer, soit par l’Angleterre. Le Nord a pour métropole Liverpool, le Sud Bristol, toutes deux villes anglaises. La création de deux régions autour de ces deux métropoles représenterait la meilleure solution.

La région se forme en effet autour d’une ville ou d’un groupe de villes d’environ un million d’habitants. Les gens s’y rendent pour leurs achats, leurs études, leur formation professionnelle, leurs loisirs. Les investissements se concentrent ainsi dans un seul lieu, ce qui est source d’économies. La région ne se définit pas, comme l’État-nation, par ses limites, qui l’isolent mais par sa force de rayonnement et par la densité des échanges enregistrés de manière précise par les statistiques (nombre d’échanges téléphoniques, par exemple) sur un territoire aux limites vagues. La région se présente comme un phare, dont l’activité n’est pas déterminée par la périphérie, mais par un certain nombre de kilowatts.

Quels sont, selon vous, les facteurs permettant de penser que la régionalisation est un phénomène appelé à se développer et à influencer de plus en plus la constitution de l’Europe ?

R. — Ces facteurs sont au nombre de deux. Le premier, déjà mentionné, provient de l’incapacité de l’État centralisateur à animer ses régions : en fait, il les exploite sans leur laisser le bénéfice de cette exploitation. Cette situation ne fera qu’empirer. Le second tient à l’abaissement des barrières douanières entre les Six. Les régions ne sont plus coupées en deux ou emprisonnées artificiellement par les frontières. Elles revivent. Dévalorisation des frontières équivaut automatiquement à revalorisation des régions.

Citons le cas de Lille : aux yeux du gouvernement français, cette ville était une gare terminus et la région avoisinante, Lille-Roubaix-Tourcoing, un cul-de-sac. Résultat : dépopulation de 2 % par année, alors qu’en Belgique, à 10 km, la population augmentait de 5,8 % et [p. 179] aux Pays-Bas, à 100 km, de 10 %. Avec la disparition des frontières, Lille deviendra le centre d’un cercle s’étendant en France, en Belgique et en Angleterre, avec un rayon approximatif de 100 à 150 km, alors que Paris se trouve à 216 km. D’autres expériences sont en cours dans nombre de pays d’Europe. L’accent est porté sur les régions appelées encore périphériques, de leur vrai nom multinationales. Exemples : le triangle Maastricht — Liège — Aix-la-Chapelle, et la Regio Basiliensis.

De l’Europe des régions à l’Europe fédérale

Presque tout ce qui coopère, se fédère ou s’unit, en Europe, qu’il s’agisse de savants, de festivals de musique, d’Églises, de firmes, de syndicats, de sports, coopère, se fédère ou s’unit en dehors des initiatives de l’État, par-dessus, par-dessous et à travers les frontières nationales, chaque jour un peu moins efficaces.

L’exemple des régions multinationales met en évidence la nécessité de parvenir dans les plus brefs délais au moins à une union douanière généralisée comblant le fossé créé entre la CEE et l’AELE. Sinon, le développement d’une région appartenant aux deux systèmes serait entravé. Il souligne en même temps le rôle que continueront de jouer les États dans l’harmonisation indispensable de quantité de secteurs de la vie publique. Car on ne pourrait concevoir que la région soit à l’Europe ce qu’a été en fait le fédéralisme à la Suisse : un maintien des cantonalismes avec ce qu’il signifie de manques effarants de coordination. Dans ce domaine, il n’y a plus place pour le folklore.

R. — Il subsistera pendant longtemps encore trois niveaux d’action européenne : régions, nations, Europe. Ce sera une longue étape de transition au cours de laquelle les États assumeront toujours leur utile tâche de simplification et d’harmonisation des lois et règlements pour un grand nombre de régions. Au terme de la fédéralisation et de la régionalisation de l’Europe, il sera bien sûr établi des institutions fédérales garantissant certains droits dans certains domaines qui intéressent l’ensemble de la culture, de l’économie et de la défense européennes. C’est le processus normal de toute fédération.

[p. 180] Auparavant, si une Europe fondée sur les réalités vivantes des régions se forme, il sera beaucoup plus facile de procéder à des ajustements en souplesse, par approche empirique des problèmes. On ne se heurtera plus à ce « sacré national » auquel on achoppe constamment dans les discussions interétatiques. (Quand on invoque la souveraineté de la France, ou la neutralité de la Suisse, cela met fin à toute espèce d’examen objectif des sujets à traiter. « Rome a parlé. »)

Le résultat visé sur le plan politique — où nous ne sommes encore qu’à zéro, contre 25 %, peut-être, sur le plan économique — ne sera en effet accessible que si, parallèlement à la coopération entre les Nations s’instaure une coopération entre les régions. Celles-ci développeront progressivement de façon naturelle et selon les besoins des populations (non plus seulement à coup de lois nationales contraignantes) les courants d’échanges, les travaux en commun à travers l’Europe, en négligeant les frontières et sans devoir recourir à l’autorisation de la capitale. Les jumelages entre villes constituent un point de départ symbolique. Les régions pourront signer des contrats économiques, se charger en commun de quantité de tâches diverses : formation professionnelle, tourisme, coopération culturelle, environnement, etc. À défaut d’entente entre les nations, les universités pourraient très bien passer des accords régionaux d’équivalence des diplômes.

Sera également remis à l’honneur, dans ce processus, un principe datant de l’Empire romain germanique : la pluralité des allégeances. Les citoyens d’une même région pourront dépendre de plusieurs ensembles différents, l’essentiel n’étant pas d’avoir une unité territoriale et figée, mais de participer à des dynamismes. Ainsi, dans des régions multinationales apparaîtront des forces de rayonnement divergentes : la Romandie pourrait relever politiquement de la Suisse, mais au niveau social, ou culturel, ou économique, d’un système défini par plusieurs pôles : Genève, Lyon, Grenoble, Aoste…

Comment décririez-vous le transfert progressif des compétences de l’État-nation à la région, et de celle-ci à l’Europe ? Si les régions doivent s’institutionnaliser pour légaliser en quelque sorte leur existence et être capables d’action, elles ne pourront tout de même pas maintenir une double appartenance du citoyen à l’État-nation et à elles-mêmes au cas où elles seraient multinationales. [p. 181]

R. — Les régions vont progressivement former entre elles un tissu de relations de tout genre. Chaque pas en avant, dans ce domaine, montrera jusqu’où l’on peut aller sans se heurter au veto des États. Peu à peu, la force réelle de production, donc de décision, passera aux régions sans qu’on ait à abattre brutalement les États-nations. Un mouvement de bascule se produira lentement. À la fin, il suffira d’une secousse peu importante pour que les États desserrent leur prise sur les régions et les laissent se doter d’institutions qui viendraient couronner leur travail constructif.

Le moment révolutionnaire interviendra quand il faudra se décider entre deux volontés affrontées. Lorsque les citoyens des régions auront à choisir entre leurs réalités et la fiction stato-nationale.

Cette démarche complexe, maintenant l’existence d’institutions parfois incompatibles, est nécessaire si l’on ne veut pas s’enfermer dans le cercle vicieux suivant : les régions ne pourront jamais se constituer tant que n’existera pas une autorité fédérale pour les imposer aux États ; mais l’autorité fédérale ne se formera pas tant que les États-nations seront ce qu’ils sont et que les régions ne les diviseront pas pour préparer la géographie de la nouvelle Europe. L’État-nation disparaîtra donc, de lui-même, au terme du processus de régionalisation. Il tombera en désuétude. L’État n’a rien d’éternel. Il n’est pas « conforme à la nature des choses », comme le veulent encore trop de chefs… d’État.

La Suisse

Nous n’en sommes encore qu’à l’aube de la formation des régions, qui seront les éléments de l’Europe à venir, mais déjà nous touchons au crépuscule des États-nations.

Venons-en maintenant à la Suisse. D’après ce qui a été dit auparavant, elle-même n’échappera pas au mouvement de restructuration du continent. Beaucoup objecteront que notre pays, de par sa constitution déjà fédérale, qu’on donne en modèle à l’Europe, n’a pas à se transformer, ou qu’alors il courra un risque d’éclatement.

R. — C’est en effet la critique que l’on adresse immanquablement à celui qui parle des régions en Suisse. Elle n’est pourtant pas fondée. La position de notre pays face à une Europe renouvelée dans le sens indiqué [p. 182] jusqu’ici serait même rendue plus aisée dans certains cas. La coopération des cantons avec des régions différentes n’irait pas à l’encontre de la constitution qui autorise et même encourage la collaboration horizontale, fût-ce avec l’étranger voisin.

Quant à l’éclatement : je ne pense tout de même pas que nos raisons d’être dépendent des douaniers… Si l’on admet la pluralité des allégeances, pourquoi ne pas envisager ce que nous avons déjà effleuré précédemment : Genève se rattache économiquement et culturellement à une zone comprenant Lausanne et la Romandie d’un côté, Grenoble et même Aoste — par le tunnel du Mont-Blanc — d’un autre côté. Cette région serait définie au point de vue des échanges de tous ordres, et les Genevois resteraient Suisses politiquement. La Confédération conserverait toute sa réalité, celle des liens volontaires entre les cantons, même s’il n’existait plus de frontière entre Genève et Annecy, entre Bâle et Mulhouse. La disparition des frontières constituerait au contraire une excellente épreuve de la raison d’être des Suisses. Elle montrerait s’ils peuvent rester eux-mêmes sans nationalisme, tout en participant pleinement aux courants d’échanges avec leurs voisins et avec toute l’Europe. La cohésion de la Suisse est maintenue à l’heure actuelle de l’extérieur, par les pays qui l’entourent et qui sont des corps durs. Le problème se posera différemment lorsque une vie régionale à la fois fluide et polarisée animera les échanges…

Dans l’immédiat, que faire en Suisse ? On est en train de redécouvrir la légitimité de la collaboration intercantonale qu’on encourage au nom du « fédéralisme coopératif », expression pléonastique qui prouve à quel point le cantonalisme s’était substitué au véritable fédéralisme, coopératif par essence. Certains préconisent l’unité romande pour faire contrepoids à la prépondérance alémanique…

R. — Le sens de la réalité des régions n’est pas absent de Suisse. Mais nous nous sommes endormis et nous avons fait endosser aux cantons le même uniforme qu’aux États. Le micronationalisme s’y est installé : fermeture sur soi, méfiance de ce qui est différent — sous prétexte de fédéralisme justement. La Romandie ne forme pas une région uniforme en tant que telle ; mais elle peut devenir une région pour remplir certaines tâches de première importance, telles que l’enseignement secondaire et surtout universitaire. Il ne s’agit aucunement de [p. 183] recréer des États factices. Le régionalisme suppose une renaissance du civisme dans le cadre de préoccupations accessibles aux citoyens. Il doit donc surgir de la région elle-même, qui prend conscience de ses devoirs. Il faut désormais partir des réalités et non du mythe national.

Le facteur temps

Les Européens sont pressés de faire l’Europe. Leur impatience est légitime. Une certaine unité s’est déjà créée avec l’aide des États. Alors : quelle Europe se fera le plus vite, celle des États ou celle des régions ?

R. — Nous avons déjà constaté qu’au point de vue politique l’unité fondée sur les États-nations est en panne depuis vingt ans ! N’importe quel autre système d’édification a des chances d’être plus rapide. D’ailleurs, le processus de régionalisation est beaucoup plus avancé qu’on ne le pense généralement. Je crois qu’en définitive on ne construira même pas une Europe supranationale — difficilement réalisable — mais une Europe non nationale, mieux encore : métanationale, celle des régions précisément.