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Rapport général présenté à la Conférence européenne de la culture, Lausanne, du 8 au 12 décembre 1949

Il est vrai que l’Europe est en train de se défaire : elle n’a jamais été plus menacée, plus divisée devant le péril, plus angoissée et sceptique à la fois. Mais il n’est pas moins vrai que pour la première fois, dans toute sa longue histoire, consciemment, l’Europe est en train de se faire. Telle est la situation contradictoire dans laquelle nous sommes engagés. Il dépend de nous, en partie, que l’espoir ait raison du désespoir, mais il faut aller vite et bien voir où l’on va.

Tandis que s’esquissent à Strasbourg les cadres politiques de l’Europe unie, il est grand temps de définir la visée humaine qui doit présider à cette action, la vocation de notre communauté européenne. Tel est le but général de la conférence de Lausanne, le sens profond qui doit se dégager de ses travaux. Elle doit montrer que nos forces culturelles peuvent contribuer à l’union de l’Europe, et qu’en retour, l’Europe unie sera seule capable de sauver nos cultures dans leur précieuse diversité.

C’est le double problème de la liberté de l’esprit et de sa responsabilité qui se pose à la Conférence. Deux formules peuvent le résumer : « La Culture au service de l’Europe » souligne les responsabilités de l’esprit. « L’Europe unie au service de nos cultures » indique le moyen de protéger la liberté de l’esprit, menacée du dedans et du dehors.

[p. 12] Mais sous peine de se perdre dans des généralités ambitieuses et sans conséquences, le Congrès fera bien de reconnaître d’abord l’état réel de la culture en Europe, les misères dont elle souffre, les dangers qui la guettent. C’est pourquoi les deux thèmes qui serviront de point de départ aux débats seront d’une part les conditions matérielles et morales de la vie et de l’esprit en Europe, et d’autre part l’étude des institutions et réformes souhaitables pour développer l’esprit européen.

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Première section
Les conditions matérielles et morales de la vie de l’esprit en Europe

Destruction. — Les destructions directes causées par la guerre sont encore cruellement sensibles dans quelques pays comme l’Allemagne (bibliothèques, musées, maisons d’édition) et la Grèce (laboratoires détruits ou pillés dans leur presque totalité). Non moins graves sont les destructions indirectes et la stérilisation temporaire de sources de culture, dont souffrent la plupart des pays qui participèrent aux hostilités : beaucoup de livres de fonds, de classiques, de manuels, n’ont pas été réédités depuis 1940, et très souvent l’équipement des laboratoires n’a pas été renouvelé. Il faut aller chercher les livres des philosophes dans les bibliothèques publiques. Non seulement il est très difficile de se procurer les œuvres de J.-S. Bach, par suite de la destruction totale des maisons qui éditaient la musique classique en Allemagne, mais encore en France même on ne trouve pas de réédition de Debussy !

Ces destructions matérielles, toutefois, semblent plus faciles à réparer que les destructions humaines résultant des déportations et de la vie dans les camps. Il faut rappeler ici le problème tragique des intellectuels réfugiés des pays de l’Est. Faute de pouvoir trouver dans l’Europe de l’Ouest un emploi correspondant à leurs capacités, la plupart se voient contraints d’émigrer hors d’Europe, et souvent d’accepter un travail de manœuvre ou d’ouvrier agricole. Ils sont ainsi perdus à la fois pour l’Europe et pour la Culture. Ils forment dans les camps de DP le « résidu » que des organisations comme l’OIR ne parviennent pas à « réduire ».

[p. 14]Moyens matériels insuffisants dans chaque pays. — Le cadre national est devenu trop étroit. Dans chaque pays, on constate que les recherches scientifiques deviennent plus coûteuses, cependant que les fonds privés s’amenuisent, et que les obstacles aux échanges obligent à un degré croissant d’autarcie, régime onéreux.

L’État ne parvient pas à remplacer le mécène privé. Bien qu’il soit parfois difficile d’obtenir dans ce domaine des chiffres même approximatifs, il semble que le pourcentage du budget national consacré à l’encouragement des recherches scientifiques, de l’éducation, et des arts et lettres, varie entre ½ ‰ et 1 ‰, selon les pays (et selon la manière d’établir les budgets ! Car dans les pays de dictature on arrive en apparence à des pourcentages plus élevés mais les sommes indiquées servent en réalité essentiellement à des activités de propagande politique).

II est curieux de constater que dans les pays où l’État semble accorder des subsides comparativement importants aux théâtres et à l’industrie du cinéma (comme l’Autriche, le Danemark, l’Italie), on se plaint plus qu’ailleurs des taxes d’État qui frappent lourdement l’exploitation. (Exemple : au Danemark, l’État accorde aux théâtres et à l’industrie du film des subsides se montant à plus de 7 millions de couronnes ; il perçoit d’autre part près de 34 millions de couronnes par l’impôt sur les spectacles.)

Un autre exemple frappant de l’insuffisance des cadres nationaux actuels est fourni par l’industrie du cinéma. Seul un élargissement du marché à toute l’Europe débarrassée de ses barrières, doublé d’une coopération organisée à l’échelle européenne pourraient sauver d’une ruine imminente plusieurs de nos plus grandes industries « nationales » du film. Les subsides accordés par les États ne parviendront sans doute qu’à retarder cette décadence fatale.

Partout, le budget de la culture ne représente qu’une fraction dérisoire du budget militaire. Là où l’on déclare « ruineux pour l’État » un subside culturel d’un million, on trouvera cent-millions pour une arme nouvelle. Le salaire d’un interne d’hôpital souvent ne dépasse pas celui de la balayeuse, tandis qu’un professeur d’université est moins payé qu’un ouvrier qualifié et ne dispose pas des mêmes moyens de défense professionnelle ou de pression sur l’État. Ces faits bien connus semblent indiquer un étrange renversement des valeurs, une étrange méconnaissance des forces réelles de l’Europe. Ils risquent de tarir les sources vives de sa puissance et de son rayonnement.

[p. 15]Obstacles aux échanges culturels. — La circulation des personnes est généralement entravée par des questions de passeports, de visas et de devises. Les voyages ne sont plus impossibles, mais ils nécessitent encore une quantité de démarches préalables entraînant des retards tels que souvent l’objet du voyage (congrès ou conférence) est périmé lorsque parviennent les autorisations nécessaires. Notons que le nombre des personnes qui voyagent ou séjournent à l’étranger pour des raisons « culturelles » est relativement restreint. La quantité des devises nécessaires pour leurs déplacements reste négligeable dans l’ensemble d’un budget d’État, mais peut jouer un rôle décisif dans la vie intellectuelle.

La circulation des publications pose des questions matérielles plus difficiles à résoudre. Partout les États invoquent la « protection de la monnaie nationale » pour prendre des mesures qui se révèlent inefficaces du point de vue économique, mais très efficaces pour paralyser la vie culturelle. L’édition européenne souffre gravement du régime des contingents, fixés par les États pour des raisons monétaires. Les variations qui interviennent fréquemment dans les quotas d’importation et les taux de change, créent un état de crise et d’incertitude permanente dans l’édition.

Les taxes douanières prélevées sur les disques de gramophones et sur les films d’art ou de science tendent à rendre impraticables beaucoup d’exécutions de qualité, et beaucoup de projections d’un intérêt majeur, mais qui ne sont pas de nature à faire de grosses recettes.

La multiplication des barrières douanières à l’intérieur du continent, et leur inexistence à la périphérie, produit des résultats paradoxaux dont nous citerons un exemple précis. Un groupe hollandais désirant publier un magazine de propagande européenne en trois éditions — anglaise, française, allemande — a dû renoncer à son projet, faute d’avoir pu obtenir les licences d’exportation ou de publication nécessaires dans certains grands pays d’Europe, alors que les magazines d’outre-mer publient des éditions spéciales et circulent sans difficulté dans tous nos pays. On le voit : l’Europe est ouverte aux influences extracontinentales (ce qui est tout naturel) mais fermée à la diffusion de produits spécifiquement européens.

Nationalisation de la Culture. — Le nationalisme qui s’est développé durant tout le xixe siècle et qui atteint ses conséquences extrêmes au [p. 16] xxe siècle avec la notion d’autarcie, a créé une situation générale que l’on peut définir comme suit : les cultures « nationales » se sont voulues indépendantes les unes des autres, et sont devenues par là même dépendantes de l’État. Pour s’être voulues nationalistes, elles sont en voie de « nationalisation », c’est-à-dire qu’elles se trouvent de plus en plus subordonnées à des « nécessités » économiques ou politiques, voire militaires, en fait aux mécanismes de l’État.

À quel stade en sommes-nous, dans cette évolution qui affecte plus ou moins tous nos pays ? Il n’est possible de répondre qu’en citant une série d’exemples.

À la question : « L’enseignement (chez vous) subit-il des influences politiques ? » tous nos rapporteurs des pays de l’Ouest ont répondu non, tous ceux des pays de l’Est3 oui, avec une égale emphase. Cette opposition, absolue en principe — et dans l’intention des gouvernements — doit être nuancée en fait. Car si l’on examine un problème précis, tel que celui de manuels d’histoire, ou celui du statut des universités, ou celui de la radio, on s’aperçoit que certains éléments de « totalitarisme » existent en puissance à l’Ouest aussi : le nationalisme et l’étatisation de l’esprit partisan.

Il est incontestable que la volonté commune à tous nos États souverains de « développer la conscience nationale » par le moyen de l’école primaire aboutit à certaines déformations des perspectives historiques. L’important, c’est que dans tous les pays libres de l’Ouest, ce danger est avoué, dénoncé. Il est devenu, d’ailleurs, d’autant plus apparent que les pays de dictature semblent avoir à cœur de l’illustrer ad absurdum. Il faut que cet avertissement brutal soit compris, non pas comme un motif de plus d’indignation, mais comme la révélation de certaines menaces potentielles dans nos pays. Citons ici trois des réponses que nous avons reçues à notre enquête. Le rapporteur belge « croit pouvoir dire » que les historiens de son pays sont attachés aux principes suivants : « Éliminer soigneusement tout esprit de nationalisme linguistique ou économique, ou toute dialectique matérialiste visant à faire de l’enseignement de l’histoire un instrument de combat ou de propagande. Saluer avec joie toute possibilité d’apprendre à la jeunesse à estimer et à aimer les peuples pacifiques, notamment ceux des deux rives de l’Atlantique… »

[p. 17] À l’inverse et symétriquement, le rapporteur bulgare écrit que les prémices de l’enseignement historique dans son pays sont aujourd’hui les suivantes : « Plier le cours des événements aux exigences du matérialisme dialectique ; présenter sous un jour constamment favorable les relations entre la Bulgarie et sa « grande sœur Slave », l’URSS… Négation à priori de toute influence occidentale sur le pays… On demande à l’Histoire de démontrer que l’Europe est morte tandis que la Russie vit toujours. »

L’impartialité n’existe nulle part. Mais ici, on prétend la rechercher, tandis que là, on la récuse formellement, comme une trahison envers le Parti étatisé ou l’État partisan.

Le régime des universités, en Europe occidentale, est très loin d’être uniforme, comme on sait. Dans presque tous nos pays, l’on trouve à côté des universités d’État, des universités libres, souvent confessionnelles, vivant de donations privées, ou dépendant d’une municipalité. Cette bigarrure, ce régime mixte, s’opposent assez effectivement à une « mise au pas » générale de l’enseignement supérieur. Mais souvent encore, les nominations de professeurs sont faites par l’État ou par les pouvoirs politiques locaux, en sorte que les influences partisanes s’y font sentir, d’une manière qui pourrait devenir dangereuse dans la mesure où le parti au pouvoir deviendrait totalitaire.

Relevons que dans presque toute l’Europe (la Grande-Bretagne fait exception), un professeur d’université doit avoir la nationalité du pays où il enseigne. (Dans les pays de l’Est, la nationalité russe suffit.) Certaines dérogations à cette règle sont pratiquées couramment ; mais le principe subsiste indiscuté, héritage du nationalisme du xixe siècle.

Le régime de la radio et celui de l’information donneraient lieu à des remarques analogues. Là encore, c’est la diversité des statuts et leur caractère mixte (mi-privé, mi-étatique) qui s’opposent seuls à une emprise totale de la politique partisane sur l’expression des idées et la critique. Dans ces domaines, il faut bien avouer qu’un certain défaut d’organisation reste la meilleure sauvegarde de la liberté de l’esprit, tant que l’on n’aura pas abouti à la solution idéale, qui serait d’organiser les libertés, c’est-à-dire de les garantir statutairement contre les mécanismes étatiques.

Le régime de l’information fournit un test très simple pour distinguer les pays totalitaires des autres. Là où les agences d’information sont [p. 18] privées — comme dans presque tous les pays de l’Ouest4 — il y a possibilité, sinon garantie, d’objectivité. Là où l’information n’est qu’un service des Affaires étrangères, comme dans tous les pays de l’Est et l’Espagne, il y a totalitarisme caractérisé.

En apparence, la situation ne paraît pas trop grave, à l’Ouest, dans les domaines que nous venons de mentionner. Mais s’il est vrai qu’aux yeux des Soviétiques l’épithète injurieuse « d’a-politique » est encore synonyme « d’occidental », on doit constater d’autre part que les libertés dont nous bénéficions (indépendance relative de la culture par rapport aux pressions politiques, nationalistes, étatiques) sont protégées surtout par nos mœurs et coutumes, par l’esprit dans lequel on interprète les règlements, par la diversité de ces derniers, et même par un certain désordre qu’ils ménagent. Or si cet esprit s’affaiblit, si un état de guerre suspend certains scrupules, et si un parti au pouvoir se décide à « mettre de l’ordre » à sa manière dans tel ou tel pays, il sera facile à ce parti d’étatiser, au nom des lois qui existent, la radio et l’information, l’enseignement et la recherche scientifique. Il suffira de passer d’un stade de désordre relatif à un ordre plus « rationnel », d’un faible degré à un haut degré d’organisation, pour que nos régimes libéraux deviennent totalitaires, sans qu’il y ait lieu de changer les prémices fournies par le nationalisme et par le dogme de l’État souverain. Nos garanties de liberté sont donc dans une large mesure, négatives. Elles courent le risque permanent d’être tournées, par des moyens que les dictatures de l’Est ont fort bien illustrés. Le plus facile à définir est la censure.

Censure. — Dans tous les pays membres du Conseil de l’Europe, et en Suisse, la seule censure officiellement prévue concerne les spectacles et les écrits jugés licencieux.

Cependant, des censures politiques peuvent frapper — et souvent frappent en fait — plusieurs domaines de la vie culturelle, d’une manière indirecte, apparemment légale. Moyens : nominations ou non de professeurs et d’administrateurs par l’État ou par un conseil local, selon les opinions politiques du candidat ; choix des manuels ; licences de publication [p. 19] octroyées ou non par l’État, pour les journaux, les livres, les revues ; quota de papier alloué ou non à telle maison d’édition ; subsides, permis d’exportation ou d’importation accordés ou non. On invoque en général les circonstances économiques, pour dissimuler les motifs politiques (ou d’intérêt privé) des décisions prises.

À l’Est — il faut toujours y revenir pour marquer l’aboutissement extrême de plusieurs de nos propres tendances — nous voyons se former une véritable culture censoriale. Le critère politique est seul admis5. Et l’on s’y réfère avec une rigueur telle que le style même d’un écrivain ou d’un peintre peut être attaqué par les fonctionnaires de l’État, qualifié de sabotage et châtié (sans jeu de mots). La censure politique est si parfaitement préventive, qu’elle peut s’offrir le luxe de disparaître en tant qu’activité distincte de répression. Elle est partout et nulle part. C’est ainsi que le rapport rédigé par nos amis bulgares en exil peut affirmer que dans un État communiste, la censure au sens courant du mot, n’existe pas ; car toute censure suppose une certaine indépendance de la production intellectuelle ou des sources d’information, or cette indépendance est exclue à priori. « Informateur et censeur ne font qu’un… ce qui rend inutile tout contrôle. » Voilà donc une presse libre de toute contrainte sensible…

Nationalisation de la recherche scientifique. — La situation des physiciens mérite une mention particulière. Nous nous bornerons à citer à ce sujet deux extraits d’un article de M. Jean Thibaud, directeur de l’Institut français de physique atomique. « Dans le domaine de la physique, écrit-il, des résultats d’une incroyable portée intellectuelle sont actuellement maintenus secrets et ne donnent pas lieu, comme avant la guerre, à des communications de portée internationale. Il y a loin de la situation présente à celle d’il y a dix ans, où certaines découvertes étaient annoncées par télégramme dans les périodiques à diffusion mondiale… »

L’État fait peser sur les recherches de la physique nucléaire un lourd contrôle et « des suspicions quasi policières », qui tendent à subordonner entièrement le savant à des exigences politiques et militaires. Élargissant [p. 20] le problème, M. Thibaud constate que « dans un État moderne, non anarchique, où existe une ligne de conduite officielle dans la conduite des affaires extérieures comme intérieures, l’homme de science comme l’artiste, comme le littérateur, représente, pour le gouvernement, l’insécurité idéologique et, en soi, une tendance libertaire ; il encourt donc, à priori, la suspicion du régime qui s’en remet à lui pour lui assurer une avance technique sur ses rivaux. Seuls des hommes de science politiquement “engagés” — et engagés dans la ligne que souhaite le régime — pourraient être assurés de la confiance de ce dernier. »

Situation de la culture dans les sociétés modernes. — L’exemple des recherches atomiques nous donne un inquiétant avertissement. Il suggère que si la culture reste encore libre en Occident, c’est peut-être dans la mesure où les pouvoirs ne la prennent pas au sérieux, ne lui attribuent aucune « utilité pratique ». Inversement, si l’une de ses activités se révèle « pratiquement utilisable » (au service de la politique), ceux qui s’y livrent sont aussitôt privés des libertés élémentaires : liberté de recherche, liberté d’échange, liberté de publication, dans certains cas, liberté de circuler.

D’une manière générale, la condition de la culture, dans nos pays, a subi de profondes transformations pendant l’ère des nationalismes et de la souveraineté sans limites de l’État. Créatrice des richesses, de la puissance et du prestige mondial de l’Europe, on pourrait croire qu’elle n’est plus, aujourd’hui, qu’un appendice aux déclarations officielles, un ornement peut-être vain, un luxe des classes possédantes, ou un ensemble de spécialités et de techniques ésotériques, qui ne concernent pas l’homme de la rue, ni l’industriel ou le banquier. Jadis centrale, la situation de la culture est devenue périphérique. Comment expliquer autrement qu’il soit admis sans question, de nos jours, que l’esprit subordonne ses intérêts à ceux de l’économie, de la politique ou de la défense nationale ? Et que personne ne s’avise de soutenir qu’il faudrait inverser cette hiérarchie ? Rendue matériellement dépendante de l’État, plus qu’elle ne le fut jamais du mécénat privé (et avec moins d’avantages en retour), notre culture se voit contrainte d’obéir à des « nécessités » qui lui sont étrangères et la dégradent. Elle perd ainsi sa fonction directrice. Et la séparation s’aggrave entre la pensée et l’action ; entre une pensée qui accepte d’être inefficace, et une action par conséquent [p. 21] désorientée, à courtes vues, privée de cohérence profonde. Tel est le mal profond dont souffre l’Occident. Il est sans doute plus grave que la somme des misères matérielles ou institutionnelles que nous avons énumérées plus haut.

À l’inverse, les régimes totalitaires de l’Est ont si bien vu l’importance primordiale de la culture, qu’ils l’ont immédiatement étatisée. Ils lui ont rendu officiellement sa place centrale, et ils l’y tiennent emprisonnée. Elle est reine de nouveau, mais elle ne reconnaît plus sa propre voix proférant des aveux spontanés, criant sur tous les modes l’éloge de ses bourreaux : elle est devenue la Propagande.

Les conditions morales de la vie de l’esprit au xxe siècle se résument donc dans le paradoxe suivant : Ceux qui laissent la culture en liberté à l’Ouest, en font peu de cas pratiquement ; et ceux qui à l’Est lui reconnaissent un rôle central, la dénaturent et l’asservissent.

Principes des réformes à proposer. — Presque toutes les misères et entraves dont souffre la vie de l’esprit en Europe se ramènent en dernière analyse à une seule et même cause : le cloisonnement du grand Domaine occidental en nations bardées de frontières, hérissées de tarifs douaniers et de mesures prétendues « protectionnistes » qui, loin de protéger, étouffent en réalité ce qu’elles enferment. Marchés trop réduits, échanges paralysés, fiscalité excessive, manque d’air et de circulation vivifiante, moyens matériels ridiculement réduits, ou reçus en échange de certaines libertés essentielles : tout cela provient du nationalisme culturel, et tout cela tend, pratiquement, à faire dépendre la vie de l’esprit d’une économie désorganisée, souvent absurde, derrière laquelle se préparent des tyrannies politiques.

Le principe du mal étant reconnu, le principe des réformes nécessaires devient évident. S’il est vrai qu’aucun de nos pays ne peut plus se défendre ni subsister seul, au triple point de vue politique économique et militaire, cela est vrai plus encore au point de vue de la culture. La phase relativement créatrice des nationalismes se trouve dépassée en fait. Mais il n’en subsiste pas seulement des cadres à la fois trop étroits et vermoulus (dont d’autres partisans de l’Europe unie, à La Haye, à Westminster et à Strasbourg, ont cherché les moyens de nous libérer) ; il en subsiste aussi des habitudes mentales, des préjugés tenaces, et des pratiques qu’il nous appartiendra de dénoncer, parfois de corriger, mais plus souvent de supprimer.

[p. 22] Or il nous semble que certaines expressions, qui font florès dans les discours des experts et les documents officiels, sacrifient encore beaucoup trop à ces habitudes mentales, ou reconnaissent implicitement le bien-fondé de certaines pratiques qu’il s’agirait d’éliminer radicalement. On parle beaucoup, par exemple, « d’organiser les échanges culturels ». Observons qu’il n’en serait pas question si les frontières étaient ouvertes, et l’union fédérale de l’Europe réalisée. Nos cultures, prisonnières des cadres nationaux, ne doivent pas chercher des moyens de correspondre plus facilement d’une prison à l’autre. Elles doivent au contraire exiger leur « élargissement » immédiat, sans condition.

Le terme même « d’échanges culturels », avouons-le, est devenu bien déplaisant, à force d’avoir servi d’échappatoire facile aux fonctionnaires chargés (malgré eux, bien souvent) des problèmes réputés secondaires de la culture. Ils tentent de s’en tirer en consentant à la culture ce petit va-et-vient d’échanges surveillés que leurs douaniers et leurs agents fiscaux sauront bientôt réduire à presque rien. Il en résulte au mieux quelques petits décrets concernant les voyages de quelques professeurs bien vus des pouvoirs, de quelques boursiers bons élèves ; et quelques phrases bien plates sur l’indispensable solidarité de nos nations. Une hypocrisie ennuyeuse.

Prétendre « organiser les échanges », c’est d’une part reconnaître que l’État reste le maître d’élever ou d’abaisser des obstacles arbitraires à la circulation normale des idées, des personnes, et des œuvres ; c’est d’autre part presque automatiquement, favoriser ceux qui ne gênent personne, ceux qui sont le moins créateurs ou novateurs, ceux qui font le moins peur aux fonctionnaires, ceux qui, en un mot, ont l’âme naturellement officielle. On en arrive ainsi à faire représenter un peuple, à l’étranger, de préférence par des médiocres.

Si l’on veut que les échanges redeviennent ce qu’ils ont toujours été dans les périodes de vitalité de la culture — des échanges de découvertes à l’état naissant, de produits originaux, de curiosités avides, d’expressions authentiques de la sensibilité, de passions mêmes, et non pas de simples déplacements de forts en thème — nous devons :

1) abandonner, et au besoin dénoncer la méthode de « l’organisation des échanges »,

2) exiger la suppression immédiate des obstacles à la libre circulation des personnes, des œuvres, et des instruments de travail dans toute l’étendue de l’Europe.

[p. 23] Toutes nos cultures sont nées d’un fonds commun, qu’elles ont progressivement diversifié. Elles se sont nourries les unes des autres, elles ont vécu de l’échange de leurs découvertes et de leurs méthodes de leurs procédés techniques ou rhétoriques, des formes musicales et littéraires inventées ici ou là ; et elles en vivent encore, dans la mesure où elles vivent. L’unité culturelle de l’Europe n’a plus à être faite : elle existait aux origines, et elle n’a cessé pendant les siècles de se reformer, de s’enrichir de mille diversités. Il ne s’agit pas de la créer ou de l’organiser par décret, mais simplement de la laisser se manifester, et de ne plus l’empêcher d’évoluer selon ses lois et sa liberté propres. L’Europe ouverte, et rien de plus, mais rien de moins, voilà la solution, voilà le remède pratique à presque tous les maux que nous avons recensés.

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Deuxième section
Institutions spécifiquement européennes

À la suppression des obstacles matériels et des entraves morales aux échanges doit correspondre un effort positif. Il serait en effet insuffisant et vain de vouloir revenir à la condition libérale qui était celle de l’esprit en Europe avant la guerre de 1914, puisqu’elle n’a pas suffi à réduire les nationalismes, mais que c’est elle qui, par la suite, a succombé devant leurs exigences. Il faut faire un grand pas de plus, et créer des institutions qui garantissent et manifestent l’unité de nos cultures dans leur diversité. Il faut doter l’Europe unie d’instruments de travail à l’échelle continentale.il faut aussi former les jeunes hommes qui deviendront les porteurs de l’idée fédérale, sans laquelle nos réformes techniques et matérielles resteront lettre morte.

Une civilisation est vivante quand elle fait des plans. Elle a son unité, elle la démontre et la défend effectivement, quand elle invente ses formes institutionnelles et préfigure ainsi son avenir.

Sur les institutions européennes à fonder, ce rapport sera bref : les documents et rapports spéciaux mis à la disposition de la Conférence donnent le détail des projets à l’étude. Nous nous bornerons donc ici à motiver la politique générale qui devrait présider à ces diverses créations.

Centre européen de la culture. — Parmi les innombrables organismes « culturels » que le xxe siècle a vus naître, il est frappant de constater qu’il n’en existe pas un seul qui ait pour objet l’Europe comme unité. Les uns veulent embrasser le monde entier, tandis que les autres se limitent à une nation, à une région géographique (le bassin de la Méditerranée ou la Scandinavie, par exemple), ou à une discipline [p. 25] particulière. Pourtant, il est incontestable que nos pays constituent un ensemble, un complexe organique de culture, facile à distinguer de ses voisins, et qu’en tout cas, ceux-ci distinguent souvent mieux que nous. (C’est ainsi que les attaques dirigées par l’URSS contre notre culture occidentale l’englobent dans une « unité » de réprobation bien significative6.) Il est étrange que cet ensemble n’ait pas encore été étudié en tant que tel, d’une manière systématique ; et qu’il n’existe aucune institution capable de renseigner sur l’Europe en général, sa situation présente, l’état de ses forces, ses possibilités et ses lacunes.

Dès le congrès de La Haye (mai 1948) le Mouvement européen avait reconnu la nécessité d’instituer un Centre européen de la culture, dont les attributions furent esquissées par la Résolution culturelle du Congrès.

Au mois de février 1949, le Mouvement européen ouvrait à Genève un Bureau d’études, chargé de préparer l’œuvre du Centre, et d’assurer dans la mesure du possible certaines de ses fonctions, en attendant qu’il puisse être officiellement constitué.

Enfin, au mois de septembre de la même année, l’Assemblée consultative de Strasbourg votait à l’unanimité une recommandation tendant à la création d’un Centre européen de la culture.

Le travail du Bureau d’études de Genève, depuis quelques mois, a permis de serrer de plus près la question, et nous a conduits aux premières conclusions que voici.

a) Trois ordres d’activité apparaissent nécessaires et sont immédiatement réalisables, supposé réunis les moyens financiers adéquats :

inventaire des forces culturelles en Europe,

coordination des efforts actuellement dispersés,

initiatives tendant à développer le sentiment européen, à l’exprimer, à l’illustrer.

b) Pour mener à bien ces activités, la méthode la plus féconde paraît être celle des groupes de travail restreints, réunissant pendant quelques jours sous le même toit des hommes venus de différents pays et intéressés par un même problème. Les contacts personnels qui se nouent alors n’ont pas moins de valeur que les résultats [p. 26] pratiques obtenus, résultats auxquels on parvient d’ailleurs plus rapidement de cette manière que par correspondance.

c) Le Centre culturel, prenant le contre-pied des usages devenus courants dans les organisations internationales, devrait restreindre par principe le nombre de ses collaborateurs, de ses employés et de ses bureaux. Il adopterait une politique sévère de déflation administrative et de guerre au papier.

Les bureaux du Centre proprement dit (à Genève) limiteraient leur activité aux trois points indiqués sous a). Quant aux activités qui demanderaient des locaux plus vastes, un personnel nombreux et spécialisé (université européenne, centres de recherches scientifiques, etc.), elles seraient exercées dans d’autres pays, et jouiraient d’une large autonomie. Ainsi le Centre resterait un organe de coordination, mais il serait, si l’on peut dire, décentralisé. Il est facile de voir que cette structure présenterait de grands avantages, tant au point de vue de l’efficacité qu’à celui du financement.

d) Dans l’ensemble complexe formé par le Centre et ses sections ou dépendances dispersées dans toute l’Europe, on pourrait distinguer deux départements principaux, et peut-être trois :

I. Éducation. Documentation, coordination, initiatives dans les domaines suivants : Enseignement européen dans les écoles primaires et secondaires — Formation des instituteurs dans un esprit supranational — Instituts européens existants ou à créer — Équivalence des diplômes et des cours d’études — Révision des manuels —

II. Culture. Bibliothèque européenne — Documentation et archives — Offices européens de l’édition, du cinéma, de la radio, des festivals — Centres de recherches scientifiques — Index critique des traductions — Publications propres du Centre — Revues — Groupes de travail et Congrès professionnels.

III. Relations de la culture avec les instances politiques, économiques, sociales, juridiques. De plusieurs côtés, on a émis l’idée d’une sorte de Comité de vigilance, qui par ses interventions publiques et par sa participation aux divers conseils européens pourrait contribuer à rendre à la culture sa fonction centrale dans la société occidentale, et lui permettrait, en tout cas, d’exercer avec [p. 27] plus d’efficacité son rôle de critique et d’inspiration. Ce département serait conçu comme l’agent de ce que Paul Valéry nommait « une politique de l’esprit ». Il s’agit là, bien entendu, d’une vue lointaine, qui ne saurait faire l’objet d’une résolution à la Conférence.


(Plusieurs pages du Rapport sont alors consacrées à la description plus détaillée des institutions à créer, telles le Collège d’Europe à Bruges, et les instituts d’études européennes ; mais aussi une Université européenne, des Lycées européens, un Fonds européen de Recherches scientifiques, un Centre européen de recherches nucléaires — le futur CERN.)

Financement des institutions européennes. — Toutes ces activités demanderont des fonds, qui aujourd’hui n’existent pas. Ils pourraient être créés par le blocage au titre européen, d’une partie du budget de l’Éducation nationale dans chaque pays.

Les gouvernements et l’économie privée invoqueront leurs charges écrasantes ou leurs bénéfices diminués. Nous invoquerons le fait que, si le sentiment d’un destin spirituel commun, et l’énergie créatrice des Européens ne sont pas réveillés, les États et l’économie privée courent à leur perte inéluctable. Nous devons mettre nos gouvernements devant un choix. Un ordre de priorité doit être établi. Il est probable que le prix de revient d’une seule bombe atomique dépasse largement le budget annuel des institutions que nous venons de proposer. Le prix d’une seule bombe atomique couvrirait donc le budget global d’une renaissance de la culture européenne. Construire des engins de mort qui coûtent des milliards, quand on refuse de trouver les millions qui permettraient de développer la recherche scientifique pour la paix et la vie, c’est la folie de l’Occident moderne. La Conférence faillirait à sa mission, si elle n’élevait pas, contre cette barbarie modernisée, le cri des hommes.

Conclusions

Pour quelles fins réelles voulons-nous ces moyens de culture, et cette éducation d’une conscience commune de l’Europe ? La question doit être posée. Elle est d’ailleurs spécifiquement « européenne ».

[p. 28] Qu’il soit bien clair que nous n’entendons pas substituer aux nationalismes locaux une sorte de nationalisme européen. L’Europe s’est, de tout temps, ouverte au monde entier. À tort ou à raison, par idéalisme ou par ignorance, en vertu de sa foi ou dans des vues impérialistes, elle a toujours conçu sa civilisation comme un ensemble de valeurs universelles. Il ne s’agit donc pas pour nous d’opposer une nation européenne aux grandes nations de l’Est et de l’Ouest ; ni de vouloir une « culture européenne » synthétique, valable pour nous seuls et fermée sur elle-même : ce serait trahir le génie de l’Europe, le couper de ses sources chrétiennes et humanistes. Notre ambition est de contribuer à l’union de nos pays, qui sera leur seul salut, par le moyen d’une renaissance de leur culture dans la liberté de l’esprit, qui est leur vraie force. Notre objet ne sera pas non plus de dénoncer ce qui se pratique ailleurs, car nous ne pouvons réformer que nous-mêmes. Nous n’acceptons pas la scission que symbolise le rideau de fer ; mais nous pensons que le meilleur moyen de ramener vers l’Occident les peuples séparés, c’est de leur offrir l’image d’une Europe rénovée par l’union dans la liberté, d’une Europe qui prend au sérieux sa vocation particulière dans le monde.

Une Europe affaiblie et divisée par vingt nationalismes et autant de barrières de douanes ne saurait plus être un pôle d’attraction. Une Europe proclamant des principes sans les appliquer fermement n’aurait bientôt plus le droit de parler.

Prendre au sérieux la vocation européenne, c’est une mission de vigilance dont les intellectuels des pays libres doivent se sentir plus que jamais responsables. Il leur incombe de rappeler sans relâche aux gouvernements et aux politiciens comme aux législateurs sociaux et aux experts, qu’un certain nombre de principes moraux ne sauraient être négligés dans la pratique sans que l’Europe perde ses droits à l’existence et à l’autonomie.

Europe doit signifier d’abord union dans la diversité, et respect des diversités. Que jamais une partie de la cité ne prétende imposer le silence à toutes les autres ; que jamais une majorité n’use du pouvoir pour écraser l’opposition, car la minorité d’aujourd’hui sera peut-être la majorité de demain, et c’est dans les minorités qu’on fait l’apprentissage de la liberté. Bien plus, l’Europe est si diverse que chaque majorité locale ou nationale — politique, religieuse, ou linguistique — doit reconnaître en fait qu’elle est minoritaire dans l’ensemble du continent. L’Europe est donc nécessairement une école de la tolérance. Elle ne doit [p. 29] condamner — dans son sein tout d’abord — que les régimes qui obligent l’opposition à se transformer en résistance clandestine ; les régimes où les votes sont publics et se font à bulletins ouverts, tandis que les procès sont secrets et se tiennent à portes fermées.

Europe doit signifier encore cité ouverte, où les hommes, les idées et les biens peuvent circuler en liberté. Toutes les entraves à cette circulation qu’elle laisserait subsister sur son territoire, non seulement l’affaibliraient encore plus, mais lui enlèveraient le droit de dénoncer en bonne conscience les régimes de cité fermée, dont le symbole et le terme logique s’appelle le camp de concentration.

Europe doit signifier enfin dialogue. L’union que nous voulons est celle qui lie tacitement deux hommes qui dialoguent. Elle n’est pas l’unanimité dans la clameur disciplinée, où nul ne reconnaît plus sa propre voix. L’Europe doit être et devenir de plus en plus le lieu du monde où la personne humaine puisse encore faire entendre sa voix. Ce principe doit fournir la mesure des institutions fédérales vers lesquelles tend l’espoir des hommes libres.

Si nous exerçons, à Lausanne, cette action de vigilance publique, on pourra dire vraiment de notre Conférence qu’elle fut le congrès de la conscience européenne.

Une conscience malheureuse, il est vrai, tourmentée, peut-être coupable — comme toute conscience, en dernière analyse.

C’est notre lot d’Européens, et c’est notre passion profonde, que de préférer la conscience au bonheur. Vocation tragique et féconde, qui nous apparaît plus clairement depuis que se dressent à l’Est comme à l’Ouest deux civilisations plus jeunes, filles de la nôtre, et qui chacune à sa façon, cultivent un idéal eudémonique, l’idéal d’un bonheur assuré.

Il est frappant que le bonheur, en Europe n’ait trouvé ses plus hautes expressions que dans quelques tableaux classiques ou paysages impressionnistes, dans quelques brefs poèmes, quelques prières. C’est par la musique seule de Bach ou de Mozart que nous en possédons la substance idéale, que nous en respirons le climat nostalgique.

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Mais, nous, ici, nous ne sommes pas réunis pour tracer des plans d’innocence et de prospérité organisée. Nous tenterons, sobrement, de trouver les moyens qui permettent le libre exercice de nos vocations tourmentées ; des moyens de vivre, oui, mais selon notre foi, sans renier nos raisons de vivre. Sauvons l’Europe tragique, pour que nos descendants puissent encore habiter en esprit, par la grâce des chefs-d’œuvre futurs, au ciel de la musique, dans une Europe heureuse.

Conclusion du discours de présentation du Rapport général, lors de la séance inaugurale du 8 décembre 1949.

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Rapport général présenté à la Conférence européenne de la culture, Lausanne, du 8 au 12 décembre 1949

Il est vrai que l’Europe est en train de se défaire : elle n’a jamais été plus menacée, plus divisée devant le péril, plus angoissée et sceptique à la fois. Mais il n’est pas moins vrai que pour la première fois, dans toute sa longue histoire, consciemment, l’Europe est en train de se faire. Telle est la situation contradictoire dans laquelle nous sommes engagés. Il dépend de nous, en partie, que l’espoir ait raison du désespoir, mais il faut aller vite et bien voir où l’on va.

Tandis que s’esquissent à Strasbourg les cadres politiques de l’Europe unie, il est grand temps de définir la visée humaine qui doit présider à cette action, la vocation de notre communauté européenne. Tel est le but général de la conférence de Lausanne, le sens profond qui doit se dégager de ses travaux. Elle doit montrer que nos forces culturelles peuvent contribuer à l’union de l’Europe, et qu’en retour, l’Europe unie sera seule capable de sauver nos cultures dans leur précieuse diversité.

C’est le double problème de la liberté de l’esprit et de sa responsabilité qui se pose à la Conférence. Deux formules peuvent le résumer : « La Culture au service de l’Europe » souligne les responsabilités de l’esprit. « L’Europe unie au service de nos cultures » indique le moyen de protéger la liberté de l’esprit, menacée du dedans et du dehors.

[p. 12] Mais sous peine de se perdre dans des généralités ambitieuses et sans conséquences, le Congrès fera bien de reconnaître d’abord l’état réel de la culture en Europe, les misères dont elle souffre, les dangers qui la guettent. C’est pourquoi les deux thèmes qui serviront de point de départ aux débats seront d’une part les conditions matérielles et morales de la vie et de l’esprit en Europe, et d’autre part l’étude des institutions et réformes souhaitables pour développer l’esprit européen.

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Première section
Les conditions matérielles et morales de la vie de l’esprit en Europe

Destruction. — Les destructions directes causées par la guerre sont encore cruellement sensibles dans quelques pays comme l’Allemagne (bibliothèques, musées, maisons d’édition) et la Grèce (laboratoires détruits ou pillés dans leur presque totalité). Non moins graves sont les destructions indirectes et la stérilisation temporaire de sources de culture, dont souffrent la plupart des pays qui participèrent aux hostilités : beaucoup de livres de fonds, de classiques, de manuels, n’ont pas été réédités depuis 1940, et très souvent l’équipement des laboratoires n’a pas été renouvelé. Il faut aller chercher les livres des philosophes dans les bibliothèques publiques. Non seulement il est très difficile de se procurer les œuvres de J.-S. Bach, par suite de la destruction totale des maisons qui éditaient la musique classique en Allemagne, mais encore en France même on ne trouve pas de réédition de Debussy !

Ces destructions matérielles, toutefois, semblent plus faciles à réparer que les destructions humaines résultant des déportations et de la vie dans les camps. Il faut rappeler ici le problème tragique des intellectuels réfugiés des pays de l’Est. Faute de pouvoir trouver dans l’Europe de l’Ouest un emploi correspondant à leurs capacités, la plupart se voient contraints d’émigrer hors d’Europe, et souvent d’accepter un travail de manœuvre ou d’ouvrier agricole. Ils sont ainsi perdus à la fois pour l’Europe et pour la Culture. Ils forment dans les camps de DP le « résidu » que des organisations comme l’OIR ne parviennent pas à « réduire ».

[p. 14]Moyens matériels insuffisants dans chaque pays. — Le cadre national est devenu trop étroit. Dans chaque pays, on constate que les recherches scientifiques deviennent plus coûteuses, cependant que les fonds privés s’amenuisent, et que les obstacles aux échanges obligent à un degré croissant d’autarcie, régime onéreux.

L’État ne parvient pas à remplacer le mécène privé. Bien qu’il soit parfois difficile d’obtenir dans ce domaine des chiffres même approximatifs, il semble que le pourcentage du budget national consacré à l’encouragement des recherches scientifiques, de l’éducation, et des arts et lettres, varie entre ½ ‰ et 1 ‰, selon les pays (et selon la manière d’établir les budgets ! Car dans les pays de dictature on arrive en apparence à des pourcentages plus élevés mais les sommes indiquées servent en réalité essentiellement à des activités de propagande politique).

II est curieux de constater que dans les pays où l’État semble accorder des subsides comparativement importants aux théâtres et à l’industrie du cinéma (comme l’Autriche, le Danemark, l’Italie), on se plaint plus qu’ailleurs des taxes d’État qui frappent lourdement l’exploitation. (Exemple : au Danemark, l’État accorde aux théâtres et à l’industrie du film des subsides se montant à plus de 7 millions de couronnes ; il perçoit d’autre part près de 34 millions de couronnes par l’impôt sur les spectacles.)

Un autre exemple frappant de l’insuffisance des cadres nationaux actuels est fourni par l’industrie du cinéma. Seul un élargissement du marché à toute l’Europe débarrassée de ses barrières, doublé d’une coopération organisée à l’échelle européenne pourraient sauver d’une ruine imminente plusieurs de nos plus grandes industries « nationales » du film. Les subsides accordés par les États ne parviendront sans doute qu’à retarder cette décadence fatale.

Partout, le budget de la culture ne représente qu’une fraction dérisoire du budget militaire. Là où l’on déclare « ruineux pour l’État » un subside culturel d’un million, on trouvera cent-millions pour une arme nouvelle. Le salaire d’un interne d’hôpital souvent ne dépasse pas celui de la balayeuse, tandis qu’un professeur d’université est moins payé qu’un ouvrier qualifié et ne dispose pas des mêmes moyens de défense professionnelle ou de pression sur l’État. Ces faits bien connus semblent indiquer un étrange renversement des valeurs, une étrange méconnaissance des forces réelles de l’Europe. Ils risquent de tarir les sources vives de sa puissance et de son rayonnement.

[p. 15]Obstacles aux échanges culturels. — La circulation des personnes est généralement entravée par des questions de passeports, de visas et de devises. Les voyages ne sont plus impossibles, mais ils nécessitent encore une quantité de démarches préalables entraînant des retards tels que souvent l’objet du voyage (congrès ou conférence) est périmé lorsque parviennent les autorisations nécessaires. Notons que le nombre des personnes qui voyagent ou séjournent à l’étranger pour des raisons « culturelles » est relativement restreint. La quantité des devises nécessaires pour leurs déplacements reste négligeable dans l’ensemble d’un budget d’État, mais peut jouer un rôle décisif dans la vie intellectuelle.

La circulation des publications pose des questions matérielles plus difficiles à résoudre. Partout les États invoquent la « protection de la monnaie nationale » pour prendre des mesures qui se révèlent inefficaces du point de vue économique, mais très efficaces pour paralyser la vie culturelle. L’édition européenne souffre gravement du régime des contingents, fixés par les États pour des raisons monétaires. Les variations qui interviennent fréquemment dans les quotas d’importation et les taux de change, créent un état de crise et d’incertitude permanente dans l’édition.

Les taxes douanières prélevées sur les disques de gramophones et sur les films d’art ou de science tendent à rendre impraticables beaucoup d’exécutions de qualité, et beaucoup de projections d’un intérêt majeur, mais qui ne sont pas de nature à faire de grosses recettes.

La multiplication des barrières douanières à l’intérieur du continent, et leur inexistence à la périphérie, produit des résultats paradoxaux dont nous citerons un exemple précis. Un groupe hollandais désirant publier un magazine de propagande européenne en trois éditions — anglaise, française, allemande — a dû renoncer à son projet, faute d’avoir pu obtenir les licences d’exportation ou de publication nécessaires dans certains grands pays d’Europe, alors que les magazines d’outre-mer publient des éditions spéciales et circulent sans difficulté dans tous nos pays. On le voit : l’Europe est ouverte aux influences extracontinentales (ce qui est tout naturel) mais fermée à la diffusion de produits spécifiquement européens.

Nationalisation de la Culture. — Le nationalisme qui s’est développé durant tout le xixe siècle et qui atteint ses conséquences extrêmes au [p. 16] xxe siècle avec la notion d’autarcie, a créé une situation générale que l’on peut définir comme suit : les cultures « nationales » se sont voulues indépendantes les unes des autres, et sont devenues par là même dépendantes de l’État. Pour s’être voulues nationalistes, elles sont en voie de « nationalisation », c’est-à-dire qu’elles se trouvent de plus en plus subordonnées à des « nécessités » économiques ou politiques, voire militaires, en fait aux mécanismes de l’État.

À quel stade en sommes-nous, dans cette évolution qui affecte plus ou moins tous nos pays ? Il n’est possible de répondre qu’en citant une série d’exemples.

À la question : « L’enseignement (chez vous) subit-il des influences politiques ? » tous nos rapporteurs des pays de l’Ouest ont répondu non, tous ceux des pays de l’Est3 oui, avec une égale emphase. Cette opposition, absolue en principe — et dans l’intention des gouvernements — doit être nuancée en fait. Car si l’on examine un problème précis, tel que celui de manuels d’histoire, ou celui du statut des universités, ou celui de la radio, on s’aperçoit que certains éléments de « totalitarisme » existent en puissance à l’Ouest aussi : le nationalisme et l’étatisation de l’esprit partisan.

Il est incontestable que la volonté commune à tous nos États souverains de « développer la conscience nationale » par le moyen de l’école primaire aboutit à certaines déformations des perspectives historiques. L’important, c’est que dans tous les pays libres de l’Ouest, ce danger est avoué, dénoncé. Il est devenu, d’ailleurs, d’autant plus apparent que les pays de dictature semblent avoir à cœur de l’illustrer ad absurdum. Il faut que cet avertissement brutal soit compris, non pas comme un motif de plus d’indignation, mais comme la révélation de certaines menaces potentielles dans nos pays. Citons ici trois des réponses que nous avons reçues à notre enquête. Le rapporteur belge « croit pouvoir dire » que les historiens de son pays sont attachés aux principes suivants : « Éliminer soigneusement tout esprit de nationalisme linguistique ou économique, ou toute dialectique matérialiste visant à faire de l’enseignement de l’histoire un instrument de combat ou de propagande. Saluer avec joie toute possibilité d’apprendre à la jeunesse à estimer et à aimer les peuples pacifiques, notamment ceux des deux rives de l’Atlantique… »

[p. 17] À l’inverse et symétriquement, le rapporteur bulgare écrit que les prémices de l’enseignement historique dans son pays sont aujourd’hui les suivantes : « Plier le cours des événements aux exigences du matérialisme dialectique ; présenter sous un jour constamment favorable les relations entre la Bulgarie et sa « grande sœur Slave », l’URSS… Négation à priori de toute influence occidentale sur le pays… On demande à l’Histoire de démontrer que l’Europe est morte tandis que la Russie vit toujours. »

L’impartialité n’existe nulle part. Mais ici, on prétend la rechercher, tandis que là, on la récuse formellement, comme une trahison envers le Parti étatisé ou l’État partisan.

Le régime des universités, en Europe occidentale, est très loin d’être uniforme, comme on sait. Dans presque tous nos pays, l’on trouve à côté des universités d’État, des universités libres, souvent confessionnelles, vivant de donations privées, ou dépendant d’une municipalité. Cette bigarrure, ce régime mixte, s’opposent assez effectivement à une « mise au pas » générale de l’enseignement supérieur. Mais souvent encore, les nominations de professeurs sont faites par l’État ou par les pouvoirs politiques locaux, en sorte que les influences partisanes s’y font sentir, d’une manière qui pourrait devenir dangereuse dans la mesure où le parti au pouvoir deviendrait totalitaire.

Relevons que dans presque toute l’Europe (la Grande-Bretagne fait exception), un professeur d’université doit avoir la nationalité du pays où il enseigne. (Dans les pays de l’Est, la nationalité russe suffit.) Certaines dérogations à cette règle sont pratiquées couramment ; mais le principe subsiste indiscuté, héritage du nationalisme du xixe siècle.

Le régime de la radio et celui de l’information donneraient lieu à des remarques analogues. Là encore, c’est la diversité des statuts et leur caractère mixte (mi-privé, mi-étatique) qui s’opposent seuls à une emprise totale de la politique partisane sur l’expression des idées et la critique. Dans ces domaines, il faut bien avouer qu’un certain défaut d’organisation reste la meilleure sauvegarde de la liberté de l’esprit, tant que l’on n’aura pas abouti à la solution idéale, qui serait d’organiser les libertés, c’est-à-dire de les garantir statutairement contre les mécanismes étatiques.

Le régime de l’information fournit un test très simple pour distinguer les pays totalitaires des autres. Là où les agences d’information sont [p. 18] privées — comme dans presque tous les pays de l’Ouest4 — il y a possibilité, sinon garantie, d’objectivité. Là où l’information n’est qu’un service des Affaires étrangères, comme dans tous les pays de l’Est et l’Espagne, il y a totalitarisme caractérisé.

En apparence, la situation ne paraît pas trop grave, à l’Ouest, dans les domaines que nous venons de mentionner. Mais s’il est vrai qu’aux yeux des Soviétiques l’épithète injurieuse « d’a-politique » est encore synonyme « d’occidental », on doit constater d’autre part que les libertés dont nous bénéficions (indépendance relative de la culture par rapport aux pressions politiques, nationalistes, étatiques) sont protégées surtout par nos mœurs et coutumes, par l’esprit dans lequel on interprète les règlements, par la diversité de ces derniers, et même par un certain désordre qu’ils ménagent. Or si cet esprit s’affaiblit, si un état de guerre suspend certains scrupules, et si un parti au pouvoir se décide à « mettre de l’ordre » à sa manière dans tel ou tel pays, il sera facile à ce parti d’étatiser, au nom des lois qui existent, la radio et l’information, l’enseignement et la recherche scientifique. Il suffira de passer d’un stade de désordre relatif à un ordre plus « rationnel », d’un faible degré à un haut degré d’organisation, pour que nos régimes libéraux deviennent totalitaires, sans qu’il y ait lieu de changer les prémices fournies par le nationalisme et par le dogme de l’État souverain. Nos garanties de liberté sont donc dans une large mesure, négatives. Elles courent le risque permanent d’être tournées, par des moyens que les dictatures de l’Est ont fort bien illustrés. Le plus facile à définir est la censure.

Censure. — Dans tous les pays membres du Conseil de l’Europe, et en Suisse, la seule censure officiellement prévue concerne les spectacles et les écrits jugés licencieux.

Cependant, des censures politiques peuvent frapper — et souvent frappent en fait — plusieurs domaines de la vie culturelle, d’une manière indirecte, apparemment légale. Moyens : nominations ou non de professeurs et d’administrateurs par l’État ou par un conseil local, selon les opinions politiques du candidat ; choix des manuels ; licences de publication [p. 19] octroyées ou non par l’État, pour les journaux, les livres, les revues ; quota de papier alloué ou non à telle maison d’édition ; subsides, permis d’exportation ou d’importation accordés ou non. On invoque en général les circonstances économiques, pour dissimuler les motifs politiques (ou d’intérêt privé) des décisions prises.

À l’Est — il faut toujours y revenir pour marquer l’aboutissement extrême de plusieurs de nos propres tendances — nous voyons se former une véritable culture censoriale. Le critère politique est seul admis5. Et l’on s’y réfère avec une rigueur telle que le style même d’un écrivain ou d’un peintre peut être attaqué par les fonctionnaires de l’État, qualifié de sabotage et châtié (sans jeu de mots). La censure politique est si parfaitement préventive, qu’elle peut s’offrir le luxe de disparaître en tant qu’activité distincte de répression. Elle est partout et nulle part. C’est ainsi que le rapport rédigé par nos amis bulgares en exil peut affirmer que dans un État communiste, la censure au sens courant du mot, n’existe pas ; car toute censure suppose une certaine indépendance de la production intellectuelle ou des sources d’information, or cette indépendance est exclue à priori. « Informateur et censeur ne font qu’un… ce qui rend inutile tout contrôle. » Voilà donc une presse libre de toute contrainte sensible…

Nationalisation de la recherche scientifique. — La situation des physiciens mérite une mention particulière. Nous nous bornerons à citer à ce sujet deux extraits d’un article de M. Jean Thibaud, directeur de l’Institut français de physique atomique. « Dans le domaine de la physique, écrit-il, des résultats d’une incroyable portée intellectuelle sont actuellement maintenus secrets et ne donnent pas lieu, comme avant la guerre, à des communications de portée internationale. Il y a loin de la situation présente à celle d’il y a dix ans, où certaines découvertes étaient annoncées par télégramme dans les périodiques à diffusion mondiale… »

L’État fait peser sur les recherches de la physique nucléaire un lourd contrôle et « des suspicions quasi policières », qui tendent à subordonner entièrement le savant à des exigences politiques et militaires. Élargissant [p. 20] le problème, M. Thibaud constate que « dans un État moderne, non anarchique, où existe une ligne de conduite officielle dans la conduite des affaires extérieures comme intérieures, l’homme de science comme l’artiste, comme le littérateur, représente, pour le gouvernement, l’insécurité idéologique et, en soi, une tendance libertaire ; il encourt donc, à priori, la suspicion du régime qui s’en remet à lui pour lui assurer une avance technique sur ses rivaux. Seuls des hommes de science politiquement “engagés” — et engagés dans la ligne que souhaite le régime — pourraient être assurés de la confiance de ce dernier. »

Situation de la culture dans les sociétés modernes. — L’exemple des recherches atomiques nous donne un inquiétant avertissement. Il suggère que si la culture reste encore libre en Occident, c’est peut-être dans la mesure où les pouvoirs ne la prennent pas au sérieux, ne lui attribuent aucune « utilité pratique ». Inversement, si l’une de ses activités se révèle « pratiquement utilisable » (au service de la politique), ceux qui s’y livrent sont aussitôt privés des libertés élémentaires : liberté de recherche, liberté d’échange, liberté de publication, dans certains cas, liberté de circuler.

D’une manière générale, la condition de la culture, dans nos pays, a subi de profondes transformations pendant l’ère des nationalismes et de la souveraineté sans limites de l’État. Créatrice des richesses, de la puissance et du prestige mondial de l’Europe, on pourrait croire qu’elle n’est plus, aujourd’hui, qu’un appendice aux déclarations officielles, un ornement peut-être vain, un luxe des classes possédantes, ou un ensemble de spécialités et de techniques ésotériques, qui ne concernent pas l’homme de la rue, ni l’industriel ou le banquier. Jadis centrale, la situation de la culture est devenue périphérique. Comment expliquer autrement qu’il soit admis sans question, de nos jours, que l’esprit subordonne ses intérêts à ceux de l’économie, de la politique ou de la défense nationale ? Et que personne ne s’avise de soutenir qu’il faudrait inverser cette hiérarchie ? Rendue matériellement dépendante de l’État, plus qu’elle ne le fut jamais du mécénat privé (et avec moins d’avantages en retour), notre culture se voit contrainte d’obéir à des « nécessités » qui lui sont étrangères et la dégradent. Elle perd ainsi sa fonction directrice. Et la séparation s’aggrave entre la pensée et l’action ; entre une pensée qui accepte d’être inefficace, et une action par conséquent [p. 21] désorientée, à courtes vues, privée de cohérence profonde. Tel est le mal profond dont souffre l’Occident. Il est sans doute plus grave que la somme des misères matérielles ou institutionnelles que nous avons énumérées plus haut.

À l’inverse, les régimes totalitaires de l’Est ont si bien vu l’importance primordiale de la culture, qu’ils l’ont immédiatement étatisée. Ils lui ont rendu officiellement sa place centrale, et ils l’y tiennent emprisonnée. Elle est reine de nouveau, mais elle ne reconnaît plus sa propre voix proférant des aveux spontanés, criant sur tous les modes l’éloge de ses bourreaux : elle est devenue la Propagande.

Les conditions morales de la vie de l’esprit au xxe siècle se résument donc dans le paradoxe suivant : Ceux qui laissent la culture en liberté à l’Ouest, en font peu de cas pratiquement ; et ceux qui à l’Est lui reconnaissent un rôle central, la dénaturent et l’asservissent.

Principes des réformes à proposer. — Presque toutes les misères et entraves dont souffre la vie de l’esprit en Europe se ramènent en dernière analyse à une seule et même cause : le cloisonnement du grand Domaine occidental en nations bardées de frontières, hérissées de tarifs douaniers et de mesures prétendues « protectionnistes » qui, loin de protéger, étouffent en réalité ce qu’elles enferment. Marchés trop réduits, échanges paralysés, fiscalité excessive, manque d’air et de circulation vivifiante, moyens matériels ridiculement réduits, ou reçus en échange de certaines libertés essentielles : tout cela provient du nationalisme culturel, et tout cela tend, pratiquement, à faire dépendre la vie de l’esprit d’une économie désorganisée, souvent absurde, derrière laquelle se préparent des tyrannies politiques.

Le principe du mal étant reconnu, le principe des réformes nécessaires devient évident. S’il est vrai qu’aucun de nos pays ne peut plus se défendre ni subsister seul, au triple point de vue politique économique et militaire, cela est vrai plus encore au point de vue de la culture. La phase relativement créatrice des nationalismes se trouve dépassée en fait. Mais il n’en subsiste pas seulement des cadres à la fois trop étroits et vermoulus (dont d’autres partisans de l’Europe unie, à La Haye, à Westminster et à Strasbourg, ont cherché les moyens de nous libérer) ; il en subsiste aussi des habitudes mentales, des préjugés tenaces, et des pratiques qu’il nous appartiendra de dénoncer, parfois de corriger, mais plus souvent de supprimer.

[p. 22] Or il nous semble que certaines expressions, qui font florès dans les discours des experts et les documents officiels, sacrifient encore beaucoup trop à ces habitudes mentales, ou reconnaissent implicitement le bien-fondé de certaines pratiques qu’il s’agirait d’éliminer radicalement. On parle beaucoup, par exemple, « d’organiser les échanges culturels ». Observons qu’il n’en serait pas question si les frontières étaient ouvertes, et l’union fédérale de l’Europe réalisée. Nos cultures, prisonnières des cadres nationaux, ne doivent pas chercher des moyens de correspondre plus facilement d’une prison à l’autre. Elles doivent au contraire exiger leur « élargissement » immédiat, sans condition.

Le terme même « d’échanges culturels », avouons-le, est devenu bien déplaisant, à force d’avoir servi d’échappatoire facile aux fonctionnaires chargés (malgré eux, bien souvent) des problèmes réputés secondaires de la culture. Ils tentent de s’en tirer en consentant à la culture ce petit va-et-vient d’échanges surveillés que leurs douaniers et leurs agents fiscaux sauront bientôt réduire à presque rien. Il en résulte au mieux quelques petits décrets concernant les voyages de quelques professeurs bien vus des pouvoirs, de quelques boursiers bons élèves ; et quelques phrases bien plates sur l’indispensable solidarité de nos nations. Une hypocrisie ennuyeuse.

Prétendre « organiser les échanges », c’est d’une part reconnaître que l’État reste le maître d’élever ou d’abaisser des obstacles arbitraires à la circulation normale des idées, des personnes, et des œuvres ; c’est d’autre part presque automatiquement, favoriser ceux qui ne gênent personne, ceux qui sont le moins créateurs ou novateurs, ceux qui font le moins peur aux fonctionnaires, ceux qui, en un mot, ont l’âme naturellement officielle. On en arrive ainsi à faire représenter un peuple, à l’étranger, de préférence par des médiocres.

Si l’on veut que les échanges redeviennent ce qu’ils ont toujours été dans les périodes de vitalité de la culture — des échanges de découvertes à l’état naissant, de produits originaux, de curiosités avides, d’expressions authentiques de la sensibilité, de passions mêmes, et non pas de simples déplacements de forts en thème — nous devons :

1) abandonner, et au besoin dénoncer la méthode de « l’organisation des échanges »,

2) exiger la suppression immédiate des obstacles à la libre circulation des personnes, des œuvres, et des instruments de travail dans toute l’étendue de l’Europe.

[p. 23] Toutes nos cultures sont nées d’un fonds commun, qu’elles ont progressivement diversifié. Elles se sont nourries les unes des autres, elles ont vécu de l’échange de leurs découvertes et de leurs méthodes de leurs procédés techniques ou rhétoriques, des formes musicales et littéraires inventées ici ou là ; et elles en vivent encore, dans la mesure où elles vivent. L’unité culturelle de l’Europe n’a plus à être faite : elle existait aux origines, et elle n’a cessé pendant les siècles de se reformer, de s’enrichir de mille diversités. Il ne s’agit pas de la créer ou de l’organiser par décret, mais simplement de la laisser se manifester, et de ne plus l’empêcher d’évoluer selon ses lois et sa liberté propres. L’Europe ouverte, et rien de plus, mais rien de moins, voilà la solution, voilà le remède pratique à presque tous les maux que nous avons recensés.

[p. 24]

Deuxième section
Institutions spécifiquement européennes

À la suppression des obstacles matériels et des entraves morales aux échanges doit correspondre un effort positif. Il serait en effet insuffisant et vain de vouloir revenir à la condition libérale qui était celle de l’esprit en Europe avant la guerre de 1914, puisqu’elle n’a pas suffi à réduire les nationalismes, mais que c’est elle qui, par la suite, a succombé devant leurs exigences. Il faut faire un grand pas de plus, et créer des institutions qui garantissent et manifestent l’unité de nos cultures dans leur diversité. Il faut doter l’Europe unie d’instruments de travail à l’échelle continentale.il faut aussi former les jeunes hommes qui deviendront les porteurs de l’idée fédérale, sans laquelle nos réformes techniques et matérielles resteront lettre morte.

Une civilisation est vivante quand elle fait des plans. Elle a son unité, elle la démontre et la défend effectivement, quand elle invente ses formes institutionnelles et préfigure ainsi son avenir.

Sur les institutions européennes à fonder, ce rapport sera bref : les documents et rapports spéciaux mis à la disposition de la Conférence donnent le détail des projets à l’étude. Nous nous bornerons donc ici à motiver la politique générale qui devrait présider à ces diverses créations.

Centre européen de la culture. — Parmi les innombrables organismes « culturels » que le xxe siècle a vus naître, il est frappant de constater qu’il n’en existe pas un seul qui ait pour objet l’Europe comme unité. Les uns veulent embrasser le monde entier, tandis que les autres se limitent à une nation, à une région géographique (le bassin de la Méditerranée ou la Scandinavie, par exemple), ou à une discipline [p. 25] particulière. Pourtant, il est incontestable que nos pays constituent un ensemble, un complexe organique de culture, facile à distinguer de ses voisins, et qu’en tout cas, ceux-ci distinguent souvent mieux que nous. (C’est ainsi que les attaques dirigées par l’URSS contre notre culture occidentale l’englobent dans une « unité » de réprobation bien significative6.) Il est étrange que cet ensemble n’ait pas encore été étudié en tant que tel, d’une manière systématique ; et qu’il n’existe aucune institution capable de renseigner sur l’Europe en général, sa situation présente, l’état de ses forces, ses possibilités et ses lacunes.

Dès le congrès de La Haye (mai 1948) le Mouvement européen avait reconnu la nécessité d’instituer un Centre européen de la culture, dont les attributions furent esquissées par la Résolution culturelle du Congrès.

Au mois de février 1949, le Mouvement européen ouvrait à Genève un Bureau d’études, chargé de préparer l’œuvre du Centre, et d’assurer dans la mesure du possible certaines de ses fonctions, en attendant qu’il puisse être officiellement constitué.

Enfin, au mois de septembre de la même année, l’Assemblée consultative de Strasbourg votait à l’unanimité une recommandation tendant à la création d’un Centre européen de la culture.

Le travail du Bureau d’études de Genève, depuis quelques mois, a permis de serrer de plus près la question, et nous a conduits aux premières conclusions que voici.

a) Trois ordres d’activité apparaissent nécessaires et sont immédiatement réalisables, supposé réunis les moyens financiers adéquats :

inventaire des forces culturelles en Europe,

coordination des efforts actuellement dispersés,

initiatives tendant à développer le sentiment européen, à l’exprimer, à l’illustrer.

b) Pour mener à bien ces activités, la méthode la plus féconde paraît être celle des groupes de travail restreints, réunissant pendant quelques jours sous le même toit des hommes venus de différents pays et intéressés par un même problème. Les contacts personnels qui se nouent alors n’ont pas moins de valeur que les résultats [p. 26] pratiques obtenus, résultats auxquels on parvient d’ailleurs plus rapidement de cette manière que par correspondance.

c) Le Centre culturel, prenant le contre-pied des usages devenus courants dans les organisations internationales, devrait restreindre par principe le nombre de ses collaborateurs, de ses employés et de ses bureaux. Il adopterait une politique sévère de déflation administrative et de guerre au papier.

Les bureaux du Centre proprement dit (à Genève) limiteraient leur activité aux trois points indiqués sous a). Quant aux activités qui demanderaient des locaux plus vastes, un personnel nombreux et spécialisé (université européenne, centres de recherches scientifiques, etc.), elles seraient exercées dans d’autres pays, et jouiraient d’une large autonomie. Ainsi le Centre resterait un organe de coordination, mais il serait, si l’on peut dire, décentralisé. Il est facile de voir que cette structure présenterait de grands avantages, tant au point de vue de l’efficacité qu’à celui du financement.

d) Dans l’ensemble complexe formé par le Centre et ses sections ou dépendances dispersées dans toute l’Europe, on pourrait distinguer deux départements principaux, et peut-être trois :

I. Éducation. Documentation, coordination, initiatives dans les domaines suivants : Enseignement européen dans les écoles primaires et secondaires — Formation des instituteurs dans un esprit supranational — Instituts européens existants ou à créer — Équivalence des diplômes et des cours d’études — Révision des manuels —

II. Culture. Bibliothèque européenne — Documentation et archives — Offices européens de l’édition, du cinéma, de la radio, des festivals — Centres de recherches scientifiques — Index critique des traductions — Publications propres du Centre — Revues — Groupes de travail et Congrès professionnels.

III. Relations de la culture avec les instances politiques, économiques, sociales, juridiques. De plusieurs côtés, on a émis l’idée d’une sorte de Comité de vigilance, qui par ses interventions publiques et par sa participation aux divers conseils européens pourrait contribuer à rendre à la culture sa fonction centrale dans la société occidentale, et lui permettrait, en tout cas, d’exercer avec [p. 27] plus d’efficacité son rôle de critique et d’inspiration. Ce département serait conçu comme l’agent de ce que Paul Valéry nommait « une politique de l’esprit ». Il s’agit là, bien entendu, d’une vue lointaine, qui ne saurait faire l’objet d’une résolution à la Conférence.


(Plusieurs pages du Rapport sont alors consacrées à la description plus détaillée des institutions à créer, telles le Collège d’Europe à Bruges, et les instituts d’études européennes ; mais aussi une Université européenne, des Lycées européens, un Fonds européen de Recherches scientifiques, un Centre européen de recherches nucléaires — le futur CERN.)

Financement des institutions européennes. — Toutes ces activités demanderont des fonds, qui aujourd’hui n’existent pas. Ils pourraient être créés par le blocage au titre européen, d’une partie du budget de l’Éducation nationale dans chaque pays.

Les gouvernements et l’économie privée invoqueront leurs charges écrasantes ou leurs bénéfices diminués. Nous invoquerons le fait que, si le sentiment d’un destin spirituel commun, et l’énergie créatrice des Européens ne sont pas réveillés, les États et l’économie privée courent à leur perte inéluctable. Nous devons mettre nos gouvernements devant un choix. Un ordre de priorité doit être établi. Il est probable que le prix de revient d’une seule bombe atomique dépasse largement le budget annuel des institutions que nous venons de proposer. Le prix d’une seule bombe atomique couvrirait donc le budget global d’une renaissance de la culture européenne. Construire des engins de mort qui coûtent des milliards, quand on refuse de trouver les millions qui permettraient de développer la recherche scientifique pour la paix et la vie, c’est la folie de l’Occident moderne. La Conférence faillirait à sa mission, si elle n’élevait pas, contre cette barbarie modernisée, le cri des hommes.

Conclusions

Pour quelles fins réelles voulons-nous ces moyens de culture, et cette éducation d’une conscience commune de l’Europe ? La question doit être posée. Elle est d’ailleurs spécifiquement « européenne ».

[p. 28] Qu’il soit bien clair que nous n’entendons pas substituer aux nationalismes locaux une sorte de nationalisme européen. L’Europe s’est, de tout temps, ouverte au monde entier. À tort ou à raison, par idéalisme ou par ignorance, en vertu de sa foi ou dans des vues impérialistes, elle a toujours conçu sa civilisation comme un ensemble de valeurs universelles. Il ne s’agit donc pas pour nous d’opposer une nation européenne aux grandes nations de l’Est et de l’Ouest ; ni de vouloir une « culture européenne » synthétique, valable pour nous seuls et fermée sur elle-même : ce serait trahir le génie de l’Europe, le couper de ses sources chrétiennes et humanistes. Notre ambition est de contribuer à l’union de nos pays, qui sera leur seul salut, par le moyen d’une renaissance de leur culture dans la liberté de l’esprit, qui est leur vraie force. Notre objet ne sera pas non plus de dénoncer ce qui se pratique ailleurs, car nous ne pouvons réformer que nous-mêmes. Nous n’acceptons pas la scission que symbolise le rideau de fer ; mais nous pensons que le meilleur moyen de ramener vers l’Occident les peuples séparés, c’est de leur offrir l’image d’une Europe rénovée par l’union dans la liberté, d’une Europe qui prend au sérieux sa vocation particulière dans le monde.

Une Europe affaiblie et divisée par vingt nationalismes et autant de barrières de douanes ne saurait plus être un pôle d’attraction. Une Europe proclamant des principes sans les appliquer fermement n’aurait bientôt plus le droit de parler.

Prendre au sérieux la vocation européenne, c’est une mission de vigilance dont les intellectuels des pays libres doivent se sentir plus que jamais responsables. Il leur incombe de rappeler sans relâche aux gouvernements et aux politiciens comme aux législateurs sociaux et aux experts, qu’un certain nombre de principes moraux ne sauraient être négligés dans la pratique sans que l’Europe perde ses droits à l’existence et à l’autonomie.

Europe doit signifier d’abord union dans la diversité, et respect des diversités. Que jamais une partie de la cité ne prétende imposer le silence à toutes les autres ; que jamais une majorité n’use du pouvoir pour écraser l’opposition, car la minorité d’aujourd’hui sera peut-être la majorité de demain, et c’est dans les minorités qu’on fait l’apprentissage de la liberté. Bien plus, l’Europe est si diverse que chaque majorité locale ou nationale — politique, religieuse, ou linguistique — doit reconnaître en fait qu’elle est minoritaire dans l’ensemble du continent. L’Europe est donc nécessairement une école de la tolérance. Elle ne doit [p. 29] condamner — dans son sein tout d’abord — que les régimes qui obligent l’opposition à se transformer en résistance clandestine ; les régimes où les votes sont publics et se font à bulletins ouverts, tandis que les procès sont secrets et se tiennent à portes fermées.

Europe doit signifier encore cité ouverte, où les hommes, les idées et les biens peuvent circuler en liberté. Toutes les entraves à cette circulation qu’elle laisserait subsister sur son territoire, non seulement l’affaibliraient encore plus, mais lui enlèveraient le droit de dénoncer en bonne conscience les régimes de cité fermée, dont le symbole et le terme logique s’appelle le camp de concentration.

Europe doit signifier enfin dialogue. L’union que nous voulons est celle qui lie tacitement deux hommes qui dialoguent. Elle n’est pas l’unanimité dans la clameur disciplinée, où nul ne reconnaît plus sa propre voix. L’Europe doit être et devenir de plus en plus le lieu du monde où la personne humaine puisse encore faire entendre sa voix. Ce principe doit fournir la mesure des institutions fédérales vers lesquelles tend l’espoir des hommes libres.

Si nous exerçons, à Lausanne, cette action de vigilance publique, on pourra dire vraiment de notre Conférence qu’elle fut le congrès de la conscience européenne.

Une conscience malheureuse, il est vrai, tourmentée, peut-être coupable — comme toute conscience, en dernière analyse.

C’est notre lot d’Européens, et c’est notre passion profonde, que de préférer la conscience au bonheur. Vocation tragique et féconde, qui nous apparaît plus clairement depuis que se dressent à l’Est comme à l’Ouest deux civilisations plus jeunes, filles de la nôtre, et qui chacune à sa façon, cultivent un idéal eudémonique, l’idéal d’un bonheur assuré.

Il est frappant que le bonheur, en Europe n’ait trouvé ses plus hautes expressions que dans quelques tableaux classiques ou paysages impressionnistes, dans quelques brefs poèmes, quelques prières. C’est par la musique seule de Bach ou de Mozart que nous en possédons la substance idéale, que nous en respirons le climat nostalgique.

[p. 30]

Mais, nous, ici, nous ne sommes pas réunis pour tracer des plans d’innocence et de prospérité organisée. Nous tenterons, sobrement, de trouver les moyens qui permettent le libre exercice de nos vocations tourmentées ; des moyens de vivre, oui, mais selon notre foi, sans renier nos raisons de vivre. Sauvons l’Europe tragique, pour que nos descendants puissent encore habiter en esprit, par la grâce des chefs-d’œuvre futurs, au ciel de la musique, dans une Europe heureuse.

Conclusion du discours de présentation du Rapport général, lors de la séance inaugurale du 8 décembre 1949.