[p. 31]

Naissance du Centre7

Le Centre est né pour tâcher de répondre à certaines exigences d’une situation qui est celle de l’Europe d’aujourd’hui, c’est-à-dire d’une Europe mise en question dans son existence même, matérielle et morale, d’une Europe qui ne peut se sauver qu’en regroupant ses forces et qu’en les refondant sur les bases les plus sûres de son histoire…

On peut discuter à l’infini sur l’opportunité et sur le contenu du mot « culture ». Je me contenterai de le définir ici d’une manière pragmatique et globale : appelons « culture » ce qui a fait de l’Europe autre chose que ce qu’elle est physiquement, autre chose qu’un petit cap de l’Asie (pour reprendre le mot toujours cité) : le cœur et le cerveau du monde moderne. C’est là qu’il faut chercher les vrais secrets de notre puissance, même matérielle, et donc de notre indépendance. Si maintenant nous voulons fonder l’Europe unie sur une base ferme et réaliste, fondons-la sur sa force principale, qui est dans l’ordre de l’esprit…

Je serais ravi que ces quelques remarques apparaissent comme autant d’évidences et même de banalités. Il s’en faut cependant de beaucoup que les Européens les prennent pratiquement au sérieux. Ce qui est sérieux, croient-ils, ce sont les armements et les échanges économiques, voire le jeu des partis politiques…

On va me dire que les temps sont difficiles, qu’il faut courir au plus pressé. J’en tombe d’accord. Seulement le plus pressé, ce n’est pas nécessairement de nous écraser sous le poids des armes matérielles, mais c’est peut-être aussi de réveiller en Europe l’esprit de résistance et [p. 32] l’esprit d’invention sans lesquels tous les chars ne serviront à rien, et seront bientôt démodés.

Ces considérations suffisent à désigner, à justifier s’il est besoin, la première tâche de notre Centre. Je n’hésite pas à lui donner son nom, bien qu’il soit très mal vu de nos élites : c’est une mission de propagande qui nous incombe, et je vais m’expliquer sur ce mot.

On peut, et l’on doit détester la propagande. Mais on ne peut pas nier qu’elle existe, et qu’elle joue, avec quel succès, contre tout ce qu’il nous faut défendre. On peut détester les microbes, mais cette opinion ne les tue pas. Pasteur aussi détestait les microbes, mais il a su les employer, les enrôler, pour ainsi dire, au service de la santé. Utilisons de cette manière la propagande, pour vacciner contre elle les masses européennes et les élites, qui ne sont pas moins contaminées…

Si notre première tâche est de réveiller chez nos compatriotes européens la conscience de leurs forces et de leur vraie richesse, notre second objectif sera de regrouper ces forces et ces richesses éparses et divisées.

Ici se dresse le spectre menaçant, armé d’ennui mortel, de la « Culture organisée ». Écartons-le d’un geste résolu — et d’un sourire. J’allais dire : mieux vaudrait point de Culture du tout, que de la Culture organisée. Mais en fait, cela revient au même. La Culture n’a jamais connu pires adversaires que ceux qui entendent l’organiser au service de l’État ou d’un parti. Et ceux qui demandent qu’on organise d’en haut — si l’État est en haut ! — les échanges culturels, ceux-là se font les complices d’une barbarie nouvelle. Nous ne pouvons pas reconnaître à l’État le droit d’intervenir dans ce domaine, ni pour interdire, ni même pour faciliter tardivement les échanges de livres, de films, d’œuvres d’art, d’étudiants ou de professeurs. Nous réclamons la liberté, la libération totale et sans condition de ces échanges internationaux, vitaux pour la Culture et tels qu’ils ont existé jusqu’au xixe siècle, avant d’être étranglés et désorganisés par nos frontières et par nos règlements de douanes. (Imaginez que dans certains pays, on taxe les livres au kilo, quel que soit leur contenu. Et le reste à l’avenant…)

Paracelse avait cette devise plus orgueilleuse qu’impérialiste : « Que rien ne soit d’un autre qui puisse être de moi »8. La devise du Centre est inverse : « Que rien ne soit à moi qui puisse être à un autre ». Car [p. 33] l’important, c’est que les choses se fassent. L’idéal d’un institut comme le nôtre doit être de disparaître une fois que tout est fait, et de s’évanouir dans son propre succès…

Notre programme n’est pas systématique, et il n’est pas non plus rigide. Il reste ouvert à l’événement. J’oserais dire qu’à certains égards, il est moins décisif en soi que l’existence même de ce Centre par où j’entends que le principal, c’est qu’il y ait en Europe un lieu de plus où des hommes en équipes consacrent leurs efforts, sans relâche, à l’union de l’Europe, c’est-à-dire au service d’une cause qui se confond aujourd’hui avec celle des hommes libres.

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Naissance du Centre7

Le Centre est né pour tâcher de répondre à certaines exigences d’une situation qui est celle de l’Europe d’aujourd’hui, c’est-à-dire d’une Europe mise en question dans son existence même, matérielle et morale, d’une Europe qui ne peut se sauver qu’en regroupant ses forces et qu’en les refondant sur les bases les plus sûres de son histoire…

On peut discuter à l’infini sur l’opportunité et sur le contenu du mot « culture ». Je me contenterai de le définir ici d’une manière pragmatique et globale : appelons « culture » ce qui a fait de l’Europe autre chose que ce qu’elle est physiquement, autre chose qu’un petit cap de l’Asie (pour reprendre le mot toujours cité) : le cœur et le cerveau du monde moderne. C’est là qu’il faut chercher les vrais secrets de notre puissance, même matérielle, et donc de notre indépendance. Si maintenant nous voulons fonder l’Europe unie sur une base ferme et réaliste, fondons-la sur sa force principale, qui est dans l’ordre de l’esprit…

Je serais ravi que ces quelques remarques apparaissent comme autant d’évidences et même de banalités. Il s’en faut cependant de beaucoup que les Européens les prennent pratiquement au sérieux. Ce qui est sérieux, croient-ils, ce sont les armements et les échanges économiques, voire le jeu des partis politiques…

On va me dire que les temps sont difficiles, qu’il faut courir au plus pressé. J’en tombe d’accord. Seulement le plus pressé, ce n’est pas nécessairement de nous écraser sous le poids des armes matérielles, mais c’est peut-être aussi de réveiller en Europe l’esprit de résistance et [p. 32] l’esprit d’invention sans lesquels tous les chars ne serviront à rien, et seront bientôt démodés.

Ces considérations suffisent à désigner, à justifier s’il est besoin, la première tâche de notre Centre. Je n’hésite pas à lui donner son nom, bien qu’il soit très mal vu de nos élites : c’est une mission de propagande qui nous incombe, et je vais m’expliquer sur ce mot.

On peut, et l’on doit détester la propagande. Mais on ne peut pas nier qu’elle existe, et qu’elle joue, avec quel succès, contre tout ce qu’il nous faut défendre. On peut détester les microbes, mais cette opinion ne les tue pas. Pasteur aussi détestait les microbes, mais il a su les employer, les enrôler, pour ainsi dire, au service de la santé. Utilisons de cette manière la propagande, pour vacciner contre elle les masses européennes et les élites, qui ne sont pas moins contaminées…

Si notre première tâche est de réveiller chez nos compatriotes européens la conscience de leurs forces et de leur vraie richesse, notre second objectif sera de regrouper ces forces et ces richesses éparses et divisées.

Ici se dresse le spectre menaçant, armé d’ennui mortel, de la « Culture organisée ». Écartons-le d’un geste résolu — et d’un sourire. J’allais dire : mieux vaudrait point de Culture du tout, que de la Culture organisée. Mais en fait, cela revient au même. La Culture n’a jamais connu pires adversaires que ceux qui entendent l’organiser au service de l’État ou d’un parti. Et ceux qui demandent qu’on organise d’en haut — si l’État est en haut ! — les échanges culturels, ceux-là se font les complices d’une barbarie nouvelle. Nous ne pouvons pas reconnaître à l’État le droit d’intervenir dans ce domaine, ni pour interdire, ni même pour faciliter tardivement les échanges de livres, de films, d’œuvres d’art, d’étudiants ou de professeurs. Nous réclamons la liberté, la libération totale et sans condition de ces échanges internationaux, vitaux pour la Culture et tels qu’ils ont existé jusqu’au xixe siècle, avant d’être étranglés et désorganisés par nos frontières et par nos règlements de douanes. (Imaginez que dans certains pays, on taxe les livres au kilo, quel que soit leur contenu. Et le reste à l’avenant…)

Paracelse avait cette devise plus orgueilleuse qu’impérialiste : « Que rien ne soit d’un autre qui puisse être de moi »8. La devise du Centre est inverse : « Que rien ne soit à moi qui puisse être à un autre ». Car [p. 33] l’important, c’est que les choses se fassent. L’idéal d’un institut comme le nôtre doit être de disparaître une fois que tout est fait, et de s’évanouir dans son propre succès…

Notre programme n’est pas systématique, et il n’est pas non plus rigide. Il reste ouvert à l’événement. J’oserais dire qu’à certains égards, il est moins décisif en soi que l’existence même de ce Centre par où j’entends que le principal, c’est qu’il y ait en Europe un lieu de plus où des hommes en équipes consacrent leurs efforts, sans relâche, à l’union de l’Europe, c’est-à-dire au service d’une cause qui se confond aujourd’hui avec celle des hommes libres.